Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition commune, ouverte à la presse, de M. Tristan Haute, maître de conférences à l’Université de Lille et chercheur au Centre d’Études et de Recherches Administratives, Politiques et Sociales (CERAPS), et de Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l'Université de Paris I-Panthéon Sorbonne, chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (ESPOL-Lab) 2
– Présences en réunion................................15
Jeudi
16 janvier 2025
Séance de 11 heures 30
Compte rendu n° 3
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission
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La séance est ouverte à onze heures trente.
M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite la bienvenue, à distance, à M. Tristan Haute, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps), ainsi qu’à Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (Espol-Lab).
Vous avez tous les deux contribué à un ouvrage collectif, Extinction de vote ?, paru il y a quatre ans et qui entre en résonance avec nos travaux. Nous nous intéressons en effet aux conditions d’inscription sur les listes électorales, mais aussi de participation et de tenue du processus électoral. Vous travaillez sur le vote et le non-vote, l’abstention, la participation, les nouvelles modalités de vote – électronique, à distance, notamment par internet. Ces sujets de recherche rejoignant nos préoccupations, vous pourrez utilement éclairer nos travaux.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Tristan Haute et Mme Marie Neihouser prêtent successivement serment.)
M. Tristan Haute, maître de conférences à l’université de Lille et chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps). Merci de nous auditionner ; c’est une preuve de l’intérêt que la représentation nationale accorde aux résultats des recherches publiques menées en sciences politiques. Nous aborderons le phénomène de non-vote et ses raisons plurielles, puis nous explorerons les apports et les limites de l’évolution de la pratique électorale à partir de deux exemples : la procuration, pratiquée en France, et le vote par internet.
Le non-vote est un phénomène social à la fois répandu, inégalitaire et complexe.
Il est répandu car il ne concerne pas uniquement une minorité d’individus : selon l’enquête de l’Insee sur la participation électorale, seuls 37 % des Françaises et Français inscrits sur les listes électorales ont voté aux quatre tours de scrutin des élections présidentielle et législatives de 2022. La participation constante ne concerne donc qu’un gros tiers de la population inscrite sur les listes électorales, c’est-à-dire une part minoritaire.
Le non-vote est inégalitaire parce qu’il n’est pas uniformément répandu dans la société. La participation constante croît avec le niveau de diplôme : les diplômés du supérieur sont 43 % à avoir voté de manière constante, contre 29 % des personnes sans diplôme. Elle croît aussi avec le niveau de revenu : seules 30 % des personnes appartenant au quartile inférieur de revenus ont voté de manière constante en 2022, contre 48 % des personnes qui appartiennent au quartile supérieur. Elle varie aussi en fonction de la position professionnelle puisque la moitié des cadres ont participé de manière constante en 2022 contre, respectivement, 33 % et 31 % des employés et ouvriers non qualifiés, et 27 % des personnes n’ayant jamais travaillé. Les données de l’Insee montrent également que l’expérience du chômage et de la précarité de l’emploi multiplie par deux les risques de ne pas voter. Il en est de même de la précarité économique et de l’isolement social que peuvent provoquer, par exemple, des situations de monoparentalité ou de handicap.
Loin de se résorber, ces inégalités de participation se creusent. Toujours grâce aux données de l’Insee, nous avons pu estimer que les écarts de participation selon le niveau de diplôme ou la situation professionnelle ont quasiment doublé en vingt ans, entre 2002 et 2022. Outre la position sociale, l’âge et la génération ont une influence sur la participation : celle-ci croît avec l’âge jusqu’à 85 ans, pour reculer très fortement ensuite. La participation constante ne concerne que 16 % des 18-24 ans, 21 % des 90 ans et plus, mais 53 % des 75-79 ans.
Le non-vote est enfin complexe parce qu’il recouvre différents phénomènes : non-inscription, abstention constante ou intermittente. La non-inscription concerne 5 % du corps électoral potentiel, une catégorie que l’on néglige trop souvent en parlant uniquement en pourcentage des inscrits – ce que j’ai d’ailleurs fait depuis le début de cette intervention. L’abstention constante, qui consiste à ne jamais voter, a été le fait de 16 % des personnes inscrites sur les listes électorales en 2022. L’abstention intermittente, qui consiste à ne voter que lors de certains scrutins, est très répandue : elle a concerné 47 % des personnes inscrites sur les listes électorales en 2022.
Complexe, le non-vote est néanmoins connu parce qu’il a été étudié de longue date par les chercheuses et les chercheurs en sciences politiques. À cet égard, la France peut s’enorgueillir de disposer, grâce à l’Insee notamment, d’outils particulièrement robustes tels que l’enquête sur la participation électorale ou les fonds de carte des bureaux de vote désormais mis à notre disposition. Il faut veiller à pérenniser ces outils, à faire en sorte que les chercheuses et les chercheurs puissent s’en emparer, tout en développant d’autres instruments plus qualitatifs, plus attentifs, par exemple, aux attitudes politiques des Françaises et des Français.
Comment expliquer le non-vote ? Du fait de son caractère massif, il ne peut plus être considéré comme une faute morale ou une contingence. On peut évidemment mettre en avant des facteurs politiques, mais ce raisonnement risque d’être circulaire : si le non-vote est alimenté par une distance, voire une défiance à l’égard de la politique, quels sont les facteurs de cette distance et de cette défiance ?
Le premier ensemble de facteurs liés au non-vote est sans doute un affaiblissement des cadres favorisant les rappels à l’ordre électoraux : celui des partis politiques, identifié de longue date par la science politique ; celui des organisations syndicales, qui ont vu leurs ancrages sociaux se réduire alors qu’elles favorisaient la participation, notamment au sein des classes populaires, ce qui permettait en quelque sorte de compenser les inégalités sociales. Ce n’est pas seulement une question d’organisations : bien qu’individuel, le vote a lieu grâce à des échanges collectifs. Quand on est isolé socialement, dans son quartier, dans son travail, en raison de la précarité et de l’absence de relations professionnelles stables, on est mécaniquement moins exposé aux rappels à l’ordre participationnistes.
Très pertinente, cette explication reste insuffisante car elle ne permet pas, par exemple, d’expliquer les écarts selon l’âge. De nos jours, la participation électorale ne va plus de pair avec l’entrée dans la vie active, l’installation familiale ou l’accession à la propriété comme c’était le cas auparavant – on parlait d’ailleurs de moratoire électoral.
Autre facteur explicatif : le phénomène de dévalorisation du vote comme pratique de participation politique efficace. Non seulement les jeunes générations – et même jusqu’à 45 ans – estiment que le vote est plus un droit qu’un devoir, mais elles le jugent moins efficace que d’autres pratiques de participation politique vers lesquelles elles se tournent de plus en plus, même si c’est dans une moindre mesure que vers le vote : boycott, pétitionnement, pratique manifestante.
Tendance plus inquiétante encore : la non-participation politique, quelle que soit la forme de participation, notamment des fractions populaires et moins diplômées des jeunes générations. Un certain nombre de chercheuses et chercheurs l’explique par l’apprentissage d’une forme de passivité, notamment au travail. Avec plusieurs collègues, j’ai constaté un lien négatif entre la participation électorale et politique et le manque d’autonomie dans le travail à un moment où se sont développés en France les emplois qualifiés, mais aussi les emplois non qualifiés, comme l’a très bien montré Camille Peugny.
Cette dévalorisation du vote a d’autant plus d’effets que la pratique électorale est parfois coûteuse. Quand près d’un tiers de la population déménage entre deux scrutins présidentiels, nombre d’électeurs et d’électrices sont contraints de se réinscrire. Ceux qui ne le font pas sont radiés ou mal inscrits – toujours inscrits à leur ancienne adresse, ces électeurs mobiles risquent fort de ne pas voter, en particulier quand ils appartiennent aux classes populaires car la saisie des dispositifs de réinscription est socialement située.
Mme Marie Neihouser, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheuse associée à l’École européenne de science politique et sociale (Espol-Lab). Deux pratiques pourraient a priori permettre de lutter à la fois contre la stagnation de la participation et les inégalités sociales du vote : le vote par procuration et le vote à distance par internet.
S’agissant du vote par procuration, les recherches de Baptiste Coulmont, qui a beaucoup travaillé sur le sujet en France, nous mettent en garde contre certains de ses effets. Lors de l’élection présidentielle de 2017, 10 % du corps électoral a été impliqué dans le vote par procuration en tant que mandant ou mandataire. On se dit spontanément que ce chiffre est une bonne chose dans la mesure où la pratique contribue sans doute à lutter contre l’abstention, mais cette impression masque d’autres enjeux.
Tout d’abord, le vote par procuration est une procédure coûteuse, pour l’État – en 2012, elle représentait 11 % de la dépense liée à l’organisation des élections – et surtout pour les citoyens qui l’utilisent, qu’ils soient mandants ou mandataires. Il faut s’y prendre à l’avance, remplir un formulaire, puis obtenir le visa d’un officier de police ou de gendarmerie ; en définitive, cela revient quasiment plus cher que de se rendre physiquement dans un bureau de vote. Ce coût du vote en temps, en déplacement, en démarches à réaliser peut avoir un effet sur la participation, surtout sur celle des citoyens les moins enclins à voter.
Ensuite, sans donner dans la provocation, on pourrait dire que le vote par procuration augmente encore les inégalités de participation. Ceux qui votent par procuration sont ceux qui ont le plus de ressources économiques, culturelles ou sociales. Au contraire, les plus pauvres, les moins aisés, les moins éduqués et même les plus âgés, dont on aurait pu penser que la procuration leur permettrait de participer malgré leurs difficultés à se déplacer, n’utilisent quasiment pas ce procédé. Ainsi, le vote par procuration permet peut-être à certains individus bien dotés culturellement, économiquement ou socialement de participer alors qu’ils n’auraient pas été en état de se rendre physiquement aux urnes, mais, ce faisant, il accroît encore les écarts de participation entre catégories sociales.
Enfin, les effets du vote par procuration sont mitigés pour les personnes mobiles, notamment les étudiants qui restent inscrits dans la commune de leurs parents alors qu’ils n’y vivent plus. On pourrait trouver intéressant que leurs parents puissent être leurs mandants, mais Baptiste Coulmont souligne deux éléments. Tout d’abord, le recours à la procuration est très inégal et dépend du niveau économique et social des familles. Ensuite et surtout, il faut veiller à ce que cette pratique ne constitue pas une étape vers la sortie de la participation pour les jeunes électeurs : donner délégation aux parents introduirait l’habitude de ne pas se déplacer en personne au bureau de vote le jour du scrutin.
En résumé : le vote par procuration ne diminue pas l’abstention, surtout dans les catégories les plus éloignées du vote ; il augmente même les écarts de participation entre catégories sociales ; il pose la question de la distance vis-à-vis du vote, notamment chez les jeunes électeurs. Cela étant, il permet tout de même à certains individus, plutôt issus des catégories sociales favorisées et plutôt intéressés par la politique, de participer alors qu’ils n’ont pas la possibilité de se rendre physiquement aux urnes. Le problème est que son coût est lourd pour le citoyen en temps et en organisation. Peut-être faudrait-il penser à une procédure entièrement dématérialisée, qui permettrait de désigner un mandant sans avoir à se rendre dans un commissariat ou dans un tribunal.
J’en viens au vote par internet. Comme il n’est pas généralisé en France, les études sur lesquelles nous nous appuyons ont pour la plupart été menées en Estonie et en Suisse, où il est en vigueur. Elles font ressortir trois constats intéressants.
Premier constat : le vote par internet a des effets négligeables sur la participation globale, un peu comme le vote par procuration.
Deuxième constat : il affecte peu les inégalités de participation entre catégories sociales, donc il ne les réduit pas. Les études montrent certes que les jeunes, les hommes plus que les femmes ou encore les électeurs dits occasionnels ont tendance à se saisir du vote en ligne, mais pas dans des proportions suffisantes pour avoir un effet sur la participation globale. De même, on constate que les personnes se situant au centre ou à droite de l’échiquier politique sont plus favorables à cette modalité de vote que celles se situant à l’extrême droite.
Troisième constat : une fois que les personnes ont adopté le vote en ligne, elles ne reviennent pas au vote physique. Or quand on vote en ligne, de chez soi, l’acte électoral est moins dissocié des autres activités quotidiennes que lorsque l’on doit se rendre dans l’isoloir d’un bureau de vote. Un peu comme le vote par procuration, cette pratique pourrait entraîner un retrait physique des urnes.
Les études relèvent aussi trois points d’attention. Tout d’abord, le vote en ligne ne réduit pas les coûts administratifs et d’organisation des élections puisqu’il faut maintenir les modalités physiques de vote – bureaux de vote, personnels. Ensuite, le contexte national est à prendre en considération. Ainsi, le vote par internet est plus facile à mettre en place dans des pays comme la France où le vote par correspondance ou par anticipation existe déjà. Enfin et surtout, les enjeux de sécurité et de transparence des élections. À cet égard, les études insistent sur la nécessité de publiciser les codes sources utilisés, de réglementer strictement le processus électoral et de bien réfléchir aux implications de la potentielle entrée d’entreprises privées dans ce dernier. Cela étant, les études réalisées en Estonie démontrent que le vote en ligne y est plus sécurisé que le vote par correspondance.
En conclusion, nous souhaitons revenir sur une étude que nous avons menée, Tristan Haute et moi-même, avec d’autres collègues, à l’occasion de la présidentielle de 2022 auprès d’un échantillon représentatif d’électeurs. Nous les avons interrogés sur leur position au sujet de l’éventuelle entrée en vigueur du vote en ligne pour l’élection présidentielle. Nous leur avons demandé s’ils seraient prêts à voter en ligne et pourquoi. Résultat : 60 % des personnes interrogées se disent favorables à la possibilité de voter en ligne pour l’élection présidentielle et déclarent qu’elles utiliseraient cette modalité si elle existait, alors que 30 % des personnes y sont défavorables et n’y recourraient pas. Parmi celles et ceux qui sont favorables au vote en ligne, 47 % donnent pour motif le gain de temps, 46 % le fait qu’internet est déjà beaucoup utilisé dans les démarches quotidiennes et administratives, et 43 % le confort du processus électoral. Parmi ceux qui sont défavorables à cette option, 60 % invoquent la sécurité du vote et 20 % le fait qu’ils n’ont jamais voté en ligne et qu’ils n’en ont donc pas l’habitude.
Le vote en ligne reste donc une solution uniquement technique, qui peut permettre à certains individus d’alléger le coût de leur vote, mais ne semble favoriser ni l’augmentation générale de la participation ni la baisse des inégalités sociales en matière de vote. Pour viser ces derniers objectifs, il vaut peut-être mieux réfléchir, comme l’indiquait mon collègue, à des outils qui permettraient de lutter contre la non-inscription et surtout contre la mal-inscription.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous êtes parmi les premiers auditionnés de notre commission d’enquête et nous comptons sur vous pour nous donner une vue d’ensemble de la participation électorale, des modes de scrutin, des raisons pour lesquelles les gens participent ou non aux élections. Vos propos introductifs ont permis de bien débroussailler le paysage.
Pour augmenter la participation électorale, le moyen le plus efficace est de s’attaquer à la non-inscription et surtout à la mal-inscription, avez-vous conclu, madame. A priori, j’aurais eu tendance à attribuer la non-participation à une distance vis-à-vis de l’élection, à une absence d’envie. C’est lorsque je me suis intéressé aux travaux de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen dans la perspective des élections européennes de 2024 que j’ai réalisé l’importance de la mal-inscription. Pour ces deux chercheurs, celle-ci est l’un des principaux facteurs – sinon le principal – de la non-participation, en raison du coût que représente alors le fait d’aller voter. Vous avez parlé du coût en temps, mais il y a aussi l’argent. Les étudiants, qui font partie des plus précaires financièrement, vivent souvent dans des villes universitaires assez éloignées des lieux d’habitation de leurs parents, où ils sont inscrits sur les listes électorales. Prendre le train pour aller voter représente souvent un coût exorbitant pour eux. À la lecture de l’ouvrage collectif auquel vous avez participé, on voit qu’ils recourent volontiers aux procurations, mais leur niveau de participation reste plus faible que celui d’autres types d’électeurs, ce qui est probablement lié à la mal-inscription.
Quelles mesures recommanderiez-vous pour faire baisser la mal-inscription et la non-inscription ? Pourrions-nous nous inspirer de modèles étrangers plus efficaces ? Il me semble que l’inscription sur les listes électorales se fait de manière automatique dans la plupart des pays, contrairement à ce qui se passe notamment en France et aux États-Unis, où il faut faire une demande pour s’inscrire sur une nouvelle liste. Ne pourrait-on pas envisager un système simplifié ? L’information de l’électeur pourrait se faire à la faveur de la déclaration d’impôt, par exemple, ou de l’abonnement à un fournisseur d’électricité ou d’accès à internet lors d’un déménagement. Auriez-vous des conseils à donner à la représentation nationale pour faire évoluer le droit sur ce sujet ?
Ma deuxième série de questions a un caractère plus hypothétique car elle se réfère à des événements récents. Selon les personnes qui font de la sociologie électorale, ce qui était mon cas avant que je devienne député, les élections législatives de 2024 ont complètement percuté les modèles électoraux préexistants. Non seulement l’augmentation de la participation a été assez considérable, mais les jeunes et les milieux populaires ont contribué à cette hausse. Ces deux catégories ont plus participé que lors des élections législatives précédentes, ce qui a infléchi, sans totalement la corriger, une tendance décrite dans la sociologie électorale. Pensez-vous que ces élections législatives resteront un cas particulier ? Estimez-vous au contraire qu’elles pourraient marquer un changement, votre ouvrage collectif insistant sur l’importance du premier vote et sa capacité à induire une participation suivie aux scrutins ultérieurs ? À votre avis, que nous apprennent ces élections législatives ?
J’aborderai ensuite un thème étudié par M. Haute : le lien entre le vote et les collectifs de travail. L’ubérisation de la société a-t-elle un effet sur la participation électorale ? Je vise notamment les autoentrepreneurs, prestataires de très grandes entreprises, considérés récemment par l’Union européenne comme des salariés déguisés. La parcellisation des tâches et le morcellement du travail collectif conduisent-ils à un détachement vis-à-vis de la participation électorale ? Cette question a-t-elle été étudiée par la science électorale ? Notons au passage que ceux qui font ces travaux pénibles n’ont pas toujours la nationalité française et, dans ce cas, ne peuvent tout simplement pas participer au scrutin.
Ma dernière série de questions se rapporte au vote en ligne. Dans Extinction de vote ?, vous écrivez des choses très intéressantes sur la manière dont le rituel électoral peut être affecté par le vote en ligne, envisagé pour améliorer le taux de participation.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître de la part d’un député, j’avoue que je n’avais jamais réfléchi à ce moment du vote où se produit ce que vous décrivez dans l’introduction comme un « sentiment d’appartenance nationale ». Un peu plus loin, à la page 35, il est question de « réaffirmer [l’]identité et [l’]attachement à un ou des groupes » (français, partisan, de droite ou de gauche), « acceptant les équipes alternatives et la stabilité du système politique ». L’acte de vote en lui-même, qui passe par la présence dans le bureau de vote et par un rituel, produit quelque chose de la définition du peuple français comme nation et peuple souverain.
De ce fait, le vote en ligne ne présente-t-il pas un risque ? Je ne m’étais jamais posé cette question car, pour moi, il permettait forcément à davantage de personnes de participer en réduisant le coût électoral. Mais il est vrai qu’elles ne se rendraient plus dans un bureau de vote, ce qui instaurerait une différence dans ce qui est donné à voir de notre société et dans le rapport avec les autres électeurs. L’isoloir numérique ne nous isolerait-il pas littéralement de nos concitoyens ?
M. Tristan Haute. Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen et leurs collègues ont montré que la probabilité de s’abstenir est multipliée par deux en cas de mal-inscription et même par quatre quand on est inscrit en dehors de son département de résidence. Voter entraîne alors évidemment un coût en temps et en argent. Cela explique pourquoi la mal-inscription a des effets désastreux sur la participation, en particulier lors des scrutins les moins mobilisateurs – ce qui est généralement le cas des élections législatives quand elles ne sont pas associées à une élection présidentielle.
Il convient donc, en effet, de mieux informer les électeurs sur les procédures en cas de changement d’adresse – tout particulièrement en les avertissant lorsqu’ils sont radiés – et d’automatiser les procédures d’inscription, par exemple en s’appuyant sur les données dont dispose l’administration fiscale. Le système d’inscription sur les listes électorales est désormais relié à FranceConnect, ce qui permet d’envisager des interconnexions.
La participation a augmenté lors des élections législatives de 2024 par rapport au précédent scrutin législatif, mais reste inférieure à celle observée lors de la dernière élection présidentielle, alors même que l’enjeu était de choisir une majorité. On sait que les élections législatives qui suivent une présidentielle sont plutôt des scrutins de confirmation. En l’occurrence, le schéma était un peu différent, d’où la hausse de la participation par rapport aux précédentes législatives.
On a pour l’instant peu d’éléments sur les inégalités sociales en matière de participation, notamment parce que nous ne disposons pas des données de l’Insee. Ses enquêtes couvrent habituellement les séquences électorales formées par une élection présidentielle et des élections législatives, et je ne sais même pas si une telle enquête a été organisée pour 2024. Les données qui y sont fournies sont très robustes car elles s’appuient sur les listes d’émargement. Cela supprime les biais d’autosélection et de déclaration inhérents aux enquêtes par sondage. Les premiers éléments recueillis grâce à ces dernières ne sont pas aussi positifs que vous l’avez estimé en ce qui concerne la réduction des inégalités de participation. Celles-ci ont certes diminué par rapport aux précédentes législatives, mais pas dans les proportions observées à l’occasion de l’élection présidentielle.
J’en viens à votre question sur les conséquences de l’ubérisation.
Il n’y a pas d’étude centrée sur la population concernée, qui fait l’objet d’assez peu d’analyses quantitatives. Nous convenons entre collègues que c’est un domaine sur lequel il faudrait davantage travailler, notamment parce que la catégorie des indépendants comprend des populations de plus en plus hétérogènes et ne correspond plus nécessairement au schéma du petit commerçant ou du petit artisan.
On peut faire l’hypothèse qu’il n’y a pas ici d’effet de statut, lié au fait d’être indépendant ou salarié, mais que les travailleurs dits ubérisés sont soumis à une déstabilisation des relations de travail, puisqu’ils ont des contacts peu réguliers avec leurs collègues et que certains de ces derniers n’ont pas le droit de vote. Cela peut avoir des conséquences sur les rappels à l’ordre électoraux.
En outre, ces travailleurs disposent d’une faible autonomie dans leur travail, ce qui contribue à une forme d’apprentissage de la passivité. Telle est l’hypothèse proposée par mon collègue économiste Thomas Coutrot, selon qui ce phénomène pourrait conduire à une démobilisation politique des travailleurs en dehors du travail.
Mme Marie Neihouser. Je suis entièrement d’accord avec Tristan Haute au sujet de la mal-inscription et de la non-inscription, notamment s’agissant des perspectives d’amélioration imaginables grâce à FranceConnect.
Le calendrier d’inscription sur les listes électorales reste quand même un problème car les opérations interviennent assez longtemps avant les échéances électorales.
Lors d’une enquête commune menée à Roubaix lors de l’élection présidentielle, on a constaté que des gens revenaient voter après s’être longtemps abstenus mais qu’ils n’étaient pas au courant des changements de bureau de vote. Ils prenaient assez mal le fait de s’être trompés et, surtout, renonçaient à se rendre dans le bon bureau. Il faudrait donc informer davantage les électeurs pour qu’ils sachent mieux quel est leur bureau de vote et comment s’y rendre.
En ce qui concerne le vote en ligne, historiquement, le fait de passer par un isoloir permettait d’une certaine manière à chaque citoyen de se dépouiller de ses oripeaux sociaux pour devenir le citoyen universel pensé par les Lumières. C’était aussi une façon de mettre en scène et de sacraliser l’acte électoral. On peut se demander si permettre aux citoyens de voter chacun dans leur coin et sans forcément interrompre leurs activités quotidiennes ne poserait pas un problème à cet égard.
D’un autre côté, une étude menée par des chercheurs finlandais sur le vote en ligne – en vigueur dans leur pays – montre que le fait que les opérations soient assurées par un organisme gouvernemental et non par un organisme privé permet de légitimer cette modalité de vote, considérée dès lors par la population comme un acte servant la communauté nationale.
M. le président Thomas Cazenave. Vous avez cité de nombreux travaux à visée de comparaison internationale. Quel regard portez-vous sur la complétude, l’efficacité et la robustesse du processus électoral français par rapport à celui d’autres pays ? Selon vous, y a-t-il des faits marquants dans la manière dont nous organisons le vote ?
Vous avez mentionné des travaux réalisés en Estonie et en Suisse qui montrent de manière un peu contre-intuitive que le vote par internet n’améliore en fait pas significativement la participation. Compte tenu des changements d’habitudes et du fait qu’une partie de la population est très à l’aise avec les outils numériques, on aurait pu imaginer que davantage de personnes profiteraient de cette possibilité de voter depuis chez elles – notamment parce que cela leur permet de ne plus sacrifier du temps personnel, même pour des rites républicains. J’étais persuadé – mais c’est tout l’intérêt de nos travaux que de nous permettre d’en débattre –que cela accroîtrait le taux de participation et la mobilisation citoyenne, sans que l’on doive pour autant supprimer la possibilité de se rendre dans un bureau de vote – il faut s’adapter à des besoins et attentes différents.
Pourriez-vous revenir sur la manière dont cette étude concernant deux pays a été réalisée ? Le taux de participation y était-il élevé avant l’introduction du vote par internet ? Y a-t-il un avant et un après le vote par internet ?
C’est une question d’autant plus fondamentale qu’Alain Garrigou, que nous avons reçu avant vous, a estimé qu’aux États-Unis la mise en place de méthodes complémentaires – vote anticipé et vote par correspondance – avait permis d’augmenter la participation.
Toujours dans la perspective d’accroître le nombre de votants, y a-t-il des réflexions sur le moment du vote ? Est-il plus facile de voter le dimanche plutôt qu’un jour où l’on travaille ?
Comment intégrez-vous l’objet même du scrutin dans vos réflexions ? Le taux de participation est très différent selon les élections. Il est fort pour l’élection présidentielle et reste significatif pour les législatives. Mais pourquoi est-il seulement de 30 % lors des élections régionales et départementales ? L’objet du vote a bien un impact sur le taux de participation. Comment expliquez-vous que ces scrutins locaux attirent aussi peu de monde ? Le taux de participation dépend-il d’autres facteurs que les biais que vous avez détaillés, ou bien ces derniers sont-ils encore renforcés selon la nature de l’élection ?
Mme Marie Neihouser. S’agissant de l’organisation du processus électoral, on peut relever que des problèmes sont apparus pour distribuer la propagande électorale lors des dernières élections. Cela nous ramène d’ailleurs au sujet de la participation plus ou moins directe d’entreprises privées aux opérations.
Il faudra aussi se préoccuper de l’inégalité d’accès aux élections pour les Français installés à l’étranger, notamment du fait des coûts pour les intéressés. Nous avons tous entendu parler des files d’attente dans les bureaux de vote ouverts à leur intention ; c’est typiquement pour ces citoyens que l’on pourrait envisager de mettre en place des mécanismes de vote à distance.
Si certains problèmes de mal-inscription pourraient être réglés par une réinscription directe sur les listes électorales en cas de déménagement, il faudra aussi veiller à bien informer les citoyens de l’adresse de leur bureau de vote. Et il faudra le faire au moment où ces citoyens, y compris ceux qui participent le moins, sont intéressés par la campagne électorale. Il convient de ne pas s’y prendre trop tôt et de profiter de l’intensité politique qui précède immédiatement le scrutin pour informer au bon moment.
Le fait que le vote par internet n’augmente pas significativement le taux de participation n’est pas forcément contre-intuitif, car ce sont ceux qui votaient déjà le plus qui sont les plus susceptibles d’utiliser cette nouvelle faculté. Cela explique les faibles changements que l’on observe en matière de participation.
La comparaison avec les États-Unis me semble relativement osée dans la mesure où nos traditions électorales ainsi que la réglementation des scrutins – notamment en matière de financement des campagnes – sont beaucoup plus proches de celles de pays comme l’Estonie ou la Suisse, voire de tout autre pays européen, que d’un pays comme les États-Unis. Je m’en tiendrai là car je n’ai pas connaissance d’une enquête chiffrée concluant à une augmentation de la participation grâce au vote par internet.
Enfin, par-delà les variables sociales et politiques, il faut aussi prendre en compte la perception de l’utilité du vote pour l’électeur. Elle peut expliquer le repli des électeurs lors de certaines élections.
M. Tristan Haute. Le processus électoral français est caractérisé par une forme de robustesse mais aussi parfois d’inertie, laquelle peut conduire à des effets paradoxaux, notamment lors des radiations. Les procédures pour s’inscrire de nouveau sur les listes électorales sont en effet assez complexes.
On pourrait envisager de distribuer la propagande électorale de manière numérique plutôt que sous forme imprimée. Cela améliorerait l’accès à ces documents – sujet qui me tient à cœur car je suis moi-même en situation de handicap. Il faudra le faire suffisamment en amont, tout en profitant de l’intensité du moment politique pour diffuser l’information sur les procédures d’inscription sur les listes électorales.
En ce qui concerne le vote en ligne, il faut toujours, quand on conçoit un outil numérique, analyser finement les compétences numériques. Malheureusement – et beaucoup d’élus en sont conscients –, ce n’est pas parce que des personnes font un usage massif d’un réseau social comme TikTok qu’elles effectuent pour autant des démarches administratives en ligne. Le risque de ne pas atteindre toutes les populations existe aussi pour le vote en ligne.
La réflexion sur le jour du vote est très intéressante parce que le dimanche a de plus en plus tendance à se désingulariser. C’est un jour consacré à un nombre croissant d’activités, y compris professionnelles, ce qui le rend moins propice au rituel électoral. On pourrait dès lors envisager d’étaler le vote sur plusieurs jours, ce qui est le cas chez certains de nos voisins, par exemple en Italie. On a constaté que la possibilité de voter pendant deux jours a permis d’y augmenter la participation lors des élections régionales.
Vous avez tout à fait raison, monsieur le président : on a tendance à se focaliser sur les modes de scrutin, de liste ou uninominaux, mais ils comptent moins que la perception des enjeux du vote et que la mobilisation liée à la campagne. Le fait de rencontrer les candidats – y compris en ligne, même s’il ne faut pas exagérer l’effet des interactions sur les réseaux sociaux – et l’intensité médiatique jouent un rôle important. On voit que les élections municipales, régionales et plus encore départementales bénéficient d’une couverture médiatique beaucoup moins forte. On considère que cela intéresse moins les gens donc on les informe moins, ce qui alimente une forme de cercle vicieux.
Au-delà des partis et des candidats, les collectivités concernées et les médias doivent jouer un rôle mobilisateur, ce qui n’est pas simple et relève d’un travail à long terme. On ne va pas changer les choses en quelques années, ce qui est l’une des difficultés des travaux sur l’abstention et des préconisations pour y remédier.
Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Si les personnes âgées n’utilisent guère le vote par procuration, c’est avant tout parce qu’elles ont l’habitude de se déplacer au bureau de vote et y accordent de l’importance – en tout cas celles qui ont plus de 75 ans. Quant aux étudiants et aux jeunes travailleurs en début de carrière, il leur est parfois plus facile de conserver leur adresse principale chez leur parents en attendant de se fixer.
Ces observations complètent votre constat, lequel relativise certaines de nos appréciations tout en en confortant d’autres.
Alors que l’on dit souvent qu’il faut s’occuper des non-inscrits, je suis assez étonnée par leur nombre car il représente un pourcentage relativement limité de la population – même si c’est toujours trop.
Je suis préoccupée par la situation des mal-inscrits ; il faudrait associer l’inscription à une démarche administrative habituelle au lieu d’en faire une procédure particulière.
Je suis d’accord avec vous s’agissant des erreurs en matière de distribution de la propagande électorale. Mais il faut aussi être prudent sur sa diffusion numérique, car 20 % de la population n’ont pas accès au numérique pour différentes raisons.
Mme Marie Neihouser. Je me suis probablement mal exprimée sur le vote par procuration. Ce système est effectivement utile pour certaines populations, dont les étudiants. Mais ce sont souvent des individus issus des catégories sociales, économiques et culturelles les plus favorisées qui vont y recourir – notamment parce qu’ils pourront confier leur procuration à leurs parents, qui eux-mêmes votent. Je n’ai pas dit que le vote par procuration ne servait à rien. Mon propos visait plutôt à souligner qu’il ne permettait pas forcément à de nouveaux publics de participer.
De même, je parlais plutôt des personnes très âgées, celles de plus de 85 ans. On vote beaucoup jusqu’à cet âge, puis la participation décline pour des raisons liées à l’état physique et à l’isolement social. On ne se tourne pas vers le vote par procuration à cet âge-là.
Pour le reste, je suis tout à fait d’accord avec vous : le vote par procuration peut être un outil très intéressant. Mais, encore une fois, il est surtout utilisé par des individus qui ont l’habitude d’aller aux urnes et qui, pour des raisons diverses, ne peuvent pas le faire ponctuellement.
M. Tristan Haute. Notre idée n’est évidemment pas d’abandonner la propagande électorale imprimée, mais de la compléter par une diffusion numérique. En effet, outre le problème du défaut d’accès au numérique, une partie de la population, comme l’a très bien montré Dominique Pasquier, utilise peu celui-ci pour s’informer – y compris au sein des jeunes générations, dont on surestime parfois le degré de connexion, en particulier dans un but informatif. Pour ces personnes, la propagande papier reste très importante.
Le phénomène de non-inscription a reculé. Pour les jeunes, on est passé avec l’inscription automatique de 10 % de non-inscrits en 2012 à 5 % en 2022. Ce problème concerne tout de même près de 2,5 millions de personnes. Il ne faut pas oublier que la non-inscription et la mal-inscription s’interpénètrent : lorsque vous êtes mal inscrit depuis longtemps, vous finissez par être radié des listes électorales.
La non-inscription reste minoritaire, mais concerne des populations plutôt d’âge moyen et peu diplômées, qui ont subi des changements de résidence et n’ont pas effectué les démarches nécessaires. Leur capital économique et culturel est plutôt faible. Ce sont des éléments qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on souhaite non seulement augmenter le nombre des votants, mais aussi réduire les inégalités de participation afin d’améliorer la représentativité du corps électoral. La combinaison de ces deux éléments peut accroître la légitimité des élus, tant à l’échelle nationale que territoriale.
M. le président Thomas Cazenave. Pour résumer, l’essentiel de vos travaux portent sur les biais sociaux en matière de vote. Au fond, seule une mesure imposant le vote obligatoire conduirait à les supprimer. Quel est votre avis sur cette proposition qui a été régulièrement mise en avant et qui permettrait peut-être de trouver une solution définitive à la question ?
M. Tristan Haute. Le rituel électoral tel qu’il a été conçu sous la IIIe République engendrait une forme d’obligation sociale qui n’était évidemment pas uniforme, mais dont les effets pouvaient être supérieurs à ceux d’une obligation juridique.
Mais quelle serait l’effectivité du vote obligatoire ? Même dans les pays qui l’ont instauré, une partie de la population ne se rend pas aux urnes. Une telle mesure pourrait évidemment avoir un effet, mais il ne serait sans doute pas immédiat. Comme toujours, il faut articuler le droit avec la manière dont il s’applique en pratique au sein de la société, ce qui est toujours complexe.
C’est la raison pour laquelle je suis toujours prudent lorsque l’on me demande si le vote obligatoire réglerait le problème. Cela peut contribuer à sa solution, mais ce n’est pas un remède miracle – en tout cas pas du tout à court terme.
M. Antoine Léaument, rapporteur. À l’occasion des dernières élections, on a constaté des radiations surprenantes de la part de certaines municipalités qui avaient manifestement décidé brusquement de faire le ménage dans leurs listes électorales. Certaines personnes qui n’avaient pas participé aux scrutins depuis longtemps, soit parce qu’elles ne le souhaitaient pas, soit parce qu’elles avaient déménagé, ont découvert leur radiation sans en avoir été informées au préalable. Ne pourrait-on pas prévenir ces situations, par exemple en décidant qu’une personne ne peut être radiée des listes électorales de sa commune que si elle est inscrite ailleurs ?
Je disais plus tôt que le vote est un moment où l’on fait nation, celui où l’on se définit comme peuple. Or on constate, étude universitaire après étude universitaire, que la distance vis-à-vis du vote est avant tout une distance sociale et qu’il s’agit par ailleurs d’un phénomène cumulatif : plus on a de difficultés sociales, plus on reste à distance de l’élection.
Cela m’amène à vous interroger sur les personnes qui subissent le racisme au quotidien en raison de leur couleur de peau, de leur origine ou de leur religion, réelle ou supposée. Des enquêtes sociologiques qualitatives ont-elles été menées sur leur rapport aux élections ? J’émets l’hypothèse que la discrimination produit une mise à distance de la nation en envoyant le message que ces spécificités empêchent de considérer ces personnes comme des citoyens à part entière, ce qui se traduit par une prise de distance vis-à-vis de la participation électorale. En République, ce qui fait la nation, c’est la participation au vote de citoyens égaux dans leur capacité à faire la loi, une personne étant égale à une voix, du moins en théorie – vos travaux démontrent cependant que certaines personnes, en votant davantage, pèsent plus lourd que d’autres.
Existe-t-il des disparités de participation en fonction du lieu d’habitation, par exemple entre les petits villages et les grandes agglomérations ? Ces effets sont-ils dus à la géographie ou à des éléments sociaux ? On sait, par exemple, que la population des départements ruraux est plus âgée et que les personnes âgées participent davantage aux élections.
Enfin, les machines de vote électronique ont-elles un impact sur la participation ou sur la confiance dans les élections ? Y a-t-il une différence avec le scrutin traditionnel, à l’urne ?
M. Tristan Haute. Je m’interroge sur la pertinence de certaines radiations. On pourrait envisager un maintien de l’inscription ou une proposition de réinscription automatique par la commune en cas de déménagement intracommunal. On pourrait aussi, plus généralement, subordonner la radiation à une réinscription. En tout état de cause, il est nécessaire de mieux informer, par tous les canaux, les électeurs sur la radiation et la procédure de réinscription.
Les enquêtes sur la discrimination en cours sont surtout des enquêtes qualitatives, lesquelles saisissent mieux le phénomène que les enquêtes quantitatives. On constate que le sentiment de discrimination favorise la mobilisation électorale quand la question est perçue comme un enjeu du scrutin, c'est-à-dire quand il existe un clivage entre les candidats sur le traitement des discriminations. On remarque en parallèle que, dans un cercle vicieux, la mise à distance de la communauté nationale est un frein à la participation, celle-ci étant perçue comme une réaffirmation de l’appartenance à la communauté nationale. C’est particulièrement vrai quand cette mise à distance est vécue comme inéluctable et non clivée politiquement, quand on a l’impression que le problème n’est pas traité. Elle peut être renforcée par des difficultés administratives, certes moindres en France que dans d’autres pays : aux États-Unis, les procédures de vote, variables selon les Etats fédérés, sont souvent plus complexes pour les populations noires ou issues de l’immigration, ou encore pour les personnes transgenres.
Du lieu d’habitation dépendent de nombreuses caractéristiques sociales, mais aussi des sociabilités favorisant ou freinant la participation électorale. On a longtemps considéré que le survote villageois s’expliquait par l’existence d’une communauté aux sociabilités plus fortes qu’en ville, vue comme un lieu d’anomie sociale. Sébastien Vignon, de l’université de Picardie, a montré que malheureusement les structures villageoises se sont beaucoup modifiées : certains villages sont devenus, notamment pour les classes populaires qui ne peuvent plus habiter dans le périurbain proche, des territoires de relégation sociale, où la sociabilité villageoise est en fort déclin. Ces villages-dortoirs sont une juxtaposition de petits réseaux familiaux ou amicaux, parfois très faibles. Ils deviennent des lieux d’isolement social, ce qui favorise peu la participation. Il y a donc une forte hétérogénéité de la participation, tant au sein du monde rural que du monde urbain.
Mme Marie Neihouser. En ce qui concerne les disparités géographiques en matière de participation, qu’il ne faut pas trop essentialiser, il y a des exceptions : en Corse et dans certains territoires ultramarins, l’éloignement du champ politique national et de l’action publique a un effet sur la participation électorale ; les scrutins locaux peuvent mobiliser davantage que les scrutins nationaux et attirer des profils différents.
Les machines à voter impliquent de se rendre au bureau de vote ; leur principal avantage est d’accélérer le dépouillement et de mobiliser moins de ressources humaines. Néanmoins, cette solution technique ne réglera pas tous les problèmes et elle peut être associée à des croyances négatives – on pense aux problèmes rencontrés aux États-Unis lors de l’élection présidentielle de 2000. Le sujet mérite une réflexion approfondie.
M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie pour ces échanges enrichissants. Nous sommes à votre disposition si vous souhaitez nous transmettre des éléments complémentaires au questionnaire que nous vous avons adressé.
La séance s’achève à midi cinquante.
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Présents. - Mme Léa Balage El Mariky, M. Xavier Breton, M. Pierre-Yves Cadalen, Mme Colette Capdevielle, M. Vincent Caure, M. Thomas Cazenave, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Antoine Léaument, M. Frédéric Petit, M. Thierry Tesson
Excusés. - Mme Pascale Got, M. Guillaume Gouffier Valente