Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition, ouverte à la presse, d’anciens représentants des personnels de la société Milee (ex-Adrexo) 2
– Présences en réunion................................13
Mercredi
5 mars 2025
Séance de 17 heures 15
Compte rendu n° 18
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.
M. le président Thomas Cazenave. Nous recevons cet après-midi M. Philippe Viroulet et M. Glyn Evans, anciens employés de l’entreprise Milee, auparavant Adrexo. Vous y avez notamment exercé des responsabilités syndicales, respectivement pour la Confédération Autonome du Travail (CAT) et pour la Confédération Générale du Travail (CGT). La situation est particulière puisque l’entreprise Milee a été placée en liquidation judiciaire l’année dernière, entraînant un important plan de licenciement d’environ 10 000 personnes. Nous vous sommes reconnaissants de venir témoigner aujourd’hui.
Notre commission d’enquête, constituée il y a plusieurs mois, a pour objectif d’examiner les conditions d’organisation des élections dans notre pays et d’analyser les dysfonctionnements constatés, notamment dans la diffusion et l’acheminement de la propagande électorale. C’est dans ce cadre que le rapporteur a souhaité vous auditionner, compte tenu des difficultés d’acheminement rencontrées en 2021 par l’ex-entreprise Adrexo.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Viroulet et M. Glyn Evans prêtent serment.)
M. Philippe Viroulet. Je représente aujourd’hui la CAT, qui était le premier syndicat de l’entreprise avec environ 2 000 adhérents. Je tiens à vous remercier de nous permettre de nous exprimer et de vous préoccuper de l’impact de ces opérations de propagande électorale sur les salariés des entreprises de distribution.
Je souhaite souligner que la société Adrexo, devenue Milee, a été liquidée le 9 septembre dernier. Un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) était en cours depuis quelques mois, concernant 5 000 salariés, mais n’a pas été mené à terme et les 10 000 salariés restants ont été licenciés par le liquidateur judiciaire. Je précise qu’à l’époque de la distribution de la propagande électorale pour les élections régionales et départementales, l’entreprise comptait environ 18 000 salariés. Entre ce moment et celui où a été envisagé le premier PSE, quelques semaines avant la mise en redressement judiciaire en mai, environ 8 000 salariés avaient déjà été perdus sans aucun plan social. Si cette réduction semblait être le fruit d’une évaporation naturelle, elle contournait en réalité les règles de gestion des licenciements économiques puisque l’entreprise avait décidé de réduire sa masse salariale sans financer de PSE.
Bien que certains de ces 8 000 départs soient dus au turnover naturel de ce métier, des opérations de pression et de modification des caractéristiques du contrat de travail et des conditions de travail ont également conduit de nombreux salariés à prendre la décision de quitter l’entreprise. Celle-ci est parvenue à mettre en marche sa stratégie visant à éviter le financement d’un plan social puisque le PSE, qui n’a pas été mené à terme, a finalement été entièrement financé par l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS) puis par France Travail. L’entreprise n’a jamais investi dans les ruptures de contrat de travail et les salariés sont partis avec le minimum légal, sans aucune négociation possible en cas de liquidation judiciaire. Bien que cette dernière ne soit pas directement liée à l’arrêt de l’activité de distribution électorale, celle-ci y a contribué par suite du fiasco des élections régionales.
Si ce marché a été proposé à Adrexo et si l’entreprise a été retenue, c’est en partie grâce à sa licence postale obtenue auprès de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) en 2006. L’entreprise cherchait depuis longtemps à diversifier ses activités dans la distribution de courrier afin de compenser la baisse de l’activité publicitaire due à l’augmentation du prix du papier et aux préoccupations écologiques. L’activité de distribution de courrier était censée compenser progressivement ce déclin et des centaines de clients étaient intéressés par Adrexo car, jusqu’alors, La Poste était le seul opérateur capable de distribuer du courrier à grande échelle. Les grands diffuseurs de courrier souhaitaient recourir à un concurrent afin de créer une pression sur les prix, La Poste augmentant chaque année ses tarifs sans discussion possible. L’objectif d’un cadre concurrentiel était donc d’obtenir des tarifs plus avantageux, notamment dans les zones urbaines, et d’équilibrer la distribution du courrier entre deux opérateurs.
M. Glyn Evans. L’attribution du marché de distribution des professions de foi à l’entreprise Adrexo semblait initialement une opportunité inespérée, qui permettait notamment de compenser la baisse d’activité liée à la distribution d’imprimés publicitaires durant la période du covid. Malheureusement, la direction de l’entreprise, fidèle à elle-même, n’a su ni anticiper ni préparer adéquatement ses distributeurs à cette nouvelle mission. La gestion des ressources humaines et de la masse salariale s’est révélée calamiteuse, avec un recours massif à l’intérim pour un travail nécessitant pourtant une certaine expertise. Cette décision hasardeuse a conduit à un échec retentissant et préjudiciable à la réputation déjà fragile de l’entreprise. Le recrutement d’intérimaires, sans formation ni expérience dans ce domaine, était voué à l’échec. La formation dispensée, limitée à une demi-heure, se résumait à un tutoriel succinct sur l’utilisation de l’appareil de mesure du travail, appelé badgeuse. Aucune préparation sérieuse n’a été effectuée concernant l’élaboration des plans de distribution ou la planification du travail. Il aurait été plus judicieux d’affecter la distribution des professions de foi au personnel titulaire de l’entreprise, qui connaissait bien les secteurs et aurait donc pu assurer une performance optimale. Les intérimaires auraient pu être affectés à la distribution de publicités, moins contraignante et moins stratégique. La non-distribution d’un document officiel est une faute grave, contrairement à l’absence de distribution d’une publicité. Les performances du personnel Adrexo se situaient autour de 90 % de distribution, tandis que celles des intérimaires oscillaient entre 50 et 60 %. Cette situation a inéluctablement conduit au scandale national que nous connaissons. En outre, la rémunération dans le cadre de ce projet était plus avantageuse, avec le paiement des heures réelles et des kilomètres parcourus, ce qui aurait pu améliorer la situation financière de nombreux salariés, si le travail avait été correctement planifié.
Le défi que représentait la distribution de la propagande aurait pu et aurait dû se dérouler sans incident si la mesure du travail avait été anticipée. Or, comme à l’accoutumée, tout a été conçu dans la précipitation et sans aucune concertation avec les partenaires de l’entreprise. Nous déplorons notamment le manque de professionnalisme du secteur cartographique, qui aurait nécessité un renfort conséquent pour éviter de fournir des plans incomplets aux distributeurs. J’ai personnellement vécu une expérience difficile lors d’un renfort sur la région de Tours, où j’ai dû distribuer 6 000 enveloppes avec seulement deux rues indiquées sur un plan, terminant ma tournée à minuit avec plus de 2 000 enveloppes non distribuées.
J’accuse les dirigeants d’Adrexo d’avoir fait preuve d’une désinvolture coupable au détriment du personnel qui s’est toujours montré impliqué et dévoué pour mener à bien une mission impossible. Les dirigeants et actionnaires n’ont vu dans cette opération qu’une opportunité financière, négligeant la mise en place des moyens nécessaires à la réussite de la mission. Avec un budget de 400 millions d’euros, cette opportunité aurait pu sauver l’entreprise.
Malgré des initiatives porteuses d’espoir telles que le magazine « 150 euros », les courriers adressés, les colis et les livraisons de courses à domicile, la gestion défaillante et cupide a conduit à une situation désastreuse. Depuis fin 2003 en effet, l’entreprise s’est rendue coupable de retards de paiement récurrents, de mesures restrictives telles que la diminution arbitraire des secteurs ou la revente des publicités non distribuées au recyclage plutôt que de fournir des heures aux salariés, d’imposer aux salariés des écrêtages, des refus de leur feuille de route, le non-paiement des heures réelles ou des kilomètres, au mépris total du code du travail. Cet esclavagisme moderne était pleinement assumé par des individus dépourvus de toute humanité envers leurs collaborateurs, pourtant investis.
La situation s’est aggravée avec l’annonce d’un PSE prévoyant le licenciement de 5 000 salariés, suivie d’une cessation de paiement. Malgré l’octroi d’un redressement judiciaire et d’une continuation d’activité en dépit des pertes qui nous menaient vers une fin inexorable, l’entreprise a finalement été liquidée le 9 septembre dernier. Pour beaucoup, cette date marque la fin du cauchemar et le retour de la confiance dans les esprits. Pourtant, cette liquidation a entraîné le licenciement de 10 000 salariés, dans une indifférence médiatique regrettable. Nous sommes aujourd’hui les victimes innocentes de cette société, dont le présent et l’avenir sont devenus invivables. Dans la continuité de la liquidation, deux cabinets ont été désignés pour traiter les 10 000 dossiers de licenciement, une tâche colossale qui ne pourra être menée à bien dans un délai raisonnable, alors que la ministre du travail nous avait assuré que tout serait réglé au 31 octobre. Le directeur de France Travail s’était également engagé à supprimer les carences à titre exceptionnel compte tenu de la gravité de la situation. Aucune de ces promesses n’a été tenue, ce qui est extrêmement grave et nuit à notre image car nous avons relayé ces informations au sein de nos réseaux, pensant qu’une parole de ministre avait du poids.
Pour conclure, il est scandaleux que 30 000 citoyens, en comptant les familles, aient été impactés par cette injustice, par des agios, des expulsions, des dépressions ou des tentatives de suicide. Il est à la fois anormal et insupportable que des gens désespérés ne soient plus capables de nourrir leurs enfants alors que des dirigeants qui se sont octroyé d’importants dividendes, malgré un déficit abyssal, n’aient ni à rendre des comptes ni à justifier leur attitude méprisante. À mon sens, cette histoire est un énorme gâchis.
M. le président Thomas Cazenave. Je vous remercie tous les deux pour ce propos introductif, chargé d’une émotion tout à fait compréhensible.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre présence et votre témoignage devant cette commission d’enquête. Au nom de mon groupe parlementaire, et probablement au-delà, je voudrais souligner à quel point nous sommes conscients de l’impact dévastateur du chômage sur les individus et les familles, qui va parfois jusqu’à menacer des vies. Vous avez évoqué la question du suicide, un sujet malheureusement récurrent en cas de chômage.
La violence sociale qui s’exprime envers les salariés, parfois licenciés du jour au lendemain comme chez Adrexo, est trop souvent invisibilisée dans certains médias, qui préfèrent évoquer les chiffres plutôt que les êtres humains. J’espère que votre témoignage extrêmement poignant permettra de donner de l’audience à cette réalité devant la représentation nationale. Vous pouvez compter sur moi pour relayer vos propos et la souffrance qu’ils représentent et je vous remercie d’avoir eu le courage de venir témoigner.
Nous avons souhaité vous entendre pour obtenir des éléments sur cette entreprise Adrexo/Milee, qui change constamment de nom, donnant ainsi l’impression de chercher à récupérer de l’argent sans se soucier de l’efficacité des missions ou du respect dû aux salariés. Votre témoignage est crucial pour recueillir la parole des salariés.
J’ai cru comprendre, à travers vos propos, que le fiasco de 2021 était prévisible et que vous aviez même alerté la direction sans être écoutés. Pourriez-vous nous détailler, aussi précisément que possible, les alertes que vous avez fournies aux dirigeants de l’entreprise ? Ces informations pourraient nous être utiles pour les interroger ultérieurement.
J’ai par ailleurs été surpris par l’audition du groupe La Poste il y a deux semaines, au cours de laquelle il nous a été indiqué que, lors de l’examen de son offre par la commission d’appel d’offres, Adrexo avait obtenu plus de points non seulement pour le prix mais aussi sur la technicité. Cela me semble en contradiction avec vos propos sur le recours prévu à des intérimaires moins expérimentés. Avez-vous connaissance d’éléments ou de pistes que nous pourrions explorer à ce sujet ?
Concernant la formation, apparemment très sommaire, j’ai compris qu’elle concernait uniquement les intérimaires. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce point ?
J’ai été frappé par le souci citoyen dont vous avez fait preuve dans l’exercice de votre métier, notamment lorsque vous évoquiez ces journées de vingt et une heures pour tenter de distribuer tous les plis. Les dirigeants vous avaient-ils donné pour consigne de ne pas faire remonter les dysfonctionnements constatés ?
Par ailleurs, les sommes importantes distribuées à Adrexo dans le cadre de cette mission ont-elles permis de rémunérer correctement les salariés ?
Enfin, avez-vous pu prendre connaissance du reportage de Blast sur le sujet de la gestion du chômage partiel par Adrexo ? En tant que salariés de l’entreprise, disposez-vous d’éléments à communiquer à la représentation nationale sur ce point ?
M. Philippe Viroulet. Concernant l’attribution du marché, nous avons rapidement posé des questions organisationnelles à la direction. Les instances représentatives étaient en effet très inquiètes après l’annonce d’une gestion exclusive de ce marché par des intérimaires, alors que nous peinions déjà à distribuer correctement les courriers des diffuseurs privés depuis 2006. Si, initialement, l’entreprise ne souhaitait pas faire participer les 18 000 à 20 000 salariés permanents, il est rapidement devenu évident, à l’approche de l’opération, que cette stratégie était irréalisable. Les sociétés d’intérim en ligne sélectionnées, bien connues des nouveaux actionnaires, peinaient à recruter 20 000 intérimaires et il a donc été fait appel à des agences d’intérim classiques, ce qui a donné de meilleurs résultats. La direction a également proposé aux permanents de prêter main-forte, y compris en les déplaçant dans d’autres régions. Tout cela a été réalisé dans l’urgence, dans les trois à quatre semaines précédant le début de l’opération.
L’attribution du marché nous a été présentée comme une opportunité de sauver l’entreprise face aux perspectives alarmantes du marché de l’imprimé publicitaire, puisque les grands distributeurs tels que Leclerc ou Casino réduisaient leurs volumes et menaçaient ainsi la rentabilité de notre activité. La direction nous a également expliqué que l’État, qui venait déjà depuis longtemps en aide à l’entreprise à travers des baisses de cotisations, un effacement de dette Urssaf et d’autres facilités, préférait nous donner du travail plutôt que de l’argent à fonds perdus. Ce marché, sur une durée significative, devait ainsi donner un nouvel élan à notre activité et prouver notre capacité à distribuer du courrier pour potentiellement pouvoir nous développer sur ce marché.
M. Glyn Evans. Je précise que, si le personnel titulaire d’Adrexo effectuait la mission, il était payé sur l’intégralité de ses heures travaillées, contrairement à ce qu’il touchait pour la distribution de publicités. Tous les trajets étaient comptabilisés au kilomètre près, ce qui représentait une amélioration significative pour eux. Les intérimaires représentaient un coût plus important pour un résultat qui n’était pas optimal. Si nous avions eu recours au personnel existant, qui était d’environ 10 000 à 12 000 personnes à ce moment-là, nous n’aurions pas eu besoin de ces 20 000 intérimaires. Malheureusement, beaucoup de documents distribués par les intérimaires finissaient dans les poubelles ou sur le bord des routes. Des camions entiers remplis de professions de foi, certains de trente-cinq tonnes, ont même été interceptés.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous avez indiqué que les documents non distribués étaient payés par les commanditaires. En plus de cela, confirmez-vous que des bénéfices étaient générés sur le recyclage ?
M. Glyn Evans. En effet, car les commanditaires payaient pour un chiffre de 100 000 alors que seuls 45 000 ou 50 000 étaient distribués. Les 50 000 autres partaient au recyclage, représentant ainsi une opération rentable au lieu de fournir du travail. C’est pourquoi nous avons réduit les secteurs et diminué les zones de distribution sans en informer les clients concernés. À la suite de cela, des contrôles ont été effectués mais ces écarts ont été mis sur le compte d’erreurs. Nous continuions cependant à distribuer des courriers dans ces zones qui n’étaient plus attribuées, ce qui constitue une gestion pour le moins particulière.
Concernant les courriers adressés, il m’est arrivé de distribuer sept programmes télévisés vendus 80 centimes chacun, parcourant soixante kilomètres pour un chiffre d’affaires de 5,60 euros. Pendant ce temps, je touchais pratiquement trois heures de travail auxquelles s’ajoutaient 70 kilomètres à 50 centimes du kilomètre. En tant qu’ancien chef d’entreprise, je ne comprends pas comment une entreprise peut assurer sa pérennité avec de telles méthodes. Ces pratiques sont d’autant plus choquantes au regard des dividendes qui sont servis avant que les agents ne soient payés. Si les responsables font perdre 80 millions à l’entreprise mais se versent 70 millions d’euros de dividendes, l’opération est parfaite.
M. Philippe Viroulet. Lors de la présentation de ce marché, il était naturel d’établir une comparaison entre les effectifs mobilisés par La Poste et ceux dont nous disposions. Pour un volume similaire de documents et dans les mêmes régions, La Poste faisait appel à environ 60 000 à 65 000 facteurs à l’échelle nationale, dont 30 000 à 35 000 sur les zones qui nous avaient été attribuées. Dès le départ, l’objectif fixé par Adrexo de recruter 20 000 intérimaires s’est révélé largement insuffisant. Nous avons immédiatement relevé cette lacune, d’autant que les intérimaires, sans que cela leur soit imputable, se retrouvaient dans des conditions de travail particulièrement difficiles. Sur la base d’une formation de seulement trente minutes et d’un recrutement exclusivement en ligne, ils devaient gérer un véhicule chargé de plis électoraux tout en s’appuyant sur des plans bien souvent incomplets, notamment en milieu rural. Dans un tel contexte, il était peu surprenant qu’un grand nombre d’entre eux abandonnent rapidement, faute de se sentir en mesure d’accomplir leur mission.
Ceux qui persévéraient finissaient par prendre leurs marques, mais dans des délais bien plus longs que ceux d’un distributeur expérimenté. Il faut en général quatre à six tournées pour maîtriser correctement la distribution, un temps d’adaptation dont ces intérimaires ne disposaient pas. Par ailleurs, l’objectif des 20 000 recrutements n’a jamais été atteint et, même s’il l’avait été, il n’aurait pas suffi à pallier les difficultés rencontrées.
Dès les premiers signaux d’alerte, nos élus au CSE ont dénoncé ces dysfonctionnements. Les réponses obtenues se résumaient à l’assurance que la situation était maîtrisée et que tout irait bien. Malgré nos mises en garde, aucune correction n’a été apportée.
L’acheminement des plis électoraux constituait un autre point critique, déjà soulevé lors de la précédente commission d’enquête. Nos camions étaient dotés d’un système de traçabilité permettant de suivre chaque caisse, mais le temps nécessaire à cette procédure retardait considérablement les opérations. Alors que nous étions encore en train de scanner les caisses chez les routeurs, les camions de La Poste, eux, avaient déjà pris la route. Bien que cette méthode ait pu sembler plus efficace sur le plan du suivi logistique, elle perturbait considérablement l’organisation générale, une problématique que nous avions également signalée.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous a-t-on demandé de faire remonter les alertes et les dysfonctionnements de manière objective ?
M. Glyn Evans. Ayant été concerné par trois centres, je peux témoigner du fait que les cartons s’amoncelaient dans le dépôt sans véritable remontée d’information.
M. Philippe Viroulet. La consigne qui nous était donnée, notamment lors des visites des préfets dans les centres, était de présenter la situation sous son meilleur jour. En surface, tout semblait en ordre : les documents étaient soigneusement classés dans des bacs, les locaux paraissaient propres et l’on pouvait observer des intérimaires venant charger des dossiers avant de repartir. À première vue, rien ne laissait présager un dysfonctionnement. Pourtant, le problème était bien réel. Si une partie des documents était effectivement traitée, une autre était mise de côté. Ces dossiers étaient d’abord envoyés vers des agences extérieures aux régions concernées par le marché, afin de passer inaperçus, avant d’être expédiés en Belgique, où se trouvait le centre de tri. Nous avons recensé environ 130 camions de 44 tonnes à l’échelle des régions concernées, un chiffre qui reste probablement inférieur à la réalité. Finalement, ces documents ont été recyclés sur la plateforme de la société qui rachetait le papier.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Savez-vous approximativement combien rapporte un camion de documents recyclés ?
M. Glyn Evans. D’après les prix que j’ai consultés il y a environ un an, cela correspond environ à 800 euros la tonne.
M. Philippe Viroulet. Bien que nous ne puissions pas vous communiquer le prix exact, les volumes étaient impressionnants, comme en témoigne l’absence de plis dans les boîtes aux lettres. Ce point a été largement abordé lors de la première commission d’enquête.
Concernant votre question sur le chômage partiel, celui-ci est davantage lié à la période covid qu’à la campagne de distribution de la propagande électorale. Il ne concernait pas les salariés de la distribution qui ne travaillaient pas. En revanche, tous les services supports ainsi que de nombreux cadres dirigeants étaient officiellement déclarés sur une répartition de 20/80, alors qu’ils travaillaient en réalité à plein temps. Ces éléments ont été révélés par Blast et confirmés il y a quelques semaines par un jugement du conseil des prud’hommes d’Aix-en-Provence, qui a condamné la société Hopps, holding d’Adrexo, dans le cas d’un salarié du service support et informatique qui avait été déclaré en chômage partiel alors qu’il exerçait en réalité une activité à temps complet. Et ce cas est loin d’être isolé.
M. le président Thomas Cazenave. Je souhaite aborder plusieurs points centrés sur les difficultés liées à la propagande électorale. Premièrement, pensez-vous que ce marché a été conçu sur mesure, compte tenu de la mobilisation des soutiens pour une entreprise déjà en difficulté, avant même les problèmes rencontrés lors de la distribution ? Cette situation a-t-elle finalement entraîné la liquidation ?
Deuxièmement, la non-distribution représentait-elle selon vous un acte délibéré de gestion ? Les responsables savaient-ils dès le départ que l’ensemble des plis ne serait pas livré, envisageant ainsi une forme de double dividende ?
Troisièmement, face à la non-distribution des plis et compte tenu de l’enjeu fondamental pour le bon déroulement des élections, quelles alertes ont été lancées ? Dans la chaîne hiérarchique, qui a été informé des importantes difficultés rencontrées lors de la distribution ? À qui ces alertes ont-elles été adressées ?
Enfin, pensez-vous qu’il soit nécessaire que nous entendions également les dirigeants de l’époque pour compléter notre compréhension de la situation ? Bien que vous représentiez la voix des salariés, certaines réponses pourraient être apportées par d’autres intervenants.
M. Philippe Viroulet. Je ne peux pas affirmer que ce marché ait été spécialement conçu pour Adrexo. Il s’agissait, semble-t-il, de la première fois qu’il était divisé en régions, ce qui permettait à d’autres entreprises que La Poste de concourir sur des volumes plus accessibles. L’objectif était probablement d’encourager une véritable concurrence et la société Adrexo s’est naturellement positionnée en raison de l’adéquation avec son activité.
La direction nous a présenté ce marché comme une opportunité pour l’entreprise de se redresser durablement en s’appuyant sur une activité réelle, plutôt qu’en recevant des financements sans contrepartie.
Concernant la non-distribution, je ne pense pas qu’elle ait été prévue dès le départ. L’entreprise avait d’ailleurs sollicité une avance sur le paiement afin de financer les investissements importants en matériel nécessaires pour mener à bien l’opération. Ces équipements ont par la suite bénéficié à l’exploitation courante de l’entreprise. Il ne me semble donc pas qu’il y ait eu une intention délibérée de ne distribuer qu’une partie des documents et de recycler le reste.
M. Glyn Evans. Mon analyse diffère, notamment concernant le second tour.
M. Philippe Viroulet. Après l’échec du premier tour, des mesures auraient dû être mises en place pour éviter que la situation ne se répète. Même si les délais étaient sans doute trop serrés, reconduire le même dispositif laissait présager des difficultés similaires.
Quant aux alertes, la chaîne hiérarchique était régulièrement informée de la situation sur le terrain, que ce soit en matière de recrutement, de mise en œuvre de la distribution ou de suivi de l’avancement des secteurs. Ces informations étaient supposées être transmises au ministère, ce qui pourrait expliquer les déplacements des préfets et les contrôles effectués sur place. À l’échelle locale, nous avons remonté toutes les informations sans chercher à les dissimuler. Une forte inquiétude régnait d’ailleurs parmi les salariés permanents et les cadres chargés de l’organisation. Des initiatives ont même été prises au niveau régional, comme le recours aux clubs de football pour recruter des jeunes en intérim. Chaque cadre régional a déployé tous les efforts possibles pour assurer le bon déroulement de l’opération.
M. Glyn Evans. Je tiens à préciser que la situation n’était pas identique dans tous les centres, certains n’étant pas concernés par la propagande électorale. Nous distribuions sur les départements limitrophes. Nous n’avons pas rencontré de problèmes majeurs car nous avons principalement fait travailler les permanents. La qualité de la distribution s’en est ressentie positivement car nous n’avons pas connu de difficultés particulières.
M. le président Thomas Cazenave. Selon vous, quelle part de la distribution à l’échelle d’Adrexo n’a finalement pas été effectuée ? Ce chiffre a-t-il été consolidé ?
M. Philippe Viroulet. Il nous est difficile d’apporter une réponse précise, car nous ne disposons pas d’une vision nationale. Les chiffres avancés par le ministère, établis sur la base d’une étude de terrain, semblent cependant assez justes. La situation variait considérablement selon les territoires. Par exemple, en Indre-et-Loire, la majorité des secteurs ont pu être couverts, d’autant plus que, pour le second tour, nous avons bénéficié du soutien de La Poste qui a pris en charge une partie de nos secteurs. Les petites communes, où nous assurions déjà la distribution publicitaire, ont posé moins de difficultés que certaines zones urbaines telles que Tours.
Concernant le suivi des alertes, un centre de surveillance devait initialement être mis en place au siège de l’entreprise à Aix-en-Provence. Ce dispositif devait permettre de suivre l’avancement de la distribution grâce aux données remontées quotidiennement par les badgeuses et de réagir en cas de problème. Ce projet a toutefois été abandonné en raison de contraintes opérationnelles. Prenons l’exemple d’un intérimaire chargé de distribuer dans un village : s’il revenait deux heures plus tard en ayant couvert seulement 20 à 30 % de sa tournée, il lui était souvent difficile de préciser exactement les rues déjà traitées. Sans plan annoté, il devenait impossible d’envoyer un second distributeur sans risquer de doubler certaines zones.
Quant à la manière dont ce marché a été accueilli, nous avons d’abord perçu positivement l’opportunité offerte à l’entreprise de se positionner sur cette activité, en adéquation avec son développement futur. Toutefois, en tant que spécialistes de la distribution, habitués à traiter des envois de masse comme ceux des annuaires Pages Jaunes, nous avons été étonnés par le choix d’une distribution nominative, alors même que le contenu des enveloppes était identique pour tous les destinataires d’une même zone. Ce mode de distribution a généré des difficultés supplémentaires, notamment dans les cas de boîtes aux lettres sans nom ou d’immeubles où les noms et numéros d’appartement ne sont pas toujours indiqués. Nous avons regretté l’absence d’une approche plus adaptée, qui aurait pu privilégier soit une distribution sur liste, soit une diffusion en tout-boîte. Cette dernière option aurait également permis de toucher les personnes non inscrites sur les listes électorales.
M. Glyn Evans. Une distribution en tout-boîte aurait impliqué un volume beaucoup plus important, de l’ordre de centaines de milliers, voire de millions d’envois, ce qui n’était pas matériellement réalisable en seulement deux ou trois jours. Personnellement, je distribuais environ 15 000 à 20 000 plis par jour sur ces trois jours, en travaillant dix heures quotidiennement, ce qui représentait déjà un maximum.
Nous savons que certains secteurs n’ont pas du tout été couverts, notamment au sein de la région Auvergne-Rhône-Alpes.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Nos chiffres indiquent 27,42 % de non-distribution, ce taux étant cohérent avec les éléments que vous avez mentionnés.
Il faut souligner la spécificité du marché électoral, qui présente deux contraintes majeures empêchant une distribution en tout-boîte comme les militants politiques peuvent le faire habituellement. Premièrement, nous disposons d’un nombre fixe de citoyens inscrits sur les listes électorales, correspondant à un nombre précis de plis. Les remboursements de l’État associés aux campagnes électorales sont basés sur ce nombre fixe, ce qui nous empêche de le dépasser. Deuxièmement, comme vous l’avez mentionné, certaines personnes ne sont pas inscrites sur les listes électorales mais résident néanmoins dans ces zones. Cette situation complexifie davantage la distribution. Le deuxième élément concerne le caractère nominatif de l’envoi, qui permet de s’assurer que la personne inscrite sur les listes électorales a bien reçu son courrier. En cas de non-réception, cela permet d’identifier les personnes qui ne sont plus à l’adresse indiquée et d’entreprendre les actions nécessaires.
Ma dernière question concerne l’aspect financier et la destination des fonds engagés. Vous mentionnez des sommes considérables et des marchés d’une valeur importante et avez également indiqué que, sur des années où l’entreprise réalisait 80 millions d’euros de bénéfices, 70 millions d’euros de dividendes étaient versés. Ces chiffres me choquent car il semble que l’argent ait profité à quelques-uns tandis que les salariés se retrouvent sans emploi. Qu’en est-il du côté des dirigeants de cette entreprise ? Des suites judiciaires sont-elles en cours ?
M. Glyn Evans. Lors de notre rencontre avec la ministre du travail à Saint-Ouen, nous avons soulevé la question des éventuels détournements de fonds et irrégularités fiscales, sur lesquels je n’ai aucun élément, ainsi que de la disparition de certaines sommes. La réponse qui nous a été apportée évoquait de simples jeux d’écriture comptable, une explication pour le moins intrigante. La ministre s’était engagée à solliciter une enquête auprès de Bercy sur la gestion financière du groupe Hopps dans son ensemble, incluant toutes ses filiales. Il est en effet aisé de faire circuler des fonds entre plusieurs entreprises appartenant à un même consortium et c’est précisément dans ces transferts que des mouvements financiers suspects ont été constatés, même si je n’en ai ni les tenants ni les aboutissants.
M. Philippe Viroulet. Il est essentiel de comprendre l’histoire récente de cette entreprise pour saisir l’ampleur des enjeux financiers. En 2017, elle a été rachetée par des actionnaires américains à un prix négatif : en plus de n’avoir rien déboursé pour l’acquérir, ils ont perçu 67 millions d’euros pour en prendre le contrôle, alors qu’elle était déjà en difficulté. À cela s’est ajoutée la valorisation de la mobilité du siège, initialement estimée à 10 millions d’euros et qui a finalement dépassé les 20 millions. Ces actionnaires sont donc repartis sans investir dans l’entreprise tout en bénéficiant de cette somme conséquente. Une partie de ces fonds, à hauteur d’environ 6,5 millions d’euros, a été transférée vers Colis Privé, une entreprise qui a ensuite été intégrée au groupe Hopps, la holding mise en place pour superviser l’ensemble des fililales.
En 2021, Colis Privé a été vendu pour 670 millions d’euros, dont la moitié a été reversée à Adrexo, qui en détenait 50 % des parts. Depuis 2017, les montants perçus par l’entreprise ont donc été considérables. Pourtant, en raison de graves difficultés économiques, elle a dû contracter d’importants emprunts avant la cession de Colis Privé.
Si les 50 millions d’euros issus du marché représentent une somme significative, ils doivent toutefois être mis en regard avec les 670 millions de la vente de Colis Privé, dont une partie substantielle est revenue à Adrexo. Cette situation soulève des interrogations quant à la gestion et à la liquidation de l’entreprise qui, malgré ces entrées massives d’argent, n’a jamais ajusté son modèle économique pour atteindre la rentabilité. Depuis 2017, et même avant, l’entreprise n’a jamais été à l’équilibre, ce que son ancien propriétaire justifiait par une rentabilité structurellement négative. Cette absence de redressement, malgré les ressources disponibles, interpelle sur la stratégie adoptée et les choix financiers opérés.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Souhaitez-vous apporter d’autres éléments ?
M. Glyn Evans. Je souhaite en effet soulever plusieurs points supplémentaires. L’entreprise s’est toujours retranchée derrière des événements tels que les gilets jaunes, le covid ou la guerre en Ukraine pour justifier ses errements et ses dépenses inconsidérées, bien que seul le covid ait réellement eu un impact sur la distribution des publicités. Par ailleurs, il était question que l’expérimentation Oui Pub débute en 2025. En tant que membres de l’Assemblée nationale, détenez-vous des informations sur ce sujet ?
M. le président Thomas Cazenave. Les travaux de la commission d’enquête se concentrent sur le bon déroulement des élections, et plus spécifiquement sur la distribution de la propagande électorale. Bien que l’ex-Adrexo fasse partie de ce contexte, l’objet de la commission n’est pas de traiter cette entreprise de manière exclusive mais plutôt d’examiner les opérations électorales dans leur ensemble. Le rapporteur a souligné que les difficultés liées à l’adressage de la propagande ont constitué un obstacle majeur à une organisation efficace des élections, c’est pourquoi cette question est au cœur de notre enquête. Certains éléments du modèle économique d’Adrexo dépassent néanmoins le cadre de notre enquête, qui se concentre avant tout sur l’organisation des élections et sur les enseignements à en tirer. Des mesures ont d’ailleurs déjà été prises, notamment avec La Poste, qui a repris l’intégralité du marché.
Vos remarques soulèvent des points intéressants, tels que la pertinence des adresses nominatives sur des plis identiques, qui s’accompagnent de plusieurs réflexions sur les pratiques et leur impact sur la distribution.
Quant à votre question sur Oui Pub, je n’ai pas de réponse précise à vous fournir mais le rapporteur, qui maîtrise bien ces enjeux, peut certainement vous éclairer davantage sur ce point.
M. Glyn Evans. L’enquête sur les dirigeants met en lumière des faits troublants.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Comme l’a rappelé le président, notre commission d’enquête porte effectivement sur l’organisation des élections. Cependant, en vous convoquant et en vous donnant la parole sur ce sujet, vous apportez des éléments qui pourraient légitimement être signalés à la justice. Il est également de notre responsabilité, si nous avons des doutes sur des éléments que vous signalez et qui pourraient être contraires à la loi, de les porter à la connaissance de la justice. J’ai noté plusieurs points qui me semblent effectivement troublants.
M. Philippe Viroulet. Pour conclure, la CAT va déposer une plainte devant le tribunal de commerce d’Aix-en-Provence, qui est en cours de rédaction. Nous avons créé un collectif d’anciens salariés qui représentera environ 650 participants dans ce dossier. Nous avons également engagé environ 500 procédures devant le conseil de prud’hommes d’Aix-en-Provence pour contester les licenciements, en raison précisément des fautes de gestion que nous avons constatées.
Sur le plan pénal, notre plainte met en évidence un certain nombre de faits d’abus de biens sociaux et de fautes de gestion. Il ne s’agit pas de simples erreurs mais de fautes qui ont appauvri l’entreprise, probablement dans le but d’enrichir d’autres filiales et de conduire l’entreprise à la liquidation, sachant que le marché publicitaire déclinait et qu’aucun autre marché, pas même celui de la propagande électorale, ne pouvait soutenir l’activité de l’entreprise.
M. le président Thomas Cazenave. Nous vous remercions d’avoir apporté des précisions sur ce qu’il faut bien appeler un fiasco dans la distribution de la propagande électorale, avec hélas les conséquences que vous avez décrites lors de votre propos liminaire.
La séance s’achève à dix-huit heures trente-cinq.
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Présents. – M. Bruno Bilde, M. Thomas Cazenave, M. Antoine Léaument
Excusé. – M. Xavier Breton