Compte rendu

Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, ancien sénateur, co-rapporteur en 2010, avec M. Hugues Portelli, d’une mission d’information du Sénat sur le thème : “Sondages et Démocratie : pour une législation respectueuse de la sincérité du débat politique”.              2

– Présences en réunion................................11

 


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 20

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à quinze heures.

 

 

M. le président Thomas Cazenave. Nous entamons aujourd’hui la séquence de nos travaux consacrée aux sondages en accueillant M. Jean-Pierre Sueur, ancien ministre, ancien député, ancien maire d’Orléans, ancien sénateur et membre éminent de la commission des lois du Sénat, qu’il a présidée de 2011 à 2014.

Vous avez été en 2010 co-rapporteur, avec M. Hugues Portelli, d’une mission d’information sur la place des sondages dans notre système démocratique, qui appelait à une législation plus respectueuse du débat politique et qui a trouvé une traduction législative en 2016.

Echanger avec vous constitue donc une bonne entrée en matière s’agissant du rôle des sondages, de la législation qui les encadre et des adaptations rendues nécessaires par les évolutions des technologies et de la société.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Pierre Sueur prête serment.)

M. Jean-Pierre Sueur. Je suis honoré que vous m’accueilliez pour présenter le travail que j’ai accompli avec Hugues Portelli. Comme vous l’avez rappelé, tous deux préoccupés par la question des sondages, nous lui avons consacré en 2010 un rapport, devenu quelques jours plus tard une proposition de loi – nous avions anticipé cette séquence rapide afin d’agir en toute indépendance, sans laisser le temps à nos amis sondeurs d’allumer des contre-feux.

Ce texte, présenté par mon collègue et dont j’étais le rapporteur, a été adopté à l’unanimité par le Sénat en 2011. Il a fallu cinq ans pour qu’il arrive devant l’Assemblée nationale, malgré mes multiples démarches auprès de la présidence de la République, des premiers ministres successifs, des ministres et des députés pour l’inscrire plus rapidement à l’ordre du jour. Ce délai tenait probablement aux liens entre les sondeurs et ce que j’appellerai d’un terme impropre la classe politique.

J’ai pris pour porte d’entrée la proposition de loi de modernisation de diverses règles applicables aux élections, déposée fin 2015. Comme je l’ai souvent fait au cours des dix ans que j’ai passés à l’Assemblée nationale et des vingt-deux ans que j’ai passés au Sénat, j’ai pris le risque de déposer un amendement reprenant l’essentiel de la proposition de loi qui me tenait à cœur. Passerait-il ? Le suspense fut insoutenable, puisque l’Assemblée nationale s’y est opposée jusqu’à l’ultime lecture. Au dernier moment, René Dosière a réussi à convaincre ses collègues de l’adopter. Le Conseil constitutionnel n’y a pas mis d’obstacle. J’avais pourtant quelques craintes, vu l’évolution de sa jurisprudence s’agissant de l’article 45 de la Constitution, article dont je suis un grand adversaire. Alors que je n’en avais jamais entendu parler durant les vingt premières années de ma vie parlementaire, l’on a commencé à le brandir pour déclarer irrecevable tout amendement jugé trop éloigné du texte. L’article 45 prévoit pourtant que même les amendements ayant un lien indirect avec le texte sont recevables. Je n’en ai pas fait les frais en l’espèce, mais cet obstacle se présente fréquemment. Sachant qu’il n’est pas simple pour un parlementaire de faire aboutir une proposition de loi, la possibilité de la faire passer par des amendements est précieuse. À l’époque, le gouvernement s’en est remis à la sagesse des deux assemblées – je tiens à souligner que Manuel Valls a joué un rôle important en la matière.

Les sondages façonnent l’opinion, et l’opinion est une construction. L’acte politique, auquel nous sommes tous attachés, ne consiste pas à se demander tous les matins comment se conformer à l’idée que les Français se font de tel ou tel sujet au vu des sondages. Cela ne produit que des réponses stéréotypées qui vident la politique de son intérêt. La question que nous devons nous poser chaque matin est la suivante : qu’est-ce que je crois juste, indépendamment des sondages d’opinion ?

La loi de 1977 relative à la publication et à la diffusion de certains sondages d’opinion était déficiente, et les sondages manquaient cruellement de transparence. Nous avons commencé par définir notre objet dans la loi : « Un sondage est, quelle que soit sa dénomination, une enquête statistique visant à donner une indication quantitative, à une date déterminée, des opinions, souhaits, attitudes ou comportements d’une population par l’interrogation d’un échantillon. »

Nous avons par ailleurs imposé que la première publication ou diffusion de tout sondage soit accompagnée d’une série d’informations : nom de l’organisme l’ayant réalisé ; nom du commanditaire et nom de l’acheteur s’il est différent – qui commande, qui paie, qui publie ; nombre de personnes interrogées ; dates auxquelles il a été procédé aux interrogations ; texte des questions posées ; mention précisant que tout sondage est affecté de marges d’erreur ; marge d’erreur des résultats publiés ou diffusés, le cas échéant par référence à la méthode aléatoire ; mention indiquant le droit de toute personne à consulter la notice prévue à l’article 3 de la loi. Ces obligations ont peiné à se faire admettre et restent bafouées.

Il faut savoir qu’un sondage effectué auprès de 1 000 personnes présente une marge d’erreur de plus ou moins 2,5 points – étant précisé que l’incertitude régresse aux valeurs extrêmes. Ce n’est pas sans conséquences quand un candidat à l’élection présidentielle est crédité de 49 % d’intentions de vote et son concurrent de 51 %. En 2002, les enquêtes d’opinion plaçaient Lionel Jospin devant Jean-Marie Le Pen, et tout le monde ou presque y croyait dur comme fer. Seules certaines rédactions se sont alertées tardivement d’un possible renversement. Le scrutin a confirmé le résultat des sondages tel qu’il aurait dû être présenté, c’est-à-dire avec une marge d’erreur de 2,5 points. Si l’on entend s’adresser à des citoyens adultes, capables de comprendre, on doit leur expliquer que les sondages n’identifient que des écarts. Évidemment, il n’est pas très vendeur pour un quotidien d’annoncer que tel candidat emporte la préférence de 48 % à 52 % des Français… Il nous paraissait quoi qu’il en soit essentiel que les sondages mentionnent leur marge d’erreur.

Dans notre grande naïveté, nous n’avions imposé la publication de ces informations que lors de la première publication ou diffusion. Les instituts ont recouru à un subterfuge consistant à mettre en ligne les sondages en bonne et due forme sur un site internet quelconque, pour être dispensés de produire les mentions légales dans les publications grand public ultérieures. Ce point pourrait être amélioré dans les lois futures.

La loi prévoyait par ailleurs que les informations suivantes soient publiées sur le site de la Commission des sondages : objet du sondage ; méthode selon laquelle les personnes interrogées ont été choisies, choix et composition de l’échantillon – aléatoire ou par quota ; conditions dans lesquelles il a été procédé aux interrogations ; proportion de personnes n’ayant pas répondu à l’ensemble du sondage et à chacune des questions ; le cas échéant, nature et valeur de la gratification perçue par les personnes interrogées ; le cas échéant, critères de redressement des résultats bruts du sondage. Inutile de dire que cette disposition est peu ou mal appliquée.

Les sondeurs, que j’ai souvent réunis, ont affirmé en chœur qu’ils adoptaient une méthode par quota – et non pas aléatoire comme les Anglo-Saxons – qui ne leur permettait pas de calculer les marges d’erreur. Les statisticiens que j’ai interrogés les ont unanimement contredits : on peut mesurer la marge d’erreur dès lors qu’on la calcule sur un échantillon identique à celui qui aurait été utilisé dans la méthode aléatoire.

J’ajoute que les résultats communiqués par les médias ne correspondent généralement pas aux chiffres bruts, mais aux chiffres redressés. Puisque je plaide pour la transparence intégrale de ces outils qui jouent un rôle dans la démocratie, la formation de l’opinion et le vote, j’ai demandé que les critères de redressement soient précisés. Il suffit de consulter le site de la Commission des sondages pour constater l’hypocrisie avec laquelle cette obligation est appliquée : une simple ligne signale que l’enquête a fait l’objet d’un redressement « compte tenu du contexte » …

Les sondeurs m’ont soutenu que le redressement était leur affaire : « Quand vous allez au restaurant, vous ne demandez pas la recette au chef ! » Ils prétendent exercer une activité scientifique, gage de crédibilité. Je leur ai rétorqué que lorsque je réalisais des travaux de sciences humaines et sociales comportant des statistiques, je communiquais tous mes chiffres et précisais la méthode employée. Ajoutons qu’un restaurateur n’a pas l’ambition de faire de la science ! Je demande donc que tout soit mis sur la table, car un redressement n’a rien d’anodin. Il fut un temps, par exemple, où les personnes interrogées n’avouaient pas leur intention de voter pour Jean-Marie Le Pen ; les résultats étaient donc redressés au vu des élections précédentes. Quand Marine Le Pen est entrée dans la course, les critères de redressement qui valaient pour son père ont été maintenus. La situation était-elle vraiment comparable ? Dans certains cas, aussi, les instituts ne veulent pas publier des résultats qui s’éloignent trop de ceux de leurs confrères. Bref, il y a un certain flou. Il me paraît nécessaire que tout soit rendu public : les résultats bruts, les résultats publiés, les raisons du redressement et la nature des questions. Bien souvent, les questions d’ordre politique sont posées dans des sondages omnibus couvrant une multitude de sujets, ce qui peut introduire un biais. Surtout, la nature des questions et l’ordre dans lequel elles sont posées influencent les réponses, par effet de halo : la question précédente oriente la suivante.

La Commission des sondages ne s’est malheureusement pas montrée aussi vigilante que nous l’aurions souhaité. J’ai beaucoup travaillé avec Alain Garrigou, qui y a siégé et a mis en évidence ses divers manques et défaillances. Je regrette qu’elle fasse peu usage des pouvoirs importants qui lui sont octroyés, notamment celui de publier des remarques mettant en cause les conditions de réalisation de certains sondages.

Notre proposition de loi comportait une disposition – qui n’a malheureusement pas été reprise dans la loi de 2016 – relative à la gratification des personnes interrogées. Il me semble que dans une société démocratique, républicaine, accepter de répondre à un sondage est une attitude citoyenne. Je ne confonds naturellement pas l’électeur avec le sondé. L’électeur fait un choix républicain après mûre réflexion, selon ses convictions ; le sondé est un individu passif dont on prend la température ; mais il accepte ainsi de participer à un processus qui peut avoir un effet sur le champ politique. Aussi notre rapport et notre proposition de loi préconisaient-ils d’interdire toute gratification. C’était manifestement trop demander : la loi s’est contentée d’exiger que les sondeurs précisent la nature et le montant des gratifications.

La composition de la Commission des sondages – laquelle a perdu son statut d’autorité administrative indépendante en 2017 – a aussi son importance. J’étais consterné qu’on ne prévoie d’y nommer quasiment que des juristes, alors que la complexité du sujet impose que des mathématiciens, des statisticiens et des spécialistes des sondages y siègent également. J’ai péniblement réussi à introduire trois personnalités qualifiées en matière de sondages aux côtés des deux membres du Conseil d’État, des deux membres de la Cour de cassation et des deux membres de la Cour des comptes. Elles sont désignées respectivement par le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale. C’est tout ce que j’ai pu faire, et je vous implore d’aller au-delà. Les sondages sont un sujet très technique qui requiert une maîtrise des statistiques.

La multiplication des sondages par internet change la donne, même si les constats que je vous ai livrés restent valables. D’aucuns prétendent que les enquêtes en ligne ne comportent pas de marge d’erreur ; c’est faux. Quel que soit le mode d’administration des questions, la marge d’erreur reste d’environ 2 % pour 1 000 personnes interrogées. Le problème est que les sondeurs ne sont plus maîtres de l’échantillon. Ils sollicitent de grandes entreprises spécialisées dans la fabrication de bases d’adresses e-mail auxquelles les individus s’inscrivent contre une gratification – généralement des points donnant droit à des appareils ménagers, des voyages… C’est totalement malsain. Ces entreprises et les sondeurs estiment que la gratification est nécessaire pour recueillir suffisamment de réponses. Le brillant article de Luc Bronner paru dans Le Monde, « Dans la fabrique opaque des sondages », montre qu’une même personne peut s’abonner à une dizaine de fichiers, si bien que l’on aboutit à une sorte de salmigondis, de purée, plutôt qu’à des panels. Les sondeurs prélèvent 1 000 e-mails dans cette grande base, mais nous ne savons ni comment ils choisissent ce sous-ensemble, ni comment ils composent leur échantillon. Ils affirment que cette sélection est aléatoire, mais le problème est que la base de données initiale ne l’est pas : elle est constituée de personnes qui ont voulu obtenir une gratification. Sont-elles représentatives de la population française ? J’en doute. Précision étonnante, les personnes qui mettent plus de trente secondes à répondre aux questions sont rayées des fichiers.

Ainsi, différents biais font peser des doutes sur la transparence de la fabrication de l’échantillon global.

La méthode des quotas est pertinente, bien qu’elle présente quelques défauts : dans la journée, on contacte des étudiants, des vacataires ou des demandeurs d’emploi qui sont chez eux et il faut parfois patienter jusqu’au soir pour trouver une ménagère de 65 ans ou une agricultrice de 35 ans afin de remplir les quotas. Il me semble difficile d’appliquer la méthode des quotas à partir de la base indistincte des adresses e-mail collectées sur internet.

Cette nouvelle façon de faire des sondages n’invalide en rien la volonté de transparence qui était celle des parlementaires lorsqu’ils ont adopté cette loi exigeante – notamment grâce à l’intervention de René Dosière –, laquelle doit être appliquée plus strictement. À cet effet, il me paraît sain d’engager une nouvelle réflexion tenant compte du phénomène des sondages par internet et rendant la composition de la Commission des sondages plus adéquate à son objet – sans que cela porte atteinte à ses membres actuels.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie pour ce propos liminaire passionnant, dans lequel j’ai retrouvé des éléments qui ont incité cette commission d’enquête à se pencher sur les sondages. Ainsi, vous avez évoqué l’impact qu’ont pu avoir les sondages sur l’élection présidentielle de 2002 ; leurs conséquences sur celle de 2022 est à l’origine de notre réflexion : l’un des candidats apparaissait dans certains sondages 6 à 8 points au-dessous de son résultat final, ce qui a pu avoir des effets sur la participation. Vous avez également ouvert des pistes de réflexion nouvelles, en particulier concernant les entreprises utilisant des bases de données d’adresses e-mail.

Vous dites que la politique perd de son intérêt quand les décisions sont prises en fonction des sondages, et que l’un des objectifs du moment électoral consiste à choisir ce que l’on croit juste. J’aime beaucoup cette formule, « ce que l’on croit juste » – et non pas seulement ce qu’on croit possible. Pensez-vous que les sondages puissent avoir un impact notable sur les décisions électorales des citoyens ? Pensez-vous qu’il serait judicieux de les interdire avant une élection, pendant une période plus ou moins longue ? Pensez-vous, comme certains, qu’il faille complètement les interdire pour laisser les électeurs se concentrer sur le fond ?

Venons-en aux marges d’erreur. Considérez-vous qu’il est normal que des instituts de sondage publient des données selon la classe d’âge ou l’orientation politique des participants, issues d’échantillons plus larges et sans préciser les marges d’erreur propres à ces catégorisations ? Prenons l’exemple d’un sondage effectué selon la méthode des quotas auprès de 1 000 personnes, parmi lesquelles 130 ont entre 18 et 24 ans. Peut-on sérieusement analyser l’opinion de la moitié de ces 130 personnes compte tenu de la faiblesse de cet échantillon, prélevé dans un échantillon qui, lui-même, présente une marge d’erreur ?

Les moyens dont dispose la commission des sondages, en particulier humains, soulèvent des interrogations : si mes informations sont exactes, une seule personne y travaille à temps plein. Estimez-vous ces moyens suffisants pour que la commission exerce son contrôle ou faut-il les augmenter ?

Tout en reconnaissant que les sondages peuvent avoir une influence sur le vote, vous promouvez leur transparence et recommandez de faire confiance aux citoyens. Mais est-ce encore possible lorsque des milliardaires possèdent à la fois des journaux, des chaînes de télévision et des instituts de sondage ? Ne pensez-vous pas qu’une situation où la même entité est à la fois le commanditaire, le producteur et le commentateur d’un sondage présente un risque de manipulation de l’information ? Je fais évidemment allusion au groupe Bolloré.

M. Jean-Pierre Sueur. L’interdiction, je n’y crois pas. La publication des sondages électoraux est interdite en France le jour du scrutin et la veille, mais pas en Suisse ou en Belgique. Cette situation est un peu ridicule, puisque les instituts continuent à faire des sondages de sortie des urnes, qui sont publiés dans des journaux étrangers et accessibles en France à une élite politico-médiatique. Une interdiction temporaire est donc utopique et une interdiction totale serait probablement inconstitutionnelle, puisque contraire à la liberté d’expression.

Je souscris à vos propos relatifs aux marges d’erreur. Sur un échantillon de 1 000 personnes, la marge d’erreur sera de l’ordre de 2,5 points ; sur un panel de 600, elle sera de 3 à 3,5 points. Certains sondages à bas prix sont aussi des sondages à bas revenu intellectuel. Cela a un sens d’indiquer la marge d’erreur de l’ensemble de l’échantillon, mais ça n’en a aucun si 130 personnes en sont extraites ; un si petit échantillon ne permet pas de prédire quoi que ce soit de sérieux.

La Commission des sondages est une sorte d’annexe du Conseil d’État : elle y est hébergée et un conseiller d’État, M. Guyomar, a été mis à sa disposition – il a dû être remplacé depuis, tout comme sa présidente bénévole. Il est absolument indispensable que cette commission soit indépendante et dispose de locaux et d’un financement propres. De plus, je le répète, je suis favorable à la modification de sa composition  : les compétences attendues de personnes amenées à statuer sur des outils mathématiques et statistiques complexes doivent être clairement établies.

En ce qui concerne M. Bolloré, il importe de respecter tout à la fois la liberté d’expression et la transparence : ce n’est pas parce que des liens existent entre tel institut de sondage et telle publication qu’un sondage doit produire des résultats confortant les opinions politiques dominantes au sein de la rédaction. Il est impossible d’interdire à un journal de publier des sondages, mais on doit veiller à faire clairement savoir qui en est le commanditaire et qui le financeur. Je pense notamment à un sondage qui avait été financé par une haute autorité et publié par un journal ayant un certain écho.

On peut imaginer légiférer pour interdire à une entité possédant un organe de presse d’acquérir un institut de sondage, mais ce serait arbitraire. La seule solution consiste à lutter pour plus de transparence, en modifiant la composition de la Commission des sondages, en étant intransigeant quant aux informations accompagnant le sondage et quant à celles communiquées à la Commission des sondages et accessibles à tous. C’est grâce à la transparence que nous progresserons.

M. le président Thomas Cazenave. De manière générale, et avec le recul, diriez-vous que la pratique des sondages entache le résultat des élections et que cela constitue un biais ? Estimez-vous que ce biais représente une menace pour la démocratie ?

Vous avez souligné que la communication relative aux sondages manque de transparence, malgré la loi. Avez-vous constaté des différences dans les pratiques sondagières ? Y a-t-il de bons et de mauvais élèves en la matière, dont les pratiques sont plus ou moins risquées ?

Enfin, vous nous avez alertés au sujet des biais des sondages effectués par internet, qui semblent moins fiables que ceux réalisés par téléphone. Quelle place les premiers occupent-ils dans le secteur des sondages politiques ? Présentent-ils les mêmes risques que ceux qui avaient motivé les évolutions législatives découlant de votre mission ?

M. Jean-Pierre Sueur. Oui, les sondages ont un effet sur le résultat des élections, même s’il est difficile de le mesurer scientifiquement. Lors de la dernière élection présidentielle, les médias publiaient jusqu’à trois sondages par jour et en parlaient presque autant que de l’élection elle-même. Cela ressemble à la course de petits chevaux évoquée en son temps par Michel Rocard : on cherche à savoir qui est devant et qui est derrière, alors qu’il faudrait plutôt se demander pour qui et pour quoi on vote.

Les sondages peuvent avoir un effet d’attraction lorsqu’ils sont favorables et de répulsion lorsqu’ils sont défavorables. Avant l’élection présidentielle de 1995, quelques grands esprits ont considéré que tout était joué entre Jacques Chirac et Édouard Balladur, mais rien n’est joué d’avance. Par conséquent, puisqu’on ne peut interdire les sondages et que leurs effets sont réels, la seule réponse possible est la transparence.

La Commission des sondages devrait exercer beaucoup plus souvent son pouvoir de signalement des erreurs et des malfaçons. Dans de nombreuses situations, la loi n’est pas respecté ; cela devrait faire l’objet des sanctions prévues, qui s’accompagnent d’amendes considérables.

Oui, certains instituts de sondage sont plus fiables que d’autres – qui finissent d’ailleurs par disparaître. La différence était encore plus nette à l’époque où les sondages étaient effectués par téléphone selon la méthode des quotas : il était alors possible de comparer les productions des uns et des autres et de les confronter à la réalité.

Il y a aussi là quelque chose d’un peu mythique. Dans toutes les civilisations, on s’est intéressé aux gens qui disent l’avenir. De grands hommes politiques allaient consulter des cartomanciennes… On aime savoir ce qui va se passer, et ce goût joue un rôle en la matière.

Mais, parmi les patrons des instituts et les scientifiques qui y travaillent, il y a des personnes très rigoureuses et d’autres qui le sont moins. Le redressement peut avoir l’air d’être fait au doigt mouillé, « compte tenu de ceci, de cela… ». Il faudrait spécifier, sans se contenter d’écrire « compte tenu du contexte », qu’une fois pris en considération le résultat de telle élection, de telle autre et la prédiction que l’on peut faire quant à la stabilité de l’électorat, on a décidé d’ajouter 2 points à tel ou tel candidat. Il suffit de le dire et la transparence est assurée.

Enfin, le nombre de sondages par internet augmente – malheureusement – énormément et ce mode de sondage, qui n’existait pas à l’époque où j’ai travaillé sur le sujet, se généralise, pour une raison très simple : si on veut obtenir un échantillon représentatif de 1 000 personnes en utilisant la méthode des quotas, il faut passer des milliers de coups de téléphone, alors que, pour un sondage par internet, on a seulement besoin de prévoir une gratification et d’acheter un échantillon à l’une des deux entreprises leaders de ce marché, Dynata et Bilendi. Il serait intéressant pour vous d’entendre les personnes qui réalisent ces sondages pour comprendre leur fonctionnement et leur articulation avec ces vendeurs d’adresses e-mail. Comment, sur des millions de profils, trouve-t-on les 1 000 qui vont composer l’échantillon représentatif, et selon quels critères ? Cette nouveauté n’invalide rien de ce qui existe, mais mérite d’être regardée de près.

Mme Nicole Dubré-Chirat (EPR). Y a-t-il une grande différence entre ces sondages et ceux qui étaient réalisés par téléphone ? La difficulté à définir l’échantillon et à se le procurer n’est-elle pas la même ?

Les sondages par internet devraient-ils être plus strictement encadrés dans la loi, pour davantage de transparence quant à la méthode et pour faire respecter des principes déontologiques comme l’interdiction pour le sondeur d’avoir un lien avec le pourvoyeur de la gratification ?

La plupart des électeurs se déterminent très tardivement. Étant donné l’influence que les sondages peuvent avoir sur le vote, la question du délai pendant lequel leur diffusion n’est plus autorisée se pose.

Quant au risque de conflit d’intérêts, donc de manque de loyauté et de transparence, au sein d’un groupe comme Bolloré, ne justifierait-il pas un déport comme il en existe pour les députés ou les membres d’une association ?

M. Jean-Pierre Sueur. Je suis entièrement d’accord avec vos propos.

En ce qui concerne les sondages par internet, il serait très utile de préciser la loi au sujet de la manière dont l’échantillon est sélectionné, dont les adresses servant à le constituer sont acquises. À cet égard, la suppression de la gratification sera la question qui fâche : sans gratification, plus d’échantillon, m’ont dit les sondeurs. Autrement dit, la gratification joue un rôle dans le choix que fait un citoyen de s’inscrire à un panel. Dans notre proposition de loi, nous avions interdit toute gratification, mais, à cette époque, il n’y avait pas ou peu de sondages par internet.

On ne peut pas interdire les sondages et il est difficile de les interdire dans un certain délai, pour les raisons que j’ai expliquées – ou alors il faudrait aussi les interdire dans les pays voisins, ce qui n’est pas possible. La seule possibilité est de tenir bon concernant tous les critères de transparence. À cet égard, il y a d’immenses progrès à faire pour que la loi soit appliquée.

Le risque de conflit d’intérêts est patent. Tout le système médiatique français repose sur des entités possédées par de puissants chefs d’entreprise. Il y a eu au fil du temps, ici, à l’Assemblée nationale, énormément de tentatives pour garantir l’indépendance des médias. Des journalistes ont courageusement créé des sociétés de rédacteurs, qui peuvent jouer un rôle important dans la vie des journaux.

L’interdiction de posséder un institut de sondage si on est déjà propriétaire d’un média risquerait d’être inconstitutionnelle. Mais si les résultats d’un sondage correspondent parfaitement aux attentes et à l’idéologie du propriétaire des médias qui le diffusent, c’est étrange et il y a un problème. C’est comme quand, au gouvernement puis au Sénat, je m’occupais de droit funéraire et que je voyais dans une revue une publicité pour une entreprise de pompes funèbres en face d’un article sur la même entreprise… C’était un peu gros !

Il faut une grande indépendance des instituts de sondage comme des médias. Comment ? Par des règles, par la loi, dans le respect de la liberté d’entreprendre et du principe de concurrence. Il faut débusquer les faux sondages. Rien n’est plus facile que de biaiser les sondages. Il faut donc une éthique, dont la Commission des sondages doit être la gardienne. Elle peut beaucoup à condition d’intégrer les compétences nécessaires et d’avoir le désir de faire évoluer les choses. Ce ne serait pas une bonne chose qu’elle soit trop liée aux instituts de sondage.

M. le président Thomas Cazenave. Pour surmonter les problèmes de redressement et de marge d’erreur, ne faudrait-il pas être plus prescriptif quant à la manière de communiquer les résultats ? Par exemple, imposer de communiquer un intervalle au lieu d’un chiffre ? Cela relèverait de la régulation plutôt que de l’interdiction et cela rendrait la communication plus transparente. L’avez-vous envisagé lors de vos travaux ?

M. Jean-Pierre Sueur. Vous prêchez la vertu et vous avez tout à fait raison ; le seul problème, c’est d’y arriver. La loi impose de publier les marges d’erreur et les journaux le font désormais ; à la télévision ou à la radio, c’est déjà plus aléatoire et, comme je l’ai expliqué, c’est bien commode de publier une première fois le sondage dans une revue ou sur un site confidentiel. Ce serait pédagogique de préciser la marge d’erreur et ça se fait en quelques mots, mais, à la télé ou à la radio, chaque mot pèse. Et puis imaginez qu’au soir du second tour de la présidentielle, Le Parisien titre « M. X/Mme Y entre 49 et 51 %, son adversaire entre 51,5 et 49,2 % » ! Mais si la Commission des sondages était un gendarme plus rigoureux, elle pourrait obtenir des résultats.

La loi interdit aussi de faire des sondages sur le second tour avant le premier. Cela n’aurait aucune pertinence et ce serait biaisé, puisque l’on ne sait pas qui sera présent au second tour.

Tout cela demande de la vertu, laquelle est nécessaire à la République. Je vous félicite de continuer ce travail, salutaire pour notre démocratie.

Je n’ai pas de recette miracle. Je le répète, il faut appliquer au mieux tous les critères de transparence. S’agissant des sondages par internet, l’expérience en grandeur réelle menée par Luc Bronner m’a édifié ; elle en montrait vraiment le caractère biaisé. Comment le grand échantillon est-il composé à partir de cette soupe de millions d’adresses e-mail ? Comment extrait-on ses composantes, selon quel critère ? Dans quelle mesure est-il représentatif de la population française ? Si on adopte la méthode anglo-saxonne, aléatoire, alors il faut qu’elle le soit vraiment, qu’on n’ait pas demandé qui est candidat pour être sondé – et pour gagner un fer à repasser ou des couverts en acier inoxydable.

Si nous allions jusqu’au bout de la démarche, ce serait très moral mais les instituts protesteraient. La méthode des quotas, selon laquelle on passe des appels téléphoniques jusqu’à avoir rempli toutes ses cases, est plus fiable, mais c’est l’articulation de cette dernière et de l’utilisation d’internet qui est problématique : comment trouver des quotas dans cette masse aléatoire fournie par les sociétés collectant les données ? Il se peut même que ce qu’on aura extrait ne permette pas de remplir les quotas.

Donc : transparence, transparence, transparence !

M. le président Thomas Cazenave. Merci beaucoup.

 

 

La séance s’achève à seize heures dix.

———


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Thomas Cazenave, Mme Nicole Dubré-Chirat, M. Emmanuel Duplessy, M. Antoine Léaument

Excusé. – M. Xavier Breton