Compte rendu

Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France

– Audition commune, ouverte à la presse, de M. Alexandre Dézé, professeur de science politique à l’université de Montpellier, et de M. Luc Bronner, grand reporter au journal Le Monde..              2

– Présences en réunion................................19

 


Mercredi
12 mars 2025

Séance de 18 heures 30

Compte rendu n° 21

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Thomas Cazenave,
Président de la commission
puis de
M. Pierre-Yves Cadalen, vice-président
 

 


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La séance est ouverte à dix-huit heures trente.

 

M. le président Thomas Cazenave. Messieurs, vous avez tous deux travaillé sur les sondages : monsieur Bronner, vous avez publié en novembre 2021 dans Le Monde une enquête titrée « Dans la fabrique opaque des sondages » ; monsieur Dézé, vous avez notamment publié en 2022 un livre intitulé Dix leçons sur les sondages politiques. Vos conclusions à tous les deux sont plutôt critiques.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Luc Bronner et M. Alexandre Dézé prêtent successivement serment.)

M. Luc Bronner, grand reporter au journal Le Monde. Ma démarche est partie d’une curiosité de journaliste. Je lisais, en bas des notices des sondages, qu’ils reposent sur des questionnaires autoadministrés, sur internet, avec parfois la précision de l’utilisation de panels ou d’access panels. Pendant des années, j’ai lu ces études sans aller plus loin, en considérant que je devais me concentrer sur le nombre de répondants, leur profil, les conditions d’administration du sondage, les dates de réalisation, les questions – bref, des critères assez simples. Mais j’ai voulu savoir comment fonctionnaient ces panels et ce que recouvrait l’autoadministration des sondages – une formule qui m’a toujours beaucoup plu.

J’ai commencé par chercher « sondages en ligne » sur Google, puis « sondages rémunérés » puisque cette caractéristique est vite apparue – cette rémunération est très faible, il ne faut pas surestimer la valeur financière de ces réponses. Je me suis inscrit sur un premier site de sondages, sur un deuxième, sur un troisième… Je me suis alors rendu compte qu’il y avait là un matériau journalistique peu exploité, un matériau scientifique peu travaillé aussi, puisque j’ai également consulté les publications scientifiques sur le sujet et les documents publiés par les instituts de sondages : l’opacité de ce domaine est réelle.

Je me suis donc livré à une pratique toujours délicate d’un point de vue journalistique : j’ai inventé des alias, créé de fausses identités, afin de répondre de façon quasi industrielle – si on peut dire cela à l’échelle d’un individu – à des centaines de sondages, pendant plusieurs semaines. Je ne recommande cela à personne, soit dit en passant. Heureusement, cette discipline ne correspond pas à la pratique réelle.

J’ai répondu à des sondages sur des pneus, du chocolat, l’image de Michel-Édouard Leclerc, des sex toys, des croquettes pour chat… Cette liste à la Prévert reflète vraiment ce que proposent les entreprises qui procèdent à des sondages. Elles se font appeler « instituts » de sondages et c’est leur liberté, mais ce sont d’abord des entreprises de marketing. Elles répondent à une demande sociale : tester des messages commerciaux, des packagings, des stratégies commerciales… Je n’ai pas les chiffres, bien sûr, et vous pourrez le vérifier auprès d’elles, mais c’est là l’essentiel de leur activité.

À côté de cela, il y a l’activité des sondages politiques, dont les conséquences en période électorale sont majeures. Entre mes réponses sur les croquettes pour chat et les marques automobiles, j’ai donc commencé à répondre à des sondages sur mes intentions de vote, avec pour choix méthodologique de répondre n’importe quoi, afin de ne surtout pas avoir d’impact, à ma petite échelle – une forme de précaution, mais aussi une façon de montrer que l’on peut répondre de façon parfaitement aléatoire à ces questions. J’ai ainsi répondu à plusieurs dizaines d’enquêtes pour à peu près tous les instituts de sondages présents sur le marché français.

J’en ai tiré quelques constats et quelques interrogations sur la fiabilité de ces outils.

Les répondants choisissent de s’inscrire : c’est une démarche volontaire. Une enquête, scientifique celle-là, réalisée par l’Insee, l’Ined (Institut national d'études démographiques) et Santé publique France, pointe cette fragilité méthodologique majeure des sondages en ligne. Les gens le font pour des raisons de tous ordres : par curiosité personnelle, pour gagner un peu d’argent, pour des raisons politiques peut-être.

Les questions s’enchaînent de façon parfois déroutante : vous connaissez certainement le principe de ce que les sondeurs appellent les « omnibus », c’est-à-dire des sondages dans lesquels se succèdent des questions très diverses, qui vont de votre consommation de camembert à votre besoin éventuel d’un prêt immobilier, pour en arriver à vos opinions politiques et au choix d’un futur président de la République. Il est troublant de voir ensuite l’utilisation qui est faite de ces réponses dans le champ politique.

Les entreprises marketing que sont les instituts de sondages répondent après tout à un besoin social – des entreprises, des médias, des partis politiques, des candidats ; je voudrais donc m’arrêter sur la façon dont les médias font part de ces résultats. Car si je critique la méthode de ces entreprises, je ne suis pas moins réservé sur l’attitude des médias. Nous n’avons pas toujours présenté leur méthodologie avec suffisamment de clarté et nous en faisons, je crois, un usage inconsidéré : nous leur accordons une place démesurée dans ce qu’on peut appeler la fabrique de l’opinion. Pour nous rassurer, nous pourrions rappeler que l’addiction aux sondages des politiques que vous êtes et des gouvernants est tout aussi spectaculaire : il n’est que de voir les budgets du service d’information du gouvernement (SIG) votés ces dernières années et les études, y compris comportementales, que mène cette instance. Ce sont des usages récurrents, pour employer un terme diplomatique. La question de l’addiction aux sondages et de la place de ces études dans le débat public ne me paraît pas devoir être posée aux instituts eux-mêmes : après tout, ils sont sur un marché, ils répondent à une demande, ils ont des commanditaires, des financeurs, des diffuseurs. La question s’adresse à nous, médias, à vous, partis politiques, gouvernants, élus.

Par ailleurs, les sondages proposent une représentation d’une société : au-delà des intentions de vote, ils présentent certains thèmes comme importants aux yeux des Français. Ils ont tendance à résumer la société par une série d’items : la sécurité, l’immigration, le pouvoir d’achat… qui sont des caricatures d’une société.

Les médias devraient donc à mon sens se montrer plus responsables et plus mesurés dans l’usage qu’ils font de ces outils.

M. Alexandre Dézé, professeur de sciences politiques à l’université de Montpellier. Je suis d’autant plus ravi de m’exprimer devant vous que j’ai été privé de parole au cours des deux dernières années, étant sous le poids d’une plainte pour diffamation déposée à mon encontre par l’Ifop parce que j’avais osé critiquer l’un de ses sondages dans les colonnes du Monde. L’Ifop s’est finalement désisté à quarante-huit heures de l’audience : c’était donc bien là ce que l’on appelle une procédure bâillon. Nous pourrons peut-être revenir sur la façon dont certains instituts, ou certains de leurs responsables, traitent les chercheurs qui portent sur l’industrie sondagière un regard qui ne conforte pas la vision dominante.

J’ai commencé à m’intéresser aux sondages politiques quand j’étais étudiant et que je faisais ma thèse à Sciences Po Paris : pour gagner ma vie, j’avais été embauché par l’un de mes professeurs, Jean-Louis Missika, dans son cabinet de conseil, JLM Conseil. Jean-Louis Missika avait notamment dirigé l’institut BVA, et il m’a chargé d’être l’interface entre les clients du cabinet et les instituts de sondages. J’ai ainsi travaillé pour la mairie de Paris, pour le Parti socialiste, pour le Figaro, pour le SIG…

Les sondages sont ensuite devenus pour moi un objet de recherche et le thème de plusieurs de mes enseignements. J’ai même cofondé, avec Jean-Yves Dormagen en particulier, un master centré sur les métiers des études et du conseil : j’ai ainsi formé un certain nombre de sondeurs qui travaillent actuellement dans les instituts. Tous les étudiants connaissent mon regard critique.

L’existence des sondages politiques est aujourd’hui complètement naturalisée, de même que leur finalité : on a l’impression qu’ils sont capables de nous dire ce que pense l’opinion publique, de mesurer les rapports de force politiques, de prédire même l’avenir politique. Et les résultats des enquêtes s’imposent comme des évidences : personne ne prend vraiment le temps de déconstruire la manière dont les résultats des enquêtes sont produits.

Les sociologues cherchent souvent à aller contre le sens commun : j’aimerais donc rappeler ici quelques-uns des problèmes majeurs que pose la production sondagière.

Le premier problème est celui de l’omniprésence, de la surabondance. En France, en moyenne, 1 000 sondages d’opinion sont publiés chaque année et 5 000 à 10 000 sont réalisés sans être publiés. En un demi-siècle, le nombre de sondages réalisés dans le cadre des campagnes présidentielles a été multiplié par 40 : nous sommes passés de 14 sondages en 1965 à 560 en 2017. Même la Commission des sondages parle dans son dernier rapport d’un « champ médiatique saturé ».

On peut aussi noter la place qu’ils ont prise dans la production et l’appréhension du politique. Ils sont au cœur de l’actualité politique ; ils sont devenus indispensables à tous les acteurs politiques. Le SIG dépense des millions pour en commander. On a parfois l’impression que les sondages fabriquent maintenant les candidatures, qu’ils participent à la sélection des candidats. C’est sur les sondages que se fondent les banques pour délivrer des prêts aux acteurs politiques, et l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour définir la représentativité des partis et des listes. Notre actuel Premier ministre a proposé que les sondages servent de base aux maires lorsqu’ils accordent leur parrainage. Quand on prend conscience de la façon dont sont produites ces enquêtes, on frémit à l’idée qu’elles aient pris une telle importance !

Les sondages n’ont pourtant jamais présenté autant de faiblesses méthodologiques. Ils ne se sont presque jamais autant trompés. Nous avons tous en tête quelques erreurs historiques – 1995, 2002, le Brexit, les trois dernières élections présidentielles américaines – mais elles sont présentées comme exceptionnelles. En réalité, toutefois, ces erreurs sont constantes. Dans mon livre, j’ai recensé les dernières estimations pour toutes les élections depuis 1995, donc celles censées être les plus fiables : elles sont erronées ou approximatives dans un cas sur deux. Dans quel secteur professionnel tolérerait-on un tel taux d’erreur ? Imaginons un médecin qui pose le bon diagnostic pour un patient sur deux, un boulanger dont une baguette sur deux est comestible… Ce qui est remarquable, dans le secteur de l’industrie sondagière, c’est que ces éléments sont considérés comme sans grande importance.

Et je vous ai cité là le taux d’erreur des sondages réalisés au plus près de l’élection ; or une grande partie des enquêtes est produite bien avant. Depuis 1995, aucune enquête réalisée un an avant le scrutin présidentiel n’a prédit correctement l’ordre d’arrivée du premier tour. À six mois de l’élection présidentielle, les estimations ne sont encore fiables que dans un cas sur huit ; à trois mois, dans un cas sur trois. Or, en 2017, à trois mois du premier tour du scrutin présidentiel, près de 40 % de la production des sondages de la campagne avait déjà été déjà publiée. Bref, la valeur de cette production est quasi nulle. Mais elle contribue à produire des rapports de force complètement virtuels, qui nourrissent un débat interminable et inutile.

Dans son rapport d’activité 2024, la Commission des sondages écrit avoir « fait le constat que la valeur prédictive des sondages avait progressé considérablement lors du passage des enquêtes réalisées par téléphone à celles administrées en ligne ». Je pense que cette assertion est fausse.

La représentativité des échantillons constitue un autre problème. Ils sont construits sur un nombre insuffisant de variables de quotas, et généralement de trop petite taille. Dans le cas d’un sondage sur des intentions de vote, l’échantillon est de 1 000 personnes, mais seules celles qui sont inscrites sur les listes électorales et déclarent une intention d’aller voter ainsi qu’une orientation de vote seront prises en considération : en général, il faut diviser l’échantillon de départ par trois. Pas besoin d’avoir suivi des cours de statistiques pour savoir qu’avec un nombre aussi faible de répondants, on parvient évidemment à des prévisions qui n’ont aucun rapport avec la réalité !

Luc Bronner l’a très bien rappelé : les échantillons en ligne sont très problématiques. On ne devrait simplement pas faire des sondages sur des personnes volontaires, autorecrutées et qui remplissent elles-mêmes leur questionnaire, dans des conditions dont on ignore tout. N’oublions pas non plus qu’il y a 14 millions de personnes en France qui ne sont pas connectées ou qui se connectent très rarement, ou qui souffrent d’illectronisme, c’est-à-dire qu’elles n’arrivent à faire une recherche sur internet : elles sont exclues des enquêtes en ligne.

Tout le monde peut s’inscrire sous n’importe quelle identité – j’ai fait comme Luc Bronner et j’y ai passé du temps. Je me suis appelé John, je remplissais n’importe quoi : j’étais une femme, j’étais ouvrière, j’habitais le Nord, j’étais musulman… Et je répondais à des sondages omnibus, où l’on passe de questions sur l’environnement ou sur l’insécurité à une question sur mon vote si une élection devait se tenir le dimanche suivant – alors que nous sommes trois ou quatre ans avant l’élection. Or on connaît les effets de halo : les questions influencent toutes les réponses proches.

On ne sait rien non plus de la façon dont ces réponses sont contrôlées. Dans les questions politiques, je disais que j’étais d’extrême gauche mais que j’allais voter à l’extrême droite alors qu’il y a dix ans j’avais voté au centre. Qui décide que mes réponses sont cohérentes ? En tant que sociologue, je n’écarterais pas d’emblée l’idée qu’un tel électeur pourrait exister. Qui pose les principes de la cohérence électorale ? Comment ces questions sont-elles concrètement traitées par les sociétés qui s’occupent des access panels ?

Il faut encore évoquer la question des redressements. La loi du 25 avril 2016 contraint les instituts de sondages à publier « s’il y a lieu, les critères de redressement des résultats bruts du sondage ». Généralement, il est décidé qu’il n’y a pas lieu de les publier. Les notices publiées sur le site de la Commission des sondages sont souvent très fragmentaires sur ces points. Elles mentionnent le redressement socio-démographique, qui ne nous apprend pas grand’chose : les personnes non diplômées ou sous-diplômées, issues de catégories sociales plutôt basses dans la hiérarchie sociale, ne répondent pas ; en revanche, celles qui ont un capital culturel élevé sur-répondent. Les notices mentionnent les redressements par rapport aux précédentes élections. Mais ce qui nous intéresserait vraiment, on ne le sait pas. Quels sont les coefficients qui sont appliqués ? Quelles sont les colonnes de référence ? Comment s’opèrent concrètement ces redressements ? Pierre Weill, ancien patron de la Sofres, avait été cité il y a quelques années dans Le Monde disant que les redressements relevaient de la recette de cuisine, mais aussi du « pifomètre ». Cette légèreté est incroyable ! Autrement dit, le dernier mot est laissé au responsable de l’institut de sondages : si, manifestement, les redressements ne correspondent pas au rapport de force ressenti, on le modifie.

Je considère enfin que les contrôles auxquels sont soumis les sondages politiques sont insuffisants. La loi est très peu contraignante : les instituts doivent déposer leurs notices à la Commission des sondages, ce qui se fait en ligne, et rendre publiques certaines informations qui ne sont absolument pas cruciales, comme la date et les modalités de réalisation du sondage, la taille de l’échantillon… Il est aussi interdit de publier des sondages la veille d’un scrutin. Et c’est tout ! La loi de 2016 était bienvenue ; il faut rappeler que la proposition de loi issue des travaux d’Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur avait été adoptée à l’unanimité au Sénat en 2011, avant d’être bloquée à l’Assemblée nationale.

Ce travail est important mais des ambiguïtés demeurent. On pourrait ainsi s’attendre à ce que la Commission des sondages s’intéresse à l’intégralité des sondages politiques : il n’en est rien. Elle ne contrôle que les sondages « portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral » : beaucoup de sondages politiques très problématiques passent ainsi sous les radars, et ce sont souvent ceux qui structurent le débat. Le satisfecit que s’attribue la Commission dans ses rapports d’activité est stupéfiant !

Un détail ubuesque : la loi contraint les instituts de sondages à publier les marges d’erreur, alors qu’elles ne sont pas calculables avec la méthode d’échantillonnage utilisée par les instituts, c’est-à-dire la méthode des quotas ; elles ne le sont qu’avec la méthode aléatoire. Si le législateur a choisi de passer outre ce que tous les statisticiens savent, c’est parce qu’Hugues Portelli et Jean-Pierre Sueur ont considéré, peut-être à raison, qu’il valait mieux faire figurer des marges d’erreur pour rappeler que les sondages sont des approximations. Mais la loi impose ainsi quelque chose qui est dénué de sens.

Et qui s’intéresse aux marges d’erreur ? Les instituts, depuis la loi organique de 2021, sont obligés d’en faire mention à chaque fois qu’ils publient une enquête. Mais je n’ai jamais lu un seul article qui les expliquait ou les prenait en considération : dans l’économie médiatique actuelle, cela ne marche pas. On ne publie pas un sondage en une accompagné de sa marge d’erreur ! L’effet éditorial serait brisé.

La composition de la Commission des sondages pose problème, comme Alain Garrigou vous l’a dit. À l’heure actuelle, il me semble qu’elle compte deux experts et que, parmi ses membres, deux sont des statisticiens et onze sont issus de la haute fonction publique – de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, du Conseil d’État – et ne sont pas des spécialistes des sondages. Hugues Portelli avait dit dans une interview accordée à France Info en 2017 que les membres de la commission étaient tous « incompétents » en matière de sondages. C’est un sénateur qui le dit ! Il serait donc à mon sens temps d’y réfléchir.

Enfin, la Commission travaille a posteriori, c’est-à-dire trop tard.

Je salue votre initiative et vous remercie de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur ce sujet.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Monsieur Dézé, je vous soutiens, avec mon groupe parlementaire, face aux procédures bâillons si souvent utilisées dans le secteur industriel pour museler ceux qui ont le malheur de déplaire à ceux qui ont de leur côté la puissance de l’argent.

Avec cette commission, La France insoumise voulait aussi poser la question de l’impact des sondages sur les élections. Les scientifiques eux-mêmes ne sont pas unanimes, mais chacun se dit qu’il y a bien un impact.

Cela peut infliencer d’abord les thèmes débattus dans la campagne électorale. En commandant des sondages sur l’insécurité ou sur l’immigration, on crée une ambiance qui n’est pas seulement électorale, mais qui est une ambiance politique globale – surtout quand la même personne possède à la fois le journal qui commande le sondage et la chaîne de télé qui le commente : cela fait beaucoup de conflits d’intérêts !

Cela peut aussi concerner le niveau des intentions de vote. Les instituts de sondages se défendent face aux accusations d’erreur en disant qu’ils publient une photographie de l’opinion qui montre la vérité à un instant “T” – vérité qui n’est pas forcément celle du jour de l’élection. Jean-Luc Mélenchon a fait 6 points de plus au premier tour de l’élection présidentielle que ce que prévoyaient les sondages quarante-huit heures avant : à votre sens, cela entre-t-il dans la logique des marges d’erreur statistiques ? Une progression de 6 points en quarante-huit heures est-elle possible ?

On peut s’interroger aussi sur les élections législatives. Les sondages donnent souvent le Rassemblement national gagnant. Pourtant, il ne gagne pas, et depuis un petit moment – j’ai commencé mon engagement politique par la critique des sondeurs et des médias : j’avais alors parlé de « lepénisation médiatique et sondagière ». On nous disait encore en 2024 que le Rassemblement national était quasi assuré d’obtenir une majorité absolue : ce n’est pas ce qui s’est produit, car il y a des dynamiques propres à la vie politique que les sondages ne peuvent pas prendre en compte.

Considérez-vous que les sondages alimentent le débat de façon démocratique ou bien qu’ils empêchent une partie du débat sur le fond, sur les programmes notamment ?

Enfin, que faire ? Vous avez formulé des propositions quant à la Commission des sondages. Avez-vous d’autres conseils à adresser au législateur, notamment s’agissant des instituts de sondages eux-mêmes ?

M. Luc Bronner. Malgré leurs fragilités et leurs limites, les sondages contribuent au débat public et sont un instrument de mesure parmi d’autres de la température de la société à un moment donné. Il serait donc excessif et contreproductif de chercher à les supprimer. Il convient plutôt de réfléchir à la place qu’on leur accorde, à l’amélioration de leur qualité et de leur utilisation. Alexandre Dézé vous en a brillamment exposé les failles méthodologiques, et vous a rappelé les interrogations – aussi anciennes que les sondages eux-mêmes – suscitées par les redressements. Un sondage brut n’ayant qu’une valeur très relative, les instituts considèrent qu’il faut les redresser au moyen de méthodes qui ne sont pas connues – et c’est là une énorme limite.

Jean-Pierre Sueur et Alain Garrigou vous ont probablement retracé l’histoire des sondages, l’évolution lente qui a conduit des entretiens en face-à-face, puis au téléphone, jusqu’aux panels sur internet. Cette évolution répond à une logique économique – les derniers coûtent beaucoup moins chers en main-d’œuvre que les premiers – mais aussi à un besoin d’efficacité : de nos jours, les gens répondent beaucoup moins au téléphone qu’auparavant. Les sondages en ligne offrent donc l’avantage d’être moins onéreux pour les instituts et les commanditaires, tout en leur permettant de toucher un nouveau public. Autre avantage paradoxal des sondages par internet : les répondants y sont moins sujets à une forme d’autocensure qu’ils peuvent exercer lorsqu’ils sont interrogés en face-à-face ou au téléphone par exemple sur des pratiques sexuelles ou religieuses ou sur des votes considérés comme inacceptables.

En ce qui concerne les panels, leur immense fragilité tient à leur opacité – on ne sait rien sur eux –, renforcée par la diversité des acteurs. Vous avez des instituts de sondage qui se disent propriétaires de leurs panels, c’est-à-dire des centaines de milliers de personnes inscrites sur leur base, dont on ignore le profil et le mode de recrutement, aussi bien que l’utilisation individuelle qui en est faite. Vous avez aussi des entreprises, parfois très florissantes, dont une française, qui sont des prestataires de services : ils livrent des panels à des instituts de sondage.

 La constitution de panels est désormais un métier à part entière, et tout métier est a priori respectable. Mais il faut noter l’absence de contrôle de ces panels, de leur composition et de leur évolution : nous sommes aveugles en la matière. Après la campagne pour l’élection présidentielle, la Commission des sondages s’est contentée d’interroger les responsables des instituts. Ils ont répondu que tout allait bien – l’inverse aurait été étonnant ! On n’est pas allé creuser dans la méthodologie profonde des panels en ligne, ce que j’ai fait modestement en créant des identités complètement délirantes : j’ai eu 18 ans, 50 ans, 75 ans ; j’ai habité toute la France ; j’ai professé toutes les religions et toutes les opinions possibles. J’ai contribué à nourrir cette machine.

En premier lieu, il faut donc travailler en profondeur sur les panels et s’attaquer notamment à l’une des causes de la fragilité des sondages : les multirépondants – dont je suis certes un cas très particulier. Des chercheurs de l’Insee, de l’Ined et de Santé publique France ont montré que nombre de ces répondants sont membres de plusieurs panels. Sans être sociologue ou avoir l’expérience d’Alexandre Dézé, je crois pouvoir dire qu’une telle pratique est en dehors des clous sur le plan scientifique.

La deuxième piste d’amélioration concerne les potentiels conflits d’intérêts. Vous évoquiez des sondages commandés par des médias et pouvant être instrumentalisés à des fins politiques. À cet égard, alors qu’une partie du monde médiatique a clairement basculé à l’extrême droite, nous sommes dans une position un peu particulière. Ce premier aspect est bien connu.

Il y en a un second qui l’est moins : on ne sait pas comment les instituts de sondages gèrent ces potentiels conflits d’intérêts. En phase de campagne électorale, ils peuvent être rémunérés par des partis ou des candidats à une élection présidentielle, ce que la Commission nationale des comptes de campagne fait apparaître ultérieurement, puisque tous ces éléments sont publics. Ils peuvent aussi être partenaires de sondages publiés par des médias, y compris Le Monde. Étant à la fois partenaires de médias et conseillers de candidats, ils se retrouvent des deux côtés du champ du débat politique, ce qui me paraît délicat. En outre, ils peuvent avoir répondu à des commandes du SIG et être chargés d’analyser l’état de l’opinion pour l’État et ses différentes administrations. Quand on dirige un institut de sondage, comment gère-t-on ces potentiels conflits d’intérêts entre des commanditaires aux intérêts divergents, voire contradictoires ?

Des améliorations sur différents points ne permettront cependant pas de résoudre la question de la neutralité des sondages qui apparaît en filigrane. Les instituts de sondages prétendent qu’ils ne font que des photographies de l’opinion. Or si les sondages étaient neutres, ils n’auraient pas cette visibilité. Pour moi, il s’agit d’éduquer à la lecture de ces outils, et comment on tempère leur utilisation, car ils ne doivent être que des instruments parmi d’autres dans la fabrique du débat public, ce qui renvoie à nouveau à notre responsabilité de médias.

M. Alexandre Dézé. À entendre les responsables des instituts, les sondages ne seraient qu’une photographie de l’opinion. C’est une expression qui revient souvent. L’un d’eux, également chercheur à Sciences Po, disait : les sondages sont des photos et n’ont pas de caractère prédictif. En réalité, c’est exactement l’inverse : les sondages ne sont pas des photos et ils ont un caractère prédictif. C’est un vrai tour de force d’avoir imposé cette expression « photographie de l’opinion » comme définition dominante du sondage, laissant à penser que l’opinion publique existe ou préexiste et que les instituts n’ont plus qu’à l’enregistrer sous forme de cliché. Or la question de l’existence de l’opinion publique est fortement discutée, notamment par les sociologues. Cette expression est aussi pratique car elle assimile l’outil sondagier à quelque chose d’assez familier : un appareil photo, qui peut parfois dysfonctionner. Ce même responsable d’institut expliquait d’ailleurs qu’une photographie peut ne pas être bonne. Comme le dit l’un de mes collègues sociologues, elle est en effet souvent floue et mal cadrée.

Contrairement à ce que suggère cette idée de photographie de l’opinion, un sondage ne fixe pas le présent. Les sondages les plus importants dans le champ politique, ceux qui portent sur les intentions de vote, produisent une réalité purement artefactuelle. Voici quelques exemples, tirés de mes travaux, que j’ai préparés à votre intention afin de vous montrer à quel point ces sondages construisent une réalité politique en laissant penser qu’il s’agit d’une photographie de l’opinion – ce qui ne correspond absolument à rien.

En 2011, à un an de l’élection présidentielle, Paris Match titre : « Sondage présidentielle 2012. Sauf pour DSK, rien n’est joué. »

En février 2022, à trois mois de l’élection présidentielle, un autre sondage fixe des rapports de force complètement virtuels. Nous sommes alors à un moment où la Commission des sondages estime qu’il sort trois ou quatre sondages par jour : les résultats de ce bombardement d’enquêtes sondagières ne correspondront pas au score final, et les écarts sont vertigineux : 10 points pour Jean-Luc Mélenchon ; presque 9 points pour Valérie Pécresse ; 8,5 points pour Éric Zemmour qui, selon certains instituts, devait figurer au deuxième tour de l’élection présidentielle.

Voyons comment ces instituts créent des scénarios politiques, dessinent un espace, un champ des possibles politiques qui se révèle complètement discordant par rapport à la réalité finale. Lors des élections européennes de 2019, on avait annoncé un niveau record d’abstention, ce qui avait engendré un débat sur la crise de la représentation politique, la désertion civique, l’abandon des urnes par les citoyens. En réalité, lors de ces élections, on a atteint le quatrième meilleur niveau de participation électorale. Comme le montre cette capture d’écran, LCI commentait ainsi la situation : « Élections européennes : la grande surprise de la participation. » Si surprise il y a eu, c’est parce qu’on a cru les résultats de sondages qui, pendant toute la durée de la campagne, avaient annoncé une abstention catastrophique.

La surestimation des intentions de vote pour le FN puis le RN est, d’après mes analyses, l’un des objets politiques les plus rentables d’un point de vue médiatique. C’était vrai du temps de Jean-Marie Le Pen ; ça l’est encore davantage depuis que Marine Le Pen est devenue présidente du parti en 2011. On peut présumer que les instituts sont dans une logique de production spéculative : c’est à celui qui va fixer le niveau des intentions de vote le plus haut, afin de répondre aux attentes des médias, qui vont utiliser les résultats de sondages pour jouer des coups éditoriaux. Pour les élections départementales de 2015, les estimations de quatre instituts concernant les résultats du FN fluctuaient de 28 % à 33 %. L’institut qui prévoyait un score de 33 % a convoqué une conférence de presse dans un hôtel parisien, en présence de Marine Le Pen, pour la féliciter de ces bonnes intentions de vote. On a créé la croyance selon laquelle le FN allait exploser les scores. Or il est arrivé en tête, mais loin des niveaux prévus. Quelle a alors été la tonalité des commentaires ? Pascal Perrineau, pourtant un très bon spécialiste de ce parti, concluait : « Pour le FN, cette élection est un échec. » Or ce n’était un échec qu’au regard des résultats produits par les enquêtes sondagières.

Un même média, France 3, s’est illustré dans le traitement de Thierry Mariani lors des élections régionales de 2021 en Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca). Quelques jours avant le scrutin, il titrait : « Régionales 2021 en Paca : un nouveau sondage confirme la victoire du candidat RN Thierry Mariani dans tous les scénarios. » Au lendemain des élections, changement de ton : « Régionales 2021 : Thierry Mariani ou le naufrage du RN aux portes de la région Paca. » C’est un exemple d’une construction médiatique et sondagière de deux réalités différentes.

Le cas de Zemmour a été exemplaire lors de la campagne présidentielle de 2022. Avec mon collègue Michel Lejeune, j’avais déconstruit cette bulle sondagière dans une tribune parue dans Libération. Donnant l’alerte, nous expliquions pourquoi Éric Zemmour ne pouvait pas récolter entre 17 % et 19 % des suffrages, ce qui avait suscité de vives critiques de la part de certains sondeurs. Nous avions raison : M. Zemmour a recueilli 7 % des voix. Après chaque élection, il faut se souvenir que nous n’avons eu qu’une boussole pour nous repérer pendant la campagne : les sondages qui produisent des réalités complètement dissonantes par rapport à la réalité.

Je rejoins Luc Bronner : même si c’est désormais moins le cas, les sondeurs ont longtemps pratiqué le hold-up dans le domaine du langage, par exemple en se baptisant « institut » ou « laboratoire d’études », ce qui renvoie à des institutions scientifiques. Or ce sont des entreprises commerciales dont le but premier est de faire du chiffre d’affaires, pas de servir la démocratie. Cette offensive rhétorique fut la grande opération des premiers responsables d’instituts comme Gallup, aux États-Unis, pour légitimer la place des sondages dans la vie politique. À une époque où l’on ne sondait guère les électeurs, sinon à travers le vote de paille, l’idée était de présenter les sondages comme un élément du bon fonctionnement de la démocratie, comme des référendums sur échantillons éclairant les citoyens et les aidant à prendre leur décision. Pour ma part, je ne suis pas complètement certain qu’ils jouent ce rôle. La production sondagière est mue par des intérêts financiers, pas par des visées philosophiques. Les entreprises commerciales ne sont pas non plus au service de la science, pas plus que leur démarche ne repose sur la science, ce que Jean-Pierre Sueur et Hugues Portelli ont mis en évidence dans leur rapport de 2011.

Deux conditions doivent être remplies pour que l’on puisse parler de science : la transparence ; le fait que résultats soient vérifiables et reproductibles. Les instituts de sondage sont loin de remplir ces deux conditions. Tant que les responsables de ces instituts se retrancheront derrière le secret de fabrication, on en restera au même stade. Oui, il faut renforcer la législation. Oui, il faut contraindre les instituts à publier vraiment les critères de redressement, pas seulement « s’il y a lieu », pour qu’ils nous expliquent enfin pourquoi il existe de telles discordances entre les sondages sur les intentions de vote et les résultats finaux. Cette discordance est bien liée à un problème de méthode.

M. le président Thomas Cazenave. Vous nous dites que ces sondages omniprésents dans le débat public sont problématiques car ils transforment l’opinion et influent ainsi sur le résultat des élections. Puis vous nous expliquez qu’ils se trompent systématiquement. Si c’est le cas, ils ne transforment donc pas l’opinion. D’un côté, vous montrez à quel point ils ont pris une place importante lors des élections ; de l’autre, vous posez un diagnostic sans concession sur leurs erreurs – signe de leur faible capacité d’influence. Comment résolvez-vous cette équation ?

Vos propos sur la méthodologie, les redressements et les panels ne peuvent que susciter notre intérêt. Cela étant, si je me place du point de vue d’un responsable d’institut de sondages, je m’interroge : quel intérêt a-t-il à se tromper sur la méthode ? Il veut que son entreprise s’installe dans le temps et que ses clients soient satisfaits. Il veut donc que ses estimations soient le plus proche possible des résultats. Quel intérêt un institut de sondages aurait-il à se tromper sur les redressements et à utiliser des panels biaisés ? L’absence de transparence est problématique, je vous l’accorde. Mais n’est-elle pas destinée à protéger une forme de secret de fabrication de modèles sophistiqués ? Il me semble que les sondeurs ont quand même intérêt à corriger les biais et à donner l’image la plus proche possible de la réalité, même s’il y a débat sur l’existence de l’opinion publique. Quel intérêt auraient-ils à élaborer des panels défectueux, à faire de mauvais redressements et à se tromper ?

Vous décrivez un phénomène de sursaturation du débat public par des sondages qui se trompent lamentablement. Malgré cela, les instituts ont toujours des clients. Comment expliquez-vous que l’appétence pour les sondages ne se démente pas, y compris dans le secteur privé ?

M. Luc Bronner. La bulle concernant Éric Zemmour est très intéressante à observer. Pourquoi un institut de sondages décide-t-il un jour de placer Éric Zemmour dans une liste de noms testés ? Certains sondages sont confidentiels ; on ne connaît ni leur destinataire ni leurs résultats, même s’il peut y avoir des fuites. Dans la fabrique de l’opinion, un sondeur décide un jour de tester un nom, en appliquant une méthodologie et des moyens dont on ignore tout, pour des motivations commerciales. Une fois qu’un nom est testé et franchit les 5 % d’intentions de vote, il apparaît dans le débat public. Faites un post mortem – si j’ose dire – de la position d’Éric Zemmour dans les sondages. L’exercice peut répondre indirectement à votre question. De la même façon que les sondages sont autoadministrés, cette activité économique est autogénérée.

Un peu moins sévère qu’Alexandre Dézé, je pense que les sondages ne se trompent pas tout le temps, mais qu’on leur accorde trop d’importance. Éric Zemmour a été l’un des principaux animateurs de la campagne présidentielle. Il a échoué, mais il a peut-être contribué à replacer Marine Le Pen au centre de l’échiquier politique. Les sondages ont une responsabilité dans l’installation d’Éric Zemmour comme personnage public et dans l’importance qu’il a prise au point d’être crédité de 18 % à 19 % d’intentions de vote au premier tour, en novembre 2021, au moment où j’ai publié mon enquête, ce qui lui a valu d’être testé pour le second tour. Quasiment tous les experts politiques savaient pourtant qu’Éric Zemmour n’avait aucune chance de figurer au second tour. Il a néanmoins fait l’objet d’un test qui est devenu un fait politique commenté.

Évidemment, une entreprise ne choisit pas délibérément des instruments de mauvaise qualité. Pour ma part, j’ai travaillé avec des sondeurs, notamment Ipsos, un très bon institut de sondages. Je peux vous dire qu’ils réfléchissent en permanence à la manière d’améliorer leur outil : formulation et ordre des questions, extension de leur panel. Ils essaient de faire le mieux possible leur travail, mais dans un régime économique qui les pousse à faire du low cost et donc à réduire les coûts de tous les côtés. Le système se caractérise par un non-dit explicité dans mon article : les médias payant en général très peu les instituts de sondage, ceux-ci recherchent davantage une visibilité qu’une rémunération immédiate. Signe que les études politiques n’ont pas d’intérêt économique pour les instituts, la plupart de ces sondages sont sponsorisés. Tel ou tel sondage peut ainsi être associé au nom d’une entreprise de téléphonie, de logiciels ou de sécurité. Ces entreprises ne les financent pas par intérêt pour la démocratie, mais pour gagner de la visibilité : le sondage en question sera repris et commenté, associé à chaque fois au nom de l’institut de sondages, du sponsor et du média.

Pourquoi en arrive-t-on à ces outils de qualité médiocre dont je considère qu’ils doivent néanmoins exister ? Il y a besoin d’alimenter une machinerie médiatique et politique qui, à mon avis, fait vivre le débat de façon artificielle pendant des mois. Les instituts de sondages voient arriver des centaines de commandes collectives pour des sondages qui sont de faible qualité, surtout quand ils sont réalisés à partir d’échantillons vraiment réduits. C’est une industrie low cost qui essaie de réduire les coûts et de faire financer de façon indirecte ces opérations aux résultats peu satisfaisants.

À un moment où la vie politique devient hystérique et où les attaques contre l’État de droit et la démocratie se multiplient, la collectivité peut-elle se contenter d’une économie aussi pauvre et produisant un tel effet sur la société ? Cette question n’est pas de la responsabilité des instituts de sondage. C’est à nous, à vous de dire comment on essaie de monter un peu en gamme en matière de fabrique de l’opinion.

Une fois encore, je vous incite à regarder la construction de cette bulle sondagière et médiatique autour d’Éric Zemmour lors de la campagne présidentielle. C’est un cas d’école exceptionnel, qui a eu des conséquences politiques : la bulle a contribué fortement à déplacer le débat vers l’extrême droite et à faire revenir Marine Le Pen vers le centre, dans une position moins extrême que celle qu’elle occupait auparavant. Les thématiques abordées ont fait une place à une théorie raciste et complotiste, le grand remplacement, qui a été reprise ensuite par une partie de l’appareil politique. Si les entreprises du secteur ont bien raison de se défendre, le débat mérite beaucoup plus qu’une réponse corporatiste parce que les sondages produisent des effets majeurs.

M. Alexandre Dézé. Il est hélas impossible de prouver l’existence d’un effet des sondages sur les comportements électoraux : d’un point de vue méthodologique, c’est infaisable. Il faudrait pouvoir isoler l’effet propre des sondages sur la production de comportements électoraux dépendant d’un ensemble très complexe de variables, notamment sociales. Nous n’avons pas les moyens de le faire. Pour que les sondages aient un effet, il faudrait déjà que les individus y prêtent attention. Comment savoir si c’est le cas ? En faisant un sondage… Un institut s’est livré à l’exercice. Deux tiers des sondés ont déclaré ne pas s’intéresser aux sondages.

Cela n’a pas empêché certains intellectuels, sociologues et scientifiques de réfléchir, de spéculer sur les sondages, dont les effets sont souvent décrits a posteriori. Jacques Chirac aurait ainsi bénéficié d’un « effet underdog » en 1995 : une tendance à voler au secours du candidat mal placé. Quant à Emmanuel Macron, il aurait au contraire profité d’un « effet bandwagon » en 2017 : une propension à rejoindre la majorité pour se retrouver dans le camp du vainqueur. Nous n’avons aucun moyen de le vérifier.

Les effets des sondages sont plus mesurables sur les pratiques politiques ou médiatiques. Je n’ai pas dit que les instituts se trompaient de manière systématique, mais une fois sur deux, ce qui pourrait conduire à inverser la question : comment arrivent-ils à prédire correctement les résultats dans un cas sur deux ? Aidés en cela par les sondeurs, nous avons oublié que l’outil sondagier est parfaitement imparfait, caractéristique que les méthodes employées dans les instituts n’ont fait qu’accentuer. Des scientifiques, notamment des statisticiens de l’Insee, regrettent que l’on ne se tourne pas davantage vers une statistique publique plus respectueuse de l’orthodoxie, et l’ont fait savoir dans de nombreux articles et travaux. Les études statistiques de l’Insee, par exemple, n’ont pas grand-chose à voir avec les enquêtes sondagières réalisées par les instituts. On ne peut pas les confondre.

Tout va si vite qu’il est compliqué de faire machine arrière. Les responsables d’instituts appellent à faire preuve de pédagogie. Qu’ils donnent l’exemple et qu’ils nous expliquent, une bonne fois pour toutes, comment ils procèdent. Selon une croyance établie, les sondages sont en mesure de prédire l’avenir. C’est pour cette raison que l’on y recourt, que les acteurs politiques en font une telle consommation. Les sondages pourraient permettre d’y voir un peu plus clair dans ce domaine très complexe qu’est la politique, à condition que l’on cesse de leur attribuer une vocation qu’ils n’ont pas, celle du marc de café. Les débats s’en trouveraient apaisés. Nous en sommes loin car la prédiction est précisément le moteur de l’économie sondagière. Au lendemain d’un scrutin, on assiste d’ailleurs à une lutte entre les instituts pour savoir qui a produit les meilleures prévisions, ce qui entretient la croyance.

Il faudrait réfléchir à l’édification d’une statistique publique qui prendrait en charge ces enquêtes. Nous n’avons pas besoin de 560 sondages pendant une campagne présidentielle. Il vaudrait mieux en faire moins, mais de meilleure qualité. Il faut s’attaquer à l’ubérisation de la production sondagière : réduction des coûts ; course de vitesse dans un système à flux tendu ; volonté de sortir un chiffre qui fera le buzz car il sera ajusté à l’économie médiatique. Si l’on remettait un peu de qualité dans la production sondagière, on gagnerait en sérénité dans le débat.

À raison et avec honnêteté, Luc Bronner souligne le rôle des médias – la pédagogie doit être multidirectionnelle. Prenons un exemple de la logique spéculative de production des sondages autour du RN. Voici ce que l’on pouvait lire à la une de Libération, le 9 janvier 2012 : « 30 % n’exclueraient (sic) pas de voter Le Pen ». Quelques mois après l’élection de Marine Le Pen à la présidence du FN, une concurrence spéculative s’est établie entre instituts et entre médias pour fixer les niveaux d’intentions de vote le plus haut possible, dans l’unique but de faire vendre. Passons sur la belle faute d’orthographe contenue dans le titre – c’est leur punition. D’où vient ce taux de 30 % ? À la lecture de la notice du sondage et des explications fournies en pages intérieures de Libération, on comprend que c’est l’addition de trois blocs : les 8 % de sondés qui auraient répondu qu’ils voteraient « certainement » pour Marine Le Pen ; les 10 % qui auraient répondu « oui, probablement » ; les 12 % qui auraient répondu « non, probablement pas ». On a donc considéré que des personnes déclarant qu’elles ne voteraient probablement pas pour Marine Le Pen avaient autant de chances de le faire que celles qui répondaient qu’elles voteraient certainement pour la candidate du FN.

Dans un autre sondage, on a posé la question suivante à des Français musulmans : « Quand vous pensez aux auteurs de l’attentat de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo, quelle est votre réaction ? » On y a fait une addition tout aussi improbable que dans le cas précédent, avec l’idée sous-jacente de montrer que les Français musulmans réagissaient d’une manière différente du reste de la population. Sous un diagramme circulaire, on lit la légende suivante : « 18 % des musulmans n’expriment pas de condamnation à l’égard des auteurs des attentats. » Ce pourcentage résulte de l’addition des personnes qui ont coché les cases « Vous ne les condamnez pas » ou « Cela vous laisse indifférent ». Cette fois, on considère que les 13 % d’indifférents partagent à peu près les mêmes vues et opinions que les 5 % qui ne condamnent pas les auteurs de l’attentat de Charlie Hebdo. Dans un autre tableau fourni dans la notice, on voit que ce taux de 5 % ne varie pas quand on ne tient pas compte de la confession des personnes interrogées.

Je pourrais vous donner une liste infinie de sondages problématiques. L’un teste le potentiel électoral de Jean-Marie Bigard et de Michel Onfray. Pourquoi ? On ne sait pas. En voici un que je donne souvent en exercice à mes étudiants : la représentation du sondage laisse croire que les sondés qui sont satisfaits d’Édouard Philippe comme Premier ministre sont aussi nombreux que ceux qui en sont mécontents. C’est loin d’être le cas puisqu’il y a 34 % de satisfaits contre 62 % de mécontents. Celui-là est l’un de mes préférés : on a demandé à des abstentionnistes pour qui ils voteraient s’ils n’étaient pas abstentionnistes. Question totalement ubuesque : autant demander à des personnes végétariennes ce qu’elles mangeraient comme viande si elles n’étaient pas végétariennes ! Vous comprenez pourquoi je considère que la production sondagière est généralement très problématique.

Présidence de M. Pierre-Yves Cadalen, vice-président

M. Pierre-Yves Cadalen, président. En tant que membre de la commission des affaires étrangères, je souhaite évoquer un récent sondage commandé par 20 Minutes à OpinionWay et réalisé sur un échantillon de 314 jeunes de 18 à 30 ans. Ce sondage porte sur le rapport des jeunes à la situation internationale. Les journaux – 20 Minutes, mais aussi Valeurs Actuelles, La Charente libre et Yahoo Actualités – en reprennent la conclusion, à savoir que près de la moitié des jeunes Français sont prêts à s’engager dans le cas où le territoire national serait attaqué. Cela semble une évidence républicaine. Cependant, dans le contexte de l’allocution du président de la République, le sondage a été interprété comme une volonté d’aller au combat, ce qui alimente une ambiance va-t-en-guerre et sert l’idée que la guerre est inéluctable.

Je me suis alors demandé quelle question avait été posée aux sondés. Je ne l’ai pas trouvée : le site d’OpinionWay ne donne qu’un communiqué de presse et rien ne renvoie au sondage dans l’article de 20 Minutes. Ainsi, les journaux, à partir d’un échantillon de 300 personnes, titrent sur les 18-30 ans. Pire encore, si l’on regarde dans le détail ce qui les inquiète, on constate que 85 % – 266 personnes – des sondés sont préoccupés par la situation ukrainienne, 83 % par la politique étrangère de Donald Trump et 62 % par l’instabilité liée à la situation au Moyen-Orient. Or, dans 20 Minutes, cela devient « le conflit au Proche-Orient », ce qui est bien différent puisque la formule exclut la situation en Syrie. La troisième conclusion du sondage est que les jeunes sont favorables à l’augmentation des dépenses militaires. Nous n’avons pas accès aux questions ni aux marges d’erreur ; on sait simplement qu’il a été réalisé selon la méthode des quotas.

À un moment où la question de la guerre et de la paix se pose de manière cruciale en France et sur le continent, les sondages d’opinion jouent un rôle décisif car ils déterminent ce qu’il est acceptable ou non de dire. Personnellement, je m’informe par le biais de la presse écrite et des réseaux sociaux. Ainsi, il m’arrive de tenir, pendant un débat télévisé, des propos qui me semblent rationnels et qui sont en réalité exclus du champ légitime du débat. La circulation circulaire de l’information dont parlait Bourdieu – ici entre la production de sondages, dont personne n’interroge la méthodologie, et les plateaux de télévision, où leurs résultats sont présentés comme une évidence – pose un problème démocratique essentiel. Que pensez-vous de l’influence des sondages sur les conditions du débat qui précède l’élection ?

M. Luc Bronner. La faiblesse de l’échantillon devrait ôter toute valeur au sondage. C’est un exemple parlant : un média publie un sondage en exclusivité, ce qui ne signifie pas qu’il l’a financé ; l’information est reprise, dans un deuxième temps, par d’autres médias. C’est une logique low cost qui consiste à produire du bruit médiatique en commentant des sondages qui ressemblent à des informations sans coûter autant que des articles de fond écrits par des journalistes envoyés sur le terrain. Les conséquences sur le débat public sont graves : alors que les principes fondamentaux de l’État de droit et de la démocratie sont directement attaqués, peut-on s’appuyer sur des outils et des méthodes aussi peu fiables ?

Vous avez raison de dire que les entreprises de sondage contribuent à fabriquer les objets du débat. Leur responsabilité est immense dans le lien qui est fait dans le débat public entre l’immigration et la sécurité. Leurs méthodes sont sujettes à caution : lorsque j’utilise ma fausse identité de musulman auprès des instituts de sondage, je suis plus souvent sollicité pour des questions traitant de mon rapport à la République. C’est d’autant plus le cas que certains groupes de presse ont des idées politiques, culturelles, voire civilisationnelles et tendent à fabriquer une représentation du réel qui correspond à leur idéologie plus qu’à la réalité de la société française.

M. Alexandre Dézé. C’est typiquement le genre de sondage qui passe sous les radars de la Commission des sondages, ce qui explique que vous ayez eu des difficultés à trouver des informations complémentaires. La méthodologie en est fragile, avec une marge d’erreur de 5,8 points ; de plus, il rassemble une population tout sauf homogène au sein d’une catégorie unifiée qui laisse entendre que tous les 18-30 ans pensent sur le même mode, ce qui est évidemment faux.

Un discours de confusion entretient l’idée selon laquelle les sondages reflètent correctement l’opinion publique et les rapports de force électoraux. De ce fait, la population a une croyance élevée dans la capacité des sondages à dire le vrai. C’est ce que l’on appelle l’effet de véridiction. On a ainsi tendance à confondre les intentions de vote et la réalité électorale, voire à considérer qu’une intention mesurée par sondage vaut un vote. En l’occurrence, on confond les déclarations de 314 jeunes, si tant est qu’ils aient tous répondu, avec ce que pensent les jeunes en général, et on les verse au débat politique pour nourrir une représentation dominante de la situation actuelle, à savoir le potentiel guerrier de la jeunesse. C’est une description idéal-typique des logiques artefactuelles de la production sondagière.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est évident que la présentation des sondages dans les médias a un effet d’auto-entraînement. Les chaînes d’information en continu ont pris une place grandissante dans la production de l’information et, pour des raisons économiques, il faut constamment alimenter leur récit. Cela n’est pas sans lien avec l’accélération de la vie politique, où une histoire chasse l’autre. Il y a trois semaines, M. Bardella serrait la main de Steve Bannon ; aujourd'hui, il est contre M. Trump.

Nous recommandez-vous d’auditionner les entreprises qui constituent les panels ? Pensez-vous utile que nous enquêtions sur place ?

S’ils ne sont pas motivés par un intérêt économique, ni par la recherche de la vérité, quel intérêt les instituts ont-ils à produire des sondages qui ne correspondent pas à la réalité ? Pour les politiques, la réponse est évidente : influencer la politique. Vous semble-t-il possible qu’un parti politique s’organise pour investir les panels et fausser ainsi les résultats ?

Vous suggérez à la commission d’enquête de demander une transparence totale sur les redressements statistiques. Les instituts de sondage risquent de s’y opposer au motif que cela relève de leur cuisine interne. Mais il y a une différence entre les intérêts économiques des instituts de sondage et l’intérêt des citoyens, qui est de connaître la vérité, ou celui des chercheurs et des médias, qui est de proposer des éléments de critique méthodologique.

Je crois savoir que Ouest-France a décidé de ne pas commander de sondage pendant l’élection présidentielle. Cela vous semble-t-il une pratique médiatique intéressante ?

Pensez-vous que certains instituts donnent de meilleurs résultats que d’autres ? Le Cevipof a réalisé une enquête sur un panel de 23 000 personnes avec les mêmes méthodes que les instituts de sondage.

A-t-on déjà réalisé un avant/après sur un même panel pour savoir si les sondés avaient effectivement voté pour le candidat qu’ils avaient indiqué lors du sondage ?

Considérez-vous normal que les représentants des instituts de sondages viennent commenter ces mêmes sondages dans les médias ? Cela constitue, à mes yeux, un conflit d’intérêts majeur.

Vous avez dit que les sondages étaient des produits d’appel pour les instituts. En effet, c’est tout bénéfice : le journal leur paie le sondage, puis fait leur publicité en citant leur nom.

Enfin, que pensez-vous de l’influence des sondages de popularité politique en période pré-électorale ? Il me semble qu’ils ont une forte capacité à produire des candidats à la candidature en lançant les noms de candidats putatifs.

M. Luc Bronner. La circulation des sondages est sans commune mesure avec ce qu’elle était il y a vingt ans. Elle a été décuplée par une production massive à bas coût et par la viralité de l’information – ou, plus précisément, des opinions – sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu.

La Commission des sondages n’a pas les moyens d’enquêter sur la constitution des panels, qui constitue un enjeu démocratique. Je sais néanmoins que la société française Bilendi a doublé son chiffre d’affaires en deux ans – plus à l’international qu’en France – et qu’elle développe des outils d’intelligence artificielle pour permettre à ses clients de générer leurs propres enquêtes à partir des panels existants. Il serait pertinent de l’interroger sur son modèle économique.

Les instituts affirment qu’ils disposent d’outils intégrés à leurs panels pour éviter toute manipulation collective desdits panels. Des questions pièges, pour lesquelles la possibilité de se tromper est quasi nulle, sont intégrées aux questionnaires afin d’empêcher les réponses automatiques envoyées par des robots et les inscriptions massives venues de pays étrangers. Est-ce suffisant ? Je ne saurais le dire. Les méthodes artisanales m’inquiètent paradoxalement davantage : en créant chacun une douzaine d’adresses mail et autant d’alias, comme je le fais moi-même, il serait facile à quelques militants ayant suivi une courte formation de représenter plusieurs centaines ou milliers de personnes. Ce n’est pas suffisant à l’échelle d’une campagne, mais cela peut jouer pour faire émerger un candidat au-dessus de la barre symbolique des 5 % afin de créer une dynamique comme celle qui a entouré Éric Zemmour, laquelle pourrait, demain, bénéficier à un animateur de télévision d’extrême droite ou à un humoriste.

Les instituts de sondage vous répondront légitimement que le calcul des redressements est couvert par le secret des affaires, dont je me permets de signaler qu’il a été renforcé ces dernières années pour empêcher les médias de faire leur travail. Les éclaircissements demandés par la commission d’enquête seraient peut-être l’occasion de remettre la question sur la table.

Les médias ont des stratégies différentes vis-à-vis des sondages. Le Monde a choisi de s’associer avec Ipsos et le Cevipof, le Centre de recherches politiques de Sciences Po Paris, pour des enquêtes au long cours réalisées sur des échantillons pouvant dépasser 20 000 personnes afin de garantir un niveau de confiance élevé dans les statistiques produites. Leur méthode suscite des réponses contrastées dans le monde universitaire comme dans le monde médiatique, mais les chercheurs en sciences politiques du Cevipof fournissent un travail préparatoire solide sur la formulation et l’ordre des questions dans le but de minimiser leur influence sur les répondants. Nous jugeons qu’il est pertinent d’alimenter le débat public par des sondages de qualité tout en les remettant à leur place, qui est toute relative dans la fabrique de l’opinion. D’autres journaux ont fait le choix de ne pas recourir aux sondages : c’est le cas de Ouest-France, dont la récente annonce ne fait que confirmer une politique ancienne.

Les sondages de popularité intéressent avant tout les hommes et les femmes politiques. Je ne suis pas certain qu’ils reflètent fidèlement l’opinion : les premiers à ces classements, comme les vieux chanteurs, ne sont généralement plus aux manettes.

Comment protéger notre fonctionnement démocratique en évitant qu’une même personne conseille un candidat, commente les débats électoraux dans les médias et réponde à des marchés publics pour le SIG ? C’est un exercice compliqué qui relève à la fois de la responsabilité des instituts de sondage, du point de vue de l’éthique professionnelle, et de la vôtre, du point de vue du contrôle légal.

M. Alexandre Dézé. Le rapport d’activité de la Commission des sondages de 2022 dresse un tableau positif du travail réalisé par les entreprises chargées de la gestion des access panels, sans préciser comment elle a obtenu ses informations. Je suis frappé par l’opposition singulière entre l’article de Luc Bronner dans le Monde, qui a bousculé le milieu des sondages, et les affirmations de la commission selon laquelle les sondages en ligne ne posent aucun problème et les sociétés contrôlent correctement les réponses. Une véritable investigation serait la bienvenue.

On sous-estime combien les sondages ont pénétré la mécanique de production politique en France. Par une collusion d’intérêts entre les médias et les hommes politiques, ils sont devenus un produit d’information ordinaire, conforme aux règles de l’économie médiatique, car leur production coûte peu cher, les instituts de sondage baissant leurs prix pour s’offrir une fenêtre de publicité. Les sondages politiques représentent 1 à 5 % de leur chiffre d’affaires. L’essentiel est que leurs résultats circulent pour capter d’autres clients.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est une publicité bien particulière. D’ordinaire, une marque paie pour obtenir de la visibilité. Quand Le Journal du dimanche commande au CSA un sondage sur les statistiques ethniques, lequel est ensuite commenté dans tous les journaux du groupe Bolloré – et nulle part ailleurs –, c’est au contraire le commanditaire du sondage qui paie pour la publicité faite au sondeur !

M. Alexandre Dézé. C’est un échange de bons procédés – des sondages à bas coût contre une publicité maximale – qui explique la médiocrité de certaines enquêtes. Le but est de produire les résultats les plus spectaculaires possible pour faire le buzz. Le phénomène est particulièrement visible dans les périodes à forte intensité politique.

Au début des années 2010, Jean-Luc Mélenchon a essayé de lever le secret du redressement. Cela a eu l’effet contraire et le secret industriel a été renforcé. Je ne sais pas comment faire pour le lever. La Commission des sondages déclare qu’elle impose aux instituts une colonne de référence unique et un critère de certitude de choix. Concrètement, on ne sait pas ce que cela veut dire.

Il n’est pas facile de déterminer quels instituts produisent de meilleurs résultats, les classements entre instituts étant réalisés par les instituts eux-mêmes.

Il existe un type de sondage proche des avant/après que vous décrivez et que l’on appelle les rollings. Ce sont des sondages quotidiens qui combinent trois échantillons glissants : un de l’avant-veille, un de la veille et un du jour. Les avant/après sont une idée intéressante, mais ils ont leurs limites. À titre d’exemple, deux sondages réalisés sur les raisons de l’abstention aux élections présidentielles de 2017, l’un avant le premier tour, l’autre après, donnaient des résultats très différents. Notons qu’il s’agissait de questions fermées qui passent souvent à côté des raisons réelles. Dans le premier sondage, les principales raisons avancées étaient la déception vis-à-vis des hommes et des femmes politiques (41 %) – ce qui suppose de s’y connaître –, la conviction que le résultat de l’élection ne changerait rien (20 %) et le fait qu’aucun programme ne soit convaincant (19 %) – ce qui, là encore, suppose qu’on les ait lus. Dans le second sondage, on assiste à une reconfiguration de la hiérarchie des réponses, la première raison avancée étant l’indisponibilité le jour du vote (39 %). Les répondants se sont alignés sur ce qu’ils pensaient être une réponse légitime aux yeux des sondeurs avant le premier tour, à savoir que l’abstention ne pouvait avoir qu’une raison politique.

La production sondagière évolue en circuit fermé : ce sont ceux qui produisent les sondages qui viennent les commenter sur les plateaux. Cela ferme un peu plus l’espace à la critique.

Enfin, les sondages de popularité imposent des listes d’acteurs politiques sélectionnés par les sondeurs, les acteurs politiques, les journalistes et les spécialistes de sciences politiques. Mais ces personnalités sont-elles réellement connues des répondants ?

M. Pierre-Yves Cadalen, président. Merci de ces échanges passionnants qui nous seront utiles.

 

 

La séance s’achève à vingt heures vingt.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Pierre-Yves Cadalen, M. Thomas Cazenave, M. Antoine Léaument

Excusé. - M. Xavier Breton