Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Bernard Sananès, président d’Elabe, et de M. Vincent Thibault, directeur études-opinion 2
– Présences en réunion................................13
Mardi
29 avril 2025
Séance de 14 heures 30
Compte rendu n° 33
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Pierre-Yves Cadalen,
Vice-président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures trente.
M. Pierre-Yves Cadalen, président. Chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d’enquête cet après-midi en nous intéressant à nouveau à la question des sondages, à laquelle nous avons déjà consacré plusieurs auditions. À la suite de la table ronde du 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité interroger à nouveau les représentants de plusieurs instituts de sondage. À ce titre, nous accueillons M. Bernard Sananès, président d’Elabe, ainsi que M. Vincent Thibault, directeur d’études opinion.
Avant de laisser M. le rapporteur engager nos échanges, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bernard Sananès et M. Vincent Thibault prêtent serment.)
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer de nouveau à cette commission d’enquête. En ma qualité de rapporteur, je me suis rendu à la Commission des sondages pour récupérer les données brutes des sondages, à partir desquelles nous avons mené des analyses sondage par sondage, mais également des analyses agrégées. Il s’agit pour moi aujourd’hui de vous interroger sur plusieurs sondages qui m’ont semblé poser question.
Le premier sondage sur lequel je souhaite vous interroger, est le sondage « Les Français et les élections législatives », effectué le 5 juillet 2024 pour le compte de BFM TV et le journal La Tribune. Dans ce sondage, vous aviez réalisé une projection en sièges qui interroge. La Commission des sondages indique dans ses documents internes qu’elle n’exerce pas de contrôle sur les projections en sièges, mais sur ce sondage précis, elle signale qu’elle ne peut même pas exercer un contrôle sur les intentions de vote, qui sont publiées ici sous la forme de report de voix.
Or plusieurs questions se posent à ce sujet. En premier lieu, vous indiquez qu’au sein des électeurs ayant voté pour un candidat ou une candidate du Nouveau Front Populaire (NFP) au premier tour, le report de voix pour ce même candidat ne serait « que » de 86 % pour le deuxième tour. Cela peut sembler étrange : la logique voudrait que le report soit plutôt de l’ordre de 100 %. Au-delà, comment la Commission des sondages peut-elle contrôler la validité d’un sondage qui n’est pas un sondage électoral, mais où la projection en sièges à l’Assemblée nationale est uniquement établie sur la base d’un report de voix ?
M. Bernard Sananès, président d’Elabe. Nous répondrons à deux voix à vos questions. Sauf erreur de ma part, je n’ai pas le souvenir d’une remarque qui nous aurait été adressée personnellement par la Commission des sondages sur ce point. En effet, je précise que nous prenons très à cœur les remarques de la Commission des sondages, avec laquelle nous menons un dialogue toujours exigeant et constructif. En dix ans d’existence, Elabe n’a ainsi reçu, à ma connaissance, qu’une seule remarque de la part de la Commission concernant un sondage sur les intentions de vote à des élections régionales, que nous avions élaboré pour un média, puis pour un autre. Nous avions ainsi établi une comparaison alors que les évolutions n’étaient pas les mêmes, la Commission s’était ainsi bornée à émettre une remarque sur le tableau de présentation des résultats.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous rapporte les propos qui m’ont été tenus : lorsque vous envoyez un sondage à la Commission des sondages avec des notices techniques, celles-ci sont adressées à des experts qui analysent ces sondages et produisent des notes internes à destination de la Commission. En l’espèce, la note précise qu’il est difficile d’analyser un sondage qui n’est pas un sondage d’intentions de vote, mais une projection en sièges sur la base de reports de voix estimés.
M. Vincent Thibault, directeur études-opinion, Elabe. Ce sondage a été produit dans l’entre-deux-tours et ne présentait pas d’intentions de vote en rapport de force, étant donné que le premier tour était passé. Les projections en sièges s’appuient effectivement sur des reports de voix entre le premier et le second tour et ont constitué le seul livrable transmis aux médias.
M. Bernard Sananès. Au soir du second tour, les médias ne rappellent pas les résultats en voix obtenus par les formations politiques, mais s’orientent directement sur la projection en sièges. Des panélistes sont ainsi interrogés sur des configurations différentes, qui étaient au nombre de six, de mémoire, dans ce sondage. Le sondage a été réalisé dans l’entre-deux-tours, mercredi 3 et jeudi 4 juillet 2024, le dépôt des candidatures ayant eu lieu le mardi 2 juillet à dix-huit heures. Il nous a ensuite fallu récupérer l’offre réelle en préfecture. Les questions ont porté sur une offre « réelle » : par exemple, l’électeur de Sainte-Geneviève-des-Bois se voyait ainsi interrogé sur les candidats effectivement présents au second tour.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je m’interroge précisément sur ces aspects. Dans la notice que vous adressez, les seules questions posées sont du type « Approbation ou non du retrait d’un candidat pour faire barrage au Rassemblement national », « Souhait de victoire du Rassemblement National, du Nouveau Front Populaire, du camp présidentiel ou aucun d’entre eux », « Avenir sur la situation du pays », « Avenir sur sa situation personnelle » et « Gouvernement d’union ». Je partage l’impression de la Commission des sondages, selon laquelle il n’y a pas eu de sondage d’intentions de vote sur le deuxième tour.
M. Vincent Thibault. J’ai sous les yeux la notice technique qui a été envoyée sur le sondage des 3 et 4 juillet. La première question, classique, est la suivante : « Êtes-vous inscrit sur les listes électorales pour pouvoir voter ? » La deuxième question porte sur la probabilité d’aller voter, notée de zéro à dix. La troisième question porte justement sur cette intention de vote de second tour, à partir d’une offre réelle. Elle nous a permis de produire le tableau de reports de voix.
M. Bernard Sananès. J’ajoute qu’elle est bien mentionnée dans le document.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Dans ce cas, pourquoi ne pas l’avoir fournie à la Commission des sondages ? Dans sa note interne, la Commission indique qu’elle ne dispose pas des données brutes permettant de vérifier que ces estimations de report de voix sont bien fondés sur des données réelles.
M. Vincent Thibault. La Commission des sondages nous demande de transmettre la notice technique sur les questions qui sont publiées en tant que telles. Nous n’avons pas publié de chiffres sur le rapport de force de second tour, par exemple dans toutes les circonscriptions où un candidat RN était opposé à un candidat NFP, dans la mesure où il n’est pas pertinent d’agréger toutes les circonscriptions. Nous n’avons pas publié ce rapport de force et nous ne l’avons donc pas indiqué dans la notice. Si la Commission nous avait demandé de lui transmettre ces informations, nous l’aurions naturellement fait. Nous nous sommes simplement conformés à respecter strictement le règlement de la notice, lequel consiste à n’indiquer que ce qui est publié dans le rapport.
M. Bernard Sananès. Si le législateur ou la Commission estimaient que cette information est importante, nous produirions cette information. Je rappelle ainsi que nous avons été l’un des premiers instituts à publier des tableaux sur les écarts d’intentions de vote, qui ont été depuis repris. Nous sommes favorables à tout ce qui participe à la transparence.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Ces réponses me satisfont. Je vous interrogeais à ce sujet, dans la mesure où la Commission le mettait en avant. Notre commission d’enquête pourrait éventuellement formuler des recommandations d’évolution à ce sujet.
Ma deuxième question porte sur un sondage publié le 7 décembre 2021 concernant l’élection présidentielle 2022. Celui-ci concerne Valérie Pécresse et teste l’hypothèse où elle serait candidate de la droite à l’élection présidentielle. Ce sondage me semble assez problématique et suscite plusieurs interrogations. Les documents internes de la Commission des sondages font ainsi état de totaux de pourcentage qui posent question. Selon eux, vous justifiez le score de 20 % attribué à Mme Pécresse, dont le résultat redressé s’élève à 19,4 %, « par la nécessité d’aboutir à un total de 100 %. » Cet argument ne convainc pas totalement dans la mesure où, pour le lecteur de vos notices, votre tableau présente un total de 103 %, si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 1 % », un total de 101,5 % si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 0,5 % » et un total de 101 % si l’on compte les « inférieurs à 1 % » comme des « 0,3 % ».
La note poursuit en indiquant « qu’il aurait sans doute été préférable en l’espèce de s’en tenir à l’arrondi arithmétique et de publier Mme Pécresse à 19 %, d’autant plus que rien ne vous interdisait de préciser au bas du tableau que le total de 100 % n’était pas requis du fait des arrondis ». Elle conclut en disant que « cela vous aurait évité d’ajouter encore au spectaculaire de vos données ». Ces remarques m’ont interpellé.
Finalement, Mme Pécresse sort à 16,4 % en brut, mais à 19,4 % lorsque le résultat est redressé, soit 3 points supplémentaires, voire 3,6 points en intégrant l’arrondi. Pour Emmanuel Macron, le chemin est inverse, de 24,6 % à 22,8 %, après redressement. L’écart entre les deux candidats passe donc de huit points au départ à trois points finalement en redressé, en intégrant l’arrondi, laissant penser que le « match » de la présidentielle se fera entre les deux candidats.
S’ajoute ensuite la lecture médiatique qui est réalisée, selon laquelle, au terme de ce match, Valérie Pécresse l’emporterait. Or dans aucun des cas étudiés par le sondage, Valérie Pécresse n’est devant Emmanuel Macron selon les données brutes, mais l’inverse se produit après redressement. Vous allez certainement me rétorquer que les redressements politiques sont réalisés en fonction des échantillons et du sous-échantillonnage. Mais en tant que député, je ne peux que m’interroger sur la manière dont les médias se saisissent du sondage pour affirmer que Mme Pécresse l’emportera face à M. Macron. Il y a là un côté « sensationnel », qui a d’ailleurs été souligné par la Commission. Comment ces redressements sont-ils effectués ? Pourquoi ont-ils autant réduit les écarts dans le cas d’espèce ? Pourquoi n’avoir pas été plus prudents ?
M. Bernard Sananès. Nous avons déjà eu l’occasion de débattre à ce sujet. Tout d’abord, tous les sondages électoraux connaissent des redressements. L’Insee en fait de même, d’ailleurs. En revanche, si nous redressons un échantillon – nous ne redressons jamais une intention de vote – par exemple s’il manque un certain nombre d’ouvriers, pour les ramener « à leur poids », selon l’expression consacrée. S’il manquait des électeurs de droite qui n’osaient pas dire qu’ils avaient voté François Fillon en 2017, nous les remettions à leur poids. Nous pratiquons scrupuleusement ces redressements qui, encore une fois, sont la règle pour disposer d’arrondis « propres ».
M. Vincent Thibault. Je réponds à la question concernant l’arrondi. Je rappelle que le sondage a eu lieu plus de quatre mois avant l’élection, période à laquelle, nous effectuons un arrondi au premier chiffre après la virgule, avant de préciser au deuxième chiffre à mesure que l’on se rapproche de l’élection.
Nous avons ajouté un point au candidat dont le chiffre après la virgule est le plus élevé, afin d’aboutir au total à 100 %, car à ce stade, tous les candidats « inférieurs à 1 % » sont considérés comme des « 0 % ». Derrière un « inférieur à 1 % », il peut y avoir un résultat de 0,4 % ou 0,5 %. Or en l’espèce, le candidat dont l’arrondi supérieur était le plus proche était Valérie Pécresse, dont le score était de 19,4 %.
M. Bernard Sananès. J’ajoute que ces résultats constituaient une surprise lorsqu’ils m’ont été apportés. En conséquence, j’ai fait procéder à toutes les vérifications nécessaires pour m’assurer qu’aucune erreur n’avait eu lieu.
Ensuite, pour revenir à l’aspect « sensationnel » du résultat, il convient de rappeler quelques éléments de contexte. Le sondage a été réalisé le surlendemain de la désignation de Mme Pécresse par la convention LR. Quelques jours auparavant, un autre événement était intervenu : l’annonce de la candidature d’Éric Zemmour, qui avait beaucoup occupé les médias et entraîné une forte progression de son score dans la même enquête, à 14 %. Je précise cependant qu’avec un ou deux autres de nos confrères, nous n’avons jamais placé Éric Zemmour devant Marine Le Pen tout au long de la campagne électorale.
Nous avons tiré cette photographie à l’instant t, à un moment où une partie de l’électorat de droite et de l’électorat macroniste devait considérer qu’il s’agissait d’une candidate crédible. Il n’en demeure pas moins que ce « moment Pécresse » n’a pas duré. De la même manière, il y a eu également un « moment Zemmour » qui a duré plus longtemps, un « moment Mélenchon » en fin de campagne, ou un « moment Macron » après la déclaration de guerre en Ukraine, qui s’est tassé en cours de de campagne.
Les sondages enregistrent ces mouvements de l’opinion durant une campagne électorale ; ils n’ont pas pour objet d’établir une prédiction. Nous ne sommes pas les « Élizabeth Teissier » de l’isoloir, nous sommes simplement là pour livrer un instantané. Je précise enfin que nous avions indiqué que « cette forte progression est toutefois nuancée par le fait que seule la moitié des potentiels électeurs de Valérie Pécresse sont aujourd’hui certains de leur choix ». Cette phrase n’a pas été reprise par les médias.
M. Vincent Thibault. Je souhaite également apporter un complément sur le redressement. Les redressements respectifs de M. Macron et Mme Pécresse s’expliquent : à la lumière des résultats de la précédente élection de 2017, l’échantillon comportait un trop grand nombre d’électeurs de M. Macron, que nous avons redressé à la baisse. Simultanément, il ne comportait pas suffisamment d’électeurs de François Fillon – ce qui a d’ailleurs été le cas quasiment tout au long de la campagne – et la correction apportée a profité à Mme Pécresse.
M. Antoine Léaument, rapporteur. J’observe malgré tout que le candidat François Asselineau était à 0,4 % et qu’il aurait pu profiter de l’arrondi supérieur à 1 %.
M. Vincent Thibault. Il est en dessous en raison d’une deuxième décimale, qui n’est pas affichée dans ces résultats, qui sont arrondis à la première décimale.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je ne mets pas doute les résultats de vos sondages, j’essaye simplement de les éclairer, y compris pour la Commission des sondages, et j’ai bien entendu vos explications.
Je souhaite évoquer maintenant les écarts entre les échantillons, que nous avons pu retrouver dans l’ensemble des sondages. Leur analyse fait apparaître une sous-représentation de l’électorat Mélenchon quasiment systématique et chronique : ses scores sont toujours inférieurs de quatre points chez Elabe, qui n’est pourtant pas l’institut qui les minore le plus. Simultanément, vous avez indiqué que l’électorat Macron a tendance à être surreprésenté. Dans certains sondages, les écarts dans l’échantillonnage peuvent être de l’ordre de dix points. Il s’agit là d’un problème que vous vous efforcez de corriger, en dépit des difficultés, notamment parce que l’électorat Mélenchon est peut-être celui qui participe le moins à des panels et à des sondages. Cependant, il est possible de penser que ces écarts d’échantillonnage peuvent entraîner des conséquences non négligeables. Avez-vous un commentaire à formuler à ce sujet ?
M. Vincent Thibault. Il est vrai que, systématiquement, les échantillons ne comportent pas suffisamment d’électeurs de Mélenchon, quand ils contiennent parallèlement trop d’électeurs de Le Pen et de Macron. C’est la raison pour laquelle nous procédons à ces redressements ; si nous ne le faisions pas, cela pourrait nous être reproché. Grâce à ce redressement, nous replaçons les électeurs Mélenchon à leur poids en augmentant leur proportion et en diminuant simultanément ceux de Macron et Le Pen.
M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai pu consulter l’ensemble des données des sondeurs et établir des comparaisons. À ce titre, je répète que chez certains sondeurs, la fiabilité des redressements est parfois plus problématique que celle de votre institut.
En compagnie de mon équipe, j’ai essayé de tirer des enseignements sur le temps long, en comparant les sous-échantillonnages de Mélenchon, Le Pen, Pécresse, Zemmour et Macron, soit les cinq candidats arrivés en tête. Je rappelle que l’objectif de cette commission d’enquête consiste à évaluer les facteurs d’erreur et de proposer des solutions pour y remédier. Je n’oublie pas non plus l’exploitation médiatique de vos résultats, qui peut aboutir à des lectures sensationnalistes.
Nous avons essayé de comparer le sous-échantillonnage avec le redressement. Je suis par ailleurs conscient qu’il existe des redressements sociodémographiques, qui ont pour objet de pondérer la place de tel ou tel électeur. Néanmoins, en agrégeant les données, nous pouvons tirer plusieurs enseignements. Pour un souvenir de vote de Jean-Luc Mélenchon, on obtient un redressement nul pour un écart de -3 points ou de 1,75 point pour le même écart de sous-échantillonnage. À l’inverse, pour Mme Le Pen, il n’existe pas de sous-échantillonnage : elle est plutôt surreprésentée dans l’échantillon. Pour une surreprésentation de 5 points de son électorat dans l’échantillon de départ, le redressement sera au maximum de -1 point.
Les deux courbes des graphiques qui vous sont diffusés devraient présenter des nuages de points assez homogènes, à proximité de la régression linéaire. Mais pour Mélenchon, les écarts peuvent parfois très variables. Quelle en est la raison, selon vous ?
M. Vincent Thibault. Ces données proviennent-elles des sondages Elabe ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. Oui, exclusivement.
M. Vincent Thibault. La linéarité constatée pour Marine Le Pen tient généralement au fait que d’une élection sur l’autre, son électorat lui est très fidèle. Un électeur qui a voté Marine Le Pen en 2017 a très souvent voté pour elle en 2022. Cela n’est pas toujours le cas pour Jean-Luc Mélenchon, en fonction du moment de la campagne. Par exemple, dans le sondage du 7 décembre 2021, 40 % des électeurs Mélenchon de 2017 avaient prévu de voter à nouveau pour lui en 2022. Cela signifiait qu’à ce moment-là, 60 % des électeurs de 2017 envisageaient de voter pour un autre candidat de gauche. Puisque l’échantillon faisait apparaître une sous-représentation des électeurs Mélenchon en 2017, le redressement ne s’appliquait pas en totalité sur le candidat Mélenchon de 2022.
En revanche, à mesure que la campagne a avancé, le socle électoral de 2017 s’est peut-être reformé autour de Jean-Luc Mélenchon. Dans ce cas, le redressement s’est beaucoup plus porté sur ce candidat qu’à un moment où son électorat était plus dispersé. Mais il est vrai que ce phénomène de dispersion était particulièrement observable pour Jean Luc Mélenchon, alors qu’Emmanuel Macron ou Marine Le Pen récupéraient 60 % à 70 % de leur électorat.
M. Bernard Sananès. La dynamique de campagne est effectivement un élément clé à prendre en compte. Plus la campagne a avancé, plus Jean-Luc Mélenchon a retrouvé son électorat de gauche, autour de la mécanique du « vote utile », qui est fédératrice.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette explication comporte une certaine logique. Néanmoins, le sous-échantillonnage de -3 points redressé de 0,25 point intervient en fin de campagne. Cela n’est pas logique, le redressement devrait être bien plus élevé. Nous avons parfois l’impression que les redressements peuvent consister à lisser des effets de variation très forts à l’intérieur des sondages.
La situation était assez similaire pour Valérie Pécresse, marquée par une sous-représentation ou, à tout le moins, une sous-déclaration de l’électorat Fillon. Mais le souvenir du vote peut être modifié, car certains électeurs ne se souviennent plus pour qui ils ont voté lors de la précédente élection. Cela ne pose pas de problème en soi : je ne suis pas sûr que tous les députés se souviennent de leur premier vote à 18 ans.
Je souhaite revenir sur le fameux sondage concernant Valérie Pécresse, dont j’ai parlé précédemment. En l’espèce, sa courbe de redressement est assez homogène ; les nuages de points ne s’écartent pas trop de la régression linéaire, à l’exception du sondage du 7 décembre 2021, qui faisait émarger la candidate à 20 % et la plaçait gagnante au second tour. Quelle en est la raison ? S’agit-il d’une volonté de produire du sensationnel, comme l’évoquait la Commission des sondages ? Cela est-il inhérent à un début de campagne, qui rend les évaluations difficiles ? Pourquoi existe-t-il un tel écart à la moyenne sur ce sondage ?
M. Vincent Thibault. Pour pouvoir vous répondre intégralement, il faudra que nous regardions ce sondage dans le détail, avant de revenir vers vous. Je précise que le redressement est purement mathématique et statistique.
Si je comprends bien votre question, sur ce sondage, le souvenir du vote est établi à - 3,5 points, produisant un redressement de +3 points, alors que la dynamique est différente pour tous les autres sondages. L’écart en points est plus marqué lorsque la candidate a été mesurée à 20 % que lorsqu’elle a été mesurée à 5 % ou 6 %, plus tard dans la campagne.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Il faudrait effectivement pouvoir faire figurer l’ensemble des dates sur le graphique. Mais la semaine suivante, il existe également une donnée de -3 points en souvenir de vote.
M. Vincent Thibault. En réalité, sur votre graphique, il aurait fallu centrer, normer toutes les données. Un même écart en pourcentage produit des effets différents selon que les chiffres auxquels ils s’appliquent sont faibles ou élevés. Une autre possibilité pour vous consiste à produire ce travail en variation de pourcentage plutôt qu’en points.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons conduit un travail assez considérable. Les données brutes du sondage du 7 décembre 2021 font apparaître la candidate Pécresse à 16,4 % ; deux semaines plus tard, elles sont quasiment similaires, à 16,2 % et un sous-échantillonnage corrigé par l’abstention se situe à peu près au même niveau. En revanche, le redressement est passé de 20 % dans le premier sondage à 17 % dans le deuxième.
Comment est-il possible qu’un même sous-échantillonnage et un même résultat brut conduisent à des différences de trois points dans le redressement, à seulement quinze jours d’intervalle ?
M. Vincent Thibault. Le report de voix diffère. Début décembre, la proportion d’électeurs, notamment de François Fillon, qui ont l’intention d’aller voter pour Valérie Pécresse, est plus élevée que deux semaines à trois semaines plus tard, car sa dynamique a été très éphémère. Dès lors, l’impact du redressement de l’échantillon sur l’intention de vote n’est pas le même.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je comprends la logique à l’œuvre. Néanmoins, ce point doit être éclairé, notamment pour la Commission des sondages. En effet, cette dernière ne dispose pas nécessairement des moyens humains pour procéder à l’analyse que nous avons menée ; nous disposions de temps et de l’ensemble des sondages, ce qui nous a permis de réaliser des comparatifs entre les sondages. Pour conduire notre travail, nous ne disposions que des données que vous fournissez à la Commission des sondages, nous n’avions pas les données détaillées que vous pouvez posséder.
M. Vincent Thibault. Les données relatives aux reports de voix figurent toujours dans le rapport.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je me suis fondé sur les données qui sont celles que vous envoyez à la Commission des sondages. Je ne disposais pas de celles concernant le détail des reports à l’intérieur du sous-échantillon des personnes qui ont déclaré avoir voté pour François Fillon. Sur la base des éléments en ma possession, je ne peux pas savoir si vous me dites la vérité ou si vous me mentez. Je vous fais cependant confiance, puisque vous avez prêté serment de dire la vérité au début de l’audition. Une autre possibilité consisterait pour vous à envoyer davantage de données à la Commission des sondages. Cependant, celle-ci n’est pas forcément dimensionnée pour pouvoir rendre des avis sur l’ensemble des sondages lorsque ceux-ci sont très nombreux, en période électorale. Cela a par exemple été le cas pour une période en 2022.
Je souhaite aussi évoquer deux sondages de fin de campagne présidentielle qui concernent Jean Luc Mélenchon. Un sondage du 2 avril 2022 présente un sous-échantillonnage de -2 points le concernant, que vous redressez de 1,75 point. Un autre sondage, dans les derniers moments de la campagne, était affecté par un sous-échantillonnage de -5 points, mais vous l’avez également redressé de seulement 1,75 point.
Les tableaux sur lesquels nous avons travaillé avec mon équipe vous sont actuellement diffusés. Ils présentent en pourcentage l’échantillon Mélenchon corrigé par l’abstention, le résultat brut de Mélenchon, son résultat redressé et le résultat tel que vous l’avez publié. Je souhaite m’arrêter sur l’écart de redressement, qui figure à la dernière colonne du tableau.
Pour un même niveau de sous-échantillonnage, les corrections peuvent être complètement variables alors qu’il s’agit des derniers moments de la campagne. Or a priori, à mesure que l’on se rapproche du premier tour, les choix des électeurs s’affinent, en particulier si l’on se fonde sur les souvenirs de vote. Mais dans ces sondages, on passe d’un sous-échantillon Mélenchon corrigé par l’abstention de -1,7 point à -5,4 points en six jours et à des résultats bruts de 13 % et 15,5 %. Mais les redressements publiés montrent une forme de lissage de la dynamique. En remontant dans le temps, les résultats bruts de vos sondages sont les suivants : 11,9 % ; 12,1 % ; 12,2 % ; 13,9 % ; 14,8 %. Finalement pour les deux sondages que je mentionnais, vous pratiquez le même redressement quand bien même les sous-échantillonnages sont totalement différents. J’avoue éprouver beaucoup de difficultés à me l’expliquer.
M. Bernard Sananès. Sur le plan analytique, cette campagne 2022, très atypique, a enregistré des mouvements très fréquents d’arbitrage entre candidats estimés comme proches sur le plan idéologique. Pour la droite extrême, des arbitrages sont intervenus entre les candidats Le Pen et Zemmour ; d’autres sont intervenus entre Macron et Pécresse ; et le candidat Mélenchon a profité dans les derniers jours de la dynamique du vote utile. En résumé, ces fluctuations ont été nombreuses. De mémoire, lors des dix derniers jours précédant le premier tour, 33 % ou 37 % des électeurs indiquaient qu’ils étaient susceptibles de changer d’avis.
M. Vincent Thibault. Comme je l’indiquais précédemment, les reports de voix peuvent évoluer d’un sondage à l’autre. Dans votre tableau est isolé le redressement politique, mais il ne faut pas oublier l’ensemble des autres données qui sont intégrées dans le redressement. La structure d’un échantillon est affectée par l’aléa, elle se modifie chaque semaine. À titre d’exemple, il conviendrait de creuser le sous-échantillon de -5,4 points sur l’électorat Jean-Luc Mélenchon que vous avez mentionné. En résumé, il n’est pas possible d’isoler uniquement la variable politique dans le redressement, car d’autres variables entrent en jeu et il convient de les prendre en compte. Il est difficile d’isoler seulement un critère et de conclure sur son impact même si, intellectuellement, cet exercice est intéressant.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je partage l’idée d’un intérêt intellectuel à cet exercice. Les critères qui fondent la constitution d’échantillons sociodémographiques ne sont peut-être plus forcément adaptés.
M. Vincent Thibault. Nous y réfléchissons.
M. Antoine Léaument, rapporteur. À titre d’exemple, comment considérer un chauffeur ou un livreur Uber ? S’agit-il d’un chef d’entreprise, d’un salarié, d’un ouvrier ?
M. Vincent Thibault. Nous travaillons à partir des données et catégories Insee.
Par ailleurs, nous ne pouvons malheureusement redresser que sur des données observables, mesurables, connues. Si l’Insee publie demain une autre classification qui nous paraît plus pertinente pour maîtriser les comportements électoraux, nous l’utiliserons.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je partage ce point de vue et la nécessité de creuser ces questions techniques. Encore une fois, je ne vous adresse pas de reproche, je pense que vous vous efforcez de produire le travail le plus correct possible.
Néanmoins, les redressements et les pondérations politiques associées posent de nombreux problèmes, comme le sous-échantillonnage ou le sur-échantillonnage chronique de certains candidats. Le deuxième problème concerne le souvenir de vote, qui n’est pas une donnée totalement fiable.
Spécialiste de sociologie électorale, j’ai été ravi de pouvoir réaliser ces tests. À ce titre, nous avons effectué des redressements purement politiques plutôt que sociodémographiques, à partir de vos données brutes. Nous avons ainsi travaillé sur des reports de voix dans le temps, en estimant qu’une personne qui avait voté pour un candidat voterait à nouveau pour lui. Je sais bien qu’il ne faut pas raisonner uniquement de la sorte, mais en utilisant cette méthode, nous avons obtenu des résultats quasiment identiques à ceux de l’élection présidentielle, à la différence près que le candidat Mélenchon passait devant la candidate Le Pen.
Si une telle méthode avait été employée lors de la campagne, le discours médiatique aurait été différent, quand il n’a présenté l’élection de 2022 que sous l’angle d’un duel inévitable entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Or en effectuant des redressements purement politiques, dont je ne méconnais pas la limite, nous observons que dès le mois de mars, les trois candidats arrivés en tête au premier tour étaient bien plus proches que cela n’a été présenté à l’époque.
En résumé, un redressement purement politique permet d’obtenir un résultat plus conforme aux chiffres du premier tour et plus proche des dynamiques à l’œuvre dans la campagne.
M. Bernard Sananès. Même si l’écart était supérieur à la réalité constatée le dimanche soir du premier tour, la progression du candidat Mélenchon a été réelle. En conséquence, les électeurs n’ont pas considéré que le match était déjà joué. Nous avons d’ailleurs déjà conduit ce débat sur le rôle des sondages lors de la précédente audition. De nombreux médias rappellent d’ailleurs que les sondages offrent un instantané et qu’ils ne font pas tout. Sinon, à quoi serviraient la campagne, les mains serrées, sur les marchés, les kilomètres de route parcourus, les réunions publiques ? Votre objectif consiste bien à faire évoluer les sondages et de notre côté, nous ne sommes pas là pour « faire » la campagne.
M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je vous remercie pour l’ensemble des éléments fournis, qui sont très intéressants.
Je me permets de rebondir sur votre dernier point, car il renvoie à une interrogation qui me semble importante. Vous estimez que si les sondages avaient modifié en dernière instance le comportement de vote, nous n’aurions pas connu la progression de voix constatée en faveur de Jean-Luc Mélenchon entre les derniers sondages et les résultats du premier tour, de l’ordre de trois à quatre points selon les instituts.
De manière contre-factuelle, il est à l’inverse possible de considérer qu’en dépit des sondages, une surmobilisation de l’électorat Mélenchon est intervenue. En revanche, les sondages ont a peut-être contribué à « fixer » les électorats Hidalgo, Jadot, Roussel, qui en réalité ont réalisé « leur » score. C’est la raison pour laquelle je m’inscris complètement en faux face à la thèse du vote utile : je considère que le vote Mélenchon n’a pas relevé d’un vote utile lors de la dernière élection présidentielle. En effet, dès le mois précédent le premier tour, une dynamique propre pouvait être discernée.
Votre institut, comme d’autres, évalue les certitudes d’aller voter auprès des électeurs. Or il n’est pas nécessaire d’être un grand spécialiste en sociologie électorale pour savoir que l’électorat de gauche, populaire, se déclare souvent certain d’aller voter au dernier moment. Je m’interroge donc sur la pertinence de ces sondages à trois ou quatre mois de l’échéance, dans la mesure où ils sont extrêmement en décalage avec les résultats finaux.
À l’inverse, l’écart entre les derniers sondages et le résultat réel du candidat Mélenchon au premier tour a peut-être empêché un certain nombre d’électeurs dits du bloc social-démocrate, de voter utile en faveur de ce même candidat. Je le dis d’autant mieux que j’ai pu constater cet effet, sur le terrain. Je souhaite donc vous interroger sur la pertinence d’inclure cette nouvelle méthode de certitude de vote.
M. Bernard Sananès. Nous publions ces éléments, mais il n’est pas possible de produire des redressements à partir de ceux-ci. En revanche, nous en tenons compte pour conduire notre analyse et formuler nos commentaires. Par exemple, quand un candidat progresse fortement sur une vague, la certitude du choix de vote en faveur de celui-ci diminue, dans la mesure où une partie de l’électorat n’est pas « fixée ».
M. Emeric Salmon (RN). Contrairement aux propos de Monsieur le rapporteur, je me rappelle très bien mon premier vote, lorsque j’avais 19 ans : j’avais voté « non » à Maastricht en 1992. De la même manière, je me souviens de tous mes votes lors des élections présidentielles.
Ensuite, je ne partage pas entièrement les propos du rapporteur et du président ; je pense effectivement que le vote utile existe. Je ne surévalue pas non plus le poids des sondages ; les électeurs sont suffisamment matures pour voter comme ils l’entendent. Ils se servent des informations qu’ils lisent dans les débats, dans les analyses qu’ils consultent, dans les programmes et probablement dans les sondages. Il s’agit d’un tout et il ne faut pas réduire l’intelligence des électeurs à une simple copie de ce qu’ils lisent dans les sondages, dont je ne remets pas en cause l’utilité.
Ensuite, je souhaite revenir sur certains éléments techniques, comme ceux qui vous conduisent à procéder à des arrondis pour atteindre un total de 100 % d’intentions de vote. Ne faudrait-il pas revoir ce procédé ? Ne serait-il pas pertinent de plus détailler vos échantillons dans la notice présentée au grand public, afin de rendre cette information plus visible ?
M. Bernard Sananès. Nous sommes favorables à tout élément pouvant concourir à la transparence, puisque nous nous efforçons de faire notre métier honnêtement et consciencieusement. De la même manière, nous sommes très conscients de notre responsabilité dans le cadre du débat public.
S’agissant du sondage de décembre 2021, je ne regrette pas d’avoir procédé à l’arrondi à la baisse, mais sans doute de ne pas l’avoir expliqué, y compris dans notre rapport, pour une meilleure compréhension de ceux qui s’intéressent à ces travaux. Je rappelle enfin que nous travaillons dans des délais souvent très courts et que nous devons remettre la notice à la Commission des sondages en même temps que nous publions le rapport. Peut-être convient-il de prévoir une remise de rapport complétée par des informations détaillées, dans un second temps.
M. Antoine Léaument, rapporteur. La Commission des sondages a indiqué, à propos d’un sondage réalisé par un institut qui n’est pas le vôtre, que les résultats n’auraient jamais dû être publiés tant ils sont critiquables… Je m’interroge par ailleurs sur la pertinence de produire des sondages si loin de l’échéance présidentielle, parfois plusieurs années avant, sans même que l’on connaisse les candidats. Cela contribue à construire un récit médiatique, un paysage politique, qui peuvent influencer. Des régulations existent déjà, notamment à travers la Commission des sondages. Cependant, un enjeu de notre commission d’enquête est d’améliorer la « critiquabilité » des sondages, dans la mesure où le grand public n’a pas accès aux données que j’ai pu consulter en ma qualité de rapporteur et que j’ai pu exploiter en tant que spécialiste du sujet.
Or le critère fondamental de la science repose sur la reproductibilité de l’expérience : si un scientifique ne peut pas reproduire l’expérience ni utiliser les données brutes, comment peut-on valider le caractère scientifique d’un sondage ? J’entends que vous indiquez que des données supplémentaires pourraient être apportées à la Commission des sondages. J’en prends note et vous remercie d’avoir répondu à nos questions, de manière détaillée.
M. Pierre-Yves Cadalen, président. Je vous remercie.
La séance s’achève à quinze heures quarante.
Présents. – M. Pierre-Yves Cadalen, M. Antoine Léaument, M. Emeric Salmon