Compte rendu

Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France

– Audition, ouverte à la presse, de M. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos, et M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France               2

– Présences en réunion................................17

 


Mardi
29 avril 2025

Séance de 15 heures 30

Compte rendu n° 34

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Pierre-Yves Cadalen,
Vice-président de la commission

 


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La séance est ouverte à quinze heures quarante-cinq.

M. le président Pierre-Yves Cadalen. Pour donner suite à la table ronde organisée le 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité recevoir individuellement les représentants de plusieurs instituts de sondage, dont vous êtes, messieurs.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Brice Teinturier et M. Jean-François Doridot prêtent successivement serment.)

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai usé de mes prérogatives de rapporteur de commission d’enquête parlementaire pour obtenir de la Commission des sondages qu’elle me transmette les données brutes que vous avez utilisées pour établir certains sondages, dont la liste vous a été adressée. J’ai agrégé ces données pour approfondir certains thèmes. Je me suis également fait communiquer les échanges ayant eu lieu entre la Commission des sondages et les sondeurs, et certaines notices techniques rédigées par les experts de cette commission.

Le premier sondage dont il sera question a été publié le 5 juillet 2024, à quelques jours du deuxième tour des élections législatives. Bien qu’il soit fondé sur un échantillon énorme, et rarissime, de 10 000 personnes, la Commission des sondages observe que les quotas sociodémographiques ne sont pas toujours respectés. Elle note la surreprésentation, à + 4, des CSP+, notamment les cadres supérieurs, et des retraités à presque + 6. Je constate pour ma part que la représentation des ouvriers est inférieure de 3,5 à ce qu’elle devrait être. Comment expliquez-vous de tels écarts sociodémographiques, alors qu’un échantillon aussi large devrait à peu près correspondre à la population ?

M. Brice Teinturier, directeur général délégué d’Ipsos. La grande taille d’un échantillon n’apporte malheureusement pas la garantie d’une parfaite représentativité. C’est tout l’intérêt du redressement, qui permet de corriger les biais, dont le biais classique du déficit d’ouvriers et de surreprésentation des CSP+. S’il suffisait d’interroger beaucoup de monde pour disposer d’emblée d’un échantillon parfaitement représentatif, notre métier serait assez simple, mais les choses sont plus complexes car il n’y a pas de lien direct entre les deux éléments.

M. Jean-François Doridot, directeur général Public Affairs France d’Ipsos. Comme le relève la Commission des sondages dans son rapport sur l’élection présidentielle, ce dispositif est particulier. Il s’agit d’enquêtes réalisées pour le Cevipof sous la forme d’un panel électoral : nous réinterrogeons des individus, suivis pour certains depuis 2015 lors d’une enquête relative à l’élection présidentielle de 2017, afin de retracer leur parcours électoral, ce qui intéresse les chercheurs. Que nous privilégiions le suivi du plus grand nombre possible de personnes ayant déjà répondu à des vagues précédentes explique que nous ne recherchions pas nécessairement des quotas parfaits puisqu’il y aura redressement ensuite et que, comme il vient d’être dit, les grands échantillons ne favorisent pas la réalisation des quotas ; ce n’est pas un obstacle réel. En revanche, redresser une population de 1 000 personnes à 0,7 est mieux que redresser une population de 100 personnes.

M. Brice Teinturier. Nous avons créé ce dispositif en 2015 avec le Cevipof pour suivre la trajectoire des changeurs. Notre objectif premier est de comprendre ce qui se passe lors d’une élection. De ce point de vue, c’est un outil unique puisque nous interrogeons les mêmes électeurs d’une vague à l’autre. Cela nous permet de comprendre les changeurs, qui sont de deux sortes. Il y a d’une part les gens dont la mobilisation évolue : certains électeurs ayant dit lors d’une première vague ne pas avoir l’intention d’aller voter peuvent déclarer lors d’une vague suivante qu’ils en ont l’intention, et le phénomène inverse se produit aussi. D’autre part, il y a ceux qui passent d’un candidat à l’autre. Cet outil permet de mesurer ces flux et de les combiner pour appréhender ce qui se passe. La taille de l’échantillon a évidemment son importance. Parce que nous avons démarré les recrutements en 2015, la cohorte connaît une attrition au fil du temps – certains individus ne veulent plus répondre, d’autres meurent – et nous devons donc reconstituer l’échantillon. Mais l’objet premier de ce dispositif est, je le redis, de disposer d’une cohorte permettant de suivre les changeurs. On applique ensuite des redressements pour avoir un échantillon à chaque fois strictement représentatif.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est un outil intéressant pour essayer de percevoir des dynamiques électorales. Je vous pose des questions à ce propos parce que la Commission des sondages s’est elle-même interrogée, et aussi parce que, quand on dispose d’un aussi gros échantillon, on pourrait peut-être en laisser une partie de côté pour essayer d’obtenir une correspondance plus exacte avec la population.

La Commission a aussi noté que vous avez réalisé une projection en sièges sur la base de ce sondage, mais qu’elle n’a pas accès à un sondage d’intentions de vote. Ses documents internes contiennent à ce propos des commentaires pour partie aimables et pour partie durs à votre égard, disant qu’Ipsos a respecté les recommandations de la commission…

M. Brice Teinturier. C’est l’essentiel !

M. Antoine Léaument, rapporteur. … mais aussi que « la notice n’est pas très complète, il manque les intentions de vote ». C’est un peu moqueur. Vous faites donc une projection en sièges dont la Commission des sondages ignore sur quelle base elle repose puisqu’elle ne dispose pas des intentions de vote pour le second tour. Elle ne vous en fait pas le reproche mais s’interroge sur la manière dont vous vous y prenez pour donner des projections en sièges dans ces conditions.

M. Jean-François Doridot. Ce sondage a eu lieu entre les deux tours et nous avons évidemment réalisé une enquête sur les intentions de vote. Vous aurez noté qu’Ipsos a décidé de ne pas faire de projection en sièges avant le premier tour parce que ces projections se font circonscription par circonscription. Il est bon d’avoir le résultat du premier tour pour savoir la configuration, surtout quand les configurations de second tour changent énormément du lundi au mardi, et même jusqu’au mardi à 18 heures. La Commission des sondages ne nous a pas fait les remarques que vous mentionnez. Nous aurait-elle téléphoné pour nous demander de lui adresser les intentions de vote qu’elle les aurait eues dans la demi-heure. Si nous ne les lui avons pas envoyées, c’est parce qu’elle avait déclaré qu’elle ne contrôlerait pas les simulations en sièges.

Je reviens à votre question précédente : pourquoi avions-nous besoin d’un effectif très large, même si l’échantillon pouvait être déformé ? C’est qu’au second tour on mesure des intentions de vote configuration par configuration – Rassemblement national contre Nouveau Front populaire, Ensemble contre Rassemblement national… – et les triangulaires. À partir de ces intentions de vote, on établit des matrices de report de voix entre les premier et le second tours que l’on applique à chaque circonscription où existe une de ces configurations. Cela explique la nécessité et l’avantage d’un dispositif fondé sur une cohorte de 10 000 cas. Les configurations étaient moins éclatées qu’au soir du premier tour mais elles le restaient ; nous avions donc besoin d’effectifs solides par configuration.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette réponse est tout à fait satisfaisante, la Commission des sondages ayant dit qu’elle ne vérifierait pas ce point. Peut-être ses experts n’en étaient-ils pas informés, peut-être auraient-ils souhaité davantage de données brutes, je ne sais.

M. Brice Teinturier. Nous les leur transmettrions volontiers.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ma question suivante est un peu plus dure et je vous invite à dire la vérité.

M. Brice Teinturier. Nous avons prêté serment de le faire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Au cours de la table ronde du 26 mars, vous avez déclaré que la discussion avait « au moins le mérite de démystifier l’idée que ces redressements, qui sont absolument nécessaires, changent les résultats d’une intention de vote de trois ou quatre points. En réalité, cela ne modifie les résultats que d’un ou deux points au maximum ». Or j’ai les données brutes que vous avez fournies à la Commission des sondages, et ce n’est pas tout à fait ce que j’ai constaté. Maintenez-vous ce propos ou saisissez-vous l’occasion que je vous donne de le modifier ?

M. Brice Teinturier. Dans la majorité des cas, il n’y a pas de différence substantielle entre les résultats bruts et les résultats redressés. Mais, sincèrement, nous n’avions pas en mémoire toutes les enquêtes que nous avons réalisées il y a 3 ans quand nous nous adressions à vous le 26 mars dernier et il est possible que dans certaines enquêtes l’effet du redressement ait été supérieur à 2 ou 3 points. Cela peut évidemment se produire : tout dépend du point de départ de la reconstitution et de l’effet du redressement sociologique et politique. Nous souhaitions principalement appeler l’attention sur le fait que dans les années 1980 et 1990, quand les enquêtes étaient faites par téléphone, la reconstitution du vote antérieur était très éloignée de la réalité, si bien que le redressement avait un effet puissant – et tant mieux, car en eût-il été autrement que les résultats de l’enquête auraient été très largement faux. Les reconstitutions de votes dans les enquêtes en ligne permettent que l’effet des redressements soit beaucoup moins brutal qu’il l’était à cette époque. Mais il y a sûrement eu des enquêtes pour lesquelles les redressements ont eu un effet plus fort.

M. Jean-François Doridot. Lorsque nous avons pris connaissance de votre déclaration sur le fait que vous aviez trouvé des écarts supérieurs à 10 points entre données brutes et données redressées, je me suis jeté sur les listings, puisque c’est moi qui avais parlé d’« un ou deux points ». J’ai constaté qu’en effet, même chez Ipsos, les variations sont parfois plus élevées que celles évoquées le 26 mars dernier. Pour l’enquête qui vous préoccupe le plus, c’est-à-dire le dernier sondage avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2022, j’ai noté une différence de 3,5 points pour Emmanuel Macron entre le brut, à 30, et le redressé, à 26,5.

Je précise que la différence entre brut et redressé dépend de la force du candidat : on peut trouver un écart de 3,5 points pour Emmanuel Macron, on ne peut pas le trouver pour Yannick Jadot, Valérie Pécresse ou Éric Zemmour. Si la force du candidat est de 30, c’est 10 % de cette force ; si la force du candidat est de 10, l’écart sera de 1 point. D’autre part, j’ai l’impression que le fantasme porte surtout sur le redressement politique. Mais parce que, vous l’avez montré, nos enquêtes ne sont pas parfaites en termes de quotas, nous opérons aussi des redressements sociodémographiques et la Commission des sondages n’a pas ces indications. J’ai analysé ce qu’il en a été pour cette enquête en ce qui concerne Emmanuel Macron. Sur les 3,5 points d’écart, 1,5 point est dû au redressement sociodémographique – le panel de 2024 étant le même que celui de 2022, avec à peu près les mêmes déformations – et 2 points sont dus au redressement politique. En résumé, oui, un écart de plus d’un ou deux points est possible. Pour ce qui est des 10 points, si vous l’avez écrit, je suppose que vous l’avez constaté, mais je ne l’ai pas trouvé.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’est pas chez Ipsos. Cependant, la discussion devient beaucoup plus intéressante quand je dispose des données brutes : cela m’a permis de constater des écarts de redressement supérieurs à 2 points dans 28 de vos sondages réalisés du 3 septembre 2021 au 8 avril 2022. Vous n’êtes pas de ceux chez qui les écarts sont les plus forts, mais nous avons vu, ailleurs, des sondages dans lesquels des candidats sont donnés à 36 dans une colonne de redressement et à 46 dans une autre ; on voit là que le poids du redressement politique peut jouer très fortement. Pour l’essentiel, nous avons constaté en agrégeant les données la surestimation globale de l’électorat Macron, qui correspond d’ailleurs assez bien à la surreprésentation des CSP+ et des retraités et à la sous-représentation des ouvriers évoquées précédemment. Nous avons dressé la liste des sondages qui vous concernent. Ce n’est pas spécialement pour vous dire que vous avez menti devant une commission d’enquête mais pour essayer d’éclairer la suite de la discussion.

Je concentrerai mes questions sur un autre sondage, réalisé pour France Info/Le Parisien et spécimen type en ce qu’il conjugue de nombreux problèmes. D’abord, faire en septembre 2021 un sondage portant sur l’élection présidentielle de 2022, ce n’est tout simplement pas possible à mon sens – à cette date, on ne sait même pas qui sont tous les candidats ! De plus, vous faites le choix de prendre pour base les seules personnes se déclarant certaines d’aller voter à l’élection présidentielle huit mois plus tard. Cela vous donne un effectif réel de 410 personnes. C’est vraiment peu, et cela a pour effet que 2 personnes peuvent créer un écart de 0,5 point. Ces variations assez fortes avec un échantillon assez faible nous conduisent aux intervalles de confiance. Vous avez l’honnêteté de les expliciter, mais assez discrètement : pour comprendre que l’échantillon réel est de 400 personnes qui se sont dites certaines d’aller voter et non de 900, il faut se reporter aux indications écrites en renvoi, en petits caractères. Quelle est la validité scientifique d’un échantillon aussi faible avec des écarts qui peuvent être aussi forts, à une telle distance de l’élection présidentielle ?

M. Brice Teinturier. Est-il légitime de faire une enquête sur des intentions de vote huit mois avant le scrutin, alors même, avez-vous précisé, que l’on ne connaît pas la liste des candidats officiels ? Je vous retourne la question : à partir de quel moment jugez-vous qu’il serait légitime de faire une enquête sur les intentions de vote lors de l’élection présidentielle ? Si l’on prend pour critère les candidatures officielles, il ne faudrait faire d’enquête de ce type qu’au moment de leur dépôt, et donc très peu de temps avant le scrutin. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de bonne réponse à cette question. De même, on ne peut savoir quand la campagne commence réellement ; c’est une question de sciences politiques irrésolue. Il y a effectivement un relatif arbitraire dans le choix de commencer les enquêtes six mois, un an ou deux ans avant un scrutin. Nous essayons, vous l’avez peut-être remarqué, de ne pas faire d’enquêtes d’intentions de vote à l’élection présidentielle trop longtemps avant qu’elle ait lieu, c’est-à-dire 3 ans ou 2 ans auparavant, a fortiori si d’autres élections auront lieu entre-temps.

Cela dit, je revendique la possibilité de faire une enquête sur les intentions de vote à l’élection présidentielle 8 mois avant le scrutin, même quand on ne connaît pas les candidats. Je préférerais qu’on les connaisse mais, quoi qu’il en soit, cette enquête nous permet de poser un point zéro et de définir des hypothèses. Sans reprendre la discussion que nous avions eue en mars dernier, personne ne pense ni ne dit que les conclusions obtenues prédiraient un résultat futur. Cette enquête permet de poser les rapports de force politiques à ce moment-là et c’est intéressant pour comprendre comment les choses évolueront. C’est pourquoi me plaît l’idée d’un point zéro à un an d’une élection. En tous les cas, il n’y a pas de bonnes règles, et je mets quiconque au défi de me dire quel serait le supposé bon moment où il serait légitime – et donc, auparavant, illégitime – de faire de telles enquêtes.

La taille de l’échantillon n’est pas très importante, c’est un fait. Nous sommes d’accord : mieux vaut, et nous nous y efforçons, travailler sur des échantillons de 1 500, 3 000 ou 10 000 personnes que sur des échantillons plus réduits. Cela n’est pas toujours possible et on peut le regretter mais, j’y insiste à nouveau, ce critère seul ne suffit pas. Il y a même un piège consistant à dire que disposer d’un échantillon très important permet des marges d’erreur très réduites. Je crois me souvenir vous avoir dit en mars que jamais je ne soutiendrais, même avec un échantillon de 10 000 personnes pour lequel, statistiquement, la marge d’erreur est réduite à 0,5 en fonction de la dispersion des résultats, que le sondage est fiable à 0,5. Ce serait de la folie, car il y a des biais de recueil et d’autres biais. Donc, l’échantillon est faible, c’est exact et qu’il faille faire avec des échantillons plus importants, je vous l’accorde volontiers et nous nous y efforçons.

Faut-il prendre l’ensemble de l’échantillon pour avoir une supposée garantie supplémentaire ? Il n’y a aucune cohérence à élaborer des intentions de vote en tenant compte de personnes ayant dit d’emblée qu’elles n’iraient pas voter. Vous direz sans doute que, puisqu’on est très en amont du scrutin, la participation évoluera progressivement en fonction de la campagne et des enjeux. C’est la logique générale mais elle n’est pas absolue. Des événements de campagne peuvent contrecarrer cette tendance ; de plus, on ne peut anticiper ce que sera le niveau de participation réel et nous savons d’expérience que la notice a plutôt tendance à le surestimer. Mieux vaut donc s’en tenir à ce niveau de mobilisation pour élaborer des intentions de vote puis voir comment elle évolue et rester sur cette dynamique, puisque nous ne pouvons changer nos règles du jeu, plutôt que déclarer qu’il faudrait prendre – j’aimerais savoir pour quelle raison – l’ensemble de l’échantillon, y compris les gens disant qu’ils n’iront pas voter.

M. Jean-François Doridot. Je ne peux évidemment affirmer que toutes les personnes s’étant dites « certaines d’aller voter » en cochant la note 10 iront toutes voter et que celles qui se déclarent « presque certaines d’aller voter » en cochant la note 9 n’iront pas voter. Mais Brice Teinturier l’a dit, le but n’est pas d’évaluer la participation mais de constituer la base ressemblant le plus à la population qui, au moment de l’enquête, a vraiment l’intention d’aller voter. Or, les deux dernières élections présidentielles exceptées, la base la plus proche est constituée de ceux qui cochent la note 10. D’autre part, nous sommes tenus de respecter les consignes de la Commission des sondages, notamment celle de ne pas modifier notre base durant la campagne, ce que nous comprenons : la changerions-nous toutes les deux ou trois semaines que vous seriez les premiers à nous en faire le reproche, en nous disant qu’il n’y a alors pas de comparaison possible. Aussi, parce que nous savons qu’en fin de campagne, un échantillon basé sur ceux qui ont coché la note 10 est d’une représentativité très nettement supérieure à un échantillon basé sur ceux qui ont coché les notes 9 et 10, il est vrai que nous tendons, même six mois avant le scrutin, à ne retenir que ceux qui ont coché la note 10. Ils étaient 53 % dans cette enquête, ils auraient été 69 % si nous avions retenu aussi ceux qui avaient coché la note 9.

M. le président Pierre-Yves Cadalen. En procédant de la sorte, vous aggravez le problème d’un échantillon qui, pour commencer, sous-représentait les ouvriers, les employés et les plus jeunes, ceux-là mêmes qui sont le moins certains d’aller voter. Cette pratique pose un problème politique essentiel car vous construisez ainsi une photographie des rapports de force politiques à six ou à huit mois de l’élection dans laquelle une partie de la population – les plus jeunes et les classes populaires –, déjà largement maintenue en périphérie des institutions, est sous-représentée.

M. Brice Teinturier. La réalité, c’est que l’on constate, le jour du vote, que les ouvriers et les jeunes se mobilisent moins que les plus âgés et les catégories dites CSP+. C’est un fait, ce n’est pas l’effet d’une construction par le biais de nos échantillons. Votre argument est de dire « c’est encore plus vrai six mois avant, donc vous ne devriez pas le faire ». Mais quelle serait la méthode alternative ? Prendre tout le monde et donc élaborer des intentions de vote sur l’ensemble du corps électoral alors que des individus nous disent qu’ils n’iront pas voter ? Mais ensuite, comment mesurer l’évolution de la participation ? On ne peut pas considérer la croissance de la mobilisation comme une loi d’airain car des événements peuvent percuter une campagne électorale et faire qu’elle baisse après avoir monté. Rappelons-nous les élections municipales qui ont eu lieu en pleine pandémie. J’entends votre argument et j’en perçois la logique : comme les ouvriers et les jeunes ont davantage voté pour Jean‑Luc Mélenchon, vous avez le sentiment que cet échantillonnage vous pénalise davantage que d’autres formations politiques. Mais cela renvoie à une réalité, la capacité de mobilisation rapide ou moins rapide d’un électorat qui est en lui-même plus abstentionniste. On ne peut reprocher à l’instrument de ne pas résoudre ce problème réel.

M. Jean-François Doridot. Surtout, on ne peut être certain que la progression des intentions de vote pour Jean-Luc Mélenchon qui s’est produite en 2017 et en 2022 se reproduise aux prochaines élections, quelles qu’elles soient. Le débat actuel me rappelle celui qui a eu lieu au sujet du Front national dans les années 1990 et 2000 : on nous reprochait souvent de le sous-estimer parce que ses électeurs se mobilisaient en fin de campagne. Ce n’est plus le cas : au contraire, c’est un électorat souvent très mobilisé en amont de la campagne et pourtant c’est un électorat qui, parmi les populations qui votent le moins, est très surreprésenté chez les ouvriers et les employés. On ne peut pas prendre l’hypothèse que ce qui s'est passé en 2017 et en 2022 se reproduira et qu’il y aura forcément une progression de la participation et du vote pour Jean‑Luc Mélenchon et La France insoumise. À chaque élection on rencontre des problèmes différents ; c’est la difficulté de notre métier.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas de reproches particuliers à formuler sur cette base, d’autant que les données détaillées montrent que l’échantillonnage peut conduire à survaloriser des candidats plutôt de gauche, mais moins à gauche que Jean-Luc Mélenchon, tels Yannick Jadot ou Anne Hidalgo, et aussi le candidat Macron, ce qui est assez logique compte tenu de la structure de l’échantillon initial. J’entends les réponses que vous m’avez faites sur la taille de l’échantillon mais je considère qu’elle peut poser des problèmes dans la perception des dynamiques, des variations de 4 ou 5 personnes entraînant des variations d’un ou deux points.

Toujours à propos de ce sondage de septembre 2021, qui montre une variation bien supérieure à 2 points entre données brutes et données redressées, je ne me suis délibérément pas intéressé à Jean-Luc Mélenchon mais à Emmanuel Macron et à Marine Le Pen. Dans l’hypothèse où Michel Barnier est candidat pour la droite, ce petit échantillon conduit à un résultat brut de 26,5 pour Macron. Comme vous considérez qu’il est surreprésenté dans l’échantillon, vous opérez un redressement qui le ramène à 21,8 soit – 5 points. Pour Marine Le Pen, la tendance est inverse : vous avez considéré qu’elle est sous-représentée dans l’échantillon, ce qui entraîne une augmentation de 3 points de la situation redressée par rapport aux données brutes. Il résulte de ces conclusions que l’on va décrire une situation politique – les médias en particulier – dans laquelle Marine Le Pen et Emmanuel Macron semblent très loin de tous les autres candidats pris dans le maelström de ceux qui ne pourraient pas atteindre le second tour. Or on est à ce moment très loin du premier tour de l’élection présidentielle, avec des candidats encore hypothétiques, et l’échantillon est tout petit. Des redressements sont faits dont je comprends la logique, mais si l’on étudie les résultats bruts, l’écart du rapport de force peut être important. Sur quelle base exactement pondérez-vous les résultats bruts ? Estimez-vous vos redressements politiques réellement pertinents à ce moment-là et sur un échantillon aussi faible ?

M. Brice Teinturier. « Vous avez considéré que… », avez-vous dit. Non : nous n’avons rien « considéré », nous avons constaté que la reconstitution du vote antérieur marque un écart de tant de points avec la réalité de ce vote. C’est la technique du redressement politique, et nous appliquons le coefficient nécessaire pour remettre cet écart au bon niveau. L’effet, de ce point de vue, est purement statistique. Il est non seulement exact mais heureux qu’il y ait des écarts entre les bruts et les redressés. Ils jouent de manière plus ou moins forte sur tel ou tel candidat selon le niveau de qualité de reconstitution du vote antérieur. Il n’y a rien de mystérieux là-dedans. Enfin, certes, plus l’effectif est important mieux c’est, sans que cela apporte une garantie complète, je vous l’ai dit.

M. Jean-François Doridot. Puisque vous disposez aussi du tableau des résultats bruts et redressés pour l’ensemble de la population, prenez ce tableau-là. On y trouvera aussi des écarts, que je ne connais évidemment pas par cœur, mais il est dommage que vous preniez pour référence un tableau dont vous savez très bien que ce n’est pas celui que nous avons publié.

Pour terminer sur ce point, à peu près toutes nos enquêtes portent sur 1 500 cas, et je pense qu’il en est de même pour nos confrères. Vous vous attardez, et vous avez raison, sur cette enquête réalisée sur 925 cas, je ne sais plus pourquoi ; peut-être les délais de publication étaient-ils brefs. Évidemment, un échantillon de 1 500 cas sera toujours mieux qu’un échantillon de 925 cas mais, Brice Teinturier vous l’a dit, même un échantillon de 10 000 cas n’est pas la panacée et que l’on trouverait quand même des écarts entre brut et redressé ; peut-être seraient-ils un peu moins importants mais ce n’est pas lié. Il est vrai qu’avec un échantillon de 925 cas, 3 personnes peuvent entraîner un écart de 0,5 point, ce qui ne sera pas le cas si 1 500 personnes ou plus sont interrogées. Mais pour calculer les écarts entre brut et redressé, les méthodes seront exactement les mêmes que l’on interroge 925, 1 500 ou 10 000 personnes.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai pris ce tableau précisément parce qu’il permettait mieux d’observer les écarts mais, une fois corrigé des gens qui n’expriment pas d’intention de vote, on obtient logiquement des résultats montrant les mêmes écarts, c’est seulement un report.

M. Brice Teinturier. Puisque vous avez manifestement analysé toutes les données, ce dont nous nous réjouissons, vous voyez qu’il est heureux que les résultats aient été redressés.

M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est l’objet de ma question : sur quelle base cela a-t-il été fait, en particulier pour les redressements politiques ? Nous avons agrégé les données et réalisé un grand nombre de courbes pour observer si des éléments marquants sur le plan méthodologique et scientifique apparaissaient. Ne sont projetées ici que les courbes intéressantes. Celles qui figurent sous l’intitulé « Représentation des candidats dans l’échantillon » nous ont fait nous interroger, car elles montrent en miroir la sous-représentation des gens qui se souviennent avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon et la surreprésentation de ceux qui ont le souvenir d’avoir voté pour Emmanuel Macron dans l’ensemble des sondages réalisés entre le 30 juillet 2021 et le 8 avril 2022. Avez-vous une explication scientifique à cet étonnant effet miroir ou l’attribuez-vous au hasard ?

M. Jean-François Doridot. Ma première réponse sera : heureusement que nous redressons ! Pour le reste, je n’ai pas d’explication totale. Nous vous l’avons dit, c’est un mélange. La surreprésentation d’Emmanuel Macron est due à une surreprésentation, dans les échantillons, des catégories CSP+, un peu plus diplômées, qui auront plus tendance à voter pour lui. La sous-représentation de Jean-Luc Mélenchon est due en partie à Jean-Luc Mélenchon, au sens où la reconstitution des élections varie au fil du temps en fonction de ce que les gens pensent des personnalités concernées car ils peuvent éprouver des difficultés à dire qu’ils ont voté pour tel candidat. Nous avons connu ce problème pendant longtemps avec le Rassemblement national. Au cours de la période 2017-2022, après certains événements liés à Jean-Luc Mélenchon intervenus en 2019-2020, nous avons constaté, et je pense cela valait pour tous les instituts de sondage, que la reconstitution de vote en sa faveur était plus difficile qu’auparavant : certaines personnes disaient qu’elles n’avaient pas voté, certaines passaient à un autre électorat de gauche. C’est aussi pourquoi il vaut mieux redresser que ne pas redresser, en gardant à l’esprit que le redressement n’est pas une baguette magique qui donnerait forcément le résultat, mais que si nous n’appliquions pas un redressement politique à un échantillon, la Commission des sondages ne serait pas contente – et elle aurait raison. Le phénomène que vous avez observé s’explique par les caractéristiques sociodémographiques classiques des échantillons, dues à la propension continue, depuis fort longtemps, de l’électorat de centre-gauche ou de centre-droit à répondre plus facilement à un sondage qu’un électorat un peu plus radical, de gauche, de droite ou d’extrême droite. Mais c’est beaucoup moins vrai depuis l’apparition des enquêtes en ligne.

M. Brice Teinturier. Un peu plus loin dans le temps, on se rappellera que l’affrontement Balladur-Chirac s’est joué à 1,5 point ; or, dans les enquêtes avec reconstitution de vote antérieur faites six mois ou un an plus tard, plus personne n’avait voté pour Balladur ! Cela peut être en raison d’une démémorisation pure – un électeur de droite ayant voté pour Balladur, interrogé deux ans plus tard sur ce qu’a été son vote, se dit « Chirac » car il est légitimiste. Mais nous observons aussi avec intérêt, quand elle se produit, la baisse de la reconstitution de vote antérieur pour un candidat, en nous disant que ce candidat a quelques soucis à se faire parce que c’est le signe que sa popularité est en baisse. C’est ce qui s’est produit pour Jean-Luc Mélenchon après sa déclaration « La République, c’est moi » : elle a heurté l’opinion, et certains électeurs se rappelant avoir voté pour Jean-Luc Mélenchon ont eu du mal à l’assumer et à le dire. C’est un indicateur qui donne une dynamique pour un candidat. La reconstitution du vote est donc compliquée par de vraies démémorisations et par l’impact de l’actualité, mais dans tous les cas mieux vaut redresser que ne pas redresser, même si vous semblez en douter. Lors du référendum sur le traité de Maastricht, de beaux esprits nous disaient « un référendum, c’est différent, il ne faut pas redresser ». Ceux qui ont suivi cette voie et donné des résultats en brut étaient totalement à côté de la réalité ; ceux qui ont redressé l’échantillon ont donné 50,5 ou 50,8 points.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Les sondages que j’ai présentés n’ont pas été réalisés pendant la période où a eu lieu l’épisode que vous avez évoqué. On constate cependant un phénomène chronique qui ne peut être dû seulement à la sous-déclaration, ou alors elle est systématique et cela signifierait que vous êtes dans l’incapacité matérielle de composer un échantillon comprenant un électorat Mélenchon représentatif.

« Heureusement que nous redressons », dites-vous. C’est précisément ce sur quoi j’aimerais vos explications, car nous avons cherché à comprendre les redressements appliqués dans la durée. La ligne rouge visible dans le tableau projeté à l’écran signale le moment à partir duquel les données brutes de vos sondages montrent une augmentation assez nette des intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon. Jusqu’au 25 mars, on constate une stagnation autour de 11 points et ensuite, d’un coup, à la fin de la campagne, une dynamique telle que l’on passe à 12,6, puis 13,7, puis 14,6, puis 15,5 avant une petite baisse à 14,7 pour finir à 15,7. Mais quand, pour un même niveau de sous-échantillonnage politique, le redressement opéré le 20 mars entraîne une hausse de 1,5 point des intentions de vote, celui du 1er avril, alors qu’on s’approche du premier tour de l’élection présidentielle, conduit à une baisse de 0,1 point.

Plus troublant encore, avant le 26 mars, les redressements sont pratiquement constants, à 1,5, mais dès que la dynamique s’enclenche, le redressement diminue au point de devenir négatif, ce qui est rarissime. Ainsi, aussitôt que les intentions de vote en faveur de Jean-Luc Mélenchon commencent à monter, vos redressements lissent cette dynamique de manière flagrante. Pourquoi ?

M. Jean-François Doridot. Il est difficile de vous répondre avant d’avoir pu analyser ces documents, que vous auriez dû nous envoyer avant. Sans écarter vos remarques, je peux déjà vous dire que deux types d’enquêtes sont sûrement mélangés : le rolling poll que nous réalisions quotidiennement pour Le Parisien/France Info d’une part, le panel Cevipof d’autre part. Ce n’est pas du tout la même chose puisque, dans le cadre du panel, nous interrogeons les mêmes personnes, ce qui offre un énorme avantage pour les restitutions de vote. Immédiatement après le premier tour de l’élection de 2022, nous leur avons demandé pour qui elles avaient voté et nous avons conservé cette information qui ne peut donc être déformée, contrairement à ce qui peut se produire dans les enquêtes quotidiennes. Je rappelle d’autre part que les mêmes types de redressement sont appliqués, que c’est contrôlé, et que les redressements portent sur des individus et non sur des scores. Nous vous apporterons une réponse plus précise après que vous nous aurez envoyé ce tableau pour que nous déterminions à quoi il correspond.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon équipe et moi avons fait de nombreuses courbes en reprenant les données de toutes les enquêtes que vous avez publiées, et nous avons été heurtés de constater qu’au moment où une dynamique s’engage, le redressement s’effondre.

M. Brice Teinturier. Il ne s’effondre pas, il est moins opérant.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Cela n’apparaît pas dans le tableau que je vous présente, mais quand on regarde les courbes, on voit que si on applique la même matrice de redressement politique du début à la fin, Mélenchon sort plus proche de 17 que de 15,7 dans les résultats redressés.

M. Jean-François Doridot. Bien entendu, un électorat Mélenchon à 11 ou 12, ce n’est pas la même chose qu’à 17 ou 18. Ce n’est pas le même électorat : il y a un vote utile de gauche, il y a aussi un vote de population plus diplômée, de cadres. Cet écart pourrait s’expliquer par le fait que certaines catégories sont souvent surreprésentées sociodémographiquement dans nos échantillons. Mais je n’en sais rien puisque je n’ai pas examiné les chiffres.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je prends note que vous nous apporterez une réponse écrite. Je vous montre maintenant certaines des courbes que nous avons réalisées. L’une d’elles traduit la différence des redressements entre deux candidates, Valérie Pécresse et Marine Le Pen. Nous nous sommes dit que Valérie Pécresse serait sous-représentée dans l’échantillon brut, le souvenir d’avoir voté pour François Fillon était souvent très faible. On comprend la raison de cette sous-déclaration : il y a eu les affaires, et certaines personnes ne voulaient pas forcément dire qu’elles avaient voté pour lui. On pouvait donc avoir un écart de souvenir de vote de - 7 avec un redressement de 1 point. Mais, pour Marine Le Pen, à un souvenir de vote de - 4 correspondait plutôt un redressement de 2,5 points.

Le sujet majeur, pour la représentation nationale, les citoyens et les media, c’est le redressement politique, le seul qui entraîne des questionnements. Quand on observe les redressements appliqués à Valérie Pécresse tels que reflétés sur la courbe, on constate de grands écarts : pour un souvenir de vote évalué à – 6, le redressement est de 0,25, mais il peut aussi être de 2,5. Il n’en va pas de même pour Marine Le Pen.

Quant à la courbe que nous avons établie des redressements politiques que vous appliquez à Jean-Luc Mélenchon, elle montre une spécificité dingue, littéralement impossible : c’est la seule qui remonte. Comme c’est incompréhensible, j’aimerais une explication. On constate que vous tendez à surévaluer Mélenchon quand il est déjà meilleur dans l’échantillon et à le sous-évaluer quand il est très mauvais et qu’en même temps, en cas de souvenir de vote à - 5, vous redressez l’échantillon Mélenchon à + 2,5 ou à - 0,1. Ipsos est le seul institut ayant cette courbe pour ce candidat.

M. Jean-François Doridot. Franchement, je ne comprends pas ce que sont ces courbes. Clairement, on redresse un individu en tenant compte de son sexe, de son âge, de sa profession, de la région où il habite. Un redressement, ce n’est pas ce que vous dites : il n’y a pas un redressement politique différent du redressement sociodémographique. Je ne comprends pas du tout de quoi il s’agit et je ne vois pas le lien avec des redressements appliqués sur des individus en tenant compte aussi bien des critères que j’ai rappelés que de leur vote passé – et pas simplement à l’élection présidentielle, puisque nous avons toujours redressé lors des élections européennes. Ici, vous isolez un des dix critères de redressement et faites comme si c’était lié, vous parlez de Valérie Pécresse par rapport au vote Fillon 2017… Je suis désolé, mais ça n’a pas beaucoup de sens !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Si. Ce que donnent à voir ces données, c’est que vous faites des redressements au sujet desquels je ne peux que vous croire. C’est précisément le problème : on ne peut que vous croire. Vous nous dites que vous faites les redressements au niveau individuel ; je vous crois sur parole puisque vous avez juré de dire la vérité. Ce que je vous dis en vous montrant ces données, c’est que le résultat auquel vous parvenez – et je ne pense pas que cela soit un objectif réfléchi – par ces redressements politiques et sociodémographiques individuels est que lorsque le sous-échantillon Mélenchon est sous-représenté vous avez tendance à le sous-pondérer politiquement, et à le surpondérer politiquement quand il est meilleur. Encore plus problématique, les écarts sont considérables sur un même sous-échantillonnage, tout cela dans des périodes très réduites, comme le montre le tableau de la fin de la campagne. J’attends vos explications, car je me demande comment la Commission des sondages peut, sur la base des données que vous leur envoyez, celles que nous avons, envisager la fiabilité du sondage.

M. Brice Teinturier. Vous avez donc agrégé et mis bout à bout par ordre chronologique le rolling poll et le panel. Nous devons examiner, instrument par instrument, si nous aboutissons aux mêmes conclusions, que nous découvrons à l’instant, après avoir analysé ce que vous avez fait et comment vous l’avez fait. Donnez-nous ces éléments et nous le ferons.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Enfin, je me suis demandé ce qui se passerait si, en me basant sur vos données brutes, je procédais à des redressements purement politiques en appliquant à l’échantillon Jean-Luc Mélenchon la matrice de redressement agrégé que vous avez appliqué à l’échantillon Marine Le Pen. C’est ce que retracent les deux courbes projetées sur l’écran figurant sous l’intitulé « Redressement de Marine Le Pen appliqué à Jean-Luc Mélenchon ».

M. Jean-François Doridot. Ça n’a pas de sens !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Mais si ! Vous faites un redressement politique et sociodémographique. Or, on peut considérer qu’il y a des similitudes sociodémographiques, d’ailleurs vous l’avez dit au cours de l’audition, entre l’électorat de Jean-Luc Mélenchon et celui de Marine Le Pen…

M. Brice Teinturier. Parler de similitudes ne signifie pas que ce sont deux électorats homothétiques !

M. Antoine Léaument, rapporteur Évidemment, puisque les gens qui votent pour Marine Le Pen ne votent pas pour Jean-Luc Mélenchon et inversement, et que ce sont des choix électoraux plutôt opposés. Je m’attendais à votre réponse ! Mais la courbe à laquelle nous sommes parvenus est presque exactement celle du résultat de l’élection présidentielle, en tout cas des rapports de force à cette élection : en appliquant à l’échantillon Jean-Luc Mélenchon la matrice de redressement appliquée à l’échantillon Marine Le Pen, nous parvenons, avec un écart de 0,8 point, à un résultat beaucoup plus proche de la réalité – il était de 1,2 point au soir de l’élection présidentielle –, que ne le fut le vôtre, obtenu avec les redressements par individu.

M. Brice Teinturier. J’aimerais être sûr de bien comprendre. Vous avez pris la matrice de redressement qui s’applique au vote Le Pen et l’avez appliquée exactement au vote Mélenchon ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Oui.

M. Brice Teinturier. Je ne comprends pas le sens de cette opération.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous l’ai dit, nous avons fait de nombreux tests qui donnaient des résultats totalement différents et nous ne vous présentons que les courbes qui nous ont semblé intéressantes. Celle-ci l’est particulièrement. Vous avez dit qu’il y avait une similitude des critères sociodémographiques des électorats, et l’on voit qu’en procédant comme nous l’avons fait, on s’approche davantage du résultat de l’élection présidentielle. Une nouvelle fois, le redressement politique que vous appliquez est en cause, puisque ni les citoyens, ni la Commission des sondages, ni les médias, ni personne d’autre que vous n’a la matrice de redressement politique. Vous dites procéder scientifiquement ; la base de la méthode scientifique, c’est la reproductibilité de l’expérience pour vérifier la validité des résultats. Or, la partie de la science sondagière qu’est le redressement politique est précisément celle qui est inaccessible au grand public et aux chercheurs. Pourtant, les redressements politiques ont eu pour effet, lors de l’élection présidentielle de 2022, un très fort écart avec ce qui s’est finalement produit. Un sondage est une photo à l’instant « t », soit, mais cette photo participe d’un récit médiatique problématique.

M. Jean-François Doridot. Je ne peux vous laisser dire que c’est un redressement politique. Il faut arrêter de nous accuser de mal faire notre métier alors que vous faites quelque chose qui est totalement à côté et qui n’a rien à voir. Ce que vous faites n’a aucun sens, je suis désolé de vous le dire.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Alors pourquoi faites-vous des redressements ?

M. Jean-François Doridot. Mais nous nous battons pour vous dire…

M. le président Pierre-Yves Cadalen. M. le rapporteur a la parole.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous me dites que tout cela n’a aucun sens. Pour ma part, j’estime que lorsque vos sous-échantillons sont à ce point sous-représentés…

M. Brice Teinturier. Mais non !

M. Antoine Léaument, rapporteur. … le problème principal est la qualité de vos échantillons…

M. Brice Teinturier. Ah ! On parle donc d’autre chose maintenant ?

M. Antoine Léaument, rapporteur. Non. Au regard des données que vous fournissez, vos échantillons sont de mauvaise qualité. Qu’ils le soient sur le plan sociodémographiques, pourquoi pas, vous faites des corrections. Mais ils sont de mauvaise qualité sur le plan politique. Or, vous faites des redressements politiques, en appliquant des matrices qui n’ont littéralement pas de sens. Vous m’accusez d’avoir fait quelque chose que vous faites vous-même en permanence – mais si ! – en appliquant aux données brutes des redressements auxquels personne n’a accès, et vous intimez aux gens l’ordre de croire que les redressements politiques sont corrects. J’imaginais une audition tranquille, mais étant donné votre manière de me dire que je fais n’importe quoi, je vous retourne le compliment.

M. Brice Teinturier. Ce que nous disons, c’est qu’appliquer une matrice de redressement du Rassemblement national à Jean-Luc Mélenchon n’a pas de sens.

M. Antoine Léaument, rapporteur. Pourquoi, alors, parvenons-nous ainsi à un résultat plus proche que le vôtre de l’élection présidentielle ?

M. Brice Teinturier. Mais vous avez vous-même dit que vous aviez procédé de la sorte avec de nombreux autres candidats et que ça ne marchait pas !

M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’est pas ce que j’ai dit.

M. Brice Teinturier. Ah bon.

M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai dit que nous avions fait de nombreux tests sur les échantillons, les résultats et les redressements politiques et que je ne présentais que les résultats intéressants. Je ne vous dis pas que mon résultat est bon ; cela n’a évidemment pas de sens d’appliquer à un candidat un redressement politique que vous appliquez à un autre ! Ce que l’on constate, c’est qu’en appliquant à l’autre les redressements que vous faites à l’un, les résultats sont totalement différents. C’est précisément ce qui est intéressant, car cela met en exergue le fait que personne n’ayant accès aux données que vous utilisez pour procéder à vos redressements politiques, le problème se pose de leur reproductibilité. C’est ce que je veux montrer dans cette audition et il n’y a aucune raison de le prendre mal…

M. Brice Teinturier. Nous essayons de comprendre ce que vous faites.

M. Antoine Léaument, rapporteur. …d’autant que vous vous êtes dits prêts à nous envoyer des données détaillées et des réponses plus précises à nos questions. Pour ma part, constatant une très forte sous-représentation chronique de l’échantillon Mélenchon et une sous-représentation un peu moins forte de l’échantillon Le Pen, j’entreprends d’appliquer au candidat le redressement un peu moins fort appliqué à la candidate pour voir ce que cela donne. Cela n’a rien de lunaire, c’est une matrice de redressement comme une autre que l’on peut appliquer à ce type d’échantillons. Il ressort de cette expérience une question de science politique qui intéresse le chercheur que je suis : comment des scientifiques peuvent-ils vérifier des données de redressement politique quand non seulement il y a sous-déclaration ou surdéclaration d’un vote mais qu’en plus l’analyse des échantillons donne l’impression que vous opérez des redressements faibles à des échantillons très sous-représentés politiquement et des redressements plus ou moins forts à des échantillons très surreprésentés ? Vous m’accusez d’avoir fait des choses un peu lunaires ; je vous retourne l’accusation car, parfois, la manière dont ces redressements sont faits reste un peu floue, même quand on dispose des données agrégées de l’ensemble de vos sondages.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Les 27 sondages faits pendant la période des élections législatives donnaient le Rassemblement national largement en tête. Ils étaient tous faux puisque ce fut le Nouveau Font populaire. Il arrive donc que vos sondages ne soient pas exacts. J’ai compris que ces inexactitudes tenaient au panel. L’avez-vous modifié et ajusté pour assurer que vos prochains sondages reflètent un peu plus la réalité ?

M. Brice Teinturier. Parlez-vous de sondages ou de simulations en sièges ? Ce n’est pas la même chose.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Je parle de simulations en sièges, mais je ne sais si la distinction est flagrante pour les Français qui regardent les informations de 20 heures sur BFMTV disant « voilà ce que sera l’Assemblée nationale ».

M. Brice Teinturier. Nous nous sommes efforcés d’être très pédagogues pour expliquer comment étaient faites les simulations en sièges et comment nous essayions de passer de rapports de force dans des strates suivant des configurations de second tour à des simulations en sièges dans 577 circonscriptions. Il faut continuer d’expliquer que les simulations en sièges ne sont pas des sondages et ne pas dire que 27 sondages sur les législatives se seraient tous trompés. Les simulations en sièges reposent sur des sondages qui eux-mêmes nous permettent d’avoir des matrices de report du premier sur le second tour, puisque c’est cela qui est difficile.

Le sondage est un des éléments permettant de faire les simulations en sièges. Ce qui rend ces simulations extrêmement fragiles, et nous n’avons cessé de dire, c’est qu’un écart d’un ou deux points peut très vite jouer sur 30 ou 40 sièges. Si vous vous reportez à notre première simulation en sièges, publiée dès le soir du premier tour des élections, parce que nous disposions alors des configurations – nous n’avions pas voulu en faire plus tôt, précisément en raison de la fragilité de cet instrument –, vous constaterez que nous avons dit tout de suite qu’il n’y aurait pas de majorité absolue pour le Rassemblement national. Je me souviens avoir ajouté « ce sera d’autant plus vrai qu’il y aura des accords, des retraits et des désistements entre lundi et mardi », et c’est exactement ce qui s’est produit. Qu’ensuite, des titres de presse aient présenté le Rassemblement national comme aux portes du pouvoir, certes, mais les simulations en sièges ne disaient pas cela. Qu’elles n’aient pas été, et loin de là, parfaites, c’est exact. Cependant, nous donnons des fourchettes pour montrer que cet instrument doit être utilisé avec précaution, et nous avions indiqué dans cet éventail de possibilités qu’il pouvait y avoir 145 sièges, sans les divers gauche, pour le Nouveau Front populaire ; mais il est vrai que dans notre simulation le Rassemblement national était potentiellement en tête.

Qu’avons-nous fait depuis lors ? Pour les élections européennes, les sondages ont très bien fonctionné, y compris pour Jean-Luc Mélenchon : dans nos dernières enquêtes, il était, de mémoire, à 9,5 et le score de la France insoumise a été de 9,8. Nous étions à 13,8 ou 14 pour la liste Glucksmann, pour un score effectif de 13,8 me semble-t-il. On ne peut donc pas dire que l’instrument est déficient et que 27 sondages sur les élections législatives se seraient tous trompés. L’instrument « sondage » a plutôt bien fonctionné aux élections européennes et aux législatives. Les simulations en sièges sont, nous n’avons cessé de le dire, un outil beaucoup plus fragile et malgré cette fragilité, nous avions non seulement indiqué, si l’on prend la fourchette basse et la fourchette haute, que le Rassemblement national n’aurait pas de majorité absolue, mais qu’il était possible que La France insoumise arrive en tête.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Avez-vous modifié votre technique ?

M. Brice Teinturier. Nous n’avons pas fait de nouvelles simulations de sièges.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Votre technique de sondage a-t-elle évolué ?

M. Brice Teinturier. Après chaque élection, nous faisons un post-mortem pour essayer de comprendre ce qui a bien fonctionné et ce qui n’a pas bien fonctionné, en France comme dans l’important nombre de pays où travaille le groupe Ipsos. Vous vous concentrez sur la question du redressement politique. Pour aller droit au but, des questions peuvent se poser sur ce qui s’est passé en 2022 au sujet de Jean-Luc Mélenchon. Elles tiennent en partie au vote utile, mais elles peuvent aussi tenir, et nous n’avons pas attendu cette audition pour nous interroger, à la qualité de représentativité de nos échantillons – pas forcément la qualité de représentativité politique mais la qualité sociologique. D’autres variables peuvent jouer, et pour certaines il n’y a pas de données statistiques – je pense aux Français musulmans –, si bien que l’on ne peut avoir de redressement sur ces catégories. Nous essayons en permanence d’améliorer nos outils. Les biais évoluent ; nous nous attachons toujours à analyser ce pourquoi un sondage a fonctionné ou n’a pas fonctionné. C’est notre métier depuis toujours que de déterminer les biais, mais ils varient d’une élection à l’autre. Aussi, ce n’est pas parce qu’il y a eu un raté qu’il y en aura un autre la fois suivante, et ce n’est pas parce que l’instrument a bien fonctionné que l’on est assuré d’une garantie de très bonne fiabilité ensuite.

Mme Farida Amrani (LFI-NFP). Puisque, apparemment, ce n’est pas une science exacte, pensez-vous qu’il faille continuer à faire des sondages à 18 mois ou un an d’une élection aussi importante que l’élection présidentielle, alors même que les incertitudes sont encore extrêmement fortes, ou plutôt ne rien faire ?

M. Brice Teinturier. Je ne pense pas qu’il serait mieux de raréfier l’information, mais il faut bien en expliquer l’intérêt et les limites. Il me semble avoir répondu à votre question au début de cette audition en disant que l’intérêt est de fixer un point zéro pour comprendre les dynamiques à l’œuvre. C’est pourquoi nous avons réuni un panel qui nous permet de suivre les changeurs et la mobilisation. Je ne rêve pas d’une démocratie où l’on raréfierait l’information à disposition sous prétexte que les citoyens ne seraient pas assez sachants pour en faire le bon usage. L’information doit évidemment être la plus fiable possible. Nous avons une responsabilité à cet égard et nous essayons de tout faire pour qu’elle le soit, mais personne ne peut dire « le citoyen est digne d’avoir telle information parce qu’il sera suffisamment compétent pour la comprendre, mais pas telle autre parce qu’il ne la comprendra pas ».

Ce serait régresser que revenir à ce qu’a commis le législateur quand, en 1977, il a interdit de publier des sondages un mois avant le scrutin. C’était doublement scandaleux, parce que certains citoyens pouvaient acheter des sondages et avoir l’information cependant que d’autres n’y avaient pas accès. Une politologue du Cevipof, Florence Haegel, a publié une très intéressante analyse des débats à ce sujet ; elle exposait les a priori des parlementaires de l’époque jugeant qu’il fallait protéger le citoyen, plus ou moins considéré comme un mouton, de l’influence évidemment pernicieuse des sondages d’opinion. On a heureusement progressé depuis lors, et l’idée n’est plus qu’à partir d’une certaine date la publication de sondages devrait être interdite ; j’aimerais bien savoir de quand à quand il serait légitime de faire des enquêtes d’intentions de vote et de quand à quand il ne le serait pas et, je le redis, je ne vois pas pourquoi on priverait le citoyen de ces informations. En revanche, il faut répéter qu’elles ont des limites, et nous nous y efforçons. Je l’ai souligné ici, et je le fais publiquement, que ce n’est pas parce que l’échantillon est gros que le résultat est parfait. Cette mise en garde étant faite, je crois que, contrairement à ce qui est parfois dit, les Français comprennent très bien que les sondages sont des outils qui peuvent nous donner des éléments d’information mais qu’ils doivent être manipulés avec prudence et une certaine distance. Je leur fais suffisamment crédit pour ne pas les considérer comme le font certains responsables politiques.

M. le président Pierre-Yves Cadalen. Nous avons également confiance en la capacité de compréhension de nos concitoyens mais on ne peut pas dire qu’il en soit tout le temps ainsi dans la sphère médiatique, qui semble s’approprier les sondages pour créer une ambiance, et qui part souvent de ce que vous appelez une photographie à l’instant « t » pour lui donner une capacité prédictive, sinon pour dessiner un rapport de force général social profond dans le pays, ce qui n’est évidemment pas le cas. Nous n’avons pas le sentiment que l’indice de participation sous-représente notre électorat : nous en avons la certitude rationnellement établie pour ce qui est de l’espace médiatique. L’argument avancé par M. le rapporteur sur la falsifiabilité des sondages est un argument sérieux. Il compte d’autant plus que les instituts de sondage ne sont pas des laboratoires de recherche et qu’ils poursuivent d’autres intérêts – la vente de leurs sondages. Chercheur, je suis attaché à l’indépendance de la production du savoir et, pour ce qui est de la projection en sièges, je renvoie aux travaux d’excellents politistes et sociologues qui étaient parvenus par leurs seuls moyens à des résultats en certains cas meilleurs que ceux de l’ensemble des instituts de sondage.

Messieurs, je vous remercie d’avoir participé à nos travaux.

 

La séance s’achève à dix-sept heures dix.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Farida Amrani, M. Pierre-Yves Cadalen, M. Antoine Léaument, M. Emeric Salmon