Compte rendu
Commission d’enquête concernant l’organisation des élections en France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop, et M. François Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop 2
– Présences en réunion................................25
Mercredi
7 mai 2025
Séance de 17 heures
Compte rendu n° 37
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Éléonore Caroit,
vice-présidente de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à dix-sept heures.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Nous poursuivons nos travaux sur la question des sondages, à laquelle cette commission d’enquête a déjà consacré plusieurs auditions.
Après la table ronde du 26 mars dernier, M. le rapporteur a souhaité revoir en audition individuelle les représentants de plusieurs instituts de sondage. Nous accueillons donc M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop (Institut français d’opinion publique), et M. François Kraus, directeur des études politiques et d’actualité au sein du même institut.
En application de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées par une commission d’enquête doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Frédéric Dabi et M. François Kraus prêtent successivement serment.)
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vous remercie d’avoir accepté de participer à cette nouvelle série d’auditions. Vous êtes au cœur de l’actualité, après avoir rendu public, en début de semaine, un sondage qui fait couler beaucoup d’encre et sur lequel je souhaite vous poser des questions.
Ce sondage a été commandé par Hexagone, une structure largement financée par la structure Périclès, qui a confirmé ce financement hier en audition. Les deux parties de l’enquête publiée font beaucoup parler. La première teste la candidature à l’élection présidentielle de M. Jordan Bardella pour le Rassemblement national, à partir d’un échantillon de dix mille personnes. La seconde, rajoutée a posteriori, teste la candidature de Mme Marine Le Pen pour le même parti, à partir d’un échantillon de deux mille personnes.
Le sondage précise que ces deux échantillons sont différents mais les agglomère dans le rendu final. Avez‑vous reçu des pressions ou des messages de Mme Le Pen ou de membres du Rassemblement national pour retravailler sur ce sondage après sa première publication ?
M. Frédéric Dabi, directeur général de l’Ifop. Nous sommes heureux d’être reçus pour une audition plus resserrée que la précédente – d’autant que j’avais dû partir quarante‑cinq minutes avant la fin. Nous pouvons ainsi échanger franchement et sortir des jugements à l’emporte‑pièce, des tweets et des SMS aigres‑doux.
À son corps défendant, l’Ifop se trouve au cœur de l’actualité. Comme je l’avais dit lors de la première audition, un sondage publié devient un objet public de controverse – instrument de délégitimation pour certains et ressource pour d’autres.
Hexagone est un client de l’Ifop, comme d’autres think tanks – Fondation Jean‑Jaurès, Fondation pour l’innovation politique, Fondation Concorde… – et des médias de tous bords – de L’Humanité, Politis et Regards jusqu’au Figaro et Valeurs actuelles.
Depuis quelques mois, nous avons réalisé plusieurs enquêtes pour Hexagone – une sur le logement par exemple –, sous la direction de François Kraus. Deux enquêtes ont aussi été commandées à nos confrères d’OpinionWay et d’Harris interactive.
Le 26 mars, nous avions abordé la question de la taille des échantillons. L’enquête évoquée est très belle à ce titre, car elle supposait d’interroger dix mille personnes, soit neuf mille cent cinquante électeurs. Cela offre ensuite de merveilleux sous‑échantillons : nous pouvons faire des tris d’ordre deux, savoir ce que pensent les jeunes ouvriers, les catholiques pratiquants qui habitent dans la moitié nord de la France…
Nous avons travaillé avec sept hypothèses de premier tour à la demande de notre client, Paul Sébille – que nous connaissons bien, car il a travaillé plusieurs années à l’Ifop, sous la direction de François Kraus. Après la condamnation de Marine Le Pen, son présupposé consistait à tester uniquement la candidature de Jordan Bardella.
S’agissant de la gauche, ce présupposé supposait de travailler sur une offre très large – Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Raphaël Glucksmann, Marine Tondelier, Fabien Roussel –, puis une offre plus resserrée – Jean-Luc Mélenchon et Raphaël Glucksmann, ou Jean-Luc Mélenchon et François Ruffin.
Les enquêtes d’intention de vote aux élections présidentielles réalisées longtemps avant le scrutin me semblent intéressantes : pour 2027, nous pouvons travailler sur une offre pléthorique, car il s’agit d’élections de renouvellement, c’est‑à‑dire auxquelles le président sortant ne se représente pas – comme en 2007 avec Jacques Chirac ou en 1995 avec François Mitterrand. En outre, la finaliste de 2017 et 2022 n’est peut-être pas candidate non plus.
En 2006, j’avais ainsi testé une offre très large, avec sept prétendants socialistes – Dominique Strauss‑Kahn, Ségolène Royal, Laurent Fabius, François Hollande, Lionel Jospin, Jack Lang et Bertrand Delanoë – dans le cadre d’une enquête pour le magazine Paris Match.
Nous avons donc réalisé l’enquête commandée par Hexagone. La Commission des sondages impose de préciser les conditions d’élaboration du sondage – dates et échantillons notamment – dans une notice, que nous avons même rédigée en deux parties. Peu après le week‑end de Pâques, j’ai travaillé personnellement comme toujours au redressement d’échantillon.
Nous n’entrons jamais en contact avec une force politique s’agissant d’une intention de vote publiée, sauf si elle a commandé le sondage. Nous avons en revanche reçu un appel de Paul Sébille, car Hexagone s’était ravisé et souhaitait ajouter des hypothèses avec Marine Le Pen.
Je n’étais pas en droit de lui dire non : Marine Le Pen a été trois fois candidate à l’élection présidentielle et a déclaré qu’elle le serait de nouveau. J’ai relancé une enquête plus réduite. Un échantillon de deux mille personnes – soit mille huit cent cinquante électeurs – reste largement supérieur à la moyenne habituelle.
De plus, mille et dix mille sont proches sur le plan de la fiabilité – les tableaux de marge d’erreur montrent une différence de 0,3 ou 0,4 point. Un échantillon de deux mille personnes n’offre cependant pas les formidables possibilités d’analyse, de contre‑analyse ou de typologie qu’offrait le premier échantillon de dix mille personnes.
Ce travail, remis le 2 mai et publié le 5, a suscité de nombreuses interrogations. J’ai expliqué dans tous les médias qui m’ont sollicité que l’Ifop avait répondu à la demande de son client en réalisant une enquête complémentaire, comme cela arrive parfois.
J’ai donné l’exemple d’une enquête réalisée une quinzaine de jours plus tôt auprès de dirigeants d’entreprise et qui n’avait rien de politique. Au vu des résultats, le commanditaire avait demandé un complément d’enquête – sans jeu de mots – auprès des salariés.
Dans le cas d’Hexagone, j’ai mené deux enquêtes avec le même protocole méthodologique, auprès de respectivement dix mille et deux mille personnes. Nous n’avons rien caché : la notice de la Commission des sondages, rendue publique dès le lundi en début d’après‑midi et mise sur notre site, précise qu’il y a eu deux enquêtes.
Le battage et les polémiques ne sont pas mon affaire, et je m’en serai passé. François Kraus a fait corriger un article du HuffPost affirmant que le RN avait appelé l’Ifop pour demander : « qu’est‑ce que c’est que ce foutoir ? » Je suis heureux d’être sous serment pour affirmer que ce n’est pas vrai. Nous n’avons eu pas de contact avec le Rassemblement national lorsque l’enquête a été faite et avant qu’elle ne soit rendue publique. Nous avons cependant reçu des appels après.
J’assume ce travail de très grande qualité – notamment l’échantillon de dix mille personnes. Le reste ne me concerne pas. Un papier du Monde évoque une querelle interne et prête diverses intentions à M. Stérin, que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré et dont je ne connais même pas le visage : soutenir Jordan Bardella un jour, le trouver nul le lendemain et soutenir Bruno Retailleau, à moins que Laurent Wauquiez ne remporte le scrutin interne du 18 mai…
L’on rencontre à chaque présidentielle de renouvellement ces jeux de billard à cinq bandes, encore renforcés par ces sympathiques réseaux sociaux : ils ne sont pas mon affaire. François Kraus souhaite peut‑être intervenir.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Non, car vous venez de passer dix minutes à répondre à la première question.
M. Frédéric Dabi. Vous me permettrez d’être exhaustif en raison des polémiques actuelles. Vous avez affirmé dans un tweet que l’Ifop n’était pas un institut indépendant, ce qui est diffamatoire.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas dit cela.
M. Frédéric Dabi. Si.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Nous allons nous en tenir aux questions du rapporteur. Combien en avez‑vous, afin que nous puissions évaluer le temps nécessaire ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. J’en ai un assez grand nombre, d’ordre général d’abord, qui appellent des réponses plus longues, puis sur des points précis. Peut‑être avez‑vous regardé les précédentes auditions et relevé les questions posées sur certains sondages. J’en ajouterai de spécifiques pour l’Ifop. Je vous propose d’avancer afin que vous ayez le temps de répondre à tout.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Parfait.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon propos n’est pas d’attaquer l’Ifop ou d’affirmer qu’il ne serait pas indépendant. Ma question concerne plutôt le commanditaire qui, lui, ne l’est pas et peut viser des objectifs politiques.
D’après L’Humanité, Périclès souhaitait obtenir un partenariat avec l’Ifop : la question de l’indépendance se pose alors. Vous affirmez n’avoir pas eu de contact avec M. Stérin. En avez‑vous eu avec M. Arnaud Rérolle ?
M. Frédéric Dabi. Je vous affirme sous serment que non. Je ne sais même pas de qui il s’agit.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Le directeur général de Périclès.
M. Frédéric Dabi. Notre client était Hexagone, et non Périclès. En outre, tous les commanditaires ont un but caché.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Bien sûr.
M. Frédéric Dabi. Je vais prendre des exemples passés afin d’éviter toute polémique. En mars 2012, le premier rolling – c’est-à-dire enquête continue – Ifop‑Fiducial, pour Paris Match‑Europe 1, donnait pour la première fois Nicolas Sarkozy un demi‑point devant François Hollande. Le Figaro, qui n’en était pas le commanditaire, en avait pourtant fait sa une.
Quand le parti des insoumis commande à mes confrères d’Harris interactive une enquête sur le programme de Jean‑Luc Mélenchon, l’intention est louable : il s’agit de communication, de divulgation et d’évangélisation de l’opinion publique. Je vous mets au défi de citer un seul commanditaire d’enquête complètement indépendant et neutre. Tout le monde a des buts cachés. Peu me chaut, car ce n’est pas la question que se pose un institut de sondage.
Avec François Kraus – qui dirige nos enquêtes depuis maintenant dix‑sept ans – nous cherchons à produire des travaux de qualité, avec de bons échantillons, à donner une information au grand public et à améliorer un outil perfectible – même s’il fonctionne globalement très bien en période électorale.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous auditionnerons M. Stérin la semaine prochaine au sujet de Périclès. Nous cherchons à savoir si des gens essaient d’utiliser des instituts de sondage pour influencer les élections.
L’Institut CSA en est un exemple récent : il a carrément été intégré au groupe de M. Bolloré. Il peut donc y avoir des tentatives – ou des tentations – de racheter des instituts de sondage ou de mettre en place des partenariats avec eux, pour essayer de biaiser in fine leurs résultats. Cette possibilité pourrait exister.
Dans le cas de l’enquête commandée par Hexagone, je cherche simplement à comprendre ce qui s’est passé, puisqu’elle est au cœur de l’actualité. Je ne pouvais pas vous auditionner sans vous interroger sur ce sujet.
Je vais rentrer dans le vif du sujet sur lequel je souhaitais vous auditionner. Considérez‑vous que les sondages sont une science ? Selon Karl Popper, la réfutabilité, ou falsifiabilité, est l’une des caractéristiques de la science : la possibilité de falsifier les résultats, c’est‑à‑dire de les travailler, de les reconstituer, de reproduire des expérimentations.
En partant de cette définition, estimez‑vous que les sondages sont des outils scientifiques – sachant que les gens n’ont pas accès aux données brutes pour les retravailler et comprendre comment vous trouvez vos résultats ?
M. Frédéric Dabi. Voilà une belle question, à quelques semaines du bac philo. Les sondages électoraux – et non les sondages marketing qui constituent l’essentiel de l’activité de l’Ifop – ne sont pas une science. Ses fondements reposent cependant sur la science statistique.
Peut‑on falsifier une enquête d’opinion ? Bien sûr. Chaque mois, je teste la popularité de cinquante personnalités politiques. Un institut X ou Y ou un sondeur Y ou Z pourraient changer les chiffres. Cela n’est naturellement jamais arrivé à l’Ifop.
Si quelques sondeurs sont des visages connus et incarnent un institut, ils travaillent en équipe – assistantes, informaticiens, personnes qui relisent… Cela se verrait si quelqu’un voulait tricher.
L’écosystème joue aussi : dans un secteur très concurrentiel, cela se verrait si un institut privilégiait un courant de pensée, une force politique ou un candidat – par exemple, si l’Ifop voulait absolument que Jean Lassalle se représente et le créditait de 8 à 10 % d’intentions de vote.
Avant notre enquête pour Hexagone, d’autres ont été faites par Odoxa, Harris interactive et OpinionWay. Des résultats modifiés se verraient donc.
La commission des sondages – que vous avez utilement consultée et dont vous avez regardé les notices des dernières années – a en outre accès aux données brutes. En 2005 ou 2006, lors d’une audition à la commission des sondages, Jean-Luc Parodi – grand politologue qui m’est cher et qui a introduit en France les opérations estimations, avec Roland Cayrol, les sondages de sortie des urnes, les sondages jour du vote ou les sondages sociologiques de manifestation – a dit : « les chiffres bruts sont des chiffres faux ».
Nous faisons en sorte qu’ils ne soient pas complètement erronés, mais, avant redressement, un chiffre peut être un peu faux : dans l’enquête, on a interrogé trop d’hommes et pas assez de femmes, en fonction de la méthode des quotas et de l’échantillonnage, trop de jeunes et pas assez de personnes âgées, trop d’électeurs X et pas assez d’électeurs Y.
Ce n’est pas une science, même si les sondages s’appuient sur la science statistique. Comme partout, il est possible de tricher. À l’Ifop, nous ne trichons pas du tout.
M. Antoine Léaument, rapporteur. La notion de falsifiabilité ne signifie pas forcément tricher. Il est bon cependant que vous disiez qu’il est possible de tricher dans les sondages.
M. Frédéric Dabi. Par exemple, sur les réseaux sociaux, la cote de popularité de Poutine avait été rehaussée de cinquante ou soixante points dans un sondage Ifop. Il est possible de tricher.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je n’ai pas de doute sur le fait que Vladimir Poutine soit capable de tricher sur des sondages.
Ma question porte sur la notion de réfutabilité ou falsifiabilité : les données des instituts de sondage pourraient être accessibles aux chercheurs, qui seraient ainsi en mesure de les retravailler. En effet, je n’ai pas accès à vos résultats bruts, ce qui rend cette partie opaque et ne permet pas la réfutabilité.
Certains instituts de sondage, comme Ipsos, donnent à la Commission des sondages leurs résultats bruts, en allant dans le détail – c’est‑à‑dire en précisant la taille de leurs échantillons. L’Ifop, en revanche, ne donne pas les chiffres bruts, mais des pourcentages bruts. Je me fonderai donc sur les éléments à ma disposition.
Se pose la question des redressements, pour lesquels vous utilisez vraisemblablement des formules complexes. Les élaborez‑vous en interne ? Les récupérez‑vous à l’extérieur ? Les achetez‑vous ?
M. Frédéric Dabi. Je ne comprends pas bien ce que vous entendez par « formule de redressement ». Nous donnons à la commission des sondages nos résultats bruts, mais pas nos effectifs. Nous pouvons vous les fournir sans problème, grâce à une simple règle de trois – pas besoin d’être un grand mathématicien, j’ai d’ailleurs fait un bac ES : avec un échantillon de mille personnes et un résultat brut de dix, cela fait cent personnes.
Je ne vous suis pas au sujet des formules de redressement. Celui‑ci est effectué à partir des résultats bruts, qu’une collecte insuffisante sur certains critères peut rendre erronés. Il existe deux types de redressement, finalement très proches : le redressement sociodémographique, comme dans les enquêtes grand public – le sexe, l’âge, la profession, la région, la catégorie d’agglomération et, parfois, le sexe croisé par l’âge –, et le redressement politique – fondé sur les votes antérieurs.
Il n’y a pas la moindre formule. Si nous achetions des choses – j’ignore si c’est le cas – , cela concernerait l’Insee, avec qui nous avons des contacts fréquents. Grâce à l’Insee, nous pouvons appliquer à un échantillon brut des formules de redressement – pour reprendre votre terme – sociodémographique et politique, à l’échelle du pays, d’une région, d’un département, d’un canton, d’une circonscription, d’une commune, d’un quartier ou d’un arrondissement.
Ce sont de simples corrections, comme une photo un peu floue que l’on rendrait nette en fixant les bons résultats – image galvaudée, mais que j’aime bien. Grâce à vos demandes, j’ai regardé les notices que vous évoquez : la plupart du temps, aux élections présidentielles, le rolling ne révèle aucun écart fondamental entre les résultats bruts et les résultats après redressement de l’Ifop.
À l’époque du téléphone, il y avait parfois des écarts délirants entre un résultat brut et un résultat après redressement, par exemple pour Jean-Marie Le Pen.
M. Francois Kraus, directeur des études politiques de l’Ifop. 90 % des enquêtes publiées sont faites en France métropolitaine, sur une population adulte âgée de 18 ans ou plus, à partir de la méthode des quotas. Historiquement, cela nous distingue de nos confrères anglo‑saxons. Après de célèbres plantades, ils ont cependant cessé les sondages aléatoires pour appliquer des méthodes à la française, c’est‑à‑dire issues de travaux sociologiques.
Vous demandiez si les sondages sont de la science. Il s’agit d’un outil des sciences sociales, que nous appliquons à une recherche en sciences politiques destinée au grand public et réalisée pour des médias, des partis ou des think tanks – la Fondation Jean‑Jaurès par exemple.
Le système de base repose sur des enquêtes en ligne ou par téléphone, qui veillent à respecter une France en miniature. Vous avez compris que tout n’est jamais parfait : nous n’avons jamais quatre cent quatre-vingts hommes et cinq cent vingt femmes, puisqu’il faut aussi respecter d’autres variables de quotas. À la fin, nous avons une différence entre les résultats bruts et ceux d’après le redressement.
Comment obtient‑on des résultats redressés ? Une enquête de base, faite sans intention électorale, va prendre en compte les dernières données disponibles, issues soit du recensement principal, soit de l’enquête emploi de l’Insee – elles précèdent donc généralement de deux ou trois ans l’année de la publication. Les mêmes jeux de variables – sexe, âge, CSP (catégorie socioprofessionnelle), diplôme, région, catégorie d’agglomération – servent le plus souvent au redressement dans les enquêtes politiques.
Nous redressons aussi nos résultats à partir des scrutins de référence : l’élection présidentielle et, pour l’Ifop, les élections législatives – choix appliqué depuis quelques mois. Ces variables permettent donc un double redressement politique.
J’effectue des enquêtes sur le genre, le couple… Pour une enquête sur la sexualité, le redressement que j’effectue prendra en compte la proportion de personnes en couple. Pour une enquête sur les voies sur berges à Paris, il intégrera des variables sur le nombre de gens qui possèdent une voiture. Pour une enquête sur les outils d’information, il portera en particulier sur le niveau de diplôme. Ces variables ne sont donc pas une formule magique. Il faut chercher la variable lourde qui permettra de corriger nos échantillons bruts.
Pour les enquêtes électorales, Jean‑Luc Parodi, longtemps responsable à l’Ifop, a bien montré que le vote aux précédentes élections compte. Toutes ces enquêtes ou presque utilisent le scrutin de référence qu’est l’élection présidentielle. S’y ajoutent pour les élections législatives, européennes et municipales les résultats des précédents scrutins du même type. Nous rajoutons parfois une troisième variable lorsque des élections partielles ont eu lieu.
Nous n’achetons pas les formules, celles-ci sont élaborées grâce à notre expérience. Nos parcours sont différents : je viens d’Ipsos et Frédéric Dabi a travaillé à la Sofres avant d’entrer à l’Ifop. Dans cette profession minuscule, tout le monde se connait et a travaillé ensemble.
Il n’y a pas de formule magique : chacun élabore des processus de redressement à partir de son expérience, en utilisant différentes variables ou formules – pour le niveau de diplôme, le vote antérieur, la participation au scrutin…
Par exemple, utilise‑t‑on pour la certitude d’aller voter une échelle d’un sur dix, neuf sur dix, dix sur dix ou « tout à fait certain » ? Dans la campagne, à partir de quand passe‑t‑on de « tout à fait certain » à l’échelle sur dix ? Nous regardons tout simplement ce qui a fonctionné les fois précédentes, ou le moins mal fonctionné, et nous l’appliquons. Il n’y a donc aucun secret.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous confirmez donc que des formules sont appliquées – même simplement des multiplications et des divisions.
M. Frédéric Dabi. C’est exactement cela.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Ce n’était donc pas d’une grande complexité. Dans un échange avec d’autres, malheureusement hors micro, il a été dit que certaines formules étaient achetées, d’où ma question. Si vous faites vos redressements en interne, je vous poserai donc des questions à ce sujet.
Vous avez eu l’honneur d’un portrait dans L’Opinion, dans lequel il était écrit : « Frédéric Dabi […] assure lui-même le redressement, une méthode consistant à modifier les résultats bruts du sondage pour mieux prendre en compte tous les critères. Les sondeurs sont trop critiqués pour qu’il prenne le risque que quelque chose lui échappe. »
M. Frédéric Dabi. Jean‑Luc Parodi m’a formé à la technique des redressements à la fin des années 1990. Ils sont faits en interne, comme dans tous les instituts de sondage. Peut‑être y a‑t‑il eu un quiproquo ou une mauvaise compréhension du propos d’un confrère, car je ne pense pas qu’on achète des redressements.
Peut‑être achète‑t‑on des données Insee, par exemple pour une ville ou une circonscription, mais il me semble que ces données sont désormais en accès direct.
M. Francois Kraus. À mon avis, une partie de nos confrères, petits instituts ou cabinets d’études, n’ont pas de cellule de traitement statistique propre et passent par des agences spécialisées dans le traitement statistique, avec lesquelles nous travaillons tous.
Ils entendent par « achat » l’externalisation de ce travail de traitement automatique. Ils reçoivent ainsi les recommandations de statisticiens. À l’Ifop, nous n’externalisons pas le redressement des enquêtes politiques.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Mes questions sur les redressements sont nombreuses. La première est pratique. Ce n’est pas une gageure que de dire que vous avez commis des erreurs.
Sur le tableau projeté au mur, l’écart entre vos estimations et les résultats à la présidentielle est résumé pour Jean‑Luc Mélenchon – en rouge, car c’est le plus élevé –, Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Pour Valérie Pécresse, qui ne figure pas dans le tableau, l’écart était de quatre points : le dernier sondage Ifop la donnait à 9 % des voix, elle n’en a recueilli que 4,78 %. Jean‑Luc Mélenchon, donné à 17 %, a obtenu 21,95 % des voix. Comment expliquez‑vous, notamment pour ces deux candidats, un tel écart par rapport au résultat final ?
M. Frédéric Dabi. Vous me permettrez de répondre longuement à cette question importante. Qu’est-ce qu’une erreur pour une élection présidentielle ? S’il faut donner les résultats au point ou au demi‑point près, je peux comprendre l’emploi de ce terme. En 2012 comme en 2017, le rolling Ifop‑Fiducial a donné presque tous les scores des candidats au point ou au demi‑point près.
En 2022, il n’y a pas eu d’erreur, puisque l’Ifop a donné les deux qualifiés pour le second tour et ne s’est pas trompé sur l’ordre des candidats dans sa dernière enquête. Celle du samedi, veille du scrutin, n’est rendue publique que le lendemain du premier tour. Celle du vendredi 8 avril donne les deux qualifiés du second tour. Au cours de la campagne, nous avons montré la très forte dynamique en faveur de Jean‑Luc Mélenchon. Concernant votre tableau, les écarts ne sont pas des pourcentages mais des points, erreur que font beaucoup de journalistes.
Je ferai une parenthèse. Le 30 mars dernier, dans trois tweets en moins d’une heure trente, Jean‑Luc Mélenchon a écrit que l’Ifop le sous‑estimait systématiquement, ainsi que le mouvement insoumis. Il nous a affublés du sympathique sobriquet d’« Iflop ».
Nous avons publié un communiqué pour démentir cette contre‑vérité. En 2012, nous avons surestimé Jean‑Luc Mélenchon en lui attribuant respectivement 13 % et 12,5 % des voix dans nos enquêtes du vendredi et du samedi, contre un résultat de 11,3 %.
En 2017, nous avons donné son score au point près pour la France métropolitaine : 19 % et 19,5 % dans nos enquêtes du vendredi et du samedi, pour un résultat de 19,3, et même 19,8 pour la France entière – territoires ultra‑marins compris.
En 2022, le score de Jean‑Luc Mélenchon a en effet été sous‑estimé par tous les instituts de sondage. L’Ifop l’a estimé à respectivement 17,5 et 18 % le vendredi et le samedi. Se pose la question de savoir si c’est une erreur.
M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est en dehors de la marge d’erreur.
M. Frédéric Dabi. Il s’agit d’une erreur si vous attendez que nous donnions des résultats au point ou au demi‑point près, comme pour les élections présidentielles de 2017 ou européennes de 2024 – nous avions estimé le score de Manon Aubry à respectivement 9 % et 9,5 % le vendredi et le samedi.
Pour ma part, il ne s’agit pas d’une erreur, car nous avons donné les candidats qualifiés et les dynamiques, notamment celle autour de Jean‑Luc Mélenchon. Nous n’avons pas pu voir tout le mécanisme. Comme l’a rappelé mon confrère Brice Teinturier, 17 à 20 % des Français se déterminent le jour du vote.
Une belle erreur dans les sondages a aujourd’hui trente ans : en 1995, pas un seul institut de sondage n’avait donné Lionel Jospin en tête. J’étais alors responsable à l’Ifop. Cette erreur s’explique bien aujourd’hui, mais ce n’est pas le lieu. Elle me semble plus grave que celle de 2002, car tous les sondages avaient alors montré le tassement de Jacques Chirac, la forte baisse de Lionel Jospin et la montée de Jean‑Marie Le Pen.
En revanche, le terme d’erreur ne me semble pas adapté pour 2022, même si pour Jean‑Luc Mélenchon, Valérie Pécresse ou Éric Zemmour, les estimations ont certes été imparfaites.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Vous donnez peut-être une définition différente à la notion d’erreur. Sans le qualifier ainsi, comment expliquez-vous l’écart entre vos estimations et les résultats ? Les gens vous donnent‑ils des réponses incorrectes parce qu’ils n’assument pas leur vote ou se déterminent tardivement ?
M. Frédéric Dabi. Plus les estimations des votes antérieurs sont proches de la réalité, plus les redressements entre le brut et le chiffre Ifop, Ipsos ou autre sont bons et moins les erreurs sont possibles.
Habituellement, plus on approche de la fin de la campagne, plus les estimations sont satisfaisantes. L’erreur de 1995 s’explique par l’existence de deux électorats très proches, ceux de Jacques Chirac et d’Édouard Balladur. En fin de campagne, la popularité du premier a augmenté, celle du second a baissé et Lionel Jospin en a profité.
En 2022, peut‑être tous les instituts ont‑ils sous‑estimé le score de Jean‑Luc Mélenchon – jamais à plus de 17,5 ‑18 % – car il était mal reconstitué. Les notices des rollings que vous nous aviez demandées le montrent : son score est estimé à 14 ou 15 %, soit moins que celui de 2017, 19,6 % des voix.
M. Antoine Léaument, rapporteur. La sous‑représentation du souvenir de vote de l’échantillon Jean‑Luc Mélenchon est particulièrement marquée à l’Ifop : elle est de cinq points pour les sondages de 2021‑2022 concernant l’élection présidentielle.
Comme l’échantillon est plus petit, les variations en son sein peuvent être sous‑estimées, puis gommées par les redressements que vous appliquez. Les échantillons Jean‑Luc Mélenchon de départ peuvent ainsi être bien inférieurs à son score réel à l’élection présidentielle de 2017.
M. Francois Kraus. Nous assumons notre grave erreur d’avoir sous‑estimé Jean‑Luc Mélenchon. Travailler pendant des mois pour aboutir à un tel niveau d’erreur n’est pas un plaisir et nous a mis en difficulté. Mais cela commence à dater. Pour le dernier scrutin des élections européennes, nous avons crédité la liste LFI de neuf points la veille du scrutin, elle en a obtenu 9,8 : la sous‑estimation existe donc toujours, pas seulement à l’Ifop, mais 0,8 point me semble un écart acceptable.
Pour les législatives de 2022, nous avons estimé la NUPES à 26,5 %, elle en a obtenu 26,3, soit 0,2 point d’écart. Pour les législatives de juin 2024, nous avons estimé à 40 % le score d’Alexis Corbière en Seine‑Saint‑Denis, il en a obtenu 40,2 ; dans les Alpes‑Maritimes, nous avons estimé à 26 % le score de LFI, il était de 26,6.
Je comprends donc que l’erreur concernant la présidentielle de 2022 soit un problème pour vous, mais nous travaillons sur ce type d’erreur : nous étudions les phases de contrôle, de collecte de données et de redressement pour les corriger, même si aucun travail n’est parfait.
Des enquêtes de référence auprès de dix mille personnes, comme celle réalisée pour Hexagone, permettent aussi de mieux travailler des enquêtes faites sur des échantillons plus petits.
M. Frédéric Dabi. La thèse du rapporteur est la suivante : la mauvaise estimation des instituts de sondage et de l’Ifop en 2022 s’explique par le fait que nous n’avions pas assez d’électeurs ayant voté pour Jean‑Luc Mélenchon en 2017.
Cela s’entend, mais deux éléments vont à l’encontre de cette thèse. D’abord, en 2022, l’ensemble de l’électorat de Jean‑Luc Mélenchon n’était pas contenu dans le vote de 2017. Il a ainsi obtenu des scores exceptionnels, 34 ou 35 %, chez les primo‑votants, c’est‑à‑dire des jeunes qui votaient pour la première fois à la présidentielle et ne comptaient donc pas en 2017. La première nuance à apporter concerne donc le fait de croire que le vote antérieur pour un candidat constitue l’alpha et l’oméga du résultat. Je ne vais pas ergoter, il s’agit d’un élément important, auquel il ne faut cependant pas se limiter.
Une recherche parmi nos anciennes notices montre la deuxième faille de votre thèse. Il est vrai qu’en 2022, les estimations de l’Ifop ont été mauvaises, mais, en 2017, elles ont été très bonnes, concernant les scores de Jean‑Luc Mélenchon comme des autres candidats. Or le score de Jean‑Luc Mélenchon aux élections de 2012 est plutôt sous-estimé.
J’ai retrouvé une bonne vingtaine de notices – peut‑être avez‑vous aussi fait ce travail : notre estimation lui donne huit points, parfois neuf, il en a obtenu 11,3, soit une sous‑estimation parfois supérieure à trois points.
Ainsi, votre thèse – une insuffisante prise en compte du vote antérieur pour Jean‑Luc Mélenchon expliquant les mauvais résultats des instituts – se tient sur le papier, mais ne résiste pas aux deux éléments évoqués. Nos estimations de 2012, alors que nous expérimentions le rolling pour la première fois, sont un excellent cru. Les résultats ont été donnés au demi‑point près pour tous les candidats : nous avions donné 27,5 points et demi pour François Hollande et 27 pour Nicolas Sarkozy, pour un résultat de 28,5 et 27,5. Le score de Jean‑Luc Mélenchon avait été légèrement surestimé, alors même que le vote antérieur était mal reconstitué. Ces éléments nous incitent à ne pas accorder trop d’importance à votre thèse.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je pense qu’un changement s’est opéré lors de l’élection présidentielle de 2022, que vous voyez d’ailleurs en partie : tous les électeurs de Jean‑Luc Mélenchon ne sont pas contenus dans le vote précédent.
Vous laissez par ailleurs de côté une variable importante, le report de voix à l’intérieur même de l’électorat. 100 % des gens qui ont voté pour un candidat ne votent pas forcément pour lui de nouveau – pour Jean‑Luc Mélenchon comme pour les autres. La question se pose, y compris à l’intérieur des sous‑échantillons de chaque candidat, puisque les redressements sont politiques.
L’objet de cette commission d’enquête est l’organisation des élections. Je vous le rappelle, car les sondages sont utilisés dans le débat public. En tant que fournisseur et commentateur de sondages, vous allez d’ailleurs assez fréquemment sur les plateaux de télévision pour commenter ce que vous appelez une « photographie de la campagne à un instant T ».
Cela crée un champ des possibles, en particulier lors d’une campagne présidentielle, qui est ciblée sur des candidats et donc très lisible, en plus de concerner le niveau national. Par exemple, le 2 février 2022, vous disiez : « attention à ne pas comparer et à ne pas plaquer 2017 sur 2022. En 2017, Jean‑Luc Mélenchon n’avait pas l’image qu’il a auprès des Français aujourd’hui ». Le 14 février 2022, vous disiez : « Jean‑Luc Mélenchon occupe l’espace d’une gauche radicale qui, à chaque élection, fait entre 9 et 13 % » – ce qui n’a pas été le cas à la fin. Le 3 mars 2022, vous disiez encore une fois : « Le Jean‑Luc Mélenchon de 2022 n’est pas celui de 2017 » – et début avril 2017, il était la personnalité préférée des Français : on est revenu sur le Jean‑Luc Mélenchon de 2012.
À partir des sondages et des éléments en votre possession, vous avez donc commenté, à un moment T, la campagne présidentielle des candidats. J’ai noté cet exemple, car concernant l’Ifop, nous nous intéressons particulièrement à la sous‑représentation de Jean‑Luc Mélenchon dans le résultat final.
Vous voyez bien que cela oriente la campagne d’une certaine manière. En donnant à certains candidats cinq ou six points de moins, un sondage crée un champ des possibles qui n’est pas l’accession au second tour.
Cet aspect, rapidement évoqué lors de l’audition précédente, rejoint celui du vote utile ou de la mobilisation. Je pense que tous les instituts de sondage, pas seulement l’Ifop, ont une difficulté fondamentale : ils sont incapables de saisir les mouvements d’abstentionnistes. Si certains d’entre eux décident de se rendre aux urnes, les instituts ne parviennent pas à percevoir cette dynamique d’une partie de la population.
On sait que les jeunes sont les plus abstentionnistes. Comme vous l’avez dit, il est difficile pour vous de savoir vers qui leur choix va se porter, puisqu’ils n’ont jamais voté et qu’on ne peut donc pas reconstituer leur vote. Lors d’une élection présidentielle, qui suscite une forte mobilisation, il est donc plus difficile de percevoir les mouvements d’abstentionnistes traditionnels.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Je vais clarifier et réorganiser nos débats. Je souhaite que la commission d’enquête que je préside aujourd’hui soit consacrée aux questions posées aux personnalités que nous invitons, et non à l’exposition des thèses personnelles du rapporteur – auxquelles il demande à ces personnalités de réagir.
Par conséquent, pourriez‑vous formuler vos propos sous la forme de questions ? Monsieur Dabi et Monsieur Kraus pourront ainsi répondre de manière concise, dans le temps imparti.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je vais formuler ma question de manière directe. En 2022, vous avez tenu des propos qui se sont révélés faux. Récemment, vous affirmez que les Français éprouvent de la répulsion pour la France insoumise, qu’elle ne gagne pas d’élections, que ses chances d’obtenir des victoires significatives sont très faibles, ou que Jean‑Luc Mélenchon ne peut pas gagner au second tour et que ce n’est pas son objectif.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Pouvez‑vous préciser l’origine des citations que vous faites ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. Les premières viennent du site LeJournal.info du 5 février 2025, « LFI est un tigre de papier électoral ». Les suivantes sont extraites du Club Le Figaro politique. Vous présentez vos propos en vous appuyant sur des sondages, or ceux‑ci peuvent se révéler assez loin des résultats électoraux. Pourtant, la réalité politique que créent vos affirmations peut avoir un impact sur le champ électoral. Cela vous semble‑t‑il juste ?
M. Frédéric Dabi. Les citations que vous avez retenues sont exactes, je me souviens même de mes propos de 2022. Je pourrais cependant vous reprocher d’avoir fait votre marché, en choisissant celles qui vont dans votre sens.
En 2022, jusqu’à la guerre en Ukraine, l’Ifop a eu un formidable moment médiatique : nous commentions quotidiennement le rolling du jour sur la chaîne partenaire LCI.
Ce n’était pas une course de petits chevaux, car nous faisions beaucoup de pédagogie. Je déplore donc que vous n’ayez cité aucun de mes nombreux propos sur la prudence à avoir concernant le candidat Jean‑Luc Mélenchon, dont je rappelais souvent l’incroyable dynamique de 2017, à partir de l’émission de TFI du 4 mars.
Je suis un peu gêné, car il me semble que vos citations et périphrases ne poursuivent pas l’objectif de cette commission d’enquête. Je me suis beaucoup exprimé dans divers médias, en essayant d’être le plus clair et le plus pédagogique possible.
Nous fêtons demain l’anniversaire de la victoire de 1945, dans laquelle l’URSS a joué un rôle prépondérant. Je serais gêné que la campagne 2027 se tienne sous l’égide d’un comité des écrivains qui déciderait : « vous avez eu raison de dire ça, vous avez tort de dire ça. »
Le débat existe, je suis d’ailleurs souvent malmené sur les réseaux sociaux pour des propos que j’ai tenus. Je les assume complètement. Lorsque je dis que LFI est un tigre de papier électoral, cela est lié à des défaites électorales cinglantes en Isère –circonscription tenue par la gauche – ou à Villeneuve‑Saint‑Georges – ville dont le maire de droite était complètement discrédité et où la droite a pourtant gagné.
Lorsque j’évoque une répulsion ou une popularité insuffisante, je me fonde sur des chiffres Ifop‑Fiducial pour Paris Match/Sud Radio. La délégitimation de mes propos ne doit pas être l’objet de la commission d’enquête. Dans un débat politique, un sondeur peut expliquer qu’un sondage publié est bon pour X ou Y et présenter les enseignements à en tirer : le sondage est un objet public.
En revanche, vous ne pouvez pas laisser entendre que tous les propos de l’Ifop – dont les miens – visaient en 2022 la délégitimation du candidat Jean‑Luc Mélenchon. Le travail serait un peu long, mais je pourrais retrouver tous mes propos quotidiens tenus sur LCI. Avec des journalistes chevronnées comme Arlette Chabot, Valérie Nataf ou Elizabeth Martichoux, nous avons été d’une grande prudence pour ne pas aller dans un sens ou un autre.
Je suis en revanche d’accord avec vous concernant l’abstention. Il s’agit en effet d’un phénomène extrêmement difficile à mesurer, car dire qu’on ne va voter à aucune élection n’est pas désirable – même si cela se dit maintenant davantage.
Même dans de très bonnes élections pour les instituts de sondage, l’abstention n’avait pas été bien relevée, car nous nous focalisons sur les rapports de force électoraux. Nous travaillons beaucoup sur l’abstention – personnellement dans le cas de François Kraus –, afin de comprendre les différentiels de mobilisation. À ce titre, les régionales de 2021 ont donné de mauvais résultats, en raison d’un différentiel d’abstention par rapport au RN – sauf en Corse et en Île‑de‑France, où ses scores sont faibles.
M. Francois Kraus. Nous sommes d’accord sur le fait que l’électorat insoumis est compliqué à mesurer correctement. Il comporte effectivement une très forte proportion de jeunes – des primo‑votants ou des personnes qui n’ont pas un vote régulier, systématique selon le qualificatif de l’Insee. Or les matrices de report par rapport au vote précédent sont la variable déterminante pour calculer les intentions de vote.
Nous faisons donc attention à ne pas nous fonder uniquement sur ces matrices de report et nous prenons aussi en compte les données liées à l’ensemble de l’échantillon, y compris, donc, ces personnes qui n’ont pas voté lors du dernier scrutin.
La faiblesse des effectifs rend difficile l’interprétation. Le vote Mélenchon est concentré notamment dans les grandes villes et les quartiers populaires à forte concentration de populations d’origine immigrée. Ces variables à la fois culturelles et sociales expliquent de faibles taux de participation et nous conduisent à partir du principe que, dans ces zones, les gens votent peu ou pas.
Un sursaut a parfois lieu, comme en 2022 dans certains quartiers, ou dans les années 2000 lors de la mobilisation contre Nicolas Sarkozy. Les réflexes de mobilisation dans ces fiefs historiques de la France insoumise sont compliqués à intégrer dans un échantillon de seulement mille personnes, où les répondants de quartiers populaires sont au maximum quarante ou cinquante. Nous veillons donc à les prendre en compte, afin que leur vote ne soit pas sous‑estimé comme dans les échantillons aléatoires.
Concentration du vote Mélenchon dans les banlieues populaires et dans les villes‑centres des grandes métropoles, chez des jeunes au comportement électoral assez erratique, à la participation et à la fidélité politique très incertaines : ces variables géographiques et générationnelles expliquent la volatilité du vote Mélenchon et la difficulté de l’évaluer.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Votre réponse confirme plutôt mes thèses : une partie de l’électorat qui, pour des raisons sociologiques, répond moins aux enquêtes d’opinion, s’y trouve peu représentée. Il est donc plus difficile de la faire apparaître dans les résultats.
Je souhaite vous interroger sur des cas pratiques, à partir de données fournies par la Commission des sondages. Le premier cas concerne un rolling Ifop pour les 22 et 23 février 2022, pour lequel nous disposons des résultats bruts et des redressements – par rapport aux données sociodémographiques, au souvenir de vote aux élections présidentielles et à la sûreté du vote.
Les redressements intervertissent les résultats bruts : dans le sondage du 22 février, ces derniers donnent Marine Le Pen à 15,5 points, Éric Zemmour à 13,4, Jean‑Luc Mélenchon à 12,5 et Valérie Pécresse à 11,1, dans un mouchoir de poche. Dans les résultats redressés par le vote à l’élection présidentielle de 2017 s’ajoute un filtre, la sûreté du vote, qui conduit à placer Jean‑Luc Mélenchon trois points derrière Valérie Pécresse, alors que le résultat brut le donnait au‑dessus.
Voilà déjà un élément qui pousse à s’interroger. Je comprends la logique des redressements ou de la sûreté du choix, même si je pense que ce dernier critère est structurellement défavorable à Jean-Luc Mélenchon.
Le sondage du lendemain pose davantage question : quel que soit le redressement, le score de Jean‑Luc Mélenchon ne connait presque aucune variation. Le redressement sociodémographique, qui modifie peu le résultat brut, le fait même légèrement baisser, alors même que ce type de redressement est habituellement plutôt favorable à ce candidat. Aucune variation non plus après le redressement concernant le vote aux élections présidentielles précédentes.
Peut‑être votre échantillon était‑il presque parfait ce jour‑là. Le résultat publié, après redressement, est quasiment identique au résultat brut. À seulement un jour d’intervalle, comment expliquez‑vous une telle différence entre les deux redressements ?
Mme la présidente Eléonore Caroit. Je précise que cette commission d’enquête n’a pas pour vocation d’expliquer la défaite de Jean‑Luc Mélenchon en 2022, qu’il s’agit d’une commission d’enquête générale sur les élections et que, dans le même sondage, le score d’Emmanuel Macron est passé de 27,5 en résultat brut à 25 % après redressement le 22 février, et de 28,1 à 25 % le lendemain, soit un redressement encore plus défavorable que celui de Jean‑Luc Mélenchon. Quant à Philippe Poutou, son score passe, après redressement, de 1,8 à 0,5 % des intentions de vote.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Mon propos permet de préciser l’une de mes questions ultérieures. Il existe une différence importante entre l’échantillon d’Emmanuel Macron et celui de Jean‑Luc Mélenchon. Dans l’échantillon initial, le premier est surreprésenté et le second sous‑représenté : cela peut expliquer un redressement à la baisse pour le premier et devrait expliquer un redressement à la hausse pour le second.
Je vous laisse d’abord répondre au sujet de la différence entre les deux sondages : dans le second, les redressements ne changent pratiquement rien au score de Jean‑Luc Mélenchon, contrairement à ceux d’autres candidats, comme Emmanuel Macron, Valérie Pécresse, Éric Zemmour ou Marine Le Pen.
M. Frédéric Dabi. Les chiffres que vous évoquez sont extraits du rolling Ifop‑Fiducial pour LCI, Le Figaro et Sud Radio – la loi oblige à préciser qui sont les commanditaires.
Il convient de déconstruire un mythe, celui de résultats bruts fondamentalement différents des résultats redressés. Comme je l’ai dit le 26 mars, les souvenirs de vote sont nettement meilleurs que par le passé, notamment la période des enquêtes téléphoniques. Les écarts représentent 2,5 points pour Emmanuel Macron – de 27,5 à 25 –, 2,5 de plus pour Éric Zemmour… : ce sont des progressions et des baisses marginales.
Sur le rolling Ifop‑Fiducial du 22 février, la reconstitution du vote pour Jean‑Luc Mélenchon en 2017 lui est favorable – entre un brut à 17 et un résultat redressé à 19,6. Elle l’est un peu moins le lendemain, mais reste satisfaisante. Sans vouloir vous vexer, peut‑être cette commission a‑t‑elle un biais, celui de tout focaliser sur les votes antérieurs, c’est‑à‑dire sur le redressement politique.
Un échantillon nécessite aussi un redressement sociodémographique, qui fait baisser le score de Jean‑Luc Mélenchon ; il aurait peut‑être augmenté si nous avions pris seulement le vote présidentiel. Dans son électorat, beaucoup de personnes n’ont pas été concernées par la pondération du vote présidentiel. Nous ne redressons pas les résultats des candidats un par un, mais un échantillon d’une somme d’individus.
Nous pouvons vous préparer une analyse écrite prenant en compte non seulement les redressements politiques, mais également les redressements sociodémographiques. Imaginons un candidat qui cartonnerait dans les zones rurales, un Poujade des campagnes : une enquête Ifop ou autre qui évaluerait mal le poids des communes rurales pourrait le placer à 12,5 au lieu de 25 % des intentions de vote. Un redressement ne prenant en compte que les votes antérieurs n’aurait pas été adapté.
Dans le sondage du 22 février, le score de Jean‑Luc Mélenchon n’est inférieur que de 2,5 points au résultat de 2017 ; c’est l’un des meilleurs de la phase du rolling. En outre, les scores de tous les candidats ne font pas seulement l’objet d’une pondération politique. Beaucoup de personnes refusent d’ailleurs d’indiquer leur vote antérieur, ici 27,5 % des personnes interrogées. Peut‑être n’étaient‑elles pas majeures en 2017, peut‑être n’ont‑elles pas voté, peut‑être ne voulaient‑elles pas répondre.
Un échantillon est donc un redressement global, sociodémographique et politique. Si l’on met la focale sur cet aspect seulement, on ne fait pas erreur, mais on ne voit qu’une partie de l’enquête.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaite comparer les échantillons politiques bruts et redressés politiquement, pour comprendre le fonctionnement de ces redressements. Certes, ce sont des redressements individuels. Mais comme nous n’avons pas accès aux données individuelles, je ne peux me baser que sur les données agrégées. Dans le sondage du 22 février, le score de Jean‑Luc Mélenchon est à 16,8 %, vous le remontez à 19,6 %.
M. Frédéric Dabi. On ne le remonte pas, on lui affecte son score du 23 avril 2017.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Tout à fait. Dans la partie « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) », vous remontez ce résultat avec le score du 23 avril 2017 : le redressement politique est visible, grâce à un sous‑échantillon Mélenchon.
En revanche, dans le sondage du 23 février, Jean‑Luc Mélenchon est crédité de 11,7 % en résultat brut et 11,5 % après le redressement fondé sur le vote présidentiel, soit 0,2 point de moins. L’échantillon brut est pourtant moins bon que celui de la veille. Il est difficile de comprendre comment vous arrivez à une telle différence.
M. Francois Kraus. Le problème concerne les libellés de votre tableau : la catégorie « Résultats bruts » concerne les données brutes ; celle « Redressements sociodémographiques » prend en compte le sexe, l’âge, la CSP, la région, la géographie et le niveau de diplôme ; celle « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » reprend ces critères et y ajoute les résultats à la dernière élection présidentielle, qui ne représentent donc qu’un seul des six jeux de redressement ; celle « Redressements Régionales 2021 (1er tour) » ajoute à ces critères le dernier scrutin de référence. L’impact des résultats de la présidentielle joue donc un rôle, mais n’est pas central.
Vous affirmez que la catégorie « Électeurs tout à fait certains d’aller voter » est défavorable à Jean‑Luc Mélenchon. Sa base électorale est formée de jeunes et de populations de quartiers populaires, catégories les plus abstentionnistes. Parmi elles, beaucoup répondent qu’ils ne sont pas sûrs d’aller voter, là où les électeurs de Valérie Pécresse, des personnes âgées, aisées et plutôt diplômées, répondent qu’ils en sont sûrs.
Lorsque nous filtrons les résultats avec le seul critère de la sûreté du vote, nous obtenons donc ce « cassage » du redressement global. Nous sommes cependant obligés d’appliquer à l’ensemble des inscrits ces variables sociodémographiques ou politiques.
M. Frédéric Dabi. Nous avons appliqué la même méthode en 2012, lorsque nous avons surestimé d’un point et demi le vote pour Jean‑Luc Mélenchon et en 2017, lorsque nous avons donné les résultats au point près.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je comprends vos explications sur les redressements sociodémographiques, que j’ai pu observer dans de nombreux sondages de l’Ifop. J’insiste cependant sur celui‑ci, car il est très spécifique.
Dans l’intégralité de vos sondages à l’exception de celui‑ci, la colonne « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » comporte logiquement, pour Jean‑Luc Mélenchon, un score supérieur au résultat brut : votre sous‑échantillon Mélenchon est plus faible que d’habitude et vous opérez donc un redressement politique.
Or dans ce sondage, non seulement le score ne s’en trouve pas augmenté, mais il est même inférieur au résultat brut – dans un sous‑échantillon Mélenchon par ailleurs encore moins bon que d’autres. Je ne comprends pas ce résultat.
M. Frédéric Dabi. « Redressements Présidentielle 2017 (1er tour) » comprend six variables, auxquelles s’ajoute celle du résultat à la présidentielle.
M. Antoine Léaument, rapporteur. J’ai bien compris.
M. Frédéric Dabi. Si le hasard des corrections dans tous les autres domaines – sexe, CSP, géographie – est contradictoire avec l’effet de cette septième variable, l’impact de ce dernier redressement fondé sur le vote présidentiel est faible ou mineur. Le hasard fait parfois que le redressement n’a pas d’effet, car les autres jeux de redressement vont dans l’autre sens.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Il est littéralement impossible que des jeux de variables puissent s’annuler ainsi dans ce cas précis : si le redressement sociodémographique transforme le résultat brut de 11,7 en 11,5, un redressement fondé sur le vote présidentiel avec un très faible sous‑échantillon devrait nécessairement produire un effet. Or il n’en produit aucun ici : le résultat après redressement est toujours de 11,5.
Vous avez évoqué la possibilité de m’envoyer des données complémentaires. Il ne s’agit pas spécialement de Jean‑Luc Mélenchon, puisque j’ai d’autres questions sur les résultats de Valérie Pécresse : les résultats de ce sondage me semblent particulièrement étranges.
M. Frédéric Dabi. Nous regarderons cela et reviendrons vers la commission. Il ne s’agit pas d’un redressement uniquement politique, mais global.
D’après mon expérience, le redressement politique joue beaucoup lorsque l’on a des distorsions de dingue. Par exemple, dans les nombreuses enquêtes que nous effectuons en ce moment dans la perspective des élections municipales, existe souvent un sur-souvenir de vote pour le maire sortant, à part quand il est complètement discrédité.
Nous avons publié le sondage relatif à Bordeaux, commandé par Renaissance, Annecy et d’autres villes : le redressement joue. Ainsi, quand le maire obtient 37 % des votes au premier tour le 15 mars 2020 et qu’il est maintenant crédité de 52 % des intentions de vote dans le sondage, le redressement va sans doute conduire à baisser son score.
J’entends vos propos sur la sous‑estimation du vote Mélenchon et je redonne mes exemples de 2012 et 2017 : les souvenirs de vote à cette élection sont bons dans l’ensemble. Quand bien même il y aurait entre 3 et 5 points d’écart, ils sont largement compensés par des redressements sur la partie sociodémographique.
Nous ne sommes plus à l’époque des sondages téléphoniques, lorsqu’un Jean‑Marie Le Pen passait de 3,5 points en résultat brut à 12 à l’élection. Ce temps est révolu.
M. Francois Kraus. Dans le sondage du 23 février, le redressement politique n’a pas d’impact sur le résultat de Jean‑Luc Mélenchon, ce qui est effectivement surprenant, mais il a un impact important sur ceux de Valérie Pécresse, Emmanuel Macron ou Marine Le Pen. Le hasard fait parfois que ce redressement n’affecte pas certaines forces et en affecte d’autres.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Voilà précisément pourquoi je pose la question. Pour la reconstitution du premier tour de l’élection présidentielle de 2017, les sous‑échantillons de François Fillon et de Jean‑Luc Mélenchon sont proches et les redressements sont différents, en particulier dans votre sondage du 23 février : l’écart est de cinq points.
Je ne vous reproche pas la difficulté des instituts de sondage à obtenir certains sous‑échantillons, puisqu’il s’agit précisément d’une spécificité de notre électorat. Ma question centrale concerne ce qui va ensuite être débattu dans le débat public, à partir de sondages qui pourraient donner une impression un peu faussée de la réalité.
Nous allons avancer sur d’autres sujets, mais je serais intéressé par des explications complémentaires si vous en avez. Mon but n’est pas de vous clouer au pilori, mais de faire des recommandations, afin de permettre à la Commission des sondages d’analyser ceux‑ci en profondeur et de déceler éventuellement des erreurs ou des problèmes. Il me semble très important que la démocratie française se protège contre les menaces d’ingérences qui pèsent sur les scrutins, qu’elles soient étrangères ou économiques – comme nous l’avons dit au début de cette audition.
Nous avons évoqué rapidement la différence de sous‑échantillons pour montrer la sous‑représentation chronique du vote Mélenchon, liée à une difficulté à le capter comme à une sous‑déclaration.
M. Frédéric Dabi. Si je puis me permettre, l’addition que vous faites sur le tableau projeté n’a aucun sens : 30,4 points de redressement ! Il faut être sérieux.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Je souhaitais justement montrer que les redressements peuvent jouer si on les additionne. 30 points de redressement sur un sondage : nous avons évidemment pris le pire.
Je souhaitais plutôt vous interroger sur un graphique établi à partir de l’ensemble des redressements effectués sur quatre candidats, Jean‑Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Valérie Pécresse.
Pour un même sous‑échantillon, avec la même sous‑représentation d’un électorat, combien appliquez‑vous de redressements aux candidats ? Nous avions déjà posé la question à Ipsos, mais nous trouvions qu’il manquait une représentation permettant une comparaison entre les différents candidats.
Les traits continus représentent les échantillons – le sous‑échantillonnage se lit en abscisse : l’on constate la sous‑représentation de Valérie Pécresse et Jean-Luc Mélenchon dans vos échantillons, ainsi que la surreprésentation d’Emmanuel Macron.
M. Frédéric Dabi. Je ne vous suis pas bien. S’agit‑il de l’intention de vote ou du vote antérieur ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. Il s’agit du vote antérieur rapporté au redressement effectué à partir des intentions de vote.
M. Frédéric Dabi. 2017 pour obtenir des chiffres en 2022 ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. En abscisse, les chiffres de 2017 représentent la mémoire du vote. En ordonnée est figuré le redressement que vous effectuez.
Nous relevons plusieurs points : pour deux candidates, vous opérez un redressement à peu près équivalent – un même niveau de redressement pour un niveau de sous‑échantillonnage proche. Cela semble correct : si vous aviez des échantillons parfaits sur le plan politique, il n’y aurait presque pas de redressement.
Ensuite, vous avez tendance à surredresser d’un point Emmanuel Macron et à sous‑redresser Jean-Luc Mélenchon, ce qui est problématique sur des données agrégées. Alors même que vos échantillons sont plus faibles pour Jean‑Luc Mélenchon et Valérie Pécresse, vos redressements concernant le premier vont conduire à lui retirer des points.
Cela me semble incompréhensible : si vous avez des sous‑échantillons politiques, la logique de redressement politique consisterait plutôt à rajouter des points, ce qui n’est pas le cas. Comment expliquez‑vous cela ?
M. Frédéric Dabi. Je ne comprends pas très bien voire pas du tout votre démonstration – peut‑être parce que nous sommes en fin de journée.
Je répète qu’un institut de sondage n’est pas un professeur qui donne ou enlève des points. À partir de résultats bruts faux ou erronés, il applique des redressements qui ne sont pas seulement politiques. Tout le monde est concerné par le redressement hommes‑femmes. Une partie n’est pas concernée par le redressement politique – le redressement fondé sur le vote présidentiel.
Se focaliser sur le redressement politique ne permet de voir qu’une partie de la réalité et hypertrophie le redressement politique, comme dans les années 1990 ou 2000. Il est aujourd’hui moins important, voire marginal, puisqu’il s’agit d’un redressement mathématique. Il aurait sinon des effets beaucoup plus spectaculaires.
M. Francois Kraus. Comme il s’agit d’une agrégation de données et que nous ne savons pas comment ce graphique a été constitué, il est compliqué d’expliquer ces résultats. En l’état, ce graphique est trop synthétique pour que nous puissions répondre avec précision à vos questions.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Nous avons constitué les données à partir de l’intégralité des sous‑échantillons politiques et des redressements qui y étaient appliqués. Ces résultats ont été agrégés afin de déterminer une tendance générale de redressement par rapport à la sous‑représentation politique.
Nous avons procédé ainsi pour l’ensemble des candidats. Si l’on représente ces résultats sur un seul graphique pour les quatre candidats évoqués – en retirant les points pour davantage de lisibilité –, nous observons un redressement à peu près équivalent pour les scores des deux candidates, ce qui n’est pas le cas pour Emmanuel Macron, dont le score est davantage redressé, et Jean‑Luc Mélenchon, dont le score est redressé à la baisse.
Sur un autre graphique, nous avons comparé Valérie Pécresse et Jean‑Luc Mélenchon, pour évaluer le taux de compensation, c’est‑à‑dire le niveau de compensation des résultats dans les cas d’une sous‑représentation politique dans l’échantillon.
Le niveau 100 signifie que pour cinq points de sous‑représentation, vous compensez en ajoutant cinq points. Les écarts sont parfois très importants entre Valérie Pécresse, dont le score ne donne lieu qu’une seule fois à une compensation réelle, et Jean‑Luc Mélenchon. Voilà qui pousse à s’interroger.
M. Frédéric Dabi. Je comprends un peu mieux votre démonstration, mais sa faiblesse majeure est de se focaliser uniquement sur les votes antérieurs : s’ils sont certes importants, ils ne sont plus l’alpha et l’oméga pour passer d’un résultat brut faible à un résultat redressé fort.
Je répète qu’on ne redresse pas Valérie Pécresse ou Jean‑Luc Mélenchon, mais un échantillon dans lequel des personnes avec des caractéristiques sociodémographiques et politiques ont exprimé une intention de vote.
Je trouve que l’on fait fausse route. Vous n’avez pas réagi à mes propos antérieurs : avec des méthodes proches – même si le niveau de diplôme n’était pas intégré de la même façon en 2012 – et un travail presque identique, nous avons surestimé le score de Jean‑Luc Mélenchon en 2012, donné au demi‑point près en 2017 et sous‑estimé en 2022.
Une explication politique de cette sous‑estimation me semble plus adaptée. L’effet du vote utile a fortement joué. Nous avons tous vu dans notre entourage des gens que nous n’imaginions pas choisir un bulletin de vote Mélenchon le faire. Nombre de Français se sont décidés le dernier jour. Dans une vidéo peu avant le premier tour, Valérie Pécresse a rapidement fait comprendre qu’elle avait perdu l’élection.
En vous focalisant sur la technique des sondages, vous faites fausse route. Nous aurions dans ce cas sous‑estimé le score de Jean‑Luc Mélenchon en 2017 en nous fondant sur le vote de 2012 et l’aurions surestimé en 2022 en nous fondant sur le vote de 2017. La surestimation de 2012, le score sans erreur de 2017 et la sous‑estimation de 3,5 et 4 points en 2022 ne s’expliquent pas ainsi.
M. Francois Kraus. Le vote Pécresse est redressé à partir d’un vote Fillon honteux, sous‑représenté, car les gens en ont honte. Il est donc normal que l’on exagère le redressement, car cet électorat de référence, commun à Nicolas Dupont-Aignan, est mal reconstitué.
À l’inverse, les effets d’âge et de profils socioculturels et géographiques spécifiques au vote pour Jean‑Luc Mélenchon nous invitent plutôt à un redressement à la baisse lorsque nous prenons en compte les électeurs certains d’aller voter. Les résultats de Valérie Pécresse sont au contraire boostés par les profils générationnels ou sociologiques de son électorat, des gens auxquels nous pouvons faire confiance quand ils affirment qu’ils votent.
Ces facteurs expliquent que le vote antérieur, bien que central, ne soit pas le seul élément de redressement et qu’un certain électorat obtienne une sorte de prime, comme vous avez essayé de le montrer.
Notre objectif est de donner les données les plus fiables possibles, puisque notre crédibilité est en jeu. Cela ne nous amuse pas d’avoir des résultats déséquilibrés pour un candidat ou l’autre. Nous sommes évalués de façon globale, pas sur une force politique.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Vous dites que la reconstitution du vote Fillon était plus difficile, car il était perçu comme un vote honteux. Dans ses propos publics de février 2022, l’Ifop affirmait la même chose au sujet de Jean‑Luc Mélenchon.
La semaine dernière, les membres de l’Ipsos que nous avons auditionnés ont affirmé que le sous‑redressement de Jean‑Luc Mélenchon à la fin de la campagne présidentielle pouvait s’expliquer par un taux de report plus faible pour ce candidat parmi ses électeurs de 2017. Je ne pouvais plus vérifier cette hypothèse avec eux, je souhaitais donc la vérifier auprès de vous.
Le taux de report de Jean‑Luc Mélenchon, représenté par les pointillés, augmente de façon importante en fin de campagne présidentielle, jusqu’à dépasser les 60 % de ses électeurs de 2017. Celui de Valérie Pécresse diminue beaucoup, jusqu’à moins de 40 % des électeurs de François Fillon en 2017.
Pourtant, le redressement correspondant à la sous‑représentation, que nous avions appelé le taux de rééquilibrage, n’apporte presque aucune variation. L’on s’étonne qu’un redressement ne permette pas de prendre en compte, d’une manière ou d’une autre, ce taux de report.
M. Frédéric Dabi. Vos observations confirment nos précédents propos : tout ne s’explique pas par le vote Mélenchon antérieur. Si Jean‑Luc Mélenchon avait obtenu en 2022 les votes de 65 % de ses électeurs de 2017, cela aurait représenté 13,13 % des voix, c’est‑à‑dire 65 % de 19,6. Or il en a obtenu 21,5 %, et même 22 % pour la France entière.
L’électorat de François Fillon se reportait aussi sur Emmanuel Macron, Marine Le Pen ou Éric Zemmour. Dans certains rollings Ifop, Valérie Pécresse n’en obtenait parfois qu’un tiers. Or 40 % de l’électorat Fillon lui aurait permis d’obtenir 8 points. Cela n’explique donc pas tout, puisqu’elle en a obtenu encore moins et Jean‑Luc Mélenchon encore plus.
La dynamique de celui‑ci se voit dans cette capacité à garder son électorat de 2017, quand le vote Pécresse parmi l’électorat de François Fillon en 2017 s’effondre. Elle s’appuie aussi sur d’autres facteurs, comme le vote de la jeunesse : les 18‑24 ans ont voté à 35 ou 36 % pour ce candidat.
J’ai travaillé sur les primo‑votants dans le cadre d’un livre. Contrairement à une idée reçue, ils votent pour la présidentielle parfois autant ou plus que l’ensemble des Français : en 1981, ils ont voté pour Georges Marchais au premier tour et François Mitterrand au second ; en 1995, ils votent beaucoup ; en 2007, ils votent beaucoup pour Nicolas Sarkozy et encore davantage pour Ségolène Royal. Or par définition, ces primo‑votants qui ont permis à Jean‑Luc Mélenchon d’obtenir son score n’étaient par définition pas contenus dans son électorat antérieur, de même que les Français de confession musulmane, qui ont aussi sans doute moins voté en 2017 qu’en 2022.
J’ai peut-être été un peu abrupt mais le vote antérieur est une partie importante, mais pas centrale. Elle compte même de moins en moins, compte tenu de la qualité des restitutions de vote.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Entrer dans la technique et le détail nous a permis de mieux comprendre certains éléments : si je comprends bien, la difficulté à percevoir des variations de participation en faveur de tel ou tel candidat et les mouvements dans des électorats plus difficiles à capter ou à reconstituer – la jeunesse et les quartiers populaires, les deux catégories que vous avez mentionnées. Ainsi, des variations de participation parmi la jeunesse ou dans les quartiers populaires peuvent avoir un effet qui ne serait pas perçu par les sondages.
M. Frédéric Dabi. En effet, les jeunes peuvent, comme je l’ai dit, voter massivement. L’élection de 2022 est un contre‑exemple, puisque 40 ou 41 % des primo‑votants ne sont pas allés voter. Ceux qui l’ont fait ont souvent choisi Jean‑Luc Mélenchon, un peu moins Marine Le Pen. La présidentielle reste le scrutin pour lequel les électeurs se déplacent le plus.
Les sondages ont d’ailleurs été très bons au premier tour des élections législatives du 30 juin parce que la participation a été massive, comme aux législatives de 1997 et contrairement aux régionales de 2021.
Nous avons essayé d’être prudents, car un seul facteur n’explique pas tout. L’abstention accroit la difficulté des sondages concernant les scrutins où elle est forte, par exemple les régionales. Si elle est moins forte pour une présidentielle, elle peut avoir un effet.
Lorsque nous commentons nos enquêtes deux, trois ou six mois, voire un an avant la présidentielle, nous disons urbi et orbi, y compris dans nos rapports, qu’il ne s’agit pas d’une prédiction des résultats du jour du vote, mais d’une indication qui permet de comprendre la période que l’on vit.
L’enquête menée pour Hexagone ne donne en rien le résultat des élections. Une enquête équivalente menée en mai 2015 n’aurait peut‑être pas testé le futur candidat Emmanuel Macron, ce qui doit nous inciter à être modestes.
Des contre‑exemples existent : les sondages de 1986‑1987 donnaient précisément les résultats de 1988. En revanche, en 2006 et 2007, pas une enquête ne donnait Nicolas Sarkozy perdant. Nous ne savons pas ce qui se passera. Il faut donc être prudents et toujours recontextualiser l’enquête d’intention de vote, qui n’est pas l’alpha et l’oméga de nos enquêtes. Il y a en effet des enquêtes parallèles.
Une autre partie de l’enquête Hexagone, sur les enjeux et les valeurs, va d’ailleurs être publiée prochainement et permet d’éclairer le vote.
M. Antoine Léaument, rapporteur. Cette enquête sur les valeurs et sur les enjeux soulève une nouvelle question, pour laquelle je m’appuierai sur les propos que vous avez tenus le 2 janvier sur Sud Radio. Ils avaient d’ailleurs fait réagir et suscité entre nous un échange assez houleux sur Twitter.
M. Frédéric Dabi. Votre mauvaise foi dans l’interprétation de mes propos était extraordinaire.
M. Antoine Léaument, rapporteur. En réponse à ma question sur la démission d’Emmanuel Macron, vous aviez dit : « Ce n’est pas un institut de sondage qui pourrait être exploité dans le champ politique ».
Je pense que les sondages peuvent être exploités dans le champ politique et le soupçon pèse désormais sur eux, puisque certains acteurs veulent mettre en place des baromètres.
Hier, Périclès nous a dit envisager de mettre en place un baromètre « Islam et sécurité ». Je leur ai demandé s’ils faisaient un lien entre islam et insécurité et leur non‑réponse était assez brutale. Le reste de leurs réponses laissait penser qu’ils faisaient effectivement un tel lien, ce qui est problématique étant donné qu’aucune enquête ne le vérifie.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Quelle est votre question ?
M. Antoine Léaument, rapporteur. C’est précisément la question ! N’avez‑vous pas peur que les instituts de sondage soient utilisés dans les élections à venir comme des facteurs d’influence sur les sujets débattus lors des campagnes pour les élections présidentielles et législatives ?
M. Frédéric Dabi. Il est très difficile de répondre à cette question complexe sur l’influence des sondages. Toute enquête publiée fait l’objet d’une exploitation. Lors de la matinale du 2 janvier sur Sud Radio, que vous avez évoquée, j’ai surtout dit que je ne posais pas la question de la démission d’Emmanuel Macron parce que les Français ne se la posaient pas – en citant Pierre Bourdieu sur les artefacts.
Cependant, nous redoublons de vigilance sur la question de l’influence des sondages, nous essayons d’être le plus sérieux possible et nous refusons de travailler avec un commanditaire qui chercherait à manipuler l’opinion publique. Nous faisons chaque jour ce travail empirique avec François Kraus, Fabienne Gomant ou Jérôme Fourquet.
Mais je ne suis pas naïf : tout sondage publié peut faire l’objet d’une exploitation. Ce mot d’ailleurs n’est pas honteux : en 2017, lorsque Jean‑Luc Mélenchon, crédité de 10 ou 11 points, a fait une percée incroyable à partir du grand débat de TF1, de celui de France 2 et du meeting de Marseille, les insoumis ont utilisé ce sondage – y compris peut‑être dans des tweets : c’était complètement leur droit.
L’Ifop ne fera pas comme Ponce Pilate en s’en lavant les mains, car nous sommes une équipe de citoyens responsables, avec des points de vue divers. Nous savons cependant que le phénomène peut être extrêmement puissant. Le cœur de notre travail consiste à faire des enquêtes sérieuses sur le plan de la méthodologie, avec des questions claires, compréhensibles, et surtout que les Français se posent. Le lien entre islam et insécurité peut être évoqué dans des enquêtes qualitatives, mais ni de cette façon ni avec ces mots-là.
Mme la présidente Eléonore Caroit. Le rapporteur a encore beaucoup de questions, mais nous avons une autre audition. Nous vous remercions donc de vous être présentés une deuxième fois devant cette commission. Une fois de plus, vous vous êtes engagés à apporter des réponses à certaines questions.
Je vous remercie aussi d’avoir répondu à des questions très techniques, de vous être prêtés à l’exercice, d’avoir réagi à des démonstrations, des argumentations voire des plaidoiries de la part de M. le rapporteur : cela fait également partie de l’exercice. Il est important que cette commission d’enquête puisse être éclairée sur les différentes pratiques et faire des recommandations. À ce titre, cette audition s’est révélée très satisfaisante.
M. Frédéric Dabi. Je vous remercie.
La séance s’achève à dix-huit heures trente‑cinq.
Présents. – Mme Eléonore Caroit, M. Antoine Léaument
Excusé. – M. Thomas Cazenave