Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition de M. Yannick Lowgreen, président de l’Association Tamarii Moruroa 3

 


Mardi
4 février 2025

Séance de 18 heures

Compte rendu n° 8

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mardi 4 février 2025

 

La séance est ouverte à 18 heures.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

* * *

 

M. le président Didier Le Gac. Nous auditionnons Yannick Lowgreen, président de l’association Tamarii Moruroa, que nous avons déjà entendu au mois de mai dernier. La présente commission d’enquête souhaite réauditionner certaines personnes et organisations, car elle compte beaucoup de nouveaux députés.

Monsieur Lowgreen, l’association que vous présidez a été créée à la fin de l’année 2006 pour, je vous cite, « dire une autre part de vérité et notamment réhabiliter l’image de ceux qui ont bossé sur les sites ». Ancien technicien du service des forages du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Moruroa, vous avez dit que vous trouviez regrettable que les personnels civils et militaires aient parfois été « injustement traités de complices de crimes ». Vous avez aussi déclaré, en substance, que tout le monde souhaitait profiter de la manne nucléaire et que les ouvriers ne connaissaient guère les dangers des radiations à cette époque. Nous souhaitons avant tout vous entendre au sujet des conditions de vie et de travail sur les sites des essais nucléaires polynésiens. Votre témoignage sera précieux à cet égard.

Quel regard portez-vous, par ailleurs, sur l’actuel dispositif d’indemnisation des victimes des essais nucléaires en Polynésie ? Le régime instauré par la loi Morin de janvier 2010 vous semble-t-il perfectible après l’adoption, il y a quelques jours, d’un amendement du gouvernement au projet de loi de finances ? Dans l’affirmative, sur quels points ?

Vous militez depuis des années pour que ceux qui ont travaillé sur les sites polynésiens bénéficient de la reconnaissance de la nation, à l’image de ce qui est prévu pour les vétérans des premiers essais nucléaires effectués dans le Sahara. Cela permettrait notamment une prise en charge des frais médicaux par l’État et non plus par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) pour tous ceux qui ont travaillé à Moruroa et Fangataufa. Pouvez-vous nous en dire plus ? Où en est, notamment, ce combat ?

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. De plus, l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yannick Lowgreen prête serment.)

M. Yannick Lowgreen. Comme vous venez de le dire Monsieur le Président, notre association a aujourd’hui une vingtaine d’années puisqu’elle a été créée en mars 2006. Nous avons participé à toutes les réunions organisées en Polynésie comme en métropole et nous avons été membres du Cesec (Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie française). Nous nous battons pour une évolution de la loi Morin, en particulier par la reconnaissance de trois nouvelles maladies, validées par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear), et nous attendons une réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires. Comme vous le savez, il n’y en a pas eu depuis 2021 et l’État a par ailleurs failli supprimer cet organe.

Nous nous battons également afin d’obtenir une juste reconnaissance de la Nation pour les vétérans ayant travaillé sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et Hao. Je ne crois pas que beaucoup d’entre eux aient demandé la médaille de la Défense nationale, qui n’a aucune valeur pour nous comme vous l’a dit un des membres de l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) que vous avez auditionnés. Par ailleurs, ce n’est pas l’échelon or, mais bronze, avec agrafe, de cette médaille qui peut nous être décernée. Elle ne nous apporte rien contrairement au titre de reconnaissance de la Nation (TRN), au sujet duquel nous attendons des députés qu’ils modifient les règles d’attribution. On trouve extrêmement regrettable que l’article 40 de la Constitution nous soit toujours opposé sur ce sujet comme sur d’autres pour éviter notamment certaines évolutions en manière d’indemnisation.

Nous nous battons par ailleurs pour l’ajout de certaines maladies dans le décret et pour que l’action du Civen (Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires) soit orientée en vue d’aboutir à une meilleure indemnisation des vétérans.

Nous avons rencontré toutes les autorités qui se sont rendues en Polynésie française, comme le président du Civen, lors de sa dernière mission sur place, les dirigeants du CEA et les représentants de divers ministères, ainsi que les responsables du haut-commissariat pour discuter de l’évolution de la loi Morin et des remboursements de la CPS. Nous espérons que tout cela va évoluer un jour.

M. le président Didier Le Gac. Combien d’adhérents compte votre association et quelle est actuellement leur principale demande ?

M. Yannick Lowgreen. Nous sommes environ 2 000 adhérents.

Au titre de leurs revendications, comme je l’ai dit, nos adhérents demandent surtout une évolution de la loi Morin et la présence au sein du Civen d’un médecin polynésien, qui soit capable d’expliquer en tahitien aux malades, à son retour des réunions qui se tiennent en métropole, pourquoi leur demande a été rejetée ou au contraire acceptée. Faute de cela, beaucoup de gens ne comprennent pas les décisions prises. Nous faisons cette demande depuis vingt ans. Si des semblants d’avancées ont eu lieu, nous n’avons pas eu de réponse favorable à ce jour sauf à la dernière réunion de la commission consultative, qui s’est déroulée à Paris en 2021, au cours de laquelle le président de la Polynésie française (qui était à l’époque Édouard Fritch) avait clairement émis cette demande. Pour nous, ce médecin aurait vocation à traiter en premier lieu des dossiers polynésiens.

Nos adhérents attendent également une reconnaissance forte de l’État, par l’octroi du titre de reconnaissance de la Nation. Nous ne sommes pas reconnus par l’État actuellement : c’est à se demander si nous sommes des Français à part entière ou entièrement à part !

Je constate que beaucoup de gens s’expriment sur ces dossiers. Pour notre part, nos positions n’ont pas changé depuis 2006, que nous nous adressions à la commission consultative, aux ministres ou aux divers Présidents de la République ! Nous sommes contents de voir qu’elles sont reprises par des députés, polynésiens ou métropolitains d’ailleurs. Mais je dois quand même rappeler qu’il y a quinze ou vingt ans, peu de députés et de sénateurs polynésiens nous aidaient. Lors de l’adoption de la loi Morin, nous avons été obligés de passer par le sénateur Marcel-Pierre Cléach pour que nos revendications soient prises en compte. Nos sénateurs et députés de l’époque nous avaient envoyés paître ! Ils ne nous connaissaient pas, nous avaient-ils dit, et ne s’occuperaient pas de nous ! Je suis heureux que votre commission d’enquête ait vu le jour et que les sénateurs et députés polynésiens fassent désormais front sur ces sujets.

Nous voulons avancer sur ces sujets très importants mais il faut savoir que rien ne se fera tant que la commission consultative de suivi ne se réunira pas : c’est elle qui peut faire évoluer la loi Morin et la liste des maladies ! Vous pouvez également essayer de faire passer des textes de loi ou d’obtenir des modifications de certains décrets mais, je le répète, rien ne se fera si le Gouvernement continue d’invoquer à tout va l’article 40 ! Cela fait vingt ans que je participe à toutes les commissions et que nous écrivons aux députés pour avoir une juste indemnisation et une reconnaissance forte de la part de l’État. Nous ne voulons pas une médaille en chocolat, mais le titre de reconnaissance de la Nation ! À vous, mesdames et messieurs les députés, d’obtenir une modification des décrets : nous ne comprenons pas pourquoi ceux qui ont travaillé dans le nucléaire en Algérie ont pu bénéficier de ce titre de reconnaissance. On nous a expliqué qu’il fallait avoir été présent dans une zone de conflit pour en bénéficier mais, à l’époque, je vous rappelle quand même que Moruroa était l’atoll le plus surveillé au monde pendant la période des essais nucléaires. Des sous-marins nucléaires et des bateaux espions traînaient même les parages ! C’était la guerre autour de notre petit caillou, c’était ni plus ni moins que la guerre froide !

S’agissant des maladies transgénérationnelles, le docteur de Vathaire s’est adressé à nous, notamment, pour obtenir de l’aide dans le cadre d’un appel à financement qui visait à lancer une étude sur ce sujet. Il nous a écrit, il y a un mois ou un mois et demi, pour nous dire que, finalement, il arrêtait son projet parce que son dossier de financement n’avait pas été accepté. C’est un peu comme pour les études épidémiologiques, que nous avons été la seule association à demander. Nous sommes intervenus auprès de l’ancienne députée Maina Sage et l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a alors lancé une étude bibliographique. Pour autant, même si les choses ont avancé, les scientifiques de cet institut nous ont dit qu’ils ne savaient pas si une étude épidémiologique aurait lieu par la suite. Or si on s’arrête là, l’étude bibliographique ne servira évidemment à rien.

Comment pourrait-on avancer ? Je n’en sais rien, car je ne fais pas les lois, je ne suis ni député, ni sénateur. Nous participons aux réunions, mais nous ne faisons pas de blabla, quels que soient les Gouvernements en place. Quand nous demandons des rendez-vous à nos députés ou au président du territoire, on ne nous répond pas, on nous laisse de côté ! Nous intervenons donc autrement. Nous ne balançons pas des histoires sur Facebook ou d’autres réseaux sociaux ; en revanche, nous écrivons à l’État. Nous avons demandé à la ministre de la santé, Mme Vautrin, que la commission consultative se réunisse, mais nous n’avons pas eu de réponse. On nous avait dit l’an dernier qu’une réunion se tiendrait au mois d’avril mais il ne s’est rien passé. De même, nous avons écrit avec l’Aven (Association des vétérans des essais nucléaires) et Moruroa e tatou des courriers communs pour demander que cette commission se réunisse mais nos demandes sont toujours restées lettre morte.

Comment faire ? C’est à vous de nous dire, Mesdames et Messieurs les députés, si vous pouvez intervenir auprès des ministres chargés de la commission consultative afin qu’elle se réunisse, et pas en visio ! Nous avons fait l’expérience : s’il y a beaucoup de monde, c’est une catastrophe. Quand les réunions ont lieu en présentiel, les ministres sont en face de nous. Presque tout le Gouvernement français est autour de la table et on peut véritablement discuter. On peut dire ce qu’on pense et obtenir rapidement des réponses, avec une mise en œuvre très rapide aussi. Lors de la dernière réunion, en 2021, c’est nous qui avons proposé à la ministre de la santé d’ajouter des maladies à la liste et cela a été fait. Nous souhaitions l’ajout de quatre maladies : on nous a répondu qu’on discuterait des deux autres lors de la prochaine réunion de la commission consultative, mais il n’y en a pas eu depuis !

Nous avons l’impression que l’État fait en sorte que cette commission ne se réunisse pas. Je parle d’impression car nous ne voyons pas ce qui se passe à Paris depuis notre petit caillou, situé à 14 000 kilomètres, même si nous en entendons parler par des collègues d’autres associations. Pouvez-vous faire en sorte que la commission consultative se réunisse, dans le respect des textes qui la régissent ? Ils prévoient deux réunions par an au minimum, mais nous avons dû en avoir une dizaine, au lieu de quarante. Malgré tout, cette commission a permis de faire évoluer la loi Morin et la liste des maladies.

Il a aussi été question de la suppression de la notion de risque négligeable dans ce cadre. Or que s’est-il passé ? Comme je l’avais dit à des collègues d’autres associations, qui me demandaient d’arrêter d’écrire aux députés, nous nous sommes fait avoir. On a créé à la place du « risque négligeable » une commission, en application de l’article 113 de la loi dite Erom (loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique). Or, comme le disait Georges Clemenceau, il suffit de créer une commission quand un problème se pose : dès lors c’est à elle de s’en occuper. Et c’est ce qui s’est passé en la matière !

On a ensuite ajouté dans la réglementation le seuil de 1 millisievert (mSv). Mais les scientifiques de l’Inserm qui m’ont reçu à l’occasion d’une étude épidémiologique m’ont indiqué qu’ils ne savaient pas du tout quels étaient les risques en dessous de ce seuil d’exposition, et actuellement aucun scientifique ne peut dire s’il y en a.

Cet ajout a en fait été rédigé par le Civen et ce texte a ensuite été intégré dans la loi Erom. Ce seuil de 1 mSv correspond à celui applicable à ceux qui travaillent dans des conditions normales dans des installations nucléaires. Mais la situation était différente en Polynésie, puisque l’on y a fait exploser des bombes nucléaires à l’air libre et sous terre. Nous n’étions pas dans des locaux fermés ! On ne comprend pas pourquoi cet ajout a été fait. On nous a dit qu’il s’agissait de reprendre les dispositions des codes du travail et de la santé publique en vigueur en métropole mais, en Polynésie, nous n’étions quand même pas dans une « situation normale ».

Je n’ai pas assisté à des tirs aériens, mais les collègues qui y ont participé m’ont expliqué comment cela se passait. J’ai assisté à pratiquement tous les tirs souterrains à Moruroa, puisque je travaillais au forage des puits réalisés par le CEA avant et après les tirs. Il y a d’ailleurs eu d’assez nombreux problèmes à cette occasion puisque, comme l’a décrit une des personnes que vous avez auditionnées, il y a plusieurs fuites de gaz toxiques. Le système de fermeture automatique des puits, dit de blackout, ne fonctionnait pas assez vite pour tout bloquer. Des personnes contaminées par ces gaz et travaillant pour la Cogema ou la Soletanche ont dû être évacuées à l’hôpital Jean-Prince à Papeete ou en métropole.

J’ai également travaillé à Moruroa ; j’ai même plongé dans le lagon pour y installer des pompes après les tirs, afin d’utiliser l’eau de mer pour les forages.

Beaucoup de gens n’en parlent pas. À l’époque, nous ne pouvions pas le faire car nous étions tenus de respecter le secret de la Défense nationale. Mais, aujourd’hui, tout le monde en parle, y compris devant vous puisque les personnes que vous entendez doivent prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Moi, je vous dis exactement ce qu’il s’est passé. J’ai moi-même été irradié lorsque je travaillais, sans d’ailleurs que l’on m’en informe. C’est seulement quand j’ai demandé les résultats de ma dosimétrie pendant les périodes où j’étais à Moruroa que je l’ai su. Je ne me rappelle pas quelle est la dose à laquelle j’ai été exposé.

En conclusion, l’association Tamarii Moruroa veut faire avancer le dossier de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires. Beaucoup de gens ne veulent pas s’investir et je suis président de cette association depuis vingt ans. J’aimerais bien laisser ma place mais personne ne veut la prendre. On me dit que je suis le seul à bien connaître le dossier, à pouvoir défendre les gens et à pouvoir faire avancer les choses. On dit que l’on me fait confiance et qu’il faut que je termine mon travail. Donc je reste et je compte maintenant sur les membres de votre commission d’enquête pour nous aider.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie et je vous informe que plus de dix députés sont présents dans cette salle et qu’ils vont donc être nombreux à vous poser des questions.

J’ajoute en outre que nous entendrons des responsables de l’Inserm la semaine prochaine ainsi que la ministre de la santé au mois d’avril.

Je laisse tout de suite la parole à Madame la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Merci pour la description de vos revendications ; vous avez bien développé les aspects sanitaires. Ma question va porter sur la compétence en matière de santé qui, en 1977, a été transférée à la Polynésie.

Pourriez-vous nous en dire davantage sur les indemnisations par la CPS (Caisse de prévoyance sociale) ? Lorsque des accidents avaient lieu sur les sites d’essais, étaient-ils pris en charge par la CPS ou par la médecine militaire ?

M. Yannick Lowgreen. Pendant la période des essais souterrains, les personnels dépendant du CEA et présents sur les sites étaient contrôlés régulièrement. On m’a dit que les laboratoires de biologie médicale et d’épidémiologie du CEA ont fait certaines études sur la population des travailleurs de Moruroa. Vous pourriez peut-être demander au CEA qu’il vous transmette les documents sur ce point.

Par ailleurs, nous souhaitons que l’on rembourse la CPS à hauteur des dépenses qu’elle a avancées.

Il faudrait en outre que vous vous penchiez sur la manière dont les indemnisations ont été réalisées au début de l’existence du Civen. Car, pour la quinzaine de personnes concernées, on a procédé en retirant la quote-part de la CPS du montant de l’indemnisation qui avait pu leur être versée. Nous nous sommes battus contre cette méthode au cours de plusieurs commissions consultatives : j’ai dit que c’était dégueulasse ! Imaginons que l’indemnité s’élève à 10 000 euros et que les droits de la CPS soient de 9 999 euros ; eh bien il ne restait alors qu’un seul euro pour la personne indemnisée, et les yeux pour pleurer…

C’est un point que vous devriez vérifier afin que les personnes indemnisées puissent toucher la quote-part attribuée à la CPS. Ce n’est pas aux personnes indemnisées d’en supporter le poids.

Il n’y a plus de problème désormais, mais au départ c’est ainsi que l’on procédait. Quand j’ai demandé pourquoi, on m’a renvoyé au code social ainsi qu’à celui de la santé. Mais ces textes sont-ils applicables en Polynésie, puisque la CPS est régie par le code polynésien ? On ne m’a pas répondu sur ce point.

Et il se trouve qu’à partir du moment où la CPS a assigné l’État en justice, on a cessé de faire des prélèvements sur les indemnités pour la rembourser. Sans cette action, on aurait continué à appliquer cette méthode qui n’est tout de même pas très orthodoxe.

C’est un dossier que vous devriez étudier, car une quinzaine de membres de mon association, voire une vingtaine, sont concernés.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez également évoqué un contentieux portant sur l’indemnisation d’une quinzaine de personnes. Les autres dossiers ont été traités normalement, si l’on peut dire, la totalité de l’indemnisation accordée par le Civen ayant été attribuée à la victime elle-même.

Toutes les maladies des victimes reconnues et celles qui figurent sur la liste sont prises en charge par la CPS, qui est l’équivalent de l’assurance-maladie en métropole et qui est financée par les cotisations sociales des Polynésiens.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Il existe plusieurs associations de victimes. Quelles sont vos différences avec Moruroa e tatou et avec l’association 193, présidée par le frère Maxime ? Intervenez-vous dans des territoires différents ou en faveur de populations qui ne sont pas les mêmes (plutôt des professionnels que des populations civiles par exemple) ? Nous aimerions comprendre vos divergences, s’il y en a, et quelles sont vos convergences si vous luttez ensemble ?

Quels sont les critères retenus par la CPS pour prendre en charge des pathologies affectant les Polynésiens et qui peuvent être rattachées aux essais nucléaires ? Ces critères reprennent-ils la liste des pathologies reconnues par la loi Morin ? Quelles sont les différences éventuelles ?

Vous avez signalé que, faute de réunion de la commission consultative de suivi, deux pathologies n’avaient pas été ajoutées à la liste de celles qui sont reconnues. Quelles sont-elles ?

Enfin, pouvez-vous nous dire si vous travaillez avec le ministre polynésien de la santé, M. Cédric Mercadal ? Partage-t-il vos préoccupations et relaie-t-il vos demandes auprès de la CPS ?

M. Yannick Lowgreen. Sur la première question, il se trouve que les différentes associations défendent les mêmes personnes. Trois associations sont reconnues : la nôtre, Moruroa e tatou et l’association 193. J’ai essayé de me rapprocher des deux autres pour travailler ensemble et faire avancer les dossiers, mais elles n’ont jamais accepté.

La grande différence entre nous, c’est que ces associations sont plus politiques et sont par ailleurs antinucléaires, ce qui n’est pas le cas de la nôtre. Nous défendons les intérêts des Polynésiens et de toutes les personnes qui ont travaillé sur les atolls de Moruroa et Fangataufa, ainsi que sur les atolls périphériques. Les trois associations participent d’ailleurs toutes les trois aux travaux de la commission consultative de suivi.

Moruroa e tatou est très proche de l’Église protestante et l’association 193 rassemble plutôt des catholiques. Pour notre part, nous sommes complètement indépendants, tant du point de vue politique que religieux. Cela nous permet de travailler avec des gens de tous bords ; à ce titre, la couleur politique du président de la Polynésie nous importe peu.

Le fait que certains mettent en avant des idées politiques ou des convictions antinucléaires ne fait pas avancer les dossiers, car il faut de toute façon discuter avec l’État français. Si nous partons chacun de notre côté, nous n’arriverons pas à régler le problème, surtout en Polynésie.

Notre association s’occupe aussi bien de l’ensemble de la population polynésienne que des vétérans qui ont travaillé sur l’atoll de Moruroa pour lesquels nous demandons encore une fois la délivrance d’un titre de reconnaissance de la Nation (TRN).

Si le centre médical de suivi a été mis en place en Polynésie française, c’est grâce à Tamarii Moruroa, qui est intervenue auprès du président Gaston Tong Sang et du ministre de la santé de l’époque afin qu’ils en fassent acter la création par le haut-commissaire. C’était la veille de l’adoption d’une motion de censure qui a permis à Oscar Temaru d’accéder à la Présidence du pays. L’inauguration de ce centre médical de suivi aurait dû avoir lieu à l’occasion d’une visite du ministre des Outre-mer mais il n’a jamais été inauguré par une autorité territoriale ou métropolitaine.

Il y avait aussi à l’époque un projet de convention qui prévoyait que l’État rembourserait au franc près les sommes acquittées par la CPS pour indemniser les personnes dont le dossier avait été validé par le Civen. Mais le directeur général et les membres du conseil d’administration de la CPS n’avaient alors pas voulu la signer. Le principe retenu était pourtant exactement celui annoncé par le Président de la République lors de la table ronde de juin 2021. La convention aurait dû être signée en 2006 ; on a donc perdu presque vingt ans !

Les maladies qui figurent dans le texte de la loi Morin ont été validées par le comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) et par des scientifiques. Mais nous demandons que d’autres pathologies y soient ajoutées. Il s’agit des cancers du pancréas ou du pharynx, de celui de la prostate précoce et des maladies du muscle cardiaque. On nous a dit que l’on discuterait de l’ajout du cancer du pancréas ou du pharynx lors de la prochaine commission consultative de suivi, mais il faudra aussi aborder les deux autres.

Par rapport aux maladies dont la CPS doit demander le remboursement, la CPS a présenté un document qui les récapitule, sachant que certaines ne sont pas dues au nucléaire. Lorsque j’étais membre du Conseil économique, social, environnemental et culturel de la Polynésie (Cesec), nous avions entendu l’ancien directeur de la CPS – qui est ensuite devenu le ministre de l’économie et des finances – au sujet du remboursement à cette dernière des frais engagés pour traiter les maladies radio-induites. Il nous avait expliqué que l’État ne devait pas 100 milliards à la CPS, mais plutôt 35 ou 40 milliards. Je n’avais pas du tout compris pourquoi et la différence est très importante. Je ne sais pas où en est le traitement de ce dossier mais, en tout cas, nous en discutons à chaque fois que nous rencontrons des représentants de l’État.

M. le président Didier Le Gac. Mme Voynet vous a également interrogé sur vos relations avec le ministre de la santé du Gouvernement polynésien.

M. Yannick Lowgreen. Nous l’avons rencontré, mais ce n’est pas lui qui peut faire avancer ce dossier sur les essais nucléaires. De même, nous avons participé au Coscen (Conseil d’orientation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires) comme d’autres associations mais, outre que ce conseil a finalement décidé d’écarter les acteurs associatifs, ses décisions n’avaient aucune valeur juridique.

Seule la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires peut faire avancer le dossier, peser sur les décisions. Nous demandons donc qu’elle se réunisse dans de bonnes conditions et avec la périodicité prévue par la loi Morin. Actuellement, nous ne savons pas si elle se réunira dans six mois, un, deux ou trois ans.

Je comprends dans ces conditions que l’Assemblée nationale et le Sénat aient voulu supprimer cette commission, au vu de son inactivité. Mais il ne faut pas la supprimer ! Tamarii Moruroa est intervenue en Polynésie et auprès de parlementaires, telle la sénatrice Lana Tetuanui, pour l’éviter. Les parlementaires et les associations ont fini par comprendre l’importance de l’enjeu et ont relayé notre demande. La commission consultative est le seul lieu où les associations sont écoutées et peuvent faire avancer les dossiers, en demandant la prise en compte de nouvelles maladies par exemple.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Chaque groupe parlementaire dispose d’un droit de tirage, qui lui permet d’obtenir la création d’une commission d’enquête par an. Le groupe GDR, auquel Mme Reid Arbelot et moi-même appartenons, a utilisé le sien pour les victimes des essais nucléaires, car nous ne voulons pas vous laisser tomber. Il faut bousculer les choses, pour éviter que les victimes ne soient jamais indemnisées.

M. le président de la commission d’enquête entend vos messages. Il saura demander (peut-être même exiger) que la commission consultative se réunisse, qu’elle rende des comptes à la Nation sur son action, ou son inaction. Lorsque nous auditionnerons Mme la ministre de la santé, nous lui demanderons également de rendre des comptes en la matière.

Par ailleurs, comment empêcher que le docteur de Vathaire ne jette l’éponge alors que son travail sur les maladies transgénérationnelles s’annonçait essentiel ? Les groupes représentés dans cette commission d’enquête peuvent peut-être interpeller ou aider pour qu’il en soit ainsi.

Enfin, pourquoi le Civen n’emploie-t-il pas, ne serait-ce qu’à titre ponctuel, un médecin capable de parler tahitien ? Un tel profil doit quand même exister ; je suis très surpris que cette question ne soit pas réglée. Si vous n’avez pas d’explication, ne vous inquiétez pas, nous auditionnerons d’autres personnes.

Je vous invite en tout cas à continuer votre travail militant.

M. le président Didier Le Gac. Je précise que la semaine prochaine nous auditionnerons Florent de Vathaire, directeur de recherche à l’Inserm.

M. Yannick Lowgreen. J’allais vous le proposer ! Je remercie en tout cas Mme Reid Arbelot d’avoir relancé cette commission d’enquête. Son travail est important pour ce dossier, qui nous occupe depuis plus de trente ans !

Nous demandons depuis vingt ans le recrutement d’un médecin polynésien. Nous avons même trouvé un candidat : le docteur Charles Tetaria, ancien directeur du centre de transfusion sanguine du centre hospitalier de Polynésie française, à Mamao, et responsable du projet de banque d’ADN. Toutefois, pour qu’un médecin polynésien intègre le Civen, il faudrait modifier la législation applicable ; nous comptons là aussi sur les députés, quel que soit leur groupe parlementaire, pour faire avancer ce dossier.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Si j’ai bien compris, vous demandez seulement l’octroi par le Civen du statut de victime à ceux qui en ont été privés à tort. Quid du suivi médical de l’ensemble de la population polynésienne ? Au-delà de votre participation à diverses commissions, dont j’entends qu’elles ne se réunissent pas assez fréquemment, travaillez-vous à un protocole de détection et de prévention gratuites des maladies, destiné à toute la population concernée par ces essais ?

M. Yannick Lowgreen. En Polynésie, le Centre médical de suivi s’occupe déjà de manière très satisfaisante des patients de maladies radio-induites. Ses agents se rendent dans les atolls touchés par les retombées nucléaires pour rencontrer la population et lui expliquer notamment comment remplir les demandes d’indemnisation.

Dans le passé, lors des essais nucléaires, pratiquement chaque atoll de Polynésie française bénéficiait de la présence permanente ou des visites fréquentes d’un médecin militaire, qui soignait tous les malades, au même titre qu’un médecin civil.

Je rencontre régulièrement les agents du Centre médical de suivi. Par le passé, la commission d’évaluation de ses travaux se réunissait une à deux fois par an, mais elle a cessé de le faire depuis une dizaine ou une quinzaine d’années. Nous essayons de la relancer, car elle nous aidait à comprendre l’action du centre et ses limites mais nous ne l’avons plus aujourd’hui.

Il faut également se souvenir que, avant le début des essais nucléaires, l’armée (avec le concours du CEA, je pense) a mené une étude à T zéro des maladies de la population avoisinant les sites, qui est actuellement stockée à Arcueil, dans le fonds documentaire du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire, avec tous les dossiers des personnes ayant travaillé à Moruroa. C’est Frédéric Poirrier, le prédécesseur de la responsable actuelle du centre, Anne-Marie Jalady, qui m’a signalé l'existence de cette étude. Même si, au moment où elle a été menée, entre 1956 et le début des années 1960, la population des atolls était réduite, elle peut sans doute être instructive. Vous pourriez faire déclassifier ces documents, à supposer qu’ils soient classifiés ; je sais en tout cas qu’une grande partie de ces documents a été numérisée.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de votre précédente audition, vous avez déclaré « L’État a initié la dépollution de l’atoll de Hao, qui se poursuit encore aujourd’hui. Jusqu’à présent l’atoll a été correctement dépollué. » Le 9 mars 2024, M. Edmond Teieifitu et moi-même avons tenté de nous rendre sur le site du banc Colette, à Moruroa, où ont été effectués les tirs de sécurité. Le docteur Jalady nous l’a interdit, à cause des informations proliférantes qui pourraient s’y trouver et de la persistance de rayonnements dangereux pour la santé. Le docteur a ajouté que la rétrocession des deux atolls ne pourrait avoir lieu, contrairement à ce qui était prévu, à cause notamment de l’impossibilité de supprimer le plutonium du site. Pensez-vous toujours que le travail de dépollution à Moruroa et Fangataufa est satisfaisant ?

M. Yannick Lowgreen. Dans le passé, il n’était pas possible de s’approcher autant qu’aujourd’hui du banc Colette et des puits de stockage des déchets qui en sont séparés par un mur. La dépollution de ce banc, en 1987 ou 1988, a nécessité l’intervention d’engins spéciaux de marque Caterpillar pour gratter la zone, tout ce qui a été récupéré ayant été mis dans des puits de stockage. De mon côté, je signale à ce titre que j’ai moi-même travaillé sur ces puits de stockage 1, 2 et 3, certains descendants jusqu’à 1 100 mètres de profondeur.

Effectivement, l’accès au banc Colette lui-même reste interdit, toute intervention risquant en effet d’éparpiller le plutonium qui subsiste, selon les scientifiques. Un dernier travail de dépollution doit ainsi être effectué, mais la plupart des zones sont désormais ouvertes aux locaux et aux visiteurs, et il n’est évidemment plus nécessaire d’y porter les combinaisons prévues pour les zones contaminées.

Pour ce qui est de l’atoll de Hao, celui-ci a été bien dépollué. Toutefois, les autorités ont eu tort de décider de stocker la terre polluée sur place ; ils auraient dû la transporter à Moruroa pour y faire la dépollution. En outre, le site de nettoyage des avions Vautour, à l'extrémité de la piste d’aviation, est toujours pollué au plutonium ! Mais tout le reste a été bien dépollué.

À Moruroa, l’État a fait détruire toutes les installations liées aux essais nucléaires, jusqu’aux cuisines. Ne subsistent que les bâtiments nécessaires au personnel de surveillance. Alors que l’État envisageait de faire de même à Hao, le maire de cette commune a demandé que le matériel et les hangars liés aux essais nucléaires soient maintenus sur place. Ce n’est pas vraiment de la faute de l’État si cet atoll a été aussi pollué.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Une dernière question : en tant que Polynésien, comment jugez-vous les soixante dernières années et les conséquences des essais sur la société polynésienne et sur la Polynésie ?

M. Yannick Lowgreen. En Polynésie, il y a eu plusieurs périodes ! Il y a eu l’exploitation du phosphate puis les tournages cinématographiques (notamment sur le Bounty) qui ont poussé de nombreux Polynésiens à abandonner l’agriculture au profit d’un travail salarié. Et les essais nucléaires à Moruroa ont ensuite offert une grande opportunité économique, après la fermeture des tournages.

J’ai soixante-neuf ans. Je suis né en Polynésie et j’y habite. Avec les essais nucléaires, notre territoire a connu une évolution fulgurante. Il n’y avait rien ; puis il y a eu la télévision, un port, internet désormais, des aéroports… L’État a accordé beaucoup d’argent, mais les hommes politiques polynésiens n’ont pas su l’investir au service de la population.

En Polynésie française, l’ice (la méthamphétamine en cristaux), notamment, est devenu un vrai problème de santé publique, avec des conséquences pour toute la population.

L’espérance de vie des Polynésiens s’est allongée, passant de 65 ans environ en 1966 à 77 ans actuellement. Nous sommes mieux soignés que par le passé. Nous disposons d’un hôpital (même s’il est désormais un peu petit) et nous avons également un centre d’oncologie qui se développe, avec l’aide de l’État et du territoire.

De nombreux jeunes s’investissent dans les métiers d’avenir, tels que l’informatique. Nous sommes bien connectés à internet même si, parfois, comme aujourd’hui, la connexion est moins bonne.

Il ne faut pas exagérer la pollution en Polynésie et le nombre de maladies radio-induites ; nous risquons sinon d’exciter inutilement les peurs et de dissuader les touristes de se rendre dans notre territoire. Si le problème était extrêmement grave, je ne serai pas là, en train de discuter avec vous ! Toutefois, il existe et doit être réglé avec l’État français, notamment grâce à votre commission d’enquête. L’association Tamarii Moruroa vous remercie, particulièrement vous madame Reid Arbelot mais également tous les députés membres de cette commission d’enquête. Nous comptons vraiment sur vous tous et nous espérons également que le président de la République ne dissoudra pas l’Assemblée avant la remise de votre rapport.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie. Le Président de la République ne peut dissoudre l’Assemblée nationale qu’une fois par an. Nous avons donc au moins six mois de travaux devant nous et Madame la rapporteure prévoit de rendre son rapport pour la mi-juin.

Nous tiendrons compte de vos recommandations. N’hésitez pas à nous faire parvenir des éléments supplémentaires, notamment le questionnaire que nous vous avons transmis.

Je vous remercie tous.

 

La séance s’achève à 19 heures 30.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Xavier Albertini, Mme Caroline Colombier, M. Emmanuel Fouquart, M. Moerani Frébault, M. Abdelkader Lahmar, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau, Mme Nicole Sanquer, Mme Dominique Voynet

Excusé. – M. Philippe Gosselin