Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la RADioactivité).              2

         Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Meltz, historien, co-directeur de l’ouvrage Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique et de M. Manatea Taiarui, historien              14


Mercredi
5 mars 2025

Séance de 15 h 30

Compte rendu n° 18

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 5 mars 2025

 

La séance est ouverte à 15 h 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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Audition, ouverte à la presse de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la CRIIRAD (Commission de Recherche et d’Information Indépendantes sur la RADioactivité)

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, je vous souhaite la bienvenue pour cet après-midi au cours duquel nous allons procéder à deux auditions.

La première est celle de M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD).

Après des études d’ingénieur en physique nucléaire et en physique des particules, vous avez travaillé pour EDF puis avez été brièvement en poste à l’ambassade de France à Dublin, en Irlande ; mais surtout, cela fait plus de trente ans maintenant que vous travaillez au sein de la CRIIRAD où vous avez été le directeur de son laboratoire et dont vous êtes aujourd’hui le conseiller scientifique. Je signale également que vous avez obtenu en 2016 le prix Nuclear Free Future Award dans la catégorie « Éducation », en raison de votre « engagement constant à mettre en lumière la désinformation pratiquée par l’industrie nucléaire et à améliorer la prise de conscience du public en France et dans le monde ».

Je préciserai, avant de vous donner la parole, que la CRIIRAD a travaillé depuis plusieurs années sur l’impact des essais polynésiens en procédant à l’analyse critique de documents (notamment en 1996 et 2016) et en ayant effectué des missions de mesures et de prélèvements sur le terrain (en 2005 puis en 2012) sur des secteurs particulièrement touchés par les activités militaires, que ce soit sur la « base arrière » de Hao, sur l’atoll de Tureia ou sur les Îles Gambier ; je crois que, malheureusement, vous n’avez pas eu l’autorisation d’accéder à Moruroa ou Fangataufa. Vous pourrez peut-être nous en dire un mot…

De plus, vous avez vous-même dirigé une étude, en 2006, consistant en des contrôles radiologiques sur l’île de Mangareva et les atolls de Tureia et de Hao, mission que vous avez effectuée dans le cadre des travaux de la commission d’enquête, mise en place à l’époque par l’Assemblée de Polynésie française et portant sur les conséquences pour les populations de la Polynésie française des essais nucléaires aériens effectués entre 1966 et 1974.

Vous avez également rédigé une note, en décembre 2016, portant sur l’exposition des habitants de l’atoll de Tureia aux retombées radioactives des essais nucléaires atmosphériques, étude dans laquelle vous concluiez au fait que les documents auxquels vous aviez alors eu accès démontraient que « les habitants de Tureia ont subi des doses de radiation largement supérieures aux limites sanitaires en vigueur à l’époque ».

Je précise que ces deux documents ont été envoyés à l’ensemble des membres de la commission d’enquête.

Monsieur Chareyron, je souhaiterais pour ma part vous poser deux questions liminaires avant qu’un dialogue entre vous et les députés présents, à commencer par madame la rapporteure, ne s’engage.

Vous avez indiqué, lors de votre précédente audition, que la CRIIRAD considérait que « la méthode utilisée pour analyser les demandes d’indemnisation des personnes exposées n’est pas satisfaisante, d’une part parce que le critère de seuil de risque est inapproprié et, d’autre part, parce que la méthode d’évaluation des doses subies ne reflète absolument pas la réalité ». Pouvez-vous développer ces deux points afin que l’on sache si (et, dans l’affirmative, sur quels points) la réglementation actuellement en vigueur doit être modifiée ?

Ensuite, nous constatons au fil de nos auditions, que le seuil de 1 millisievert est fortement contesté, que nombre d’acteurs n’y voient qu’un seuil de gestion, vous-même ayant affirmé : « Il est par conséquent scientifiquement infondé d’introduire un seuil sous lequel le développement d’une pathologie radio-induite serait impossible. Cette affirmation n’a aucun sens. » Pensez-vous que le principe même d’une limite doive donc être supprimé et qu’il faille s’orienter vers une présomption irréfragable de causalité entre l’apparition d’un cancer radio-induit et les éléments à la fois temporel et géographique attestant que les personnes affectées étaient en Polynésie au moment des tirs ?

Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Chareyron prête serment.)

M. Bruno Chareyron, conseiller scientifique auprès de la CRIIRAD. Je vous remercie d’avoir invité la CRIIRAD à partager ses informations et considérations sur l’impact des essais nucléaires français en Polynésie.

Il est important de rappeler que ce seuil de 1 mSv (millisievert) par an n’est pas un seuil d’innocuité au-dessus duquel les personnes exposées seraient certaines de développer certaines pathologies, notamment cancéreuses, et au-dessous duquel il n’y aurait aucun risque sanitaire. Le mSv est plutôt un seuil au-dessus duquel le risque, en particulier de cancers, est jugé socialement inacceptable par des experts et dans le cadre de situations contrôlées. Cette dose limite de 1 mSv par an est en principe utilisée pour réglementer les rejets d’installations nucléaires dans un cadre maîtrisé. Toutefois, cette dose de 1 mSv par an est habituellement utilisée dans ce cadre comme une évaluation à laquelle s’ajoute la radioactivité naturelle et médicale. Elle est calculée en prenant en considération l’ensemble des expositions à toutes les sources de radiation non naturelles et non médicales, par toutes les voies d’exposition existantes (inhalation, ingestion et irradiation externe). Déterminer si une personne a atteint une dose de 1 mSv nécessite donc la prise en compte d’une somme de voies d’exposition considérable, rendant ce calcul extrêmement difficile à effectuer. Le point crucial à retenir est que la dose de 1 mSv par an n’est aucunement un seuil d’innocuité. Considérer qu’une personne vivant en Polynésie française n’a subi aucun risque car elle a été exposée à moins de 1 mSv est scientifiquement erroné. Ce seuil est donc utilisé comme un outil de gestion, mais n’est pas un concept scientifiquement solide.

Je rappelle que la directive Euratom de mai 1996, s’appuyant sur les travaux de la Commission internationale de protection radiologique (CIPR), établissait à 10 microsieverts par an (soit 0,01 mSv par an) la frontière entre un risque radiologique considéré comme négligeable, pour lequel aucune mesure de protection n’était jugée nécessaire, et un risque justifiant des mesures de radioprotection visant à réduire l’exposition.

Il existe évidemment un risque en dessous de 1 mSv par an. Le consensus international sur la relation entre la dose subie et le risque, notamment de cancer, est représenté par une courbe linéaire sans seuil, ce qui signifie qu’il n’y a pas de seuil d’innocuité. Des études sur l’exposition à la radioactivité naturelle du radon dans l’habitat, comme les méta-analyses conduites par le professeur Darby, ont démontré une augmentation du risque de cancer du poumon en fonction de l’exposition à ce gaz naturel, même à des doses très faibles de l’ordre de quelques mSv par an. De même, l’étude INWORKS, qui suit depuis plusieurs décennies l’état de santé des travailleurs du nucléaire en France, aux États-Unis et en Angleterre, a révélé des effets sanitaires à faibles doses, avec une tendance à un excès de risques pour les doses les plus faibles. Le seuil de 1 mSv doit être considéré comme un seuil de gestion éventuel (très critiquable) et non comme un seuil en dessous duquel le risque serait nul.

De plus, le calcul de ce seuil et des doses subies par les personnes pose problème. Pour déterminer les doses subies, il faut disposer d’une masse extrêmement importante de données sur la quantité de becquerels inhalés et ingérés, ainsi que sur les dépôts radioactifs successifs. Or, nous ne disposons pas de toutes ces informations, car une grande partie des documents utiles n’a toujours pas été déclassifiée.

Par ailleurs, il est indispensable de pouvoir travailler avec les équipes du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et les militaires pour interpréter correctement certaines données, notamment celles issues d’appareils de mesure qui ne sont plus utilisés aujourd’hui.

Les travaux très préliminaires de la CRIIRAD sur les documents déclassifiés ont révélé une sous-estimation très importante des doses réelles. Par exemple, pour l’atoll de Tureia, situé à 110 kilomètres au nord de Moruroa, les calculs effectués par le CEA en 1966 ont porté sur les retombées d’un seul tir, alors que cet atoll a été exposé à au moins cinq ou six épisodes de retombées importantes cette année-là.

En outre, les méthodes de calcul des doses par inhalation de substances radioactives présentes dans l’air sont lacunaires. Une grande partie des calculs a été effectuée en utilisant les résultats du dispositif d’échantillonnage de l’air APA, qui ne retient pas les poussières les plus fines, ce qui peut diviser par deux la quantité de becquerels inhalés dans certains cas. Certaines substances radioactives produites dans les explosions nucléaires (comme le carbone 14, retrouvé en quantité inhabituelle dans des troncs de cocotiers à Mangareva) ne sont pas prises en compte dans les calculs. Or, le carbone 14 devient un constituant fondamental des cellules des êtres vivants et de leur ADN. Les calculs produits par le CEA ne rendent donc pas compte de la dose réelle en millisievert.

Concernant le lien entre la dose et le risque, dans les travaux de la CIPR, l’évaluation du détriment sanitaire global pour la population est d’environ 5,7 décès, en particulier par cancer, ou problèmes héréditaires graves pour 100 000 personnes exposées à 1 mSv. Ce risque n’est pas négligeable, mais il est basé sur des connaissances discutables.

En effet, pour évaluer correctement les risques pour les populations polynésiennes, il faudrait tenir compte de son génome particulier et de son environnement à faible radioactivité naturelle. Ces populations ne sont pas habituées à supporter une certaine radioactivité, au contraire des populations vivant depuis de nombreuses générations sur des lieux où la radioactivité est naturellement plus élevée. Les évaluations de risque souffrent donc de nombreuses insuffisances, sans même parler de la prise en compte lacunaire des risques pour l’embryon et le fœtus ainsi que de la relative discrimination entre hommes et femmes dans l’évaluation des risques. En effet, les risques sanitaires sont plus élevés pour les femmes que pour les hommes à dose équivalente.

Ces questions sont complexes et les réponses sont beaucoup trop catégoriques et simplificatrices pour l’évaluation des risques. Une méthode plus protectrice des intérêts des personnes lésées serait de présumer l’existence d’un effet de l’exposition à ces retombées radioactives.

M. le président Didier Le Gac. L’accès à certains atolls vous a-t-il été refusé ?

M. Bruno Chareyron. En 1995, lors de l’annonce par le président Jacques Chirac de la reprise des essais nucléaires français en Polynésie, la CRIIRAD lui a demandé par écrit l’autorisation de mener une mission de prélèvement et d’analyse d’échantillons, ce qui est au cœur de notre métier puisque la CRIIRAD dispose d’un laboratoire d’analyse de radioactivité indépendant de l’État et des industriels. Cet accès nous a été refusé (comme c’est malheureusement très souvent le cas), les autorités ayant alors considéré que seuls des organismes scientifiquement reconnus, comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), avaient la crédibilité nécessaire.

N’ayant pas pu effectuer de mesures à Moruroa et Fangataufa, nous avons analysé les rapports de l’AIEA. Lors d’un colloque à l’Assemblée nationale en 1999, la CRIIRAD a démontré que les évaluations de risque de l’AIEA ne reflétaient pas la réalité. Par exemple, concernant Moruroa, l’AIEA affirmait en 1998 qu’il n’y avait plus de risques sur cet atoll et que la surveillance de la radioactivité y était pratiquement inutile. Cette conclusion est particulièrement grave au vu de la contamination résiduelle, notamment sur le motu Colette, une partie de l’atoll de Moruroa. Cette zone a en effet été contaminée par des tirs de sécurité impliquant des bombes au plutonium qui n’ont pas explosé au sens nucléaire, mais qui ont dispersé du plutonium. Le CEA prétendait qu’il décontaminerait en dessous de 1 million de becquerels de plutonium par mètre carré. Or, l’AIEA a constaté que ce n’était pas le cas et a conclu que ce n’était pas grave. Un calcul de risque pour les personnes qui vivraient ou fréquenteraient ce lieu, prenant en compte l’ingestion ou l’inhalation de particules de plutonium, dont certaines ont une granulométrie inférieure à 15 microns et peuvent pénétrer dans l’organisme, montre des doses 500 à 10 millions de fois plus élevées que celles calculées par l’AIEA. Pour avoir une vision juste de la réalité, on ne peut pas faire confiance aveuglément aux industriels, aux pollueurs (en l’occurrence le CEA ou l’État français) et à l’AIEA.

Afin de converger vers une vision la plus réaliste possible, il est important pour nous d’associer aux divers travaux (expertises de terrain, analyses de documents ou calculs théoriques…) des scientifiques réellement indépendants et des représentants des populations concernées, à savoir, dans le cas présent, des Polynésiens, des militaires et des métropolitains exposés. L’appréciation de la réalité est complexe et nécessite la prise en compte de toutes les connaissances. L’expérience montre que, si l’on ne travaille pas étroitement avec les personnes exposées, on passe à côté de réalités qu’elles seules peuvent expliciter. C’est pourquoi, dans les recommandations que nous avions faites en 2006 à l’Assemblée de Polynésie française, nous préconisions la mise en place d’une commission regroupant des scientifiques du CEA et des autorités de radioprotection françaises, des représentants de la population polynésienne, des travailleurs, des militaires et des experts indépendants. Ce groupe devrait travailler sérieusement, probablement pendant plusieurs années, pour converger vers des évaluations plus solides des doses reçues et des risques sanitaires pour les populations exposées.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ma première question porte sur la possibilité, avec les moyens actuels, d’obtenir une évaluation plus précise de ce qu’ont subi les populations. Étant donné que vous n’avez pas eu accès aux sites d’expérimentation et que vous avez travaillé sur les autres îles, serait-il envisageable aujourd’hui, grâce à de nouvelles connaissances ou à des échanges avec le CEA, de retrouver des données plus précises et de faire des calculs pour déterminer plus exactement ce qu’ont subi les populations ?

M. Bruno Chareyron. Plusieurs décennies après les retombées radioactives, il est de plus en plus complexe de reconstituer la réalité, il est néanmoins possible de faire le maximum d’efforts pour y parvenir.

Pour cela, il faut pouvoir compiler plusieurs sources d’information.

Tout d’abord, nous avons besoin de l’ensemble des documents dont disposent le CEA et les militaires, qui permettraient ainsi de documenter les mesures officielles effectuées à l’époque. Bien que de nombreux documents aient été déclassifiés, nous sommes loin d’avoir accès à toutes les informations nécessaires.

En outre, il faut pouvoir dialoguer avec le CEA, poser des questions à leurs experts, obtenir leurs réponses, réétudier les documents au regard de ces dernières, puis reposer des questions pour parvenir à une compréhension approfondie.

Ensuite, il faut pouvoir coupler l’analyse des mesures effectuées à l’époque (principalement par le CEA ou les militaires) et des modélisations. En effet, étant donné que nous ne disposons pas de toutes les mesures de toutes les substances radioactives dans tous les compartiments de l’environnement, nous sommes obligés d’utiliser des modélisations pour compenser l’absence d’un certain nombre de données. Ce travail est possible, mais il est complexe, nécessitant notamment des outils de calcul très élaborés.

Pour converger vers une connaissance consolidée, il faudrait que toutes les parties prenantes se réunissent afin de dépasser les disputes scientifiques. Le CEA a tendance à maintenir que ses calculs sont fiables, alors que d’autres travaux scientifiques, notamment ceux de l’équipe de Sébastien Philippe et de la CRIIRAD, montrent l’existence de trous dans la raquette. Évaluer sérieusement les doses nécessite à notre sens ce travail soigneux de reconstitution.

Pour répondre à votre question, Madame la rapporteure, obtenir une évaluation plus précise est donc possible mais cela nécessite une volonté et des moyens adéquats.

Il faut également disposer des connaissances des habitants et des personnes lésées, car elles peuvent fournir des informations essentielles sur leurs conditions de vie à l’époque. Par exemple, des témoignages nous apprennent que des habitants buvaient directement dans les citernes de recueil d’eau de pluie, alors que celles des militaires étaient bâchées. Ces détails sur les conditions de vie sont cruciaux pour évaluer précisément les doses subies par la population.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Il y a eu 46 tirs atmosphériques, dont 5 tirs de sécurité. On comprend aisément que les tirs atmosphériques ont un rayon d’impact plus large que les tirs souterrains. Toutefois, les populations peuvent-elles être exposées à un risque de contamination, même pendant la phase souterraine ? On a évoqué quelques dizaines de fuites lors de ces tirs. Si c’est le cas, pourriez-vous nous expliquer schématiquement comment cela pourrait se produire ?

M. Bruno Chareyron. Concernant les tirs souterrains, le phénomène est relativement documenté. Lors de certains tirs souterrains, il y a eu des fuites de gaz radioactifs, soit au moment du tir lui-même, soit lors de travaux ultérieurs consistant à forer volontairement pour accéder aux matières radioactives produites par les explosions nucléaires au fond des puits de tir. Il faut comprendre que le tir souterrain n’offre pas une étanchéité absolue. Comparé à une explosion atmosphérique, qu’elle soit réalisée à partir d’une barge, d’un ballon ou autre, qui disperse massivement la radioactivité directement dans la biosphère et sur de très grandes distances, le tir souterrain présente un risque d’exposition moindre pour les populations éloignées. Pour les habitants de Tureia, située à plus de 100 kilomètres, ou de Mangareva, à plus de 400 kilomètres, l’exposition potentielle à des fuites de gaz radioactif lors d’essais souterrains est nécessairement beaucoup plus faible que celle subie lors des essais atmosphériques.

Cependant, pour avoir une vision complète, il faudrait également examiner la gestion des matières radioactives après les tirs. Des objets (ferrailles, équipements ou encore vêtements) sont inévitablement contaminés après chaque tir. J’ignore si ces matières contaminées ont pu sortir des atolls. Nous savons qu’une partie des déchets produits a été enfouie sur place, par exemple à Moruroa, dans des puits forés. D’autres ont été « océanisés ». Toutefois, il est possible que des matières aient pu être ramenées plus loin, éventuellement par erreur. Des navires ont, par exemple, mouillé à Tahiti tout en étant contaminés.

Cette question est donc délicate. L’accent doit probablement être mis en priorité sur les retombées des essais atmosphériques, mais nous ne pouvons pas négliger les risques liés aux essais souterrains si nous voulons une évaluation complète des doses subies par les populations.

En outre, nous devons déterminer si nous évoquons uniquement les doses subies entre 1966 et 1996 ou si nous prenons en compte les expositions ultérieures. Des incidents pourraient en effet remettre de façon importante dans la biosphère des matières radioactives actuellement présentes dans les sous-sols de Moruroa. Certains déchets radioactifs enfouis à Moruroa se trouvent dans des zones soumises à une instabilité géomécanique, risquant de se déverser dans l’environnement. De plus, il ne faut pas oublier les matériaux directement immergés dans l’océan à Hao et Moruroa.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole aux députés pour leurs questions.

M. Emmanuel Fouquart (RN). Vous avez exprimé votre souhait d’avoir accès à davantage de données du CEA pour préciser vos évaluations. Mon groupe politique est favorable à la déclassification de tous les documents possibles dans un souci de clarté pour les populations locales. Nous savons que le service de santé des armées (SSA), dont l’expertise est reconnue, a déjà présenté des résultats d’analyse plutôt rassurants devant cette commission. Nous partageons votre position sur une grande déclassification, quand elle est possible, tout en gardant comme ligne rouge le fait de ne pas porter atteinte aux secrets indispensables qui entourent des pans entiers de l’arme atomique. Pour quelles données spécifiques souhaiteriez-vous une déclassification ?

M. Bruno Chareyron. Il est nécessaire d’établir une méthode, car nous ne pouvons pas tout étudier simultanément. À la CRIIRAD, nous avons choisi de nous concentrer sur l’atoll de Tureia. Nous demandons donc la déclassification de tous les documents permettant d’évaluer précisément la nature des retombées radioactives sur Tureia.

Cependant, la déclassification seule ne suffit pas. Il faut également mettre en place un groupe de travail pour permettre un dialogue ouvert avec les experts du CEA, de l’ex-Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ainsi que d’autres experts internationaux. Ce dialogue est essentiel pour garantir une interprétation fiable des documents.

Enfin, en plus de la mise en place de ce type de commission, des moyens doivent être alloués pour mener à bien ce travail.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Ma question concerne les trois critères retenus par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) pour indemniser une personne.

Vous avez déjà remis en question le seuil de 1 mSv avec des arguments tout à fait probants. Néanmoins, même en conservant ce seuil, comment expliquer que, sur une quarantaine d’essais nucléaires atmosphériques, les experts n’en retiennent que cinq comme ayant pu conduire à une dose reconstituée supérieure à 1 mSv ? Cela semble incohérent avec les quantités stratosphériques de matières radioactives libérées lors de ces essais.

Concernant le critère du lieu, la commission nous a fourni une carte, sur laquelle nous avons superposé, en gardant l’échelle, l’ensemble de l’archipel et la carte de l’Europe. Il s’avère que Moruroa et Fangataufa se situent à l’emplacement de l’Ukraine, comme Tchernobyl, tandis que Tahiti se trouve près du Royaume-Uni. Or, rappelons-nous que, lors de l’accident de Tchernobyl, ce sont les Suédois qui ont été les premiers à détecter la contamination. Ne pourrait-on donc pas considérer qu’il existait un risque d’exposition pour toute personne présente en Polynésie au moment des tirs, quel que soit l’atoll ?

Enfin, concernant le critère temporel, on demande de prouver sa présence près du lieu d’un tir au moment précis de celui-ci. Toutefois, les retombées radioactives ne se produisent-elles pas sur plusieurs jours ou semaines, voire davantage ?

M. Bruno Chareyron. Chaque essai atmosphérique a conduit à la dispersion dans l’atmosphère de quantités très importantes de dizaines de substances radioactives différentes (produits de fission, plutonium sous forme de fines poussières, parfois de l’uranium et des produits d’activation). Ces substances se sont répandues sur de grandes distances. Si les matières les plus lourdes sont évidemment généralement retombées à proximité, de nombreuses micro-poussières et gaz se sont répandus sur des centaines, voire des milliers de kilomètres. Après un certain temps, qui peut se chiffrer en mois ou même en années, le brassage atmosphérique est tel que l’on va retrouver les substances radioactives propulsées dans l’atmosphère à l’échelle de l’hémisphère où a eu lieu le tir. Plus le temps passe et plus on s’éloigne, plus la dilution sera importante. Le temps entraînera également la disparition des substances ayant des demi-vies très courtes. Néanmoins, l’impact se fera ressentir sur de très grandes distances et pendant une très longue période. Il faut savoir que, dans l’Hexagone, nous avons été exposés de manière significative aux retombées radioactives des essais nucléaires américains et russes, particulièrement dans les années 1950-1960. Évidemment, la priorité, en matière de compensation, doit concerner les populations les plus proches des sites d’essais. Cependant, nous avons tous été exposés à l’ensemble des essais nucléaires atmosphériques réalisés par toutes les puissances qui en ont réalisé.

M. le président Didier Le Gac. Des études scientifiques ont-elles été menées sur ce point ?

M. Bruno Chareyron. À la CRIIRAD, lorsque nous avons établi une carte sur les retombées de Tchernobyl en France à partir de 1986, nous avons analysé des carottages de sol dans l’Hexagone. Ces analyses ont révélé la présence de césium 137 artificiel antérieur à Tchernobyl, provenant d’essais nucléaires, sans doute effectués dans les années 1950-1960. Dans l’hémisphère nord, les Américains ont conduit leurs essais dans le Nevada et les Russes dans la région de la Nouvelle-Zemble près de la mer de Barents et au Kazakhstan. Des graphiques montrent très bien les niveaux très importants de contamination en tritium, produit artificiellement par les explosions nucléaires atmosphériques, dans les eaux de pluie en Europe durant les années 1950-1960. De même, l’analyse du carbone 14 dans les anneaux des arbres, comme les cocotiers de Rikitea à Mangareva, révèle une forte augmentation à partir des explosions nucléaires atmosphériques. Cette contamination de la biosphère mondiale par les essais nucléaires, particulièrement atmosphériques, est bien documentée.

En Polynésie, nos missions de terrain, bien que limitées, à Tureia, Hao et Mangareva en 2005, ont confirmé la présence de substances radioactives dans la biosphère. Par exemple, dans les coraux du lagon de Rikitea, nous avons détecté de l’uranium 236 artificiel, du plutonium 239, du carbone 14 et du strontium 90, tous liés aux explosions nucléaires. La biosphère a été marquée par cette pollution et l’est toujours, à des niveaux très faibles ou à des concentrations beaucoup plus élevées selon les lieux. À In Ekker, en Algérie, on trouve toujours de la lave radioactive à l’air libre contenant des quantités importantes de plutonium, résultat d’un essai souterrain qui s’est très mal passé.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). L’étude INWORKS montre que, pour les travailleurs du nucléaire, une exposition répétée à de faibles doses peut entraîner des maladies radio-induites, y compris des cancers. Concernant les essais atmosphériques qui se sont déroulés entre 1966 et 1974, avec une moyenne d’environ cinq essais par an, ne peut-on pas considérer cela comme une exposition répétée aux faibles doses ? Par conséquent, ne pourrait-on pas tirer des conclusions similaires à celles de l’étude INWORKS pour les populations exposées à ces essais ?

M. Bruno Chareyron. La situation des populations polynésiennes exposées aux essais nucléaires est encore plus grave. L’étude INWORKS se concentre sur les données de l’irradiation externe des travailleurs, c’est-à-dire leur exposition aux radiations émises par des matériaux radioactifs environnants. Elle ne prend pas en compte l’éventuelle inhalation et ingestion de substances radioactives qui produisent ces radiations. En revanche, les habitants de Polynésie ont été exposés à une irradiation externe provenant des substances radioactives dans l’air et au sol, mais aussi à une contamination interne. Ils ont inhalé des gaz et des poussières radioactifs, et ingéré diverses substances radioactives présentes dans leur alimentation, comme le lait de coco, les poissons et la viande. Cette contamination interne est plus grave car ces substances radioactives pénètrent au cœur du vivant. Par exemple, le tritium et le carbone 14 peuvent être incorporés au cœur même de notre ADN, le strontium se fixe dans les os et le césium migre dans les tissus musculaires. Ainsi, ces populations (comprenant des fœtus, des enfants à naître, des enfants et des femmes) ont été exposées à une irradiation à la fois externe et interne. Cette différence implique un niveau de risque sanitaire potentiellement plus important. Les études comme INWORKS appuient cette compréhension des effets délétères des faibles doses sur la santé. Cependant, dans le cas des populations polynésiennes exposées, le problème est bien plus profond.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Lors d’une audition précédente, nous avons évoqué la commission d’enquête demandée par le Gouvernement polynésien en 2005. Il nous a été dit que des prélèvements avaient été effectués sur des Porites, ces grandes formations coralliennes, dans le but de reconstituer l’exposition aux rayonnements au moment des essais. Ces coraux, qui croissent par l’extérieur, permettent, par carottage, d’analyser les couches plus anciennes se trouvant en leur centre. Ces prélèvements auraient été envoyés à la CRIIRAD. Pouvez-vous nous renseigner sur leur localisation et sur la teneur des résultats obtenus ?

Ensuite, concernant les centres de décontamination, bien que vous n’ayez pas pu vous rendre à Moruroa, avez-vous pu effectuer des analyses au centre de décontamination des avions et hélicoptères d’Otepa ? On nous a rapporté que plusieurs de ces appareils avaient été assez fortement contaminés. On nous a également confirmé que l’eau utilisée pour la décontamination avait été océanisée au large d’Amanu, l’atoll situé au nord de Hao.

Par ailleurs, plusieurs dizaines ou centaines de radionucléides différents ont été disséminées lors des essais aériens. Je crois savoir que la CRIIRAD dispose d’appareils de spectrométrie gamma. Est-il encore possible de rechercher certains de ces radionucléides, comme le strontium, qui a une demi-vie très longue, à la fois dans l’environnement et chez les êtres humains ? Effectuez-vous uniquement des études seulement dans l’environnement ou réalisez-vous également des analyses in vivo sur des êtres vivants ? Pensez-vous qu’il serait pertinent de rechercher du strontium chez les personnes ayant travaillé sur les sites ou chez les populations locales ?

Enfin, comment fait-on, dans une région du monde qui a connu plusieurs catastrophes nucléaires au fil du temps, comme Fukushima, pour déterminer l’époque de contamination en cas d’irradiation interne ? Est-il possible de distinguer si la contamination est récente, plus ancienne ou si elle remonte à la période des essais aériens ?

M. Bruno Chareyron. Concernant l’analyse des Porites prélevés au large de Mangareva en 2012, nous avons détecté la présence de substances radioactives liées aux essais nucléaires, notamment de l’uranium 236 artificiel, du plutonium 239, du strontium 90 et du carbone 14. Cette étude visait à déterminer une datation, ce qui est difficile. Les deux échantillons analysés montrent des résultats qui ne sont pas complètement cohérents d’un point de vue temporel, ce qui les rend complexes à interpréter. Cette étude montre clairement une contamination résiduelle, ce qui est logique étant donné la longue période radioactive de ces éléments. Par exemple, le plutonium 239 a une demi-vie de 24 000 ans, tandis que le strontium 90 a une demi-vie de 30 ans seulement. Ces recherches exploratoires mériteraient d’être approfondies si nous souhaitons tenter de reconstituer les historiques de la contamination.

La mission que nous avons conduite en 2005 à Hao, menée à la demande de l’Assemblée polynésienne, a été modeste en durée et en moyens d’analyse. Nous avons tenté de faire des fouilles dans la zone d’Otepa, où se trouvaient les vestiges des installations du CEA visant à expertiser des déchets radioactifs prélevés par les avions Vautour. Cette mission a été difficile, car nous ne disposions pas des plans précis. Nous avons mené ces fouilles avec un ancien travailleur polynésien mais, malgré cela, nous n’avons pas pu mettre en évidence de contamination préoccupante dans le secteur d’Otepa. Cependant, ces résultats sont beaucoup trop préliminaires pour tirer des conclusions solides.

Un autre secteur à risque à Hao est la piste de décontamination des avions Vautour, extrêmement radioactifs. Bien que la radioactivité détectée sur la surface de la dalle où étaient lavés ces avions n’ait pas été préoccupante, il est nécessaire de gratter sous cette dalle pour déterminer ce qui s’est infiltré à travers des joints. Un travail de ce type, effectué par l’IRSN il y a quelques années, a révélé la présence de plutonium, principalement dans les dix premiers centimètres. L’IRSN a conclu qu’il n’était pas nécessaire de décontaminer ce site. Or, nous estimons qu’à partir du moment où une quantité non négligeable de plutonium est présente sous ces dalles, une décontamination définitive de ce secteur par les autorités compétentes serait souhaitable pour assurer une bonne protection de l’environnement et permettre un développement serein de Hao.

Concernant la capacité à mesurer les substances radioactives aujourd’hui dans l’environnement ou les êtres humains, la CRIIRAD utilise la spectrométrie gamma pour détecter des éléments comme le césium 137 artificiel. Lors de notre étude de 2005 à Hao, Mangareva et Tureia, nous avons effectivement trouvé du césium 137 dans certains éléments de l’environnement, tels que les sédiments de récupération d’eau pluviale à Tureia ou encore le lait de coco. Pour d’autres substances, comme le strontium 90 ou le plutonium, des analyseurs spécifiques sont nécessaires, ce qui implique des moyens financiers très importants, pouvant atteindre la somme de 1 000 euros ou plus par échantillon pour un diagnostic précis. Quant à l’analyse dans le corps humain, ce n’est pas notre spécialité. Des études antérieures, menées aux États-Unis, ont montré une contamination de dents d’enfants au strontium 90 liée aux retombées nucléaires militaires. En Polynésie, de telles études seraient intéressantes mais sans doute délicates d’un point de vue humain, car il est difficile de récupérer ce type d’éléments.

Enfin, en compilant l’analyse de documents déclassifiés avec l’étude de milieux conservant la mémoire de la contamination, comme les coraux, affiner les chroniques de contaminations dans le temps est possible. À l’échelle d’un individu, il serait nécessaire de poser la question à des experts. Les principales analyses biologiques, à savoir la surveillance des urines, des matières fécales et des cheveux, renseignent principalement sur les contaminations récentes. Pour des expositions plus anciennes, l’analyse des tissus osseux serait plus pertinente. La dosimétrie biologique, au sens de la reconstitution des doses totales subies, reste difficile à interpréter, car les personnes doivent avoir subi des doses très importantes pour que ces méthodes biologiques parviennent à reconstituer l’exposition. Ce domaine est trop pointu pour que je puisse l’évoquer sérieusement.

M. Philippe Gosselin (DR). Avons-nous une idée des quantités, de la nature et de la localisation actuelle de ce qui a été océanisé ? Si nous disposons de ces informations, pouvons-nous mesurer les effets sur le milieu ? Des études ont-elles été menées à ce sujet ?

M. Bruno Chareyron. Il existe effectivement des données officielles. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a produit des inventaires, dont celui de 2022, qui mentionne, par exemple, 76 tonnes de déchets non conditionnés immergés en vrac entre 1972 et 1975, à une profondeur de 2 000 à 3 200 mètres au nord de Moruroa, sur le site Novembre. Cependant, nous ne disposons pas du détail de la composition radiologique exacte de ces matières. Ces données sont fournies par le producteur des déchets, ce qui soulève la question de la confiance en l’émetteur de ces informations. Pour répondre à cette question, il faudrait avoir accès à l’ensemble des documents déclassifiés détaillés ayant permis au CEA et aux militaires d’établir ces inventaires. Il serait nécessaire de regarder si les méthodes d’évaluation, les méthodologies et les appareillages utilisés paraissent solides. Compte tenu du contexte d’immersion de déchets radioactifs en mer, on peut supposer que la caractérisation de ces matières n’a peut-être pas été effectuée avec un soin très approfondi, d’autant plus que cela peut s’avérer techniquement relativement difficile. Une enquête, incluant l’analyse des archives déclassifiées et des entretiens avec des spécialistes de l’époque pour comprendre leurs méthodes de travail, serait donc nécessaire pour répondre à cette question. Concernant l’impact environnemental, les autorités effectuent quelques campagnes de mesure. Je n’ai pas étudié ces résultats en détail et ne peux donc pas les commenter.

M. Philippe Gosselin (DR). Un suivi est-il effectué sur ces analyses ?

M. Bruno Chareyron. Des campagnes de mesures annuelles sont effectuées par les autorités, en particulier à Moruroa, mais ne sont pas exhaustives en matière de prélèvements et de substances recherchées. Néanmoins, un suivi est réalisé, contrairement aux recommandations de l’AIEA, qui ne jugeait pas utile de se préoccuper du devenir des déchets à Moruroa, qu’ils soient enfouis ou non.

M. le président Didier Le Gac. Notre commission auditionne tous les acteurs des essais nucléaires, dont certains tiennent des propos contradictoires. Il est donc parfois difficile d’y voir clair. Lors de leur audition, les représentants du Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement (CRIOBE) semblaient minimiser l’impact environnemental des essais nucléaires, suggérant que la nature se régénère très rapidement. Quelle est votre opinion sur cette affirmation ?

Par ailleurs, bien que la santé ne soit pas la spécialité de votre commission, que pensez-vous des affirmations du docteur Patrice Baert dans son livre récent, qui semblent contredire ce que vous nous avez présenté aujourd’hui ?

M. Bruno Chareyron. Le CRIOBE est plus compétent que la CRIIRAD pour répondre à la question sur la reconstitution de la faune aquatique. Ce sont des spécialistes du sujet, basés sur place. Nous avons d’ailleurs collaboré avec eux pour la préparation des carottes de coraux Porites. Je n’ai donc pas d’éléments particuliers à ajouter sur ce point. Je tiens cependant à préciser que, lorsque je parlais de la présence d’uranium 236, de plutonium, de strontium 90 et de carbone 14 dans les coraux Porites du lagon de Mangareva, il s’agit d’un fait avéré. Le squelette de ces coraux a accumulé ces substances radioactives qui sont toujours présentes dans la biosphère. La question de l’impact biologique sur la faune et la flore est distincte, et je n’ai pas de réponse à y apporter.

Quant à l’ouvrage du docteur Baert, je ne l’ai pas lu, car sa parution est récente. Je ne peux donc pas m’exprimer sur son contenu.

M. le président Didier Le Gac. Le livre du docteur Baert est sous-titré Une histoire de mensonges et de contre-vérités. Nous l’avons auditionné il y a deux ou trois semaines. Selon lui, il n’y aurait pas davantage de conséquences que pour l’exposition au radon en Bretagne.

M. Bruno Chareyron. Une méta-analyse a montré, en compilant des études épidémiologiques au niveau international, l’existence d’un excès de cancer du poumon proportionnel à la quantité de doses de radon subies dans l’habitat, par l’inhalation de ce gaz radioactif. L’exposition au radon augmente donc les risques de cancer du poumon et de décès par cancer du poumon. Ce n’est pas la CRIIRAD qui le dit, mais des spécialistes en épidémiologie. D’ailleurs, les facteurs de risque permettant de calculer le risque de décès par cancer du poumon en fonction de la quantité de radon ont récemment été revus à la hausse, car les connaissances scientifiques se solidifient sur ce sujet.

Je ne peux pas réagir concernant un livre que je n’ai pas lu. Il faudrait que je puisse examiner chaque point et éventuelle contre-vérité mentionnés pour pouvoir ensuite les commenter précisément.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez indiqué que des éléments radioactifs subsistent dans les coraux et l’environnement polynésien. Avec le changement climatique et l’intensification des événements météorologiques violents, comme nous l’avons vu récemment dans l’océan Indien et potentiellement dans l’océan Pacifique, existe-t-il des risques de mise à jour de ces éléments radioactifs enfouis, y compris des déchets radioactifs, en cas de basculement des récifs coralliens ? Quelles seraient vos recommandations pour faire évoluer le cadre normatif concernant les conséquences environnementales des essais nucléaires en Polynésie, au regard du changement climatique et des événements climatiques ?

M. Bruno Chareyron. Vous avez parfaitement raison de soulever cette question. À Moruroa, il existe toujours une contamination en surface, sur le sol de certains motus, comme le motu Colette, et dans les sédiments du lagon. Les chiffres du CEA indiquaient il y a quelques années encore la présence de 2 millions de becquerels par kilo en plutonium 239 dans les sédiments du lagon en face du motu Colette. Ces matières radioactives sont donc déjà dans la biosphère et ne sont pas des matières enfouies à 400 mètres sous terre.

De plus, le CEA reconnaît que certains puits dans lesquels ont été enfouis des déchets radioactifs se trouvent dans une zone d’instabilité géomécanique avérée. Cela signifie que ces lieux peuvent être déstructurés par le changement climatique. Il y a d’ailleurs déjà eu, à Moruroa, un effondrement qui a provoqué une vague affectant un ingénieur présent sur la chaussée. Les autorités françaises effectuent un suivi de ce risque d’effondrement à Moruroa par divers dispositifs de mesure.

Ma première recommandation serait de reconnaître officiellement l’existence de ces risques. En 1999, la CRIIRAD a adressé une lettre ouverte au président Jacques Chirac, demandant que les atolls de Moruroa et Fangataufa soient classés comme installations nucléaires de base. Cette demande était justifiée par le fait que la radioactivité officielle présente sur ces sites dépassait largement les seuils réglementaires de l’époque pour une telle classification. Il est important que ces lieux soient répertoriés et enregistrés comme des zones contaminées, contenant des déchets fortement radioactifs en profondeur, afin d’éviter toute banalisation.

C’est pourquoi la volonté de certains représentants polynésiens de récupérer ces atolls est préoccupante, car il s’agirait d’un cadeau empoisonné. Si la Polynésie reprend le contrôle de ces territoires (c’est bien sûr à elle de le décider), elle doit être pleinement consciente que, dans les sédiments et la surface des motus ainsi qu’en profondeur dans les puits de tir, on trouve une quantité considérable de matières radioactives à très longue durée de vie. Par exemple, la demi-vie du plutonium 239 est de 24 000 ans. Il est donc nécessaire de garder ces éléments à l’esprit et surtout de ne pas banaliser.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour votre présence et pour vos éclairages extrêmement importants.

 

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Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Meltz, historien, co-directeur de l’ouvrage Des bombes en Polynésie, les essais nucléaires français dans le Pacifique et de M. Manatea Taiarui, historien

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, nous recevons maintenant, pour cette seconde audition de la journée, M. Renaud Meltz et M. Manatea Taiarui.

Monsieur Renaud Meltz, nous vous avons déjà auditionné dans le cadre de la précédente commission d’enquête (c’était le 14 mai dernier) mais, comme vous le savez, ses travaux ont été ajournés et une nouvelle commission d’enquête a été créée. Cette nouvelle commission souhaitait évidemment vous entendre de nouveau.

Vous êtes agrégé et docteur en histoire, ayant soutenu une thèse bien éloignée du sujet du jour puisque consacrée à Saint John Perse (dont on sait qu’il fut un grand diplomate avant que d’avoir été un grand poète qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1960).

Aujourd’hui, professeur des Universités, vous êtes directeur de recherche au CNRS et, entre autres sujets d’étude, vous avez récemment dirigé avec Alexis Vrignon un ouvrage intitulé Des bombes en Polynésie : les essais nucléaires français dans le Pacifique, qui brosse un tableau extrêmement complet sur ce pan de notre Histoire que nous commençons seulement à mieux comprendre…

Monsieur Manatea Taiarui, vous êtes pour votre part professeur certifié d’histoire-géographie et actuellement en doctorat d’histoire contemporaine à l’Université de la Polynésie française. Votre thèse, dirigée par Renaud Meltz, porte sur « Le Centre d’expérimentation du Pacifique et les essais nucléaires français dans les relations internationales (1957-1998) », autant dire un des points essentiels de l’histoire que notre commission d’enquête étudie.

Je vous remercie tous les deux d’avoir répondu présent à notre invitation, car le regard d’historiens sur notre sujet est fondamental. Nous en avons déjà auditionné certains (je pense au professeur Jean-Marc Regnault par exemple) mais il nous semble important d’avoir aujourd’hui vos regards de spécialistes, notamment sur l’histoire du CEP. À ce titre, et avant de vous entendre, je souhaiterais vous poser à chacun une question.

Monsieur Meltz, je ne vous interrogerai pas sur le choix de la Polynésie pour effectuer des essais après les avoir lancés en Algérie, sujet que vous avez longuement développé lors de votre précédente audition. Je souhaiterais aujourd’hui vous interroger sur le fait de savoir si, grâce aux archives que vous avez pu consulter, vous avez des éléments nous permettant de déterminer ce que savaient réellement les autorités politiques et militaires en matière de nocivité des tirs nucléaires à la fin des années 1950. Les connaissances étaient-elles là ? Étaient-elles précises ? Ont-elles été amoindries, voire cachées ?

Monsieur Taiarui, je souhaiterais que vous puissiez, pour ce qui vous concerne, nous éclairer sur l’impact qu’a eu l’installation du CEP (et l’arrivée des personnels civils et militaires venus de Métropole) sur l’économie de la Polynésie, sur la structuration de la société polynésienne et, également, que vous puissiez nous dire comment l’installation du CEP a été ressentie par la population de Polynésie ?

Mais, avant que vous n’interveniez chacun, je vais vous demander de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter chacun à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(MM. Renaud Meltz et Manatea Taiarui prêtent serment.)

M. Renaud Meltz, historien. Je n’ai pas rédigé de note en vue de mon intervention afin de maintenir une liberté de ton, dont j’entends bien qu’elle ne sera pas de l’impertinence ou de la provocation.

Mes travaux ont débuté fin 2018 avec un programme de recherche financé par le Gouvernement de la Polynésie française sous la présidence de M. Fritch. Ce programme, qui m’a permis d’embaucher un postdoctorant, Alexis Vrignon, s’est achevé peu de temps après la fameuse table ronde de juillet 2021, ayant conduit à des déclassifications. Les premières archives déclassifiées ont pu être consultées in extremis pour la sortie de notre ouvrage en avril 2022.

Ensuite, j’ai été lauréat de l’Institut universitaire de France (IUF), ce qui m’a permis de bénéficier ensuite de moyens financiers et de temps pour me consacrer pleinement à ce sujet. Bien que celui-ci fût initialement éloigné de mes premières recherches, mes travaux antérieurs sur la Polynésie française au XIXe siècle m’ont permis de comprendre le contexte et l’histoire coloniale.

À la suite de cet effet d’aubaine des déclassifications massives mises en place, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) m’a proposé de mettre en place un Observatoire des héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Ainsi, depuis 2023, je suis détaché au CNRS et j’ai monté une équipe plus étoffée. Ce projet est né durant l’été 2022 à la suite d’un colloque qui s’est tenu à l’Université de la Polynésie française, où nous avions été interpellés assez vivement par des Polynésiens sur notre légitimité en tant que chercheurs métropolitains. Cette expérience a mis en lumière la méfiance qui pouvait exister envers les chercheurs fonctionnaires, supposément enclins à cacher certains faits de l’histoire polynésienne et à perpétrer des mensonges. Dans ce territoire ultramarin, j’ai vite compris pourquoi et comment ce soupçon pouvait exister. Cette suspicion ne s’est jamais vraiment dissipée, alors même que j’ai parfois tenu des propos sévères pour l’histoire de notre République. Des mensonges et dissimulations de l’État ont pu casser le lien de confiance qui existait entre la métropole et la Polynésie. Je pensais que la présence du chercheur polynésien Manatea Taiarui dans l’équipe briserait ce soupçon, mais c’est maintenant sa jeunesse qui est mise en avant et qui sert de fondement à de nouvelles criqiques... Ce reproche est typique dans l’historiographie et avait déjà été utilisé pour remettre en question les recherches des historiens qui ont brisé le mythe de la France résistante.

Paradoxalement, nous avons également rencontré des obstacles de la part de représentants de l’État, qui ont parfois dénigré notre indépendance, nous accusant de produire un travail uniquement à charge. Je le vois dans les entraves, de la part de commis de l’État, à l’instruction du Président de la République et du Premier ministre de déclassifier les archives. Ces entraves surviennent également dans des procédures d’accès à des financements ne dépendant pas du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. J’ai parfois le regret de voir que des fonctionnaires pensent que nous devrions défendre quelque chose, donnant ainsi raison aux Polynésiens suspicieux. Or, ce n’est pas défendre l’État que de perpétuer des dissimulations.

Nous essayons, évidemment, de mener ces travaux de la manière la plus indépendante possible, ce qui ne nous vaut pas forcément beaucoup d’amitié de part et d’autre.

Par ailleurs, concernant les conclusions que nous pouvons tirer après cinq à six ans de travaux collectifs, la dimension épidémiologique, qui n’est pas de notre ressort, a été abordée par Florent de Vathaire lors de son audition. Il nous a associés à ses demandes, effectuées pour la troisième fois, auprès de l’Agence nationale de la recherche (ANR) concernant son projet de comparaison des effets transgénérationnels des tirs nucléaires effectués au Kazakhstan et en Polynésie française. Cela s’inscrit dans le jeu normal de financement de la recherche, l’ANR ne pouvant financer qu’une partie minoritaire des projets. Je ne fais aucun complotisme à cet égard, mais je constate simplement que l’épidémiologie n’est pas entièrement réalisée, malgré les travaux déjà effectués. On observe un sous-financement chronique et éventuellement un manque d’équipes capables de se saisir de la question des conséquences pour les personnels opérateurs, qu’ils soient polynésiens ou européens, ainsi que pour les habitants riverains.

Notre travail consiste en une histoire politique et scientifique de la santé, c’est-à-dire l’étude de « qui savait quoi » et comment peut survenir de la déperdition du savoir théorique dans les sphères académiques, alors que ce savoir s’est construit dans une dimension très internationale avant même la Seconde guerre mondiale. Les premières institutions internationales, datant des années 1920, réfléchissaient déjà aux conséquences sanitaires pour les travailleurs du nucléaire. Elles ont produit des études mais, comme dans tout phénomène d’histoire des sciences, ce n’est pas un processus linéaire, cumulatif et simple. Des contre-feux ont eu lieu, notamment de la part de certains savants américains, d’ailleurs plus tard lauréats du prix Nobel, qui ont plaidé continuellement que les faibles doses n’étaient pas dangereuses, contrairement à ce que la science pouvait établir. Le savoir s’est malheureusement d’abord construit à la suite des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, puis des premiers essais et accidents nucléaires. L’accident de Castle Bravo, le 1er mars 1954, où une bombe H n’a pas eu la puissance prévue et a contaminé un chalutier japonais, a eu un retentissement médiatique mondial. Les savants n’ont pas pu faire semblant de ne pas comprendre ce qu’il s’est passé puisque les pêcheurs japonais sont tombés malades les uns après les autres. En 1954, la plupart des instances transnationales, voire globales, ont commencé à déconstruire le mythe de la faible dose ou d’un niveau en deçà duquel il n’y aurait pas d’effets stochastiques dangereux à long terme.

Le problème est le décalage qui existe entre ce savoir académique et ce qui était utile d’un point de vue opérationnel pour ceux qui allaient construire les centres d’essais en Algérie, puis en Polynésie. Les effets à très long terme n’étaient pas intéressants d’un point de vue opérationnel. Les préoccupations des militaires et des savants du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) étaient, pour des raisons opérationnelles, focalisées sur les effets de court terme. La hiérarchie des dangers comprenait l’éclair lumineux, le choc thermique et le choc mécanique. Ces effets risquaient de causer des pertes humaines immédiates. De plus, des radiations très importantes, à des doses largement supérieures à 5 millisieverts (mSv), peuvent causer des décès dans les semaines suivant l’exposition mais les niveaux de radiations ne sont pas comparables avec ce qu’il s’est passé lors des essais algériens ou polynésiens.

En outre, il ne faut pas dissocier la conscience du danger et le dispositif mis en place. Les militaires et les ingénieurs du CEA étaient conscients du danger et ne le niaient pas mais ils affirmaient avoir un dispositif permettant de réduire le risque à un niveau quasi nul. Même le général Thiry, qui dirigeait la Direction des centres d’expérimentations nucléaires (DIRCEN), avait publiquement déclaré à la radio qu’il y avait des dangers mais qu’ils étaient sous contrôle grâce à des moyens techniques déjà éprouvés dans le Sahara. Or, l’essai souterrain Béryl a été une catastrophe sanitaire. Toutefois, il disposait d’outils qu’il pensait améliorer et dont il comprenait qu’ils n’étaient pas forcément adaptés au milieu océanique. Il faut noter qu’il y avait à cette époque différents niveaux de communication. En effet, les informations transmises aux militaires, au ministère de l’Outre-mer, au gouverneur Grimald et à la population variaient, avec une déperdition du savoir qui n’est pas fortuite. Par ailleurs, il semble que le général Thiry se soit abusé lui-même, notamment lors du premier essai Aldébaran, pour lequel, en avril-mai, il était quasiment certain qu’il n’y aurait pas de retombées sur les Îles Gambier, ce qui s’est avéré inexact. C’est sur ce point qu’il y a eu de la tromperie, de la dissimulation et du mensonge. Il a d’abord, en amont, renoncé aux abris recommandés par la commission consultative de sécurité présidée par le physicien Francis Perrin. Il a également renoncé à l’évacuation préventive, qui contredisait l’affirmation que le danger était maîtrisé en amont. En outre, une fois qu’il a été établi que les îles étaient contaminées, il a renoncé à l’évacuation curative.

Outre les questions sanitaires, il est important de souligner les effets sociaux, économiques et culturels des essais nucléaires, difficiles à résumer succinctement. Il ne faut pas considérer le CEP comme une clé universelle qui expliqueraient tout. On peut faire une sorte de contrefactuel : des îles polynésiennes se sont développées sans le nucléaire, tandis que cela n’a pas été le cas pour d’autres. Sans le CEP, Tahiti serait-elle comparable au Vanuatu, aux îles Cook, à la Nouvelle-Zélande, à l’île de Pâques ou à Hawaï ? Il faut noter qu’un projet de modernisation économique existait déjà, avant même le projet d’y effectuer des essais. Cette initiative s’inscrivait dans une logique de translation, où le général de Gaulle assumait une décolonisation massive de l’empire français, tout en considérant que certains territoires d’outre-mer, dont la Polynésie française, pouvaient rendre des services à la métropole et constituaient le lieu où réaliser ce qui avait échoué par manque de moyens économiques, humains et démographiques dans l’Algérie française et tout l’empire français de l’entre-deux-guerres. Il est probable que ces projets de modernisation économique se seraient développés, au moins partiellement, même sans le CEP. Par exemple, l’exploitation des mines de phosphate de Makatea, qui s’épuisaient, a cessé en 1966, coïncidant avec le premier essai nucléaire effectué en Polynésie. Cependant, l’idée de développer le tourisme comme alternative économique existait déjà. L’aéroport a d’ailleurs été conçu avant les essais nucléaires, dans cette optique de développement touristique. Les militaires étaient un peu embarrassés, conscients que le stigmate nucléaire pourrait nuire à l’attractivité touristique des îles. Néanmoins, ils ont contribué à la construction de nombreux aéroports secondaires, qui ont ensuite été réutilisés ultérieurement par l’industrie touristique.

Sur le plan politique, la situation était également complexe et ambivalente. Le CEP s’est imposé comme un fait accompli, face auquel certains Polynésiens ont d’abord manifesté un refus, puis une adhésion, dans l’attente de compensations. Ces dernières n’étaient pas uniquement économiques, mais aussi politiques. Bien que la Polynésie française n’ait pas été rendue indépendante et qu’on ait accordé la pleine citoyenneté aux Polynésiens, le gouverneur sur place a fait comprendre qu’il faudrait faire évoluer le statut du territoire, reconnaissant qu’on ne pouvait pas appliquer les mêmes institutions qu’en métropole à un territoire situé à 18 000 kilomètres de la France. Le premier statut d’autonomie de 1977 découle ainsi de cette logique de compensation politique. L’hostilité initiale au CEP a donc été relativement vite atténuée, pour resurgir plus tard, dans la seconde moitié des années 1970, paradoxalement en décalage avec le moment où les essais étaient les plus dangereux sur le plan sanitaire. Cette résurgence s’est structurée autour d’une défiance vis-à-vis de l’idée que les risques étaient maîtrisés, les Polynésiens ayant compris que tel n’était évidemment pas le cas.

Concernant les préconisations, il y a d’abord un problème d’accès aux archives. Il est inadmissible que le CEA, qui a une délégation et ne remet pas ses archives aux Archives nationales, ne dispose pas d’une salle d’accueil avec des inventaires et se cache derrière l’idée que tout est informatisé et qu’ils ne peuvent entrer que des mots-clés. Dans la mesure où il a été créé par ordonnance en 1945, il possède nécessairement des inventaires physiques que nous aimerions voir.

Ensuite, il faudrait envisager des moyens supplémentaires pour les exploiter, avec éventuellement la création d’une commission, comme celles qui ont été lancées pour le Rwanda, le Cameroun ou Alger. Cela donnerait de la visibilité à ce sujet, pour lequel il manque une visibilité nationale, notamment en termes de mémoire ou de patrimonialisation. Je rappelle qu’à la suite de la Première guerre mondiale, pratiquement chaque commune disposait d’un monument aux morts, en plus de la tombe du Soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe. La contribution forcée des Polynésiens n’a pas de visibilité dans la mémoire nationale, dans les programmes scolaires ou sous forme de monument commémoratif. Il serait important de créer un lieu de mémoire, un mémorial ou un musée en métropole pour que tous les Français prennent conscience du tribut payé par les Polynésiens, en complément d’un éventuel centre de mémoire en Polynésie. J’ai proposé au directeur du Mémorial de Caen, Kléber Arhoul, de participer à une révision de son parcours sur la guerre froide pour y inclure des éléments sur les essais nucléaires français. Cependant, cette initiative est isolée et ce sujet mériterait une mise en lumière plus systématique.

La question de la reconnaissance et de la patrimonialisation revêt également une dimension politique importante. La France, à travers les discours des présidents François Hollande et Emmanuel Macron, a reconnu l’existence d’une dette nucléaire. Néanmoins, cette reconnaissance reste incomplète car, en raison d’un manque d’information, l’existence de mensonges a été niée, contrairement à ce que révèlent les archives.

Enfin, une réflexion approfondie sur la citoyenneté polynésienne doit être menée. Les Polynésiens sont-ils des citoyens français comme les autres ? Cette question s’inscrit dans le débat sur la décolonisation, au-delà de la seule question de l’indépendance. Est-on un citoyen à part entière quand on vit en Polynésie ? Est-ce un hasard si les Corses ont réussi à échapper aux centres d’essais ? Des centres d’essais auraient-ils pu être implantés dans les Landes, le Larzac, les Alpes ou les Pyrénées, comme cela avait été envisagé ? Cette histoire soulève des questions fondamentales sur l’identité polynésienne et la vision stratégique dans la relation franco-polynésienne.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie vivement pour cette introduction, fort riche, qui ne peut que nous interpeller. J’informe par ailleurs les membres de la commission que nous auditionnerons le CEA la semaine prochaine.

M. Manatea Taiarui, historien. J’aimerais réagir aux propos de M. Renaud Meltz concernant la particularité du sujet nucléaire. Ma jeunesse, parfois critiquée, est en réalité un atout majeur. Né en mars 1996, juste après le dernier essai nucléaire, j’appartiens donc à la première génération post-CEP en Polynésie française. Mon parcours personnel coïncide avec cette recherche. Ma thèse, débutée en 2022, s’inscrit dans la continuité de l’ouverture des archives en 2021. J’ai obtenu le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré (CAPES) d’Histoire-Géographie le 2 juillet 2021, jour de la table ronde de la délégation Reko Tika, ce qui illustre la continuité de mon travail en tant qu’enseignant et chercheur.

Lors de mon stage de titularisation, j’ai constaté une certaine omerta autour du fait nucléaire. Même en 2021-2022, certains professeurs évitaient d’enseigner ce sujet, pourtant inscrit au programme scolaire polynésien, le jugeant trop sensible.

Je participe au programme de recherche « Histoire et mémoire des essais nucléaires en Polynésie française », lancé en 2018 et dirigé par MM. Meltz et Vrignon. Mon contrat doctoral, demandé par le ministère des armées, a été accordé pour valoriser et faciliter le travail sur les archives récemment déclassifiées.

Je vis à Tahiti, ce qui implique de nombreux déplacements en France métropolitaine pour consulter les archives. J’ai effectué environ huit allers-retours en deux à trois ans pour accéder aux archives du Service historique de la Défense (SHD), aux archives diplomatiques, aux Archives nationales et aux archives du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Je constate une réelle politique d’ouverture dans les services d’archives, notamment au SHD, avec un changement de regard autour des archives nucléaires. Paradoxalement, nous sommes maintenant confrontés à une masse importante d’archives mais nous sommes trop peu de chercheurs pour les exploiter.

Bien que je doive effectuer tous les ans des rapports au ministère des Armées sur l’état d’avancement de mes travaux, je n’ai jamais ressenti de pression quant à l’orientation de mes recherches. Je suis donc libre de mon sujet et des thèmes que j’ai définis avec M. Meltz, qui dirige mes recherches.

Cependant, des difficultés persistent, notamment en termes d’accessibilité. Certains centres, comme la Direction des applications militaires du CEA (CEA/DAM), ne fournissent pas d’inventaires. Le Département de suivi des centres d’expérimentation nucléaire (DSCEN) pose également des défis au chercheur que je suis, n’étant pas un centre d’archives à proprement parler. Au CEA/DAM, j’ai des échanges avec l’historien Dominique Mongin, qui m’a récemment transmis une trentaine de documents inédits en 2024, démontrant qu’il existe encore des archives à explorer. J’espère que le CEA continuera sa politique d’ouverture et de transparence et continuera à nous donner des documents et à nous ouvrir ses inventaires. Il s’agit d’une grande demande des chercheurs, pas seulement au sein de notre équipe.

Je suis par ailleurs membre de réseaux de chercheurs sur le nucléaire, militaire notamment, parmi lesquels le Réseau nucléaire et stratégie de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Je suis également membre du Nuclear Proliferation and International History Project du Woodrow Wilson Center, ce qui me permet de constater un réel intérêt pour l’histoire du nucléaire militaire français à l’international. Je peux ainsi participer aux discussions et débattre avec les autres chercheurs, étrangers notamment.

J’entretiens de bonnes relations avec les chercheurs du nucléaire en France, notamment les chercheurs du Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS) et du Nuclear Knowledges de Sciences Po.

Les essais nucléaires en Polynésie française, et plus largement à l’échelle du Pacifique, constituent l’objet de mes recherches. Je m’inscris dans un sujet plutôt transnational et international sur les modalités et les déclinaisons de ce que certains historiens britanniques et américains appellent l’impérialisme nucléaire. C’est une continuité depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, où une projection d’une domination politique et militaire a lieu par le biais de la science et des technologies à des fins nucléaires. Je m’inscris dans ce renouveau historiographique depuis quelques années. Il existe bien sûr des spécificités françaises. Je me sers également beaucoup du renouveau épistémologique autour du nucléaire militaire. L’historienne américaine Gabrielle Hecht constate par exemple une certaine continuité impériale à travers le nucléaire, qui est au cœur de l’identité française. Selon elle, la France compense la perte de l’empire colonial par la maîtrise de l’atome. En outre, il y a un regain impérial en Polynésie française, tel que le développe M. Meltz. Je souhaite pour ma part montrer qu’il existe un renouvellement des outils conceptuels, épistémologiques et historiographiques pour comprendre le « tout nucléaire » français, mais aussi l’histoire du CEP et des essais nucléaires en Polynésie française. L’Histoire n’est pas figée et les archives françaises permettent de montrer et d’analyser de nouveaux questionnements.

Parler du nucléaire militaire est assez compliqué en Polynésie française et en France, mais il est nécessaire de ne pas cloisonner le débat, qui revient justement au cœur de l’actualité, notamment concernant l’Ukraine, les États-Unis et les stratégies indopacifiques. Dans ce contexte, il ne faut pas se priver d’écrire l’Histoire.

Nous devons en outre en finir avec l’historiographie franco-française du nucléaire militaire. La France s’inscrit dans une dimension globale et transnationale et d’autres archives se trouvent dans d’autres pays, comme au Royaume-Uni et aux États-Unis. Je me suis d’ailleurs rendu à Washington et à Londres en juillet 2024.

Je tiens donc à souligner qu’il existe un réel renouveau historiographique autour du nucléaire militaire, parfois avec des critiques de part et d’autre. Je remarque une certaine sensibilité autour de cette question, en tant que professeur et chercheur, ce qui nécessite de s’adapter.

M. le président Didier Le Gac. Je cède la parole à Mme la rapporteure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Monsieur Meltz, compte tenu des enjeux mémoriels et historiographiques, un projet de commission sur le modèle de celles menées par Benjamin Stora concernant l’Algérie et Vincent Duclert au sujet du Rwanda serait-il opportun ? Quel format pourrait être utilisé ?

Monsieur Taiarui je voudrais savoir si vous remarquez, en tant que jeune polynésien, parmi les jeunes de votre âge et les élèves auxquels vous avez pu dispenser vos cours d’histoire, une prise de conscience de toute cette partie de l’histoire franco-polynésienne, qui est occultée et pas forcément enseignée. S’il existe une prise de conscience, remarquez-vous un manque sur ce sujet ?

M. Renaud Meltz, historien. Sur l’opportunité de la création d’une commission, nous pouvons faire très rapidement la balance entre les avantages et les inconvénients.

Un premier avantage concerne les moyens humains que l’État mettrait à la disposition d’une telle structure. En effet, nous sommes face à une masse documentaire considérable, sans disposer en face d’une masse proportionnée de chercheurs. La création d’une telle commission représenterait sans nul doute une importante force de frappe.

Un second avantage, qui n’est pas moindre, est qu’une commission nationale donne une visibilité à un fait historique et le fait entrer dans la mémoire nationale. Ainsi, la presse nationale se saisirait du sujet et contribuerait à faire avancer la recherche.

Face à ces deux avantages, le seul inconvénient que je vois est la façon dont on s’y prendrait. Dans ce type de commission, un soupçon d’instrumentalisation par l’État et de volonté de laver le passé peut exister. Il ne faut donc pas se tromper dans la composition. Il ne faut pas non plus être idéalistes, car il y aura toujours des personnes qui se diront qu’elles auraient été plus compétentes que d’autres. C’est dans la modalité d’exécution qu’il faut être précautionneux.

M. Manatea Taiarui, historien. En tant que professeur d’histoire-géographie dans le secondaire et chargé d’enseignement à l’Université de la Polynésie française, je constate une différence de perception du passé nucléaire de la Polynésie française selon le public.

Au collège et au lycée, la prise de conscience est limitée. Les élèves connaissent le CEP, mais en ignorent souvent les détails, comme le nombre d’essais nucléaires effectués. Un effort pédagogique est donc nécessaire. J’ai demandé à mes élèves polynésiens de 15-16 ans ce que le terme CEP évoquait pour eux ; ils ont mentionné les maladies liées à l’exposition aux radiations. En tant que professeur, il nous revient de recontextualiser tout cela afin d’expliquer pourquoi la France a mené ces essais et comment les Polynésiens ont vécu cette période.

À l’université, le public est plus mature et a une meilleure compréhension des sociétés polynésienne et française. Les étudiants montrent un vif intérêt pour le sujet du nucléaire lors des cours magistraux et des travaux dirigés, allant jusqu’à s’enquérir des possibilités de faire des thèses sur ce thème.

Concernant les lacunes dans l’enseignement, des efforts sont en cours. Un groupe de travail d’une trentaine de professeurs enseignant en Polynésie, dirigé par l’inspectrice Yvette Tommasini, travaille sur l’enseignement du fait nucléaire. Il y a une réelle demande et un besoin autour de cette histoire. Des actions sont menées pour améliorer la pédagogie et l’enseignement de cette question. Il y aura forcément des manques. Récemment, le brevet des collèges a inclus un sujet sur le nucléaire. Bien que certains professeurs évitent ce chapitre, des enseignants sont maintenant mobilisés pour aborder cette histoire à travers divers sujets et outils pédagogiques.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Tout d’abord, je trouve très intéressante la façon dont vous avez évoqué l’identité polynésienne et la manière dont elle a été abîmée par les essais nucléaires en raison des mensonges, des fausses vérités et du fait que les élus ont été méprisés ou achetés par l’argent du CEP. La question qui prédomine est : comment reconstruire la confiance, notamment envers les élites du Fenua ?

Par ailleurs, j’ai été confronté au CEA à plusieurs reprises au cours de mes précédentes fonctions, ici ou là. Je note qu’il traite dorénavant également des énergies alternatives, ce qui me fait sourire dans les bons jours et m’irrite particulièrement dans les mauvais ! Il est présumé compétent et agissant dans l’intérêt général, alors que nous sommes nombreux à considérer qu’il s’agit d’un lobby opaque au cœur de l’État, et d’une sorte d’État dans l’État, peu ou pas contrôlé. Avez-vous, dans vos recherches, collaboré avec l’Autorité de sûreté nucléaire défense (ASND) ou le CEA/DAM ?

Enfin, un nouveau sujet émerge concernant le transport des composants de la bombe de la France vers la Polynésie. On parle souvent des essais nucléaires en Polynésie et des déchets océanisés ou enfouis sur place, mais l’amont n’est jamais évoqué. Avez-vous étudié comment se déroulait le transport des composants de Valduc à Tahiti ?

M. Renaud Meltz, historien. Je suis ému, madame la députée, de vous voir ici, car je vous ai vue dans les archives sur ce sujet. Vous faites partie de cette histoire !

Concernant la façon dont le sanitaire occulte les problèmes de changement de trajectoire de la Polynésie, je suis très sensible à ce point et je laisserai Manatea le développer. D’autres chercheurs de l’équipe le traitent dans leurs travaux. Je constate que notre point de vue est souvent trop centré sur Tahiti. En allant dans les archipels, on voit une société qui a mieux préservé sa langue et son mode de vie traditionnel. Des personnes, dont la trajectoire a pu rencontrer le CEP, sont revenues chez elles, où elles vivent avec un peu plus de moyens technologiques, mais savent toujours pêcher ou encore cultiver leur jardin.

Quant au CEA, c’est une question intéressante, mais difficile. Je tiens à souligner que je ne souhaite pas faire du « CEA bashing ». Dans le contexte géopolitique actuel, on n’est pas mécontent que la France bénéficie de l’arme atomique. Il ne s’agit pas de dire par ailleurs que le CEA serait composé de personnes incompétentes, ce qui est évidemment faux. Ses équipes ont réalisé des choses, qui, dans un contexte géopolitique compliqué, leur ont donné le sentiment d’avoir renversé des montagnes et accompli des actes exceptionnels, ce qui peut les laisser penser qu’ils ont le droit de déroger à la règle commune.

Il est important de comprendre que, bien que le général de Gaulle ait prévu dès le départ, dans son ordonnance initiale, la possibilité d’applications militaires et civiles pour le CEA, tout le programme de la future DAM était clandestin sous la IVe République. Il opérait sous le nom de Bureau d’études générales (BEG), financé par des fonds transitant par le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), l’ancêtre de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE). Certains ministres d’aspiration gaulliste finançaient ainsi la recherche pour doter la France d’une autonomie stratégique grâce à l’arme atomique. On remarque à cet égard non seulement l’exploit scientifique et technique, mais aussi la culture du secret qui pouvait alors exister. Cette histoire a donc débuté dans un contexte très difficile, alors que les scientifiques français ressentaient une profonde injustice face à la loi américaine interdisant la dissémination des secrets atomiques, qui fut assouplie pour les Britanniques, mais pas pour les Français. Ce sentiment d’être seuls contre tous, alors que la Chine avait devancé la France sur la bombe H avec l’aide des Russes, et le sentiment de devoir travailler dans le secret expliquent beaucoup de choses, tout en ne les excusant pas.

Je suis convaincu qu’il serait bénéfique pour la DAM de s’ouvrir davantage à la société. Bien que je réserve devant vous mon propre avis sur la dissuasion, je pense que, dans une République, il n’est pas sain que ces questions ne soient pas discutées et que les chercheurs ne soient pas en mesure de donner les éléments pour comprendre l’histoire et la situation actuelle de la force de frappe. La culture des Français et des élites politiques sur ces sujets reste faible, ce qui montre bien une difficulté à accéder à ces connaissances élémentaires. L’historiographie a longtemps été monopolisée par des historiens internes, ce qui ne favorise pas la confiance. Ainsi, quand on parle de consensus national sur la dissuasion française, on évoque une idée Potemkine car on ne sait pas vraiment ce dont il s’agit, ni qui en a discuté.

J’ai personnellement ressenti, lors d’une brève expérience en cabinet ministériel au sein du ministère de l’enseignement supérieur et à la recherche, qu’il existait un État dans l’État. La tutelle du CEA était omniprésente et nous ne parlions évidemment pas des sciences humaines et sociales. Les enjeux considérables liés à une « assurance-vie » de la France créent une tentation d’échapper au contrôle démocratique, ce qui est assurément malsain.

Par ailleurs, concernant votre question relative à l’amont, le choix initial de l’Algérie pour les essais en 1957 était dû à l’impossibilité de transporter les éléments de la bombe vers la Polynésie avec les moyens aériens de l’époque. Ce n’est qu’avec l’arrivée des Boeing DC-8 que la Polynésie est apparue comme étant une option viable. Les pilotes ont dû s’entraîner intensivement pour pousser ces avions à la limite de leur autonomie. Il s’agissait alors d’un enjeu capital puisque nous essayions à l’époque de négocier de façon informelle avec les Américains ce qu’il se passerait en cas de crash.

Il y a trois ans, j’ai souhaité, avec des historiens, géographes et sociologues, monter un programme de recherche qui reconstituerait la totalité du programme. Nous avons très vite abouti à l’idée que nous ne pourrions raconter cela qu’à travers les failles du secret défense. De temps en temps, un élément échappe et permet de dire ce qu’il s’est passé à un moment et à un endroit précis. Cependant, nous n’étions pas en mesure de répondre à nos objectifs et l’ANR nous a recalés, sans doute à raison, car cette histoire est impossible à écrire à ce jour, alors qu’elle fait sans doute partie de notre patrimoine commun et qu’il serait utile de la connaître.

M. Manatea Taiarui, historien. Concernant l’identité polynésienne, on observe une réelle adaptation et une résilience par rapport au fait nucléaire. L’historienne Gabrielle Hecht a pensé le concept de « nucléarité », qui désigne l’adaptation des habitants au fait nucléaire. On constate une nucléarisation des acteurs politiques, économiques et sociaux en Polynésie.

Dès l’installation du CEP, un député s’est dressé contre le Centre en utilisant des informations scientifiques sur les essais américains pour remettre en question la sécurité des essais français. On observe ainsi une réelle adaptation de la politique locale à la nucléarisation du territoire. Il y a également eu une articulation entre la lutte de décolonisation et la lutte antinucléaire. C’est notamment le cheval de bataille du parti Tāvini huiraatira, créé en 1977, qui a basé son programme sur ces deux aspects. Cette réadaptation des acteurs politiques a évolué dans le temps et l’espace.

Au-delà de la sphère politique, un autre aspect de la nucléarité est que tous les acteurs en rapport avec le nucléaire se sont adaptés et « nucléarisés ». On le constate aujourd’hui dans la société polynésienne, où des artistes créent des œuvres d’art, notamment de street art, autour du thème du nucléaire, témoignant ainsi de l’intégration de cette histoire et de la persistance de la nucléarisation dans l’identité culturelle polynésienne. Cette adaptation se manifeste également à travers le militantisme et les associations, comme Moruroa e tatou.

Par ailleurs, concernant le transport des matières et des engins, c’est un aspect crucial de ma thèse car il révèle la dimension internationale des essais nucléaires. Les archives montrent l’obsession des autorités politiques et militaires pour l’acheminement des engins vers la Polynésie. Cela impliquait des négociations avec les Américains, notamment pour les escales en Californie. Ce point ne concerne pas forcément que les engins nucléaires mais également tous les équipements et technologies qui allaient permettre d’équiper le CEP. Le canal de Panama était également un enjeu car sa fermeture aurait considérablement retardé le programme nucléaire français, obligeant à un détour par l’Afrique et l’Océan Indien. On remarque donc une réelle conscience des enjeux internationaux. Cette situation souligne l’importance d’étudier les essais nucléaires dans un espace global, au-delà du strict aspect local.

Enfin, la question de l’accessibilité des archives du CEA reste problématique et j’espère que des progrès seront faits sur ce point.

M. le président Didier Le Gac. Nous leur demanderons la semaine prochaine.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Je souhaite approfondir la problématique de l’accessibilité des archives du CEA.

Premièrement, si l’accès reste aussi difficile, est-ce dû à un manque de moyens, comme c’est souvent le cas dans la recherche, ou y a-t-il une volonté de dissimulation ? Dans ce dernier cas, le CEA pourrait-il craindre que l’on découvre des mesures de doses beaucoup plus élevées que ce que nous pourrions imaginer, ce qui augmenterait considérablement le nombre de dossiers recevables par le CIVEN ? Redoute-t-il au contraire que nous découvrions que les mesures n’ont pas été effectuées de manière rigoureuse ?

Deuxièmement, pourriez-vous préciser vos préconisations pour améliorer l’accessibilité à ces archives ? Ces suggestions pourraient potentiellement figurer dans le rapport et la proposition de loi issus de cette commission d’enquête.

M. Renaud Meltz, historien. Il convient d’être nuancé et précis. Un problème de moyens peut exister, la mauvaise pratique engendrant la mauvaise pratique. Sans salle de consultation ni inventaires, il n’y a pas de justifications pour des moyens humains importants, ce qui cause un manque d’archivistes faute de lecteurs. Cependant, vu le budget du CEA, ce problème de moyens ne semble pas insurmontable. Les salaires des archivistes ne sont pas les plus élevés et un effort pourrait sans doute être effectué.

J’ignore s’il y a ou non un souhait de dissimulation mais je crains qu’il y ait tout de même une mauvaise volonté. Un mail a été envoyé par erreur à un étudiant de Master qui effectuait des recherches, révélant qu’il avait été volontairement « baladé » dans le but qu’il cesse ses demandes ! Cela montre une stratégie d’inertie, sinon de dissimulation.

La reconstitution des doses est un sujet crucial. Votre question pourrait presque être taxée de complotisme, ce qui est terrible. J’ai récemment reçu le témoignage bouleversant d’un homme ayant travaillé au sein du Service mixte de contrôle biologique (SMCB), aujourd’hui mourant en raison de multiples cancers, qui m’a dit : « la dissimulation est un aveu. » Cette formule est terrible, car la dissimulation laisse effectivement entendre qu’il y a quelque chose à cacher.

Il y a un écart entre les publications plus ou moins officielles du CEA, telles que le rapport Martin de 2006 et les livres de Dominique Mongin, qui évoquent un usage massif des dosimètres, et ce que je constate dans les archives militaires et les témoignages. Tous n’avaient pas de dosimètre. Le témoin que j’ai mentionné, qui était chargé, au sein du SMCB, de faire les prélèvements pour voir comment les radionucléides se disséminent dans le monde vivant, puis sont ingérés par les êtres humains, m’a confié n’avoir jamais eu de dosimètre alors qu’il effectuait des mesures sans en comprendre la raison. Dans un poste périphérique éloigné des sites d’essai, il a, par exemple, été chargé de prélever quotidiennement la même espèce végétale, choisie pour sa capacité à capter les retombées. Il constatait chaque jour un léger écart, négligeable, entre le « test à zéro » et celui avec le végétal. Cependant, un jour, à la suite de fortes pluies dans l’atoll, la mesure devint impossible sans changer d’échelle plusieurs fois. Lorsque je lui ai demandé s’il avait pris conscience du danger, il m’a répondu qu’il ne disposait pas de dosimètre mais qu’il avait une confiance totale en son supérieur, le docteur Millon, bien connu pour avoir déclaré le 10 juillet 1966 qu’il fallait dissimuler certaines informations pour faire accepter le fait nucléaire. Plus préoccupant encore, dans certains endroits comme Tureia, les habitants, systématiquement soumis à des mesures par spectrométrie gamma, n’ont jamais eu accès aux résultats et ne sauront donc jamais ce qui a été mesuré. J’ai des témoignages encore plus circonstanciés, mais je ne voudrais pas dévoiler les témoins en les évoquant. Il existe donc un écart entre la communication du CEA et ma perception des moyens réels de mesure des effets des retombées sur les populations.

Cependant, je ne pense pas que les données soient faussées, bien qu’elles puissent être incomplètes. Le problème majeur réside dans leur accessibilité. Pour illustrer à quel point cette préoccupation est partagée, je possède de nombreux documents tombés du camion. En tant qu’historien, je ne peux pas les utiliser car je dois inscrire la cote de chaque document en note de bas de page. Bien que je sois certain de leur authenticité, je ne peux malheureusement pas les produire.

J’ai écouté l’audition très précieuse de Patrice Baert devant votre commission, qui a mentionné plusieurs documents du CEA présentant des bilans complets basés sur leur propre base de données. Je ne dirai pas si je dispose ou non d’un document de ce type. Toutefois, je pense que votre commission devrait demander l’accès à ces informations afin qu’elles soient mises à la disposition de la communauté des chercheurs.

Quant aux préconisations, il s’agit d’appliquer notre Constitution. Tant que les archives ne sont pas transférées aux Archives nationales, comme c’est le cas pour le Quai d’Orsay, le ministère des armées ou le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, il faut prévoir une salle de consultation et des archives. La préconisation est donc juste d’appliquer notre Constitution.

M. Manatea Taiarui, historien. Je rejoins M. Meltz sur la question de l’accessibilité des archives du CEA. J’ai été en contact avec M. Dominique Mongin, qui travaille au CEA et qui m’avait invité, en 2023, à visiter le Bureau central des archives (BCA) du CEA. Malheureusement, étant en Polynésie à ce moment-là, je n’ai pas pu m’y rendre immédiatement et cette visite n’a finalement jamais eu lieu. Je peux éventuellement le relancer sur cette perspective. Lorsqu’il m’a transmis une trentaine de documents en 2024, j’ai demandé des inventaires mais il m’a indiqué que le processus de déclassification se poursuivait et que d’autres documents me seraient remis à l’occasion. Je ne peux pas me prononcer sur l’existence d’une éventuelle crainte, dissimulation ou instrumentalisation des données.

Cependant, j’ai constaté, lors de mes échanges avec certains membres du CEA, qu’il n’existe pas de véritable culture archivistique au sein de cet organisme. Par exemple, lors d’une visite du Laser Mégajoule à Bordeaux, en 2023, l’adjointe du DAM m’a indiqué qu’il fallait contacter leur service de presse pour accéder aux archives, démontrant une méconnaissance des enjeux liés aux essais nucléaires en Polynésie et en France.

Concernant les préconisations, il est effectivement impératif que le CEA applique les règles de droit commun.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je n’avais pas prévu d’intervenir mais les propos de M. Meltz sur l’acculturation des députés sur le sujet de la bombe atomique m’ont fait réagir. En tant que membre du groupe Gauche démocrate et républicaine, comme notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je tiens à souligner que c’est notre groupe qui a demandé la création de cette commission d’enquête. Cela montre que notre groupe s’intéresse aux essais nucléaires dans le Sahara et en Polynésie. En outre, ce même groupe est coauteur d’un rapport sur la bombe atomique dans le monde et sur le traité de non-prolifération. Ce document, publié comme rapport de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale à l’attention de tous les députés, est toujours disponible. Nous avons auditionné de nombreux pays, l’Organisation des Nations unies (ONU), Vienne ainsi que le directeur général de l’AIEA de l’époque. Nous avons également entendu un ancien ambassadeur devenu le directeur général actuel de l’AIEA, qui a d’ailleurs considéré que notre rapport était le document contemporain le plus important sur le sujet. Cela démontre que le travail des députés n’est pas inintéressant.

Je tiens à souligner que certains d’entre nous, dont je fais partie, estiment que la France devrait jouer un rôle dans le traité d’interdiction des armes nucléaires puisque cette arme est illégale dans le monde et qu’il existe un traité de non-prolifération. Nous devrions tous désarmer et des forces à l’ONU commencent à se rassembler pour affirmer que cette arme devrait être interdite. Ce sujet peut questionner, encore plus aujourd’hui.

Concernant l’éducation et la formation, je comprends qu’il est important que les jeunes Polynésiens soient porteurs du message. Cependant, lors de mes interventions dans les lycées du Havre pour expliquer mon travail de député, je constate que les questions liées à la bombe atomique et aux essais nucléaires ne semblent pas figurer dans les programmes scolaires de la jeunesse métropolitaine. Les jeunes savent que la France possède la bombe atomique, mais ils ignorent souvent comment nous l’avons obtenue et ce qu’il s’est passé autour de son développement. Constatez-vous les mêmes faits que moi ? Ne pensez-vous pas qu’il serait important d’intervenir et de travailler, y compris pour que la jeunesse française métropolitaine comprenne les réactions de la jeunesse polynésienne ? C’est essentiel pour la compréhension mutuelle entre les peuples.

Je suis sensible aux questions liées à l’histoire de la fin de la guerre. Lorsque j’étais maire, j’ai été confronté à la difficulté de partager une histoire commune lors de jumelages avec une ville allemande et une ville algérienne. Nous constations que l’Histoire n’était pas lue de la même manière. Comment pouvez-vous enseigner l’Histoire alors que, même au sein de notre commission d’enquête, nous avons l’impression qu’elle n’est pas encore partagée et que les versions divergent ? Quelles sont vos limites et vos lignes rouges dans cet enseignement ?

M. Renaud Meltz, historien. Je vous prie de m’excuser si j’ai semblé formuler des reproches trop vifs à l’adresse des parlementaires ! Je me suis sans doute mal exprimé. Si l’on reprend les choses dans le temps long, la force de frappe nucléaire française a d’abord été développée de manière clandestine, sans être assumée publiquement. Lorsque le général de Gaulle est arrivé au pouvoir, Michel Debré a dû recourir à l’article 49.3, ce qui est peu connu dans l’histoire parlementaire. Il est intéressant de noter que Jean-Marie Le Pen s’y opposait fermement à l’époque, contrairement à la position actuelle de certains partis politiques qui expliquent que le nucléaire est extrêmement précieux. Il a fallu attendre la fin des années 1970 et le revirement inattendu du Parti communiste et du Parti socialiste pour observer un changement. D’une situation où les gaullistes étaient quasiment seuls contre tous, nous sommes passés à un consensus. Ce changement a transformé un débat impossible en un débat presque inutile, tout le monde étant d’accord. François Mitterrand a compris qu’il ne pourrait jamais devenir Président de la République sans accepter cette politique nucléaire, ce qui a conduit à la conversion du Parti socialiste.

Cette histoire n’est pas vraiment enseignée dans les programmes scolaires, principalement parce que les publications de référence n’existaient pas jusqu’à récemment. Nous avons écrit deux ouvrages. Pour répondre aux besoins des programmes scolaires polynésiens, nous avons créé un dictionnaire historique en ligne du CEP, qui est une sorte d’encyclopédie collaborative évolutive. Nous y fournissons en temps réel de nouvelles notices sur l’histoire de la dissuasion française, expliquant pourquoi la Polynésie a été choisie et incluant des informations sur des personnalités clés comme John Teariki, Gaston Flosse et le général de Gaulle. Nous essayons donc de produire de la connaissance pour renseigner les jeunes, au moins dans les lycées et les collèges polynésiens, alors que leurs manuels ne contiennent quasiment aucune information à ce sujet.

En France métropolitaine, les programmes ne prévoient pas cet enseignement car l’historiographie ne peut pas être écrite. Avant les déclassifications de 2021, nous ne pouvions pas traiter des essais en Polynésie. Encore aujourd’hui, nous ne pouvons pas travailler sur les essais en Algérie. Lors de la table ronde portant sur les déclassifications en 2021, un diplomate était présent pour vérifier que l’Algérie ne serait pas évoquée. Je peux évidemment comprendre que les enjeux diplomatiques soient très complexes ; toutefois, que pourrions-nous écrire dans un manuel d’Histoire sur la façon dont les Français ont conduit les essais en Algérie ? Parfois, les archivistes n’ont pas remarqué que les documents qu’ils me donnaient sur la Polynésie contenaient des parties sur l’Algérie. Je dispose donc de quelques petites notions mais ces dernières sont insuffisantes pour écrire un livre sur le sujet.

Je constate que mon travail sur les essais nucléaires m’a valu beaucoup plus d’ennuis que mes recherches sur la question (très polémique en historiographie française) du sort des Juifs de France pendant la Seconde guerre mondiale. Le sujet des essais nucléaires est très polarisé, ce qui s’explique par le manque d’accès aux sources. Quand on manque de sources, les fantasmes, l’imaginaire et l’idéologie prennent inévitablement le pas sur la connaissance.

Enfin, bien que les essais nucléaires ne soient évidemment pas comparables à la Grande Guerre en termes de pertes humaines, ils représentent tout de même un effort colossal dans notre Histoire contemporaine. Par exemple, la force Alpha qui sécurisait les essais dans l’océan Pacifique représentait la moitié du tonnage français pendant les années des essais atmosphériques. Cet effort, visant à éviter la guerre grâce à la dissuasion, est trop important pour ne pas être enseigné dans nos manuels à tous les Français. S’il n’est pas encore possible de traiter la question de l’Algérie, nous essayons de fournir des propositions historiographiques sur la Polynésie visant à diffuser cette histoire des essais nucléaires dans les manuels scolaires et dans toute la société française.

M. Manatea Taiarui, historien. Au-delà de la Polynésie et des essais nucléaires. Il existe plus globalement une difficulté générale à enseigner les Outre-mer en France continentale. En Polynésie, les programmes nationaux français comprennent des chapitres adaptés. Il est nécessaire d’inclure l’ensemble des outre-mer dans les programmes scolaires d’histoire-géographie.

Concernant l’enseignement du nucléaire en France continentale, les essais nucléaires sont brièvement mentionnés dans le manuel de Terminale, dans le chapitre sur la Guerre Froide. Une photo de l’essai Licorne de 1973 est utilisée pour illustrer la place de la France dans la Guerre Froide, perpétuant ainsi le mythe de l’indépendance stratégique selon le discours gaullien. L’histoire des essais nucléaires est évoquée uniquement pour illustrer l’histoire, minime dans les programmes scolaires, de la dissuasion nucléaire française et de la politique du général de Gaulle. Il est plus que nécessaire de renouveler cette approche. Le discours gaullien sur l’indépendance nationale peut être nuancé, pas dans la conception de la bombe, mais en ce qui concerne les circulations de technologies, d’expertises et de savoirs. La France n’a pas développé son programme nucléaire ex nihilo, mais dans un contexte de foisonnement et de circulation des connaissances entre différents pays, organisations non gouvernementales (ONG) et organisations internationales.

Quant à l’histoire partagée, la situation est complexe tant en Polynésie française qu’en France métropolitaine. Les discours oscillent entre deux extrêmes : soit la France est accusée d’avoir voulu commettre un génocide, soit les essais sont présentés comme inoffensifs. Il est crucial de trouver un juste milieu. Le manque d’information et les difficultés d’accès aux archives créent de la défiance entre l’État et les Polynésiens, creusant le fossé entre les deux parties, qu’il est impératif de dépasser.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vos recherches vous ont mené dans d’autres pays, notamment aux États-Unis. Avez-vous constaté des différences ou des similitudes dans l’accès aux archives dans les pays étrangers, en particulier aux archives américaines et britanniques ? Avez-vous pu obtenir des informations supplémentaires ou complémentaires sur les essais français dans ces archives internationales, si vous y avez eu accès ?

M. Manatea Taiarui, historien. J’ai eu la chance de consulter les archives relatives aux essais nucléaires français à Washington et à Londres, respectivement aux National Archives de Kew et aux National Archives and Records Administration (NARA) de College Park. Ces archives contiennent une quantité importante d’informations sur les essais français et leur dimension internationale.

À Londres, l’accès aux archives est très ouvert et libre. Depuis les années 2000, on constate une ouverture des archives sur la surveillance des essais français et sur la position britannique envers le CEP et les essais nucléaires.

En revanche, aux États-Unis, la situation a été très différente par rapport à mes attentes. Bien qu’il y ait de nombreux documents numérisés accessibles en ligne sur le nucléaire militaire américain en général, j’ai rencontré des difficultés importantes dans l’identification des cartons dans les inventaires au NARA. C’est une spécificité du système américain, très différent du système français auquel je suis habitué. Il n’y a pas de cote claire du patrimoine comme en France et certains documents des années 1950 n’étaient pas accessibles. J’ai également constaté des problèmes d’accès aux archives de la United States Atomic Energy Commission, l’équivalent américain du CEA, où de vastes inventaires ne sont pas accessibles et nécessitent des dérogations pour des archives datant des années 1940 et 1950.

En comparant mes recherches en France et aux États-Unis, j’ai noté des différences. Par exemple, j’ai pu accéder aux rapports sur la mission « Aurore » (lors de laquelle des experts français sont partis à Londres et aux États-Unis afin de capter de la connaissance sur le nucléaire militaire) dans les archives françaises mais pas aux États-Unis, où ces documents, pourtant mentionnés, n’étaient pas accessibles. Ce point témoigne de problèmes d’accessibilité aux archives américaines. Dans leur système archivistique, il est nécessaire de demander des dérogations, ce que je n’ai pas fait, car la démarche était extrêmement lourde et complexe.

Les archives britanniques sont encore une fois très accessibles et bien organisées.

En revanche, j’ai été assez déçu par ma venue aux NARA, bien que j’aie pu consulter une cinquantaine de cartons, qui m’ont permis de documenter le regard américain sur les essais français (un aspect qui manquait dans les archives françaises) et la coopération informelle entre les deux pays pour réaliser les essais en Polynésie.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour cette audition, qui continue de nous éclairer. Je rappelle que le lien vers le dictionnaire historique du CEP dont vous avez parlé a été transmis à l’ensemble des députés la semaine dernière.

 

 

La séance s’achève à 17 h 35.


Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Frédéric Boccaletti, M. Emmanuel Fouquart, M. Philippe Gosselin, M. Abdelkader Lahmar, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, M. Raphaël Schellenberger, Mme Dominique Voynet