Compte rendu

Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation

         Audition, ouverte à la presse, du DSCEN (département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires)  2

         Audition, ouverte à la presse, de M. Émile VERNIER, président du SDIRAF (Syndicat de Défense des Intérêts des Retraités Actuels et Futurs)               17

 


Mercredi
19 mars 2025

Séance de 15 h 30

Compte rendu n° 21

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission

 


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Mercredi 19 mars 2025

 

La séance est ouverte à 15 heures 30.

(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)

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I. Audition, ouverte à la presse, du DSCEN (département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires) : Mme Anne-Marie JALADY, médecin cheffe, cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) à la direction générale de l’armement (DGA) ; M. Jean-Philippe MÉNAGER, adjoint à la cheffe du DSCEN ; Mme Mathilde HERMAN, conseillère communication, relations élus et plume auprès du DGA

 

M. le président Didier Le Gac. Mes chers collègues, Je vous souhaite à tous la bienvenue pour cette première audition de l’après-midi, au cours de laquelle nous allons entendre les représentants du département de suivi des centres d’expérimentation nucléaires (DSCEN), un département de la direction générale de l’armement (DGA).

Madame Anne-Marie Jalady, vous êtes médecin-cheffe du DSCEN. Après avoir travaillé au sein du service de santé des armées (SSA) pendant plus de vingt ans, vous êtes entrée à la DGA en septembre 2022 comme adjointe au chef du DSCEN, département dont vous avez rapidement pris la tête et que vous dirigez depuis la fin de l’année 2022. Vous êtes aujourd’hui accompagnée par votre adjoint, M. Jean-Philippe Ménager, qui est entré au DSCEN en 2011, et par Madame Mathilde Herman, conseillère du délégué général pour l’armement, chargée de la communication et des relations avec les élus.

Nous vous avions déjà auditionnés le 5 juin 2024 dans le cadre de la précédente commission d’enquête qui a vu ses travaux ajournés par la dissolution. Il nous a paru important de vous entendre de nouveau, d’autant plus qu’un grand nombre de députés membres de cette nouvelle commission ne faisaient pas partie de la précédente. Je rappellerai très rapidement que le DSCEN a été créé en septembre 1998 et a pour mission d’assurer à la fois le traitement des demandes de suivi médico-radiobiologique du personnel du ministère des Armées et le suivi environnemental des anciens sites d’essais nucléaires à Moruroa et Fangataufa.

Nous avons auditionné deux anciens directeurs du Centre de recherches insulaires et Observatoire de l’environnement (CRIOBE), laboratoire de l’université de Perpignan qui étudie particulièrement les récifs coralliens. Ces derniers nous ont indiqué que si les essais pratiqués en Polynésie avaient certes causé certains dégâts à la faune et à la flore des atolls, la nature finissait par reprendre ses droits et que les destructions observées disparaissaient au bout de quelques années. Qu’en pensez-vous ? Par ailleurs, avez-vous effectué des tests de radioactivité sur les anciens sites de tirs de Moruroa et Fangataufa et, dans l’affirmative, quelles sont vos conclusions ?

Ensuite, vous disposez d’un nombre important d’archives, qui avaient été évoquées lors de votre précédente audition. À ce sujet, ces archives ont-elles permis ou permettraient-elles de savoir précisément quelle était la réglementation applicable aux personnels du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) dans les années 1960 et 1970, lorsqu’ils travaillaient sur les sites des tirs nucléaires polynésiens, notamment en termes de protection ? Vous avez sans doute consulté une partie de ces archives. Y avez-vous réalisé des découvertes intéressantes sur ce point ?

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

Mme Jalady et M. Ménager prêtent serment.

Mme Anne-Marie Jalady, médecin cheffe, cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires à la direction générale de l’armement. Monsieur le président, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie pour votre nouvelle invitation. Je suis donc le docteur Anne-Marie Jalady, cheffe du DSCEN, qui, comme vous l’avez dit Monsieur le Président, dépend de la DGA au sein du ministère des armées. Il existe également une DSCEN à Papeete, dont la signification et les missions sont très différentes, puisqu’il s’agit de la délégation pour le suivi des conséquences des essais nucléaires.

Je suis médecin généraliste militaire. Après douze ans de médecine des forces dans l’armée de terre, j’ai poursuivi l’activité de médecine de soutien des forces avec une spécialité nucléaire, radiologique, biologique et chimique (NRBC). Je suis titulaire d’un master de gestion des risques sanitaires NRBC et d’un diplôme universitaire de médecine du travail en radioprotection (DURAMT). J’exerce donc depuis dix-sept ans dans cette spécialité NRBC avec une pratique de médecine clinique de soins, de prévention, de gestion des risques NRBC, et de formation du personnel de santé à la décontamination et à la prise en charge médicale de victimes contaminées. Je dirige le DSCEN depuis le 1er décembre 2022.

M. Jean-Philippe Ménager, adjoint à la cheffe du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires. Ingénieur civil de la défense, je suis arrivé au DSCEN en septembre 2011. À l’époque, le département était un service mixte regroupant des personnels de la défense et du CEA, dont une majorité d’anciens scientifiques qui avaient participé aux essais nucléaires en Polynésie. J’ai rapidement intégré l’équipe responsable de la surveillance radiologique environnementale sur les anciens sites d’essais, Moruroa et Fangataufa, et à partir de 2012, j’ai participé puis dirigé les missions annuelles de prélèvements dites « missions Turbo » jusqu’en 2018. Au sein du DSCEN, je participais au traitement des résultats d’analyses et à la rédaction du bilan annuel de surveillance radiologique des atolls de Moruroa et de Fangataufa.

Depuis 2019, je seconde le chef du DSCEN dans nos activités, principalement pour la supervision de la surveillance environnementale, radiologique et géomécanique des deux atolls. Depuis 2021 et la décision de l’ouverture des archives du CEP, je participe aux comités de relecture du service historique de la défense et à ceux du DSCEN pour analyser les documents à déclassifier.

D’un point de vue plus personnel, mon père a travaillé au CEP pendant la période des essais aériens en Polynésie. Je suis arrivé à l’âge de 6 mois à Tahiti et j’ai vécu à Papeete puis à Mahina d’août 1965 à septembre 1974. Je n’ai cependant découvert l’histoire des expérimentations nucléaires qu’à mon arrivée au DSCEN.

Mme Anne-Marie Jalady. Le DSCEN est situé au Fort de Montrouge à Arcueil. Ce département a été créé par un arrêté du 7 septembre 1998 lors de la dissolution de la direction des centres d’expérimentations nucléaires (Dircen) et du service mixte de surveillance radiologique et biologique de l’homme et de l’environnement (SMSRB), fusion du service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et du service mixte de contrôle biologique (SMCB), intervenue en 1994. Le DSCEN est l’héritier du fonds documentaire de ces entités.

Ses missions, décrites par arrêté ministériel, sont au nombre de quatre : la conservation et l’exploitation des archives médicales de travailleurs du ministère des armées exposés aux rayonnements ionisants pendant les essais nucléaires français, la direction et le suivi pour le ministère des armées de la surveillance environnementale radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa, depuis la fin des essais nucléaires, la gestion de la documentation technique relative aux essais nucléaires en Polynésie et la communication des résultats du suivi environnemental en commission d’information. Depuis fin 2018, il est exclusivement constitué par du personnel du ministère des armées. Depuis sa création en 1998, le DSCEN est dirigé par un médecin des armées, parce qu’il détient près de 500 000 données médicales, que seul un médecin peut exploiter.

Permettez-moi à présent de développer ces quatre missions principales. La première grande mission du département concerne la conservation et l’exploitation des archives médicales des essais nucléaires français. Le DSCEN dispose d’éléments médicaux concernant les travailleurs, civils et militaires, du ministère des armées, qualifiés par l’employeur comme personnel « exposés » aux rayonnements ionisants, pendant les essais nucléaires.

Nous gérons uniquement les travailleurs qui ont bénéficié d’un suivi médico-radiobiologique à cette époque. Il s’agit en particulier des résultats de 126 100 anthropogammamétries, de 270 000 dosimétries individuelles ou collectives dite « d’ambiance », de 19 400 analyses radio toxicologiques des urines, des selles et de numération formule sanguine, ainsi que de 8 300 dossiers de médecine de prévention du centre interarmées de médecine de prévention de Papeete. Nous détenons aussi 7 600 dossiers médicaux de soins à l’infirmerie hôpital des sites. Cela représente 330 mètres linéaires d’archives médicales.

Le département ne dispose pas de l’intégralité des dossiers médicaux du personnel ayant participé aux essais. Les éléments médicaux du CEA sont envoyés au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) par le service médical du CEA. Les dossiers médicaux du personnel des armées ont été reversés selon des circuits d’archivage spécifiques à chaque armée, par exemple pour les personnels de l’armée de terre vers le Centre des archives militaires (CAPM) à Pau, qui dépend du service historique de la Défense (SHD). Les archives de l’hôpital Jean Prince sont conservées au service des archives médicales hospitalières des armées (SAHMA), situé à Limoges. Le pilotage de la gestion des archives dans les armées est centralisé à la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA), autorité technique qui dépend du secrétariat général pour l’administration (SGA).

Nous envoyons les archives médicales sur demande pour compléter les dossiers d’indemnisation, dans le respect de la loi. Les demandes que nous recevons proviennent principalement du Civen, mais aussi des intéressés ou leurs ayants droit, du centre médical de suivi (CMS) de Papeete, et parfois du médecin du haut-commissariat qui participe à la mission « aller vers », ou du service des pensions militaires d’invalidité de La Rochelle.

Depuis 2003, nous avons répondu à 7 180 demandes d’archives médicales. Nous avons vu croître de façon très importante les demandes en 2023 et encore plus en 2024, puisque le nombre de dossiers médicaux traités a doublé en 2023 et presque triplé en 2024 par rapport à 2021. En 2024, nous avons eu à traiter le nombre de dossiers le plus important depuis vingt‑et‑un ans. Entre 2021 et 2024, nous avons transmis un total de 2 237 archives médicales : 549 en 2021, 539 en 2022, 491 en 2023 et 658 en 2024. Cet afflux a nécessité un effort très important pour respecter le délai de réponses de deux mois annoncés aux demandeurs. Nous y parvenons, même si cela reste difficile. Les recherches de ces documents sont effectuées avec énergie dans l’intérêt des patients à la recherche de preuves confirmant leur exposition.

La deuxième grande mission du DSCEN consiste à réaliser pour le ministère des armées la direction, la supervision et le contrôle de la surveillance radiologique et géomécanique environnementale des deux anciens sites d’essais nucléaires Moruroa et Fangataufa. Le CEA, organisme extérieur au ministère des Armées, constitue notre appui technique pour la surveillance. Expert technique national en matière de nucléaire de défense, il réalise les opérations relatives au suivi scientifique environnemental de Moruroa et Fangataufa.

Les missions du DSCEN s’inscrivent sous pilotage ministériel, sous le contrôle du délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la défense (DSND). Cette surveillance environnementale occupe une part importante de notre temps de travail quotidien. Elle s’intéresse aux milieux physiques et biologiques ; elle est réalisée à la fois grâce à des mesures continues et par des campagnes de mesures ponctuelles.

Elle s’appuie sur deux expertises internationales demandées par la France, et réalisées à la fin des essais nucléaires français à Moruroa et Fangataufa. Sur le plan radiologique, une expertise a été réalisée par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) entre 1996 et 1998. Cette expertise internationale a été conduite par soixante-quinze experts de vingt nationalités différentes, issus de vingt-cinq organismes internationaux et de vingt-deux laboratoires provenant de treize pays.

Ses conclusions sont formulées ainsi : « Il n’est pas nécessaire de poursuivre la surveillance de l’environnement de Mururoa et de Fangataufa à des fins de protection radiologique ». « Aucune mesure corrective n’est nécessaire pour des raisons de protection radiologique, que ce soit maintenant ou à l’avenir ».

La France a décidé de poursuivre la surveillance radiologique de ces deux atolls et de leur environnement. Il s’agit là d’une décision conforme à la règle générale appliquée dans l’Hexagone, laquelle consiste à effectuer une surveillance régulière des sites historiquement pollués par de la radioactivité. L’objectif vise à garantir l’absence d’impact sur les populations et l’environnement, à court et long terme.

M. Jean-Philippe Ménager. La surveillance radiologique continue est réalisée à Moruroa par collecte des aérosols atmosphériques en zone vie et par une dosimétrie externe d’ambiance. Elle est complétée par une campagne annuelle de prélèvements dite « mission Turbo » assurée grâce aux moyens logistiques du commandement supérieur des forces armées en Polynésie française (COMSUP-PF). Ces prélèvements intéressent le milieu physique (sols, sable, sédiments, eaux de mer) et le milieu biologique (noix de coco, plancton, poissons, mollusques et crustacés).

Sur plus de quatre-vingts points de prélèvement sur les atolls de Moruroa, Fangataufa et leurs alentours (dans la limite des 12 milles nautiques), environ 300 échantillons sont prélevés et 600 analyses sont réalisées sous accréditation du Comité français d'accréditation (Cofrac) dans les laboratoires de haute technicité du CEA, près de Paris. Cette mission annuelle sollicite environ soixante-dix personnes, pendant deux mois.

La petite équipe dédiée aux prélèvements est composée d’une dizaine de personnes, avec des scientifiques du CEA, des pêcheurs préleveurs polynésiens et des pilotes d’embarcation de recrutement local. Le soutien logistique est réalisé par le personnel du COMSUP-PF en particulier par la mise à disposition du bâtiment Bougainville pour les prélèvements océaniques et ceux réalisés à Fangataufa.

Mme Anne-Marie Jalady. Enfin, la surveillance radiologique environnementale actuelle du reste de la Polynésie française relève de la responsabilité de l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), dans son laboratoire de Tahiti. Sur le plan géomécanique, une expertise internationale de Moruroa et Fangataufa après les essais nucléaires a également été demandée par la France. Elle a été réalisée par la commission géomécanique dirigée par le professeur Fairhurst qui a conclu, en 1999, à l’absence de déstabilisation du socle volcanique des atolls mais a constaté une déstabilisation locale de formations calcaires carbonatées et donc à la nécessité de poursuivre la surveillance géomécanique des anciens sites.

M. Jean-Philippe Ménager. La surveillance géomécanique réalisée en 2025 à Moruroa est continue et assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures et sept jours sur sept, par un système de télésurveillance du site appelé « TELSITE ». Il transmet les données au CEA dans l’Hexagone par satellite. Les experts du CEA les exploitent et les interprètent. Au total, plus de cinquante instruments de mesure de haute technologie sont répartis à Moruroa, couplés à un monitoring en temps réel.

Les capteurs sismiques, balises GPS, extensomètres, inclinomètres et marégraphes mesurent les mouvements de la zone nord-est de l’atoll. Ils permettent une alerte avec un préavis de plusieurs jours à plusieurs semaines si un évènement du type glissement de terrain devait survenir. Il existe également une surveillance ponctuelle, assurée par des campagnes de mesures topographiques régulières des deux atolls.

Chaque année, après de nombreux échanges avec les scientifiques du CEA, puis avec les experts de la commission de sécurité des anciens sites (C3S) relevant de l’autorité de sûreté nucléaire de défense, le DSCEN finalise et fait éditer les bilans de surveillance après validation par le DSND.

Mme Anne-Marie Jalady. La troisième grande mission du DSCEN porte sur la communication des résultats de la surveillance environnementale radiologique et géomécanique de Moruroa et de Fangataufa en commission d’information. La présentation et l’explication des résultats de cette surveillance sont réalisées tous les ans par le DSCEN lors d’une commission d’information à Papeete, présidée par le haut-commissaire, dans le respect de l’arrêté du 4 mai 2015 qui définit ses participants, la dernière s’étant déroulée le 29 octobre 2024.

À cette occasion, le DSCEN présente les résultats aux autorités civiles et militaires de l’État et du Pays, aux élus, aux associations, puis à la presse et répond aux questions qui lui sont posées. En 2022, des séances publiques de communication des résultats par le DSCEN ont été organisées par le haut-commissariat à Tureia et aux îles Gambier. Enfin, les bilans techniques sont mis à disposition du public sur internet sur le site du ministère des armées. Les résultats des analyses radiologiques de la mission Turbo et de la surveillance radiologique continue de Moruroa montrent que la radioactivité encore présente à Moruroa et Fangataufa ne migre pas dans l’environnement.

M. Jean-Philippe Ménager. La radioactivité artificielle mesurée dans les échantillons prélevés dans l’environnement demeure à des niveaux extrêmement faibles, souvent à la limite de détection des appareils de mesure, stables ou en décroissance par rapport à ceux des années précédentes. Il s’agit d’infimes traces de radioactivité qui ne présentent aucun danger. Pour les mêmes types d’échantillons que ceux de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (ASNR), les résultats sont du même niveau que ceux mesurés dans le reste de la Polynésie.

Mme Anne-Marie Jalady. Les résultats montrent qu’il n’existe pas de risque d’exposition externe ou interne à Mururoa, en dehors des zones dont l’accès est réglementé. Le personnel qui travaille à Moruroa ne porte pas de dosimètre. Les résultats de la surveillance géomécanique de Moruroa et Fangataufa sont extrêmement rassurants puisqu’ils montrent chaque année, et depuis la fin des essais en 1996, une stabilisation des zones surveillées. Le risque de décrochement d’une masse rocheuse est maintenant estimé comme très improbable par les experts sismologues. Aucun phénomène de ce type n’a eu lieu depuis l’arrêt des essais en 1996.

M. Jean-Philippe Ménager. Le dernier bilan de surveillance publié indique les éléments suivants : « En 2023, l’activité microsismique à Mururoa est restée très faible et les mesures obtenues ont permis de classer le niveau d’évolution géomécanique de l’atoll au niveau 0, le plus bas de l'échelle des risques. Après le ralentissement des mouvements observés depuis la fin des essais, la tendance actuelle indique un palier de stabilisation des mouvements de Mururoa qui se rapprochent de ceux observés sur un atoll n’ayant pas subi les sollicitations mécaniques des essais nucléaires. » […] « À Fangataufa, des campagnes d'observation périodique permettent de suivre son évolution géomécanique. Les mesures issues des campagnes topographiques de 2001, 2007, 2014 et 2021 confirment la stabilisation des mouvements de cet atoll ».

Mme Anne-Marie Jalady. Outre leur mise à disposition du public sur internet, les deux rapports des résultats de surveillance radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa sont envoyés aux autorités du Pays et de l’État et aux associations invités à la commission d’information. Le 9 mars 2024, une présentation de la mission Turbo et une visite de Moruroa par le DSCEN avec l’appui technique du CEA, a été organisée à la demande des autorités de l’État au profit d’une délégation de personnalités politiques du Pays, d’associations de vétérans, de retraités, et d’invités et suivies par la presse. Le DSCEN a présenté deux films, en tahitien et en français, qui décrivent la surveillance environnementale des deux atolls. Nous les avons mis en libre accès sur le site internet du ministère des armées. Ils sont très pédagogiques pour rendre accessible au plus grand nombre la compréhension de la surveillance actuelle radiologique et géomécanique de Moruroa et Fangataufa.

La quatrième grande mission du DSCEN concerne la conservation et l’exploitation des archives techniques « non médicales » des essais nucléaires français en Polynésie. Celles-ci sont le plus souvent classifiées principalement « confidentiel défense » « secret défense » ou protégées « en diffusion restreinte ». Il s’agit des archives du SMSR, du SMCB, de la Dircen.

M. Jean-Philippe Ménager. À partir de ces archives, le ministère des Armées a publié plusieurs ouvrages scientifiques de référence, et en particulier en 2006, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie - à l’épreuve des faits. Il s’agit d’un ouvrage technique transparent, de près de 500 pages de données scientifiques, détaillant entre autres, les aspects radiologiques et les conséquences environnementales des essais en Polynésie. Cet ouvrage est connu et utilisé comme une référence par les acteurs du domaine. Il est en libre accès sur internet.

Mme Anne-Marie Jalady. Le département a été très récemment déclaré « service d’archives intermédiaires » du ministère des Armées au Journal officiel du 28 décembre 2023. Notre service n’est pas ouvert au public, n’a pas été conçu avec une salle de lecture. Situé en zone protégée, il n’a pas été créé pour la recherche historique destinée aux chercheurs. Nos archives sont ainsi dites « intermédiaires » par opposition aux « archives définitives ». Il s’agit de documents dont la durée d’utilité administrative n’est pas encore échue.

Le DSCEN a été fortement impacté par un « un avant » et un « après » à la suite des décisions de la table ronde de 2021 concernant la gestion des archives. Depuis, nous ouvrons régulièrement nos archives aux chercheurs historiens qui en font la demande. Il n’existait pas d’inventaire destiné aux chercheurs, d’autant plus que la plupart de ces archives sont classifiées. L’inventaire détaillé est classifié donc non communicable. Cependant, en mars 2024, après une visite de contrôle scientifique et technique de nos archives par la DMCA, nous avons reçu la mission d’établir un inventaire destiné aux chercheurs, lequel est en cours de finalisation. Une première archiviste a été recrutée à l’été 2022 ; il n’y en avait jamais eu dans le département. Un deuxième archiviste est attendu prochainement afin d’augmenter encore notre capacité à déclassifier.

Nous pensons qu’il est essentiel de s’appuyer sur des faits scientifiques plutôt que sur des suppositions qui inquiètent inutilement la population. La limite à cette ouverture est relative au respect de la loi et des procédures en matière de protection du secret de la défense nationale et du secret médical. Pour pouvoir être communiquée, une archive doit systématiquement être relue par du personnel compétent afin de vérifier que sa communication respecte les textes de loi dont elle relève.

Ces textes ont été modifiés à l’été 2021. En particulier, pour la première fois, il existe une articulation et une cohérence entre le code du patrimoine et l’instruction générale interministérielle (IGI) 1 300 sur la protection du secret de la Défense nationale, tous deux allant dans le sens d’une ouverture. La déclinaison de ces nouveaux textes par une procédure pratique de déclassification est arrivée ultérieurement, et nous avons dû nous y former. Elle favorise et clarifie l’ouverture, même si nous devons en respecter strictement les conditions.

Sortir une archive classifiée en ne respectant pas cette réglementation reste puni par le code pénal au titre de la compromission. De plus, l’article L 213-2 du code du patrimoine décrit très précisément les cas où la communication des archives n’est pas possible.

M. Jean-Philippe Ménager. Depuis la fin 2021, nous avons consulté près de 4 500 archives du CEP au service historique de la défense à un rythme assez soutenu, afin de donner un avis en commission technique de déclassification. Ces temps de lecture, et la participation à ces commissions ont impacté notre activité de manière très significative. Ces déclassifications du SHD ont été très importantes et ont eu lieu un temps très contraint.

Mme Anne-Marie Jalady. Dans le même temps, le DSCEN a reçu plusieurs chercheurs intéressés par nos archives. En 2024, nous avons ouvert aux chercheurs 404 documents relatifs aux essais nucléaires français en Polynésie (y compris celles du SHD) et 658 archives médicales, soit un total de 1 062 documents. Actuellement, trois chercheurs ont effectué une nouvelle demande de documents classifiés, à laquelle nous allons répondre, en déclassifiant dans les semaines à venir. L’ensemble de ces tâches a exigé du DSCEN un travail colossal de recherche, de lecture, d’examen de communicabilité, de déclassifications, d’instruction des dérogations pour les archives non librement communicables.

En conclusion, le DSCEN est constitué d’une petite équipe de quatre personnes mobilisées pour l’ensemble des missions précédemment décrites. Le département cherche toujours à s’appuyer sur des faits, des données scientifiques, des mesures, et non sur des suppositions. Notre mobilisation est permanente et très marquée au profit de la transparence, pour fournir un maximum d’informations possibles, qu’il s’agisse de la recherche de données médicales pour les dossiers d’indemnisation, pour les autorités ou les historiens qui nous sollicitent.

Les dossiers médicaux sont traités dans un souci constant de l’intérêt du patient. De plus, un effort très important est réalisé quant à l’accessibilité de nos archives, dans le respect de la loi et des procédures du ministère des armées. Les modalités pratiques d’accès à nos archives sont indiquées sur le site internet « Mémoire des hommes » du ministère des armées, rubrique DSCEN.

Nous ferons de notre mieux pour répondre à vos questions, dans la limite de nos connaissances, et de nos responsabilités.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je vous remercie pour la densité de vos propos, qui traitent de deux éléments principaux : les archives et la surveillance géomécanique et radiologique des sites d’expérimentation. S’agissant des archives, vous avez énuméré les différents types de documents, dont les anthropogammamétries et les dosimétries d’ambiance. Disposez-vous des dosimétries individuelles liées à chaque dossier de travailleur ? Ensuite, vous avez mentionné la répartition des archives dans plusieurs sites dont Pau et Limoges. Cette dispersion des archives complique-t-elle votre travail, lorsqu’il s’agit de restituer un dossier à un individu qui en fait la demande ou à des entités comme le Civen, le CMS ?

Mme Anne-Marie Jalady. Notre base de données contient effectivement les dosimétries et les anthropogammamétries individuelles. À partir de cette base, nous cherchons les archives papier, lorsque le nom correspondant en fait partie. Ces données relevant du secret médical, il n’existe pas de difficulté particulière lorsque la demande émane des travailleurs eux-mêmes.

La répartition des archives ne pose plus aucune difficulté depuis que nous ne cherchons plus à les récupérer en un seul dossier. En réalité, il s’agit du travail du Civen. De notre côté, nous ne répondons plus que pour le ministère des Armées. Si nous pensons qu’il peut exister des archives ailleurs, nous l’indiquons dans notre courrier de réponse, en transmettant les coordonnées du service d’archives dont dispose le Civen, surtout si la demande est effectuée par un ayant droit ou un vétéran.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Nombre de vétérans que nous avons auditionnés considèrent tout de même qu’ils n’ont pas été très bien suivis individuellement ; d’autres expliquent qu’ils ne portaient pas de dosimètres individuels.

Ensuite, vos archives contiennent-elles des cahiers ou des registres qui portent notamment sur les constats sanitaires (individuels ou collectifs) qui auraient pu provenir des îles ? Vous arrive-t-il de devoir exploiter les archives de Jean Prince ? Je pense notamment à un cahier qui a été médiatisé, celui de l’institutrice des îles Gambier, Mme Golaz, lequel a été évoqué par le docteur Baert lors de son audition. Celle-ci s’était ainsi vue confisquer son journal, dans lequel elle notait les anomalies sanitaires qu’elle constatait chez ses élèves. Savez-vous où ce cahier se trouve ? Pourrait-il nous être transmis, dans le respect des termes de la loi ? D’autres archives privées de ce type existent-elles ?

Mme Anne-Marie Jalady. Nous avons entendu parler de ce cahier à l’occasion de votre commission d’enquête. J’ai demandé à mon archiviste de le rechercher, mais elle ne l’a pas trouvé. La même demande a été réalisée auprès du CEA, pour le même résultat.

Le docteur Baert indique que dans son carnet, l’institutrice avait noté des troubles digestifs, effectivement compatibles avec une flambée de ciguatera ou une épidémie de gastro-entérite. S’il s’agit bien de troubles digestifs, ils ne peuvent être en rapport avec une exposition aux rayonnements ionisants, c’est-à-dire les doses reçues par les îles Gambier, lesquelles étaient très faibles selon les experts du CEA, de l’ASNR, mais également les auteurs de Toxique, pourtant plus polémiques. Dans le cas de très faibles doses, c’est-à-dire en dessous de 100 millisieverts (mSv), il n’existe pas de risque de troubles digestifs. Sur 100 personnes exposées aux rayonnements ionisants à 1 mSv, le risque de cancer est inférieur à 1.

Ensuite, nous n’exploitons pas les archives de Jean Prince, cela ne relève pas de notre mission. Il revient au Civen d’exploiter l’ensemble des documents qui peuvent être récupérés dans les différents services d’archives.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Madame, vous avez évoqué à au moins deux reprises votre volonté de vous appuyer sur les faits et uniquement les faits. Cette insistance m’a laissé penser que vous considériez peut-être qu’il existait parmi les parlementaires des personnes qui ne se seraient pas appuyées sur les faits. J’espère que cela n’est pas le cas. Nous sommes autant attachés à la science que vous l’êtes. Simplement, je voulais faire remarquer que pendant très longtemps, les faits ont été peu accessibles. Si l’effort d’accessibilité a été récemment très important, reconnaissons qu’il a également été tardif.

Ma question concerne une information qui nous a été fournie lors d’une précédente audition. Il nous a ainsi été indiqué que tous les habitants de Tureia ont subi, ou bénéficié selon les points de vue, d’une spectrométrie gamma la recherche de strontium 90 dans l’appareil osseux mais que le résultat de ces examens n’avait jamais été communiqué. En conséquence, ils sont très demandeurs de ces résultats. En avez-vous déjà entendu parler ? À qui pouvons-nous demander communication de ces résultats, s’ils existent ? Est-il possible de les présenter aux habitants de Tureia ?

Mme Anne-Marie Jalady. S’agissant de la spectrométrie gamma des habitants de Tureia, la réponse est difficile, dans la mesure où notre base de données ne comporte que des noms et des prénoms. Dans la prévision de cette audition par la commission d’enquête, j’ai demandé à mon archiviste de réaliser une recherche sur les anthropogammamétries de la population. Nous en avons trouvé quelques-unes et avons effectué un test avec nos bases de données. À chaque fois que nous disposions de la spectrométrie, le nom figurait dans la base de données. Voilà ce que je peux vous répondre à ce jour.

Ensuite, nous communiquons individuellement les résultats, dans la mesure où les résultats des anthropogammamétries individuelles sont soumis au secret médical. Nous pouvons les transmettre aux intéressés, s’ils nous le demandent, ainsi qu’au Civen. Le Civen nous indique qu’il nous envoie les dossiers d’indemnisation, afin que nous puissions rechercher systématiquement dans notre base s’il existe une spectrométrie correspondante, y compris lorsqu’il s’agit de populations.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Je comprends naturellement le principe du secret médical. Le nombre d’habitants à Tureia me semble assez limité, peut-être de l’ordre de 500 à 600 personnes actuellement, mais la population devait être plus importante à l’époque. À partir de l’année et du lieu de réalisation de l’examen, il doit être possible de retrouver une cohorte, que l’on peut anonymiser. Il s’agit juste de savoir si les résultats étaient anormaux ou si l’on peut à l’inverse rassurer la population, sans violer le secret médical.

Mme Anne-Marie Jalady. L’ouvrage de référence publié par le ministère de la Défense en 2006, La dimension radiologique des essais nucléaires français en Polynésie - à l’épreuve des faits, fournit des résultats sur les mesures de campagnes anthropogammamétriques, en page 294. En 1966, à Tureia, soixante personnes ont eu indice de tri inférieur à 2, soit un résultat « normal ». En juillet 1967, quatorze personnes ont eu un indice de tri supérieur à 5, soit le résultat d’une contamination interne. Mais la contamination atteinte peut être de faible niveau. En août 1967, vingt-huit personnes de Tureia présentaient un indice de tri supérieur à 5, et une personne en 1968 (contre trente personnes affichant un indice de tri entre 2 et 5 et une quinze dont l’indice était inférieur à 2, cette même année 1968).

Mme Dominique Voynet (EcoS). Cette information ne nous indique pas pour autant la molécule incriminée. Nous ne savons pas s’il s’agit ou non de strontium.

Mme Anne-Marie Jalady. Il ne s’agit pas de strontium. Le strontium est un émetteur bêta mais les anthropogammamétries détectent les émetteurs gamma. En revanche, ils peuvent détecter d’autres radionucléides qui seraient évocateurs d’une contamination au strontium.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Cette réponse me paraît parcellaire, dans la mesure où nous avons besoin de conclusions scientifiques. L’ensemble de la population de Tureia a-t-il fait l’objet de ces mesures ?

Mme Anne-Marie Jalady. Je suis incapable de répondre cette question en l’état, mais nous pouvons continuer à chercher.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En l’état, ces résultats ne sont pas exploitables, pour nous. Ces données existent mais, sur le plan scientifique, elles ont peu d’utilité. Quelles conclusions en tirez-vous de votre côté ?

Mme Anne-Marie Jalady. Notre mission ne consiste pas à tirer des conclusions, mais de chercher dans nos archives lorsque des demandes nous sont soumises.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. À vous entendre, en 1966, tout allait bien à Tureia.

Mme Anne-Marie Jalady. Je ne peux vous donner que les résultats qui sont à ma disposition, c’est-à-dire des résultats de mesure, avec l’interprétation qui est établie habituellement et démontrée scientifiquement, en fonction de l’indice de tri. Je ne peux pas vous en dire plus.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Après vérification, il y a actuellement 336 habitants à Tureia. Mais surtout, ils étaient 2 934 en 1980 et 3 321 en 1996, au moment où les essais ont été arrêtés.

M. Emmanuel Fouquart (RN). Selon les documents officiels consultables, la population de l’île était seulement de soixante-dix personnes, juste avant les premiers essais.

Mme Anne-Marie Jalady. J’avais en tête un nombre de quatre-vingt personnes mais nous pourrons vérifier et vous répondre par écrit si vous le souhaitez.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je pense que de nombreux personnels du CEP étaient sur place, ce qui augmentait de fait augmenter la population.

M. Jean-Philippe Ménager. Je tiens à apporter une précision, ayant lu un grand nombre d’archives. Selon moi, la population de Tureia (à l’exclusion des personnels du CEP qui venaient ponctuellement lors des essais ou effectuer des mesures) s’établissait à moins de 100 personnes, contre moins de 500 personnes aux îles Gambier.

M. le président Didier Le Gac. Il semble justifié d’effectuer des vérifications. Nous vous serions reconnaissants de nous apporter cette réponse.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez également évoqué une expertise réalisée par l’AIEA entre 1996 et 1998, qui semble indiquer que tout va pour le mieux. La France a cependant décidé de procéder à une surveillance radiologique et a mis en place la mission Turbo, laquelle a conclu que la radioactivité encore présente à Moruroa et Fangataufa n’avait pas migré pas dans l’environnement.

À partir de quand le suivi radiologique continu et la mission Turbo pourront-ils prendre fin ? Quels indicateurs permettront-ils de prendre une telle décision ? Celle-ci est-elle strictement politique ou disposez-vous d’éléments objectifs qui permettent de déterminer l’utilité persistante de ce suivi pour assurer la sécurité des sites et des populations ? En l’état, le retour ou l’installation pérenne ou ponctuelle d’une population civile sur les atolls est-il envisageable ? Très concrètement, quels sont les obstacles en termes de risques radiologiques et de risques de prolifération ?

Madame Jalady, en tant qu’experte des risques nucléaires, considérez-vous qu’il existe d’autres types de risques que nous ne verrions pas ? Sont-ils surmontables ? Sous quelles conditions ? En fonction de quels moyens et à quel coût ?

Mme Anne-Marie Jalady. S’agissant de la mission Turbo, la règle retenue en métropole consiste à continuer à surveiller les sites historiquement pollués. Il n’existe pas de date butoir. En revanche, la précision de la stratégie de surveillance peut évoluer, dans la mesure où nous devons réaliser cette surveillance au juste besoin. Depuis 2015, nous présentons les résultats en commission d’information et notre propos demeure le même : la radioactivité sur les atolls de Moruroa et Fangataufa et dans l’environnement est de l’ordre de traces infinitésimales, sans aucun impact sanitaire. La radioactivité ne migre pas vers l’environnement. Il existe donc un projet de surveillance future de ces atolls, qui vise à adapter la surveillance au juste besoin.

M. le président Didier Le Gac. Que signifie ce « juste besoin » ?

Mme Anne-Marie Jalady. Il s’agit de faire en sorte que la surveillance soit efficace puisque ces atolls constituent des installations et activités nucléaires intéressant la défense (Ianid), lesquelles dépendent du code de la défense. Celui-ci détaille la mission d’assurer la radioprotection et la sûreté de ces atolls. Le retour de la population sur ces atolls n’est pas possible, dans la mesure où leurs sous-sols sont historiquement pollués. De plus, l’analyse de cette radioactivité pourrait fournir à une puissance étrangère des informations lui permettant de fabriquer une bombe, c’est-à-dire des informations proliférantes.

Ces informations n’autorisent pas la population à revenir sur les atolls, non pas pour des raisons de radioprotection, même s’il y a des endroits à accès réglementé sur ces atolls, mais pour des raisons de présence de radioactivité dans les sous-sols qui pourrait être proliférante.

M. le président Didier Le Gac. Ces derniers propos ne sont-ils pas quelque peu contradictoires ? Vous indiquez simultanément que rien n’évolue sur le plan atmosphérique mais vous soulignez dans le même temps la présence de radioactivité proliférante dans les sous-sols…

Mme Anne-Marie Jalady. La radioactivité n’est pas présente dans les sols dispersés, mais dans les puits de déchets creusés à plus de 1 000 mètres de profondeur. Ceux-ci ont été rebouchés à chaque étape avec des bouchons en ciment ou en béton, pour confiner la radioactivité. Il existe également des puits de tir, qui contiennent les déchets dans la roche volcanique, laquelle n’a pas été fragilisée par les essais. En surface, il n’y a pas de risque, à condition de respecter les zones à accès réglementé, comme le banc Colette.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Qu’en est-il de ce risque de prolifération sur le site algérien, qui ne connaît pas de surveillance française depuis l’indépendance ? La France a quitté le site en laissant des données, ce qui lui a été reproché récemment.

Mme Anne-Marie Jalady. Les sites algériens ne font pas partie du périmètre de responsabilité du DSCEN. Je ne peux donc pas m’exprimer à leur sujet. Le DSCEN s’occupe des sites polynésiens de Moruroa et Fangataufa, dans la limite des 12 milles nautiques.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaite à présent évoquer les parties de couronnes coralliennes qui ont glissé à la suite des fissures. Vous avez indiqué que le risque de décrochement d’une masse rocheuse est maintenant estimé comme très improbable et qu’aucun phénomène de ce type n’a été observé depuis l’arrêt des essais. Mais combien de décrochements sont-ils intervenus lors des essais ?

Ensuite, de nombreuses personnes ayant travaillé le site nous parlent de failles, de grandes fissures dans le socle corallien. Ces fissures sont-elles dangereuses et surveillées à ce titre ? Enfin, pouvez-vous expliquer aux nouveaux commissaires ce qu’est le banc Colette ?

Mme Anne-Marie Jalady. Ces fissures sont très attentivement surveillées comme vous le savez, puisque vous êtes venue à Moruroa. Comme nous l’avons indiqué dans notre propos liminaire, la surveillance géomécanique et assurée vingt-quatre heures sur vingt-quatre heures et sept jours sur sept par un système moderne de cinquante capteurs qui enregistrent les mouvements. Depuis la fin des essais, nous constatons qu’aucun mouvement n’est intervenu.

Un système d’alerte existe néanmoins. Il s’agit d’une échelle des risques fixée par les sismologues experts du CEA, qui utilise un indicateur établissant la moyenne de toutes les mesures de surveillance à Moruroa. Depuis la fin des essais, cette échelle de risque s’établit à zéro. À ce sujet, il faut distinguer le « niveau zéro » de l’échelle des risques du « risque zéro » : ce n’est pas parce que cette échelle se situe au niveau zéro que le risque est égal à zéro. Mais en résumé, des mesures sont effectuées depuis trente ans et celles-ci n’ont jamais été inquiétantes.

M. Jean-Philippe Ménager. Les failles en partie créées par les essais souterrains sont situées sur la partie nord-est de Moruroa. Précédemment, des chutes de blocs de falaises étaient intervenues lors de tirs sous la couronne de l’autre côté de l’atoll, dans la partie sud-ouest, qui présente une autre structure géologique. Ces mouvements ont eu lieu quelques heures après les essais et se sont depuis stabilisés.

En revanche, dans la zone nord-est, il a toujours existé des mouvements de fluage, qui ont été initiés par les essais sous la couronne. Nous nous sommes aperçus que cette partie continuait à connaître des petits mouvements résiduels après la fin des essais. C’est la raison pour laquelle l’expertise internationale menée à l’époque sur le terrain avait préconisé de continuer la surveillance. Il apparaît que ces mouvements résiduels n’ont cessé de ralentir et depuis les années 2010, nous sommes quasiment parvenus à un palier où l’on ne détecte presque rien. Les sismologues et spécialistes du CEA estiment que le mouvement est désormais tellement faible qu’il s’apparente au mouvement classique d’un atoll qui n’a pas subi d’essais mécaniques et qu’une stabilisation totale de cette zone est à présent constatée.

M. Yoann Gillet (RN). J’ai déjà eu l’occasion de saluer le travail du DSCEN. Il nous permet en effet d’avoir accès très facilement à un certain nombre de données qui nous sont très utiles dans le cadre de cette commission d’enquête.

S’agissant du débat sur le nombre d’habitants de Tureia et des 3 000 personnes évoquées par Mme Voynet, j’ai pu trouver une explication. À l’époque, Moruroa et Fangataufa étaient rattachés à la commune de Tureia, ce qui explique sans doute ce décalage du nombre d’habitants. Dans les faits, moins de 100 habitants étaient comptabilisés à Tureia.

M. le président Didier Le Gac. Il nous faudra clarifier ce point.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pouvez-vous parler des zones réservées, notamment à Moruroa ? En existe-t-il à Fangataufa ? Je rappelle qu’aucun militaire n’est présent à Fangataufa, alors qu’ils sont en permanence au nombre de vingt-huit à Moruroa. Ensuite, existe-t-il des zones de type Colette à Fangataufa ? Y existe-t-il également des éléments proliférants observables à l’œil nu ?

M. Jean-Philippe Ménager. Ce qui est effectivement accessible correspond à ce qui reste dans les fonds de lagon à Moruroa, au milieu des sédiments, dans trois zones. Il s’agit d’abord du banc Colette situé sur une marche de fond de lagon, de dix à douze mètres de profondeur. Demeure dans ces sédiments un reste de plutonium provenant des fameux essais de sécurité. Ces derniers ont été effectués à l’extérieur, sur des dalles, mais ont projeté de la matière malheureusement radioactive.

La deuxième zone est située juste à proximité, c’est-à-dire à l’emplacement où ont eu lieu les essais sur barge dans la zone Denise, face au poste d’enregistrement avancé (PEA), à 700 ou 800 mètres. Ici, le lagon mesure environ quarante mètres de profondeur et les sédiments ont également été contaminés. Ces zones sont parfaitement définies et font partie des zones réglementées pour l’accès des plongeurs. La troisième zone est située dans la zone Dindon à l’ouest de Moruroa, où des essais ont été réalisés, notamment les essais sur barge qui ont été les fameux essais contaminants du lagon. Cette zone circonscrite est relativement bien connue et bien réglementée.

À Fangataufa, des essais sur barges sont également intervenus. Le lagon a une profondeur de trente à quarante mètres. La zone se situe en face du PEA Frégate où était installé le fameux blockhaus dans lequel les mesures des essais étaient réalisées. Cette zone est également réglementée pour la plongée. Les pourtours et les puits pour les eaux souterraines à proximité y sont surveillés.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Sur le site, il existe deux puits de stockage, les puits numérotés PS1 et PS3. Madame Jalady, pouvez-vous éclairer la commission sur la manière dont ces puits ont été remplis et à quelle période ? Ces déchets résultent-ils des essais atmosphériques ? De plus, ces essais comportaient-ils des déchets ou ont-ils été simplement caractérisés par un essaimage de particules radioactives, par des nuages ? Des déchets subsistent-ils encore dans les puits de stockage à Moruroa ? Ces déchets dans les puits de stockage proviennent-ils de la période des essais souterrains ? Enfin, à part PS1 et PS3, existe-t-il d’autres sites de stockage, notamment à Fangataufa ?

M. Jean-Philippe Ménager. Je me permets de vous répondre, dans la mesure où je suis chargé des déclarations auprès de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Il n’existe que deux puits de stockage qui ont été creusés spécifiquement à cet effet à Mururoa, mais il existe vingt-cinq autres têtes de puits, c’est-à-dire des anciens puits de tir qui ont été utilisés pour enfouir des déchets radioactifs.

S’agissant des dates d’enfouissement pour PS1 et PS3, les opérations ont commencé en 1979 et se sont achevées en 1997. À l’époque, il existait déjà des règles assez strictes pour les déchets radioactifs et une usine avait été mise en place sur l’atoll pour vérifier les conteneurs et préparer les viroles de stockage. Il s’agit de procédures identiques à celles qui sont pratiquées dans l’Hexagone.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces déchets émanent-ils exclusivement de la période des essais souterrains ou sont-ils également issus des essais atmosphériques ? Ensuite, sur les vingt-cinq têtes de puits dont vous avez parlé, toutes sont-elles situées à Moruroa ou bien certaines se trouvent-elles à Fangataufa ?

M. Jean-Philippe Ménager. Tous les déchets nucléaires enfouis en puits sont situés à Moruroa. Il n’y a rien à Fangataufa, à l’exception des deux cavités de tirs correspondant aux deux premiers tirs souterrains.

Les déchets sont effectivement liés en très grande majorité aux essais souterrains, mais également à l’assainissement des sites, qui est intervenu jusqu’à la fin de leur utilisation. La fameuse dalle Colette a été arasée par une espèce de bulldozer qui a enlevé une partie du corail pour limiter la contamination surfacique. Les matières ont été traitées, mises en fût et enfouies dans ces puits. Il en a été de même pour des récupérations de déchets dans les sols, qui étaient stockés depuis quelques années à la suite des différents essais. Des terres contaminées par les retombées aériennes avaient été stockées dans des zones avant d’être vidées et placées dans les puits de stockage. En conséquence, une petite partie correspond aux anciennes retombées aériennes.

Ces opérations ont fait partie de l’assainissement des sites, afin d’obtenir la dépollution la plus parfaite possible, à l’issue des expérimentations.

Mme Anne-Marie Jalady. Je précise que l’inventaire de ces déchets et de leur activité, réalisée chaque année par le ministère des armées, est déclaré à l’Andra et accessible sur son site internet

M. le président Didier Le Gac. À ce titre, il serait peut-être pertinent d’auditionner l’Andra, à l’occasion de nos dernières auditions.

Mesdames Jalady et Herman, monsieur Ménager, je vous remercie pour votre présence et vos réponses à nos questions.

 


II. Audition, ouverte à la presse, de M. Émile VERNIER, président du SDIRAF (Syndicat de Défense des Intérêts des Retraités Actuels et Futurs)

M. le président Didier Le Gac. Nous recevons maintenant M. Emile Vernier, président du Sdiraf.

Je rappellerai en introduction que le Syndicat de défense des intérêts des retraités actuels et futurs (Sdiraf), créé en 2009, représente tous les retraités de Polynésie, indépendamment de leur affiliation à la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS). Il demande une évolution de la réglementation portant sur l’indemnisation des personnes qui pourraient être affectées par une maladie radio-induite due à une exposition à des rayons ionisants provenant d’essais nucléaires.

Pouvez-vous nous indiquer comment le Sdiraf, plutôt généraliste à l’origine, en est venu à s’intéresser spécifiquement aux personnes ayant pu subir des dommages du fait des essais nucléaires effectués en Polynésie ?

Quelles sont les principales évolutions de la loi Morin que vous appelez de vos vœux ? Pensez-vous qu’il faille supprimer le seuil de 1 millisievert (mSv) ? Toutes les personnes que nous avons entendues estiment que ce seuil de gestion très théorique ne fait que compliquer le traitement des demandes présentées au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen).

Mais, avant de vous entendre, je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Émile Vernier prête serment.)

M. Émile Vernier, président du Sdiraf. C’est une fierté et un honneur d’être devant vous. Je n’ai pas travaillé sur les sites des essais mais en mars 2024, j’ai visité Moruroa en compagnie du haut-commissaire, du contre-amiral, de Moetai Brotherson, président de la Polynésie, de Mereana Reid Arbelot, votre rapporteure, du député Steve Chailloux, de Hinamoeura Morgant-Cross, ainsi que plusieurs représentants de l’armée et élus polynésiens.

Cette visite très enrichissante m’a permis de constater que Moruroa était devenu un sanctuaire mondial. La nature y a repris ses droits, tous ses droits. Il n’y a aucun habitant en dehors d’un régiment d’une trentaine de soldats occupés à préserver la tranquillité de l’atoll et à surveiller que tout se passe bien. Ils m’ont raconté que les poissons venaient au bord du rivage : nous sommes restés près de l’aéroport mais, pour moi, qui suis pêcheur, cet atoll est un paradis.

Depuis le début des essais atmosphériques et souterrains, des Polynésiens sont montés au créneau pour dénoncer l’attitude de la France, qu’ils accusaient, sans aucune preuve, de mensonges et de manipulation. Vous m’avez demandé de dire la vérité, la voilà : pendant des dizaines d’années, ces personnes ont asséné des contre-vérités aux Polynésiens, perturbant leurs réflexions et les déstabilisant. Et aujourd’hui, on en paie le prix ! Les conséquences de ces mensonges sont gravissimes : dès que l’État parle, on pense immédiatement qu’il ment. Dernièrement encore, l’association chrétienne 193, par la voix du père Auguste, s’est permis de critiquer le professeur Baert et de le déclarer persona non grata en Polynésie, au motif qu’il a tenu des propos qui n’allaient pas dans son sens. Pour qui se prennent-ils ? D’un professeur reconnu ou d’un curé, qui connaît le mieux la science ? Certains Polynésiens disent n’importe quoi, sans preuve, comme leur maître Donald Trump.

Je voudrais partager avec vous plusieurs interventions capitales sur les essais nucléaires.

La première provient d’un reportage sur le déplacement du Général de Gaulle à Papeete, en septembre 1966, quelques mois après le premier tir, intervenu le 2 juillet. Il y avait prononcé un discours sur la place Joffre (aujourd’hui place Tarahoi) auquel j’ai assisté, comme tous les élèves du collège La Mennais, qui y avaient été invités, vêtus d’un short bleu et d’une chemise blanche. Voici le récit de cette visite.

« Le lendemain de son arrivée, le 7 ou le 8 septembre 1966, il se rend à Papeete : après la traditionnelle cérémonie au monument aux morts, les audiences officielles et les défilés en hommage à sa personne, le Général arrive sur la place Joffre où il évoque la force de dissuasion nucléaire, dont la Polynésie est devenue le centre opérationnel après l’évacuation du Sahara. Ainsi déclare-t-il aux Polynésiens “combien la France apprécie le service qu’elle lui rend en étant le siège de cette organisation qui doit assurer la paix à coup sûr”. Pierre de touche de sa “politique de grandeur”, la force de frappe se doit d’être crédible : elle l’est devenue depuis l’explosion de sa première bombe A en 1960. En s’assurant une capacité de représailles réellement dissuasive, la France est dès lors placée sur un pied d’égalité avec les grandes puissances. Plus tard dans son voyage, le Général assistera d’ailleurs à l’un de ces essais dans l’atoll de Moruroa.

« De Gaulle poursuit son discours en prophétisant l’avenir de la Polynésie qui “peut être magnifique”. Il salue le “caractère”, “l’âme” et le “travail” des Polynésiens et leur assure le soutien indéfectible de la métropole. »

Je pense souvent à cette prophétie du Général sur l’avenir magnifique de mon pays : il s’est trompé. Quant au soutien indéfectible de la France, il y a encore à faire.

La deuxième intervention que je souhaite vous rappeler est celle d’Emmanuel Macron devant les responsables polynésiens, le mardi 27 juillet 2021 à Papeete. « J’assume et je veux la vérité et la transparence avec vous. […] La Nation a une dette à l’égard de la Polynésie française. Cette dette est le fait d’avoir en effet abrité ces essais, en particulier ceux entre 1966 et 1974, dont on ne peut absolument pas dire qu’ils étaient propres » a-t-il déclaré au dernier jour de son déplacement dans l’archipel. Le Sdiraf demande que ces paroles qui font l’histoire soient respectées.

Je suis né à Rabat, au Maroc, en septembre 1952. Mon état civil officiel indique trois prénoms : Émile, Robert (mes grands-pères) et Ariifaanaunau, nom du fils d’un ancêtre ayant vécu au début du XIXe siècle, Tauraatua i Patea, qui était le grand chef du clan Teva, établi à Papara et dans la presqu’île. Sans doute dois-je à cet ancêtre le besoin de défendre les Polynésiens en souffrance.

Depuis 1973, je suis marié avec Huguette et nous avons trois beaux enfants. Notre aînée, Tahia, vient d’être diagnostiquée d’un cancer du rectum, qu’elle soigne avec assiduité par des séances de chimiothérapie, de radiothérapie, des opérations : elle est courageuse. Elle vient de déposer sa demande d’indemnisation auprès de la mission « aller vers ». C’est aussi pour elle, et pour tous les Polynésiens malades, que je défends mon peuple. Avec le bureau du Sdiraf, nous en sommes fiers.

Le Sdiraf a été créé en avril 2009, à la suite de l’annonce brutale, par le président du régime général des salariés (RGS) de la CPS, du risque de cessation de paiements et de faillite sous trois ans en l’absence de réformes. Ce fut un choc : après avoir travaillé des années, peut-être les retraités ne seraient-ils plus payés.

Depuis sa création, sans aucune subvention ni grands moyens (il n’a pour tous revenus que le produit des cotisations, dont le montant s’élève à 8 euros par adhérent et par an), le Sdiraf vivote. Depuis septembre 2024, son bureau est composé de sept personnes : outre son président, il y a un vice-président, Michel Arakino, un trésorier, Christian Chonvant, une trésorière adjointe, Huguette Vernier, une secrétaire, Siu Sarrouy, une secrétaire adjointe, Hélène Arnaud et un assesseur, Jean Chapman. Parmi eux, deux ont travaillé à Moruroa : Michel Arakino et Jean Chapman. Bien que le Syndicat ait été reconnu d’intérêt général en octobre 2017 par le gouvernement polynésien, rien n’a changé : nous n’avons toujours pas officiellement de représentant au Conseil économique, social, environnemental et culturel (Cesec), où les retraités polynésiens sont représentés par un fonctionnaire d’État (c’est étonnant !), ni au conseil d’administration de la CPS, composé de quinze personnes qui prennent des décisions pour une grande partie des Polynésiens. Quinze personnes, et nous n’en sommes pas !

Chaque mardi, éventuellement d’autres jours de la semaine si besoin, le bureau se réunit dans un food court de Faa’a. Nous n’avons ni local, ni secrétariat : on se débrouille avec les moyens du bord. Et souvent, je dois payer de ma poche les déplacements dans les îles. À leur demande, j’irai prochainement rencontrer les habitants de Raiatea, Huahine, Nuku Hiva et Tureia, qui ont besoin de nous. Je note d’ailleurs que chaque fois que je passe quelque part, le nombre de dossiers de demande d’indemnisation augmente. Le Sdiraf ne possède qu’un seul moyen de communication, une page Facebook de plus en plus suivie, sur laquelle figurent des informations vérifiables (décrets, arrêtés et autres textes réglementaires).

Nous avons saisi à plusieurs reprises le Président de la République, la ministre de la santé et le Premier ministre au sujet de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, prévue à l’article 7 de la loi Morin, qui doit se réunir bientôt. Mais pourquoi le Sdiraf est-il monté au créneau pour le nucléaire ?

À la suite de l’annonce concernant l’avenir de la CPS, j’ai décidé de m’investir et, avec quelques amis, nous avons créé le Sdiraf, qui défend depuis les intérêts des retraités de la CPS (tous les travailleurs des sites, y compris les personnels civils, y sont affiliés), non sans difficultés, faute de moyens et d’informations ; nous n’avons accès qu’au rapport d’activité annuel de la CPS.

Le changement de gouvernance de la CPS, en 2009, a marqué un tournant important. Les trois régimes – le RGS, le RNS (régime des non-salariés) et le RSPF (régime de solidarité de Polynésie française) – sont passés sous la gestion d’un conseil d’administration unique, composé de quinze membres chargés de gérer la protection sociale de près de 300 000 Polynésiens. L’arrivée d’un gouvernement indépendantiste, en mai 2023, a entraîné un nouveau changement de gouvernance : plus rien ne filtrait des réunions du conseil d’administration, ce qui a compliqué les échanges. J’en ai longuement parlé avec Michel Arakino lorsqu’il a pris le poste de vice-président du Sdiraf, il y a une dizaine d’années, et nous avons décidé de défendre malgré tout la CPS, car le régime de retraite était en difficulté.

La création de la délégation Reko Tika a été le point de départ d’une nouvelle approche sur le sujet du nucléaire. Michel Arakino en faisait partie, mais on lui avait interdit de s’y exprimer au nom du Sdiraf, sous peine d’être renvoyé au fenua, au pays. Lors d’une réunion à Paris, en présence du président Macron et de représentants de l’armée, le gouvernement local a formulé d’excellentes propositions à l’État : malheureusement, de nombreux acteurs, partis politiques, associations (à l’exception de Tamarii Moruroa), églises et même parlementaires (Moetai Brotherson notamment, qui était député à l’époque) ont refusé de participer à la réunion, ce qui a affaibli la position du président de la Polynésie. Création de la mission « aller vers » pour la gestion des dossiers d’indemnisation (concrétisée en janvier 2022), prise en charge des frais engagés par la CPS pour soigner les malades reconnus victimes des essais par le Civen, lancement d’un centre de mémoire et création d’un Institut du cancer en Polynésie française : tout laissait présager de grandes avancées et de bonnes relations entre l’État et le pays. Mais la délégation est rentrée, et après le déplacement du président Macron en Polynésie, fin juillet 2021, Reko Tika a été oubliée. Depuis, le centre de mémoire n’est toujours pas terminé.

Pourtant, le 8 juillet 2021, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, écrivait à Édouard Fritch, alors président de Polynésie : « L’État a créé un droit à indemnisation pour les victimes des essais nucléaires. Il a le devoir de permettre à tous ceux qui s’estiment victimes de présenter un dossier au Civen. C’est une mesure de justice évidente. »

Tous les anciens travailleurs des sites sont aujourd’hui retraités de la CPS, et parmi eux, il y a des malades éligibles à indemnisation. Le Sdiraf a décidé de défendre ces personnes méritantes et valeureuses qui ont participé à la grandeur de la France et à la richesse de la Polynésie. Mais nous ne menons que des actions d’information : il n’est pas question de constituer des dossiers, nous ne sommes pas médecins. Pour cela, nous renvoyons vers la mission « aller vers », et seulement elle.

L’arrivée de quelques milliers de nouveaux retraités, mis d’office à la retraite à la fermeture du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), n’a pas aidé le régime de retraite de la CPS. Le ratio entre actifs et retraités se situe désormais autour de 1,5, mettant en danger sa pérennité.

Outre les réunions à Tahiti, et malgré le manque de moyens, le Sdiraf se déplace dans les îles. En 2023 et 2024, je me suis ainsi rendu à Tubuai, Rimatara, Rangiroa, Anaa et Maupiti. Chaque fois que je commence une réunion, je demande à l’assistance si elle sait combien de Polynésiens ont pu être indemnisés, entre 2010 et 2023, grâce à la loi Morin. Les réponses sont édifiantes : zéro, cinq… En réalité, personne ne sait, preuve que la communication est insuffisante, notamment au niveau des associations. J’en viens à me demander si elles veulent vraiment que la vérité soit connue. J’enjoins donc les autorités de l’État et du pays à faire l’effort d’informer nos populations sur les chiffres du Civen, très importants.

Nous demandons aussi instamment à l’État de renforcer les moyens humains et financiers du centre médical de suivi des anciens travailleurs des sites, de maintenir et renforcer les effectifs de la mission « aller vers » – ils ne sont que trois –, qui remplit parfaitement sa mission de soutien aux Polynésiens qui souhaitent déposer un dossier d’indemnisation. Cela permettra à un maximum de familles de constituer leur dossier. Notons au passage que de nombreux métropolitains me demandent de m’occuper de leur dossier, mais je ne peux pas.

Par ailleurs, nous demandons à l’État de revoir au plus vite la liste des maladies potentiellement radio-induites ouvrant droit à indemnisation, qui est limitée à vingt-trois pathologies, empêchant de nombreux dossiers d’indemnisation d’aboutir auprès du Civen. À la page 17 de son rapport d’activité 2023, il précise les pathologies hors décret pour lesquelles les demandes d’indemnisation sont les plus fréquentes : cancer de la prostate, cancer de la thyroïde hors période de croissance du demandeur ou goitre ne présentant aucun signe de malignité, ou encore cancer du pancréas, du col de l’utérus, de la langue et du larynx.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour ces précisions historiques très intéressantes. Je sais que vous avez encore beaucoup de choses à nous dire mais je vous propose de passer aux échanges avec les députés ici présents. Et, si vous en êtes d’accord, nous ferons figurer la fin de votre intervention écrite en annexe au compte rendu de l’audition.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Pourriez-vous revenir sur les principaux obstacles rencontrés par les retraités pour obtenir une indemnisation, en particulier dans la constitution du dossier ?

Que pense le Sdiraf du dispositif d’indemnisation actuel ? En dehors de l’élargissement de la liste des maladies ouvrant droit à indemnisation, avez-vous des préconisations ou le dispositif de la loi Morin vous semble-t-il suffisant pour traiter les malades et reconnaître leur statut de victime des essais nucléaires ?

M. Émile Vernier. Grâce à la loi Morin, des personnes ont pu être indemnisées. Cela étant, en cas de rejet de la demande, il est souvent trop tard pour intenter un recours, les deux mois étant passés. Lorsque quelqu’un est encore dans les délais, je lui demande de déposer un recours.

Il faut distinguer les décisions relatives aux essais atmosphériques de celles qui concernent les essais souterrains. Pour ces derniers, en général, le Civen refuse l’indemnisation. Je propose donc qu’on scinde l’indemnisation en deux parties, l’une concernant les essais atmosphériques, l’autre, les essais souterrains. La loi Morin est une usine à haine dans la mesure où toutes les personnes dont la demande est rejetée en veulent à l’État ; j’en ai rencontré beaucoup. Pour que ce pays retrouve la paix, je suggère de modifier la loi afin que l’ensemble des personnes qui ont contracté, à la suite d’essais atmosphériques, un cancer visé par la loi Morin (dont il convient d’ailleurs d’élargir la liste) soient automatiquement indemnisées. J’ai appris, au fur et à mesure de vos auditions, que rien ne permet de prouver qu’un cancer radio-induit est dû aux retombées atmosphériques : en la matière, on ne sait pas. Pour calmer les esprits, il faut donc modifier la loi.

S’agissant des essais souterrains, je n’ai pas de connaissances approfondies en ce domaine mais j’ai l’impression qu’ils n’engendrent pas de fuites ; il appartient aux scientifiques de nous le dire. On l’a vu à Moruroa : l’explosion a eu lieu à plus de 1 kilomètre de profondeur.

Si l’on continue comme cela, ce pays ne pourra jamais se réunir autour de cette question. Il y a trop d’animosité ; on se dispute même au sein des familles.

L’évolution que je propose résoudrait le problème du 1 mSv. J’aurais souhaité que l’on garde ce seuil car, à la lecture des rapports du Civen, on constate que, depuis 2018, date à laquelle la règle du 1 mSv a été introduite, les indemnisations sont de plus en plus nombreuses. Toutefois, il me paraît nécessaire de supprimer le seuil pour la période des essais atmosphériques. Concernant les essais souterrains, il faut mener des recherches. Il faut également conduire des recherches au sujet des maladies transmises par les parents et se garder de confondre les dimensions génétique et transgénérationnelle.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Votre affirmation selon laquelle la loi Morin est la loi de la « haine » m’a particulièrement interpellé ! Je percevais cette loi comme une première étape de la reconnaissance de ce qu’avaient subi les peuples et les travailleurs lors des essais nucléaires. Ce texte a été voté grâce à la mobilisation de vétérans, de victimes et de leurs familles. Il a le mérite d’exister, même s’il n’est pas parfait. Je comprends qu’il puisse apparaître comme la loi de la haine pour ceux qui sont rejetés sans en comprendre les raisons, bien qu’ils aient correctement rempli les dossiers et que leur maladie soit totalement liée aux essais nucléaires. Ils subissent une double peine. Est-ce bien ce que vous avez voulu dire ? Pouvez-vous compléter vos propos ?

M. Émile Vernier. Le 8 mars, j’ai organisé une réunion avec des malades ; j’y avais convié Mmes Reid Arbelot et Sanquer ainsi que les représentants de divers partis politiques. Alexandra Chamoux, administratrice des Tuamotu-Gambier, qui traite des conséquences des essais nucléaires au nom de l’État, était également présente. Naturellement, seuls les gens dont la demande a été rejetée se rendent à ce type de réunions. Deux ou trois personnes se sont exprimées, en tahitien, pour dire combien la situation leur pesait.

Dans les dossiers que je reçois, je constate que, parfois, le Civen reconnaît que les trois conditions de l’indemnisation (la date, le lieu et la maladie) sont remplies avant de conclure que, le seuil de 1 mSv n’étant pas atteint, il ne peut faire droit à la demande. Le demandeur est informé qu’il peut interjeter appel devant le tribunal administratif de Papeete. Recevoir une réponse de ce type suscite immanquablement de la rancœur. J’ai un fichier de personnes que j’appelle régulièrement. Elles me disent qu’on leur ment, qu’on les a trompées. À mon sens, ce n’est pas un mensonge mais l’application de la loi : le Civen ne peut répondre autre chose. On est à peu près sûr que les essais atmosphériques ont engendré des retombées : tout le monde le reconnaît. Je vous demande de calmer la rancœur des gens et de faire en sorte que toutes les personnes qui ont contracté un cancer à ce moment-là soient indemnisées : il faut tirer les conséquences de la reconnaissance des retombées.

On pâtit d’un manque de communication. Pour ma part, je communique beaucoup, je tiens des réunions, je vais voir les gens. Il faut aussi expliquer ce que sont les retombées précoces et les retombées retardées. À titre d’exemple, le nuage du tir Centaure est arrivé deux jours après l’explosion sur Tahiti. Je pense qu’il n’a pas eu le temps de se diluer dans l’atmosphère, d’autant plus qu’il n’est pas monté assez haut. On peut parler, s’agissant de Tahiti, Moorea et des îles Sous-le-Vent, d’un nuage précoce. En revanche, lorsque les tirs ont été correctement effectués, le nuage est parti vers une zone inhabitée : on parle alors de retombées retardées. Il est nécessaire d’expliquer cela. C’est pourquoi j’engage l’État à communiquer sur ces questions. Lorsque le Civen publie un rapport, il faut passer dans les communes pour l’expliquer. En 2022 et en 2023, le nombre de Polynésiens indemnisés dépassait de beaucoup celui des métropolitains (je ne parle pas des Algériens, qui sont réduits à la portion congrue). Le mouvement devrait être encore plus prononcé en 2024 puisque, comme l’a annoncé le président du Civen, le comité a reçu le nombre record de 1 200 dossiers l’année dernière.

Mme Dominique Voynet (EcoS). Pouvez-vous nous préciser quel est le niveau d’information réel des retraités polynésiens, qu’ils aient été connus de la CPS par les régimes de retraite officiels ou qu’ils aient travaillé longtemps de manière informelle ? Que savent-ils des possibilités offertes par la loi Morin mais aussi, plus généralement, des conséquences des essais ? La plupart de ceux qui ne parlent pas français ont-ils pu avoir accès à des documents en reo ma’ohi ? Que suggérez-vous pour améliorer l’information ? Au fil des auditions, il nous est apparu que les services de l’État et ceux du pays avaient le sentiment d’avoir accompli beaucoup d’efforts.

M. Émile Vernier. Lorsque je tiens une réunion, par exemple à Mahina, Faaone ou dans les îles, je demande toujours aux personnes présentes si elles connaissent le nombre d’indemnisations qui ont été décidées, mais personne ne le sait. Une référente de l’association 193 est même venue me demander, à la fin d’une réunion que j’ai organisée en septembre 2024, comment je savais autant de choses. J’ai répondu que le Civen rend des rapports publics, mais encore faut-il faire l’effort de les lire. Lorsque le rapport du Civen sort, très peu d’informations circulent. La majorité des Polynésiens ne sait rien. Peut-être quelques personnes, membres d’associations, sont-elles informées. Rappelons qu’entre 2010 et 2023, 417 familles polynésiennes ont été indemnisées, par une décision du Civen ou de la justice. Lors de mes réunions, je parle aux gens en tahitien ; c’est essentiel pour les personnes âgées car si vous parlez en français, on va vous chasser ! Après mon passage, des demandes d’indemnisation sont systématiquement déposées.

M. Maxime Laisney (LFI-NFP). Outre le seuil d’exposition et la période concernée, le Civen retient, au nombre des critères d’indemnisation, le lieu de résidence ou de séjour. À cet égard, on considère que seuls cinq ou six essais, sur la quarantaine d’essais atmosphériques réalisés, ont pu entraîner une dose reçue d’au moins 1 mSv. Le Civen rejette la demande d’indemnisation lorsqu’il juge que la personne n’était pas suffisamment proche du lieu d’un essai : en se fondant sur les calculs et les archives du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), il estime que le seuil de 1 mSv n’était pas atteint. Ne faudrait-il pas partir du principe que, dès lors qu’une personne était présente quelque part en Polynésie au cours de l’ensemble de la période de réalisation des essais atmosphériques, elle peut prétendre à indemnisation ?

Seuls vingt-trois cancers sont reconnus. Or on sait que l’exposition aux rayons ionisants peut entraîner d’autres cancers et d’autres maladies. Conviendrait-il d’élargir la liste, le cas échéant en modifiant les modalités de reconnaissance ?

M. Émile Vernier. Je profite de votre question pour rappeler comment on vit en Polynésie, dont l’île principale, Tahiti, est entourée de plus d’une centaine d’autres îles. Que l’on réside à Tahiti ou sur un atoll, il est impossible de rester en permanence au même endroit. C’est pourquoi il me paraît aberrant d’entendre qu’un cuisinier n’a pas pu être contaminé parce qu’il travaillait à Moruroa sous un toit : il est en effet nécessairement sorti, s’est baigné, a cueilli des fruits, est parti pêcher, etc. Je pense aussi à cette femme âgée de près de 80 ans, qui vit près de chez moi et souffre d’un cancer du sein, à qui on a dit qu’elle n’avait pas à résider dans une zone où l’on a mesuré une exposition de 1 mSv. Les Polynésiens vont en permanence d’une commune à une autre, d’une île à l’autre : ils vont à la mer, à la montagne, à la rivière. On demande à des personnes ce qu’elles faisaient il y a cinquante ans, ce à quoi elles sont bien en peine de répondre. Moi-même, je ne pourrais pas le dire. Ce critère ne me paraît donc pas justifié, surtout en ce qui concerne les essais atmosphériques.

Il faut calmer les gens, car le pays va mal. Il faut absolument faire quelque chose. On nous a toujours dit que la Polynésie a rendu service à la France. Je vous demande, à présent, de rendre service à la Polynésie en changeant la loi Morin. Il s’agit de faire en sorte que tout le monde soit indemnisé au titre des périodes au cours desquelles ont été réalisés les essais atmosphériques, quelle que soit la maladie radio-induite, à condition toutefois qu’elle soit reconnue par la loi Morin. Il me semble que si l’État indemnisait, de manière indiscriminée, toutes les personnes souffrant de l’une des vingt-trois maladies actuellement reconnues – qui seront peut-être au nombre de trente demain –, la France pourrait être accusée de génocide.

M. le président Didier Le Gac. La mission « aller vers » a-t-elle renforcé la clarté et l’accessibilité des procédures pour les Polynésiens ?

M. Émile Vernier. Je suis un grand fan de cette mission. Je me suis rendu plusieurs fois dans ses locaux et ai discuté avec les trois jeunes Polynésiens qui l’animent. J’ai également parlé avec Alexandra Chamoux, qui s’occupe de la mission. Pour moi, cela a tout changé en matière d’indemnisation. Soit vous appelez pour prendre rendez-vous, soit ces personnes se rendent chez vous, si vous ne pouvez pas vous déplacer. Elles accomplissent un travail formidable. La mission a reçu de nombreux dossiers en 2024, et j’espère que ce sera encore le cas cette année. Dès qu’un Polynésien pense que sa maladie est due à des retombées nucléaires, il doit déposer un dossier d’indemnisation. Je souhaite que tout le monde soit indemnisé, dès lors que cela correspond aux périodes de réalisation des essais atmosphériques. Il faut maintenir la mission.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La loi Morin repose sur le principe de l’indemnisation individuelle. Préconisez-vous toujours, en parallèle, une indemnisation collective ? En effet, toutes les maladies potentiellement radio-induites ont été prises en charge par la Caisse de prévoyance sociale (CPS), autrement dit par les cotisations des Polynésiens.

M. Émile Vernier. Pour la CPS, ce ne serait pas une indemnisation mais un remboursement des dépenses qu’elle a engagées au titre des soins apportés aux malades. Lorsque vous êtes atteint d’un cancer, vous êtes en effet soigné gratuitement grâce à cette caisse. Cela correspond à quelques milliards de francs CFP. Rappelons que 417 malades ont été indemnisés. Je pensais que le problème avait été réglé il y a deux ou trois ans : en effet, le haut-commissaire avait affirmé que ce serait fait et la mission Reko Tika avait débouché sur des annonces similaires. Le blocage s’explique par le fait que la CPS a aussi demandé à l’État qu’il rembourse toutes les dépenses qu’elle a prises en charge au titre des vingt-trois cancers reconnus, quelle qu’en soit l’origine, ce qui équivaudrait à une somme de 100 milliards de francs Pacifique, soit près de 1 milliard d’euros. Ce changement de doctrine me paraît aberrant car, si l’État acceptait cette demande de remboursement, on pourrait dire qu’un génocide a été commis. Il me semblerait étrange que la CPS aille dans ce sens. L’argent que la France reverse doit servir à indemniser des personnes qui ont vraiment souffert de la bombe ou dont on peut estimer qu’elles ont été atteintes par les essais. En revanche, il me paraîtrait anormal que l’on indemnise une personne qui n’est jamais allée à Moruroa ou dans une zone concernée par les essais et qui fume plusieurs paquets de cigarettes par jour ; on ne devrait pas non plus rembourser la CPS dans un tel cas de figure.

Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Quel est votre point de vue sur les indemnisations collectives au profit du pays ou de la population dans son ensemble ?

M. Émile Vernier. Quant à l’indemnisation collective, c’est un point sur lequel nous nous sommes battus, y compris avec Reko Tika. Il faut commencer par indemniser les habitants des Tuamotu, de Tureia, de Hao et de tous les atolls avoisinants. J’ai constaté qu’à Hao, atoll magnifique, il n’y avait pas de touristes : sans doute leur a-t-on dit que le lieu était contaminé. C’est faux, même s’il reste quelques endroits problématiques ; c’est le cas de la dalle vautour, par exemple, qu’il faut se résoudre à faire sauter pour enlever ce qui se trouve en dessous car a priori, toute la radioactivité est concentrée sous la dalle.

Je suis persuadé que l’arrivée du CEP (Centre d’expérimentation du Pacifique) a été à l’origine de modifications profondes de la société polynésienne. Du jour au lendemain, nous avons quitté les champs, cessé de vivre de la pêche et sommes devenus des salariés. Je n’incrimine pas la France, mais je constate que le Polynésien n’a pas su s’adapter à ces changements. En 1960, personne n’était obèse ; les gens marchaient, faisaient du sport. Aujourd’hui, on prend sa voiture pour faire 100 mètres. Il faut aider le Gouvernement à développer les structures sportives.

Pour sortir du carcan actuel, il faut que toutes les parties prenantes acceptent de se réunir pour discuter des essais atmosphériques. Nous devons nous accorder sur les chiffres, avec le concours des scientifiques, et cesser de nous livrer à des interprétations personnelles, faute de quoi nous irons à la catastrophe. Nous pourrions ainsi réfléchir à l’indemnisation collective. Le Sdiraf essaie de faire financer une étude (le Gouvernement local va peut-être apporter les fonds même si, à mon sens, cela incombe à l’État). Je sais que des mesures des doses de radiation ont été réalisées mais la suspicion demeure. Nous avons contacté la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) ; j’ai demandé à Bruno Chareyron, qui a rédigé l’étude de 2006, de reprendre le dossier et de chercher les traces des expériences nucléaires à Tureia ; nous allons circonscrire l’étude à cette île, compte tenu de nos moyens. Je suppose que si l’on trouve un résidu, même très faible, de matière radioactive, on pourra, par l’informatique, identifier la dose à laquelle la population a été exposée en 1966 puisque l’on connaît la durée de vie de ces éléments. Je veux que l’on tombe d’accord sur le chiffre. Je déplore que l’on se déchire sur ce point et que l’on traite la France de tous les noms.

M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie beaucoup, monsieur Vernier, pour votre participation à cette audition.

M. Émile Vernier. Je vais inviter toutes les personnes de ma connaissance à une réunion au cours de laquelle sera projeté l’enregistrement vidéo de l’audition. Je recueillerai leur avis sur les propos que j’ai tenus. Le cas échéant, je vous enverrai un autre courrier.

M. le président Didier Le Gac. Je salue cet exercice de démocratie participative. L’audition est en effet publique et peut être visionnée sur le site de l’Assemblée nationale, et le texte intégral de votre intervention liminaire sera annexé au compte rendu.

 

 

ANNEXE : Suite et fin de l’intervention écrite de M. Émile Vernier

Il faut aussi renforcer les moyens du Civen et pérenniser son existence, faute de quoi il n’y a pas d’indemnisation possible. Entre 2010 et 2015, alors que la décision d’indemnisation dépendait du ministre de la défense, seules 17 des 862 demandes d’indemnisation ont abouti, soit à peine 2 %, souvent au motif que le risque était négligeable. En 2018, il a donc été décidé d’instaurer un seuil minimum d’exposition de 1 mSv.

Créé le 30 août 2017 par la convention n° 161-07 entre l’État et la Polynésie française relative au suivi sanitaire des anciens travailleurs civils et militaires du CEP et des populations vivant ou ayant vécu à proximité des sites d’expérimentations nucléaires, le centre médical de suivi (CMS) se situe à Papeete, dans des locaux abritant également l’institut Louis-Malardé. Son directeur, le docteur Julien Pontis, a eu l’occasion de présenter l’activité du CMS lors d’une réunion d’information destinée aux anciens des sites, en juillet 2024. J’ai été surpris par l’importance et le travail de cette structure, trop peu connue.

Permettez-moi de vous raconter une anecdote. En avril 2023, j’ai organisé une réunion d’information à la mairie de Pirae, à laquelle assistaient une soixantaine d’anciens. Suivant mon conseil, l’un d’eux s’est rendu au CMS, où il a été diagnostiqué d’un cancer éligible à une indemnisation. Son épouse, qui s’est par la suite rendue à l’hôpital Afareiatu de Moorea, a également été diagnostiquée d’un cancer. Quelle fierté d’avoir contribué à la détection de ces deux cancers !

On sait aujourd’hui que l’essai Centaure de juillet 1974 a provoqué des retombées radioactives sur Moorea et les îles Sous-le-Vent. Le Sdiraf souhaite que l’État accorde des moyens supplémentaires au CMS, afin de permettre aux médecins de dépister des pathologies possiblement radio-induites chez les populations de Tahiti, Moorea, Raiatea, Huahine, Bora-Bora et Maupiti, et ainsi leur permettre de déposer un dossier d’indemnisation.

On l’oublie souvent, mais ce sont les témoignages de deux anciens des sites, Michel Arakino, plongeur pendant les tirs souterrains – que vous avez déjà entendu à deux reprises en tant que vice-président du Sdiraf –, et Marius Chan, gendarme à Rikitea, qui sont à l’origine de la loi Morin. Le premier, malgré plusieurs pathologies pour lesquelles il est traité en France depuis trois ans, n’a toujours pas été reconnu éligible à une indemnisation, alors même qu’il plongeait au fond du lagon dès la fin du tir. Le second, finalement chassé de Rikitea pour ses propos, a aujourd’hui 78 ans : il est cloué dans un fauteuil et a déposé sa demande d’indemnisation en 2024 ; nous attendons la réponse du Civen.

Malgré de grandes difficultés au démarrage, lorsque la décision d’indemnisation ne dépendait que du ministre de la défense, la loi Morin a permis l’indemnisation de plusieurs centaines de personnes entre 2010 et 2023, dont 417 Polynésiens.

Son article 7 prévoyait la création d’une commission consultative de suivi, présidée par le ministre de la santé et composée de dix-neuf membres, dont cinq représentants d’associations nommés par le premier ministre, deux députés, deux sénateurs, et les présidents de la Polynésie Française et de l’Assemblée de la Polynésie française. Cette commission est chargée du suivi de l’application de la loi Morin et peut, à ce titre, adresser des recommandations au gouvernement et au parlement, en particulier s’agissant de la modification de la liste des maladies radio-induites ouvrant droit à indemnisation. Or, si elle est censée se réunir deux fois par an, elle ne l’a plus fait depuis le 23 février 2021, et la liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation est restée figée à vingt-trois maladies. Pendant ce temps, des Polynésiens, des Français, des Algériens sont décédés sans avoir eu confirmation, comme ils le soupçonnaient, qu’ils avaient bien été contaminés par des retombées radioactives. C’est très grave ! Comment les membres de cette commission ont-ils pu ne rien faire pour les malades pendant cinq ans ?

En janvier 2024, lors d’un débat à l’Assemblée nationale, Mme Catherine Vautrin, ministre de la santé, avait annoncé que la commission serait réunie avant la fin du premier trimestre 2024 – une annonce restée sans suite. Après une nouvelle interpellation du Sdiraf sur ce sujet, le premier ministre y a finalement nommé à nouveau les représentants des associations qui siégeaient entre 2021 et 2025, ceux qui sont restés en sommeil pendant quatre ans, sans bouger, sans rien demander, sans s’occuper des malades. Le Sdiraf était candidat, mais le premier ministre en a décidé autrement, et je souhaite que nous puissions au moins obtenir le statut d’observateur, pour vérifier ce qui s’y passe.

Quoi qu’il en soit, heureusement que la loi Morin existe, et je remercie les membres du comité qui travaillent à l’indemnisation des victimes. Il faut continuer : encore trop de Polynésiens, de Français, d’Algériens n’ont toujours pas déposé de dossier d’indemnisation, sans parler des anciens travailleurs déjà décédés. En revanche, en l’état, cette loi est une fabrique à rancœurs, à interrogations, à supputations, à accusations contre la France. Ceux dont le dossier a été rejeté par le Civen ne comprennent pas ce refus. Il faut dire que dans ses réponses, le Civen n’y va pas par quatre chemins ! J’en veux pour preuve l’exemple de cette femme née en 1948 à Avera, dans l’archipel des Australes, qui a vécu à Papeete de 1969 à 1981, à Faa’a de 1981 à 1988 et qui habite depuis à Hitiaa. Bien que de l’aveu même du Civen, elle « bénéficie de la présomption de causalité entre [sa] maladie et l’exposition à des rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français », sa demande d’indemnisation a été rejetée en raison de ses multiples lieux de vie. Mais je ne connais aucun Polynésien qui soit resté de manière continue au même endroit, toute sa vie ! C’est impossible ! Ils passent leur temps à circuler d’une île et d’une ville à l’autre. Comme à chaque refus, le Civen a rappelé à cette dame que sa décision pouvait faire l’objet d’un recours dans un délai de deux mois après sa notification. Certains acceptent calmement la décision, mais la plupart, poussés par des idéologues professionnels, en veulent énormément à l’État, qu’ils jugent responsables du refus.

Le 8 mars, le Sdiraf a convié les personnes s’estimant victimes à une réunion d’information à laquelle ont participé les députées Mereana Reid Arbelot et Nicole Sanquer, Robert Maker pour le Tavini Huira’atira, et même Alexandra Chamoux, cheffe de la division administrative des Tuamotu-Gambier et chargée pour l’État des conséquences des essais nucléaires. Le député Moerani Frébault y était également représenté par une élue du Tapura Huira’atira, Tepuaraurii Teriitahi. Même si je regrette qu’il n’y ait pas eu davantage de présents, ceux qui sont venus sont restés plus de trois heures, malgré des conditions d’accueil inconfortables. Voir les représentants de partis politiques opposés se parler et rencontrer les malades était magnifique. Les informations données aux participants ont été bien accueillies par l’auditoire – je pourrai vous faire parvenir le diaporama que j’ai utilisé. J’envisage d’organiser une nouvelle réunion autour de mes interventions devant votre commission : je serai heureux de vous transmettre le retour des participants.

Le Sdiraf demande instamment aux autorités de l’État de relancer au plus vite la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, et leur enjoint de ne surtout pas mettre fin aux activités du Civen, de la mission « aller vers » et de la commission consultative. Nous demandons également à l’État de revoir les conditions d’éligibilité à l’indemnisation, en particulier la liste des maladies reconnues radio-induites. Il faut faire cesser les rancœurs qui entourent les refus du Civen non justifiés, ou expliqués en des termes trop techniques pour être compris par la population.

En mai 2004, un groupement de plusieurs partis indépendantistes a gagné les élections : c’était le premier taui, le premier changement de gouvernement. Grâce à la prime majoritaire instaurée en 2001, l’UPD (Union pour la démocratie) a obtenu vingt-sept sièges, le Tahoeraa – parti autonomiste – vingt-huit, et deux sièges ont été attribués à des élus ayant décidé de s’allier aux indépendantistes. L’arrivée au pouvoir d’un gouvernement indépendantiste a ouvert une longue période d’instabilité politique. Une commission d’enquête sur les conséquences des essais nucléaires sur la santé des populations de Hao, de Tureia et de Rikitea est confiée à la Commission de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), qui publiera une première synthèse en 2006. En voici un extrait :

« L’évolution des connaissances sur les effets sanitaires des faibles doses de radiation, en particulier lors de contaminations internes (inhalation et ingestion), montre que les cancers ne sont pas les seules pathologies à craindre, il faut y ajouter des conséquences négatives sur le système immunitaire, le système cardio-vasculaire, le système nerveux ou le système digestif, etc. L’évaluation de l’impact des essais atmosphériques de 1966 à 1974 sur la santé des populations et des travailleurs exposés nécessitera :

« 1/ la communication des rapports militaires, notamment des services de contrôle radiologique (SMSR et SMCB), de la période des essais atmosphériques. Ceci afin d’effectuer des évaluations dosimétriques les plus précises possible. L’interprétation de ces données nécessitera la mise en place d’un groupe de travail incluant des experts militaires et du CEA et des chercheurs indépendants,

« 2/ la poursuite des études épidémiologiques portant sur les pathologies cancéreuses, mais aussi sur l’ensemble des pathologies non cancéreuses susceptibles d’apparaître chez les personnes exposées et leur descendance,

« 3/ le lancement d’études biologiques spécifiques sur les personnes exposées (enregistrement des anomalies chromosomiques, dosimétrie biologique, etc..).

« Il serait utile, à ce sujet, que soit mis en œuvre un comité de pilotage regroupant des spécialistes de l’ensemble des disciplines concernées ainsi que des représentants des populations, anciens travailleurs et élus. »

Depuis, aucun élu, aucun parti, aucune église, aucune association n’a demandé la suite de cette étude, qui pose pourtant des principes plus qu’inquiétants. En découvrant ce document, en 2024, le Sdiraf a ouvert une cagnotte en ligne pour réunir les 50 000 euros demandés par la Criirad pour relancer l’étude. Le résultat n’a pas été à la hauteur des espérances, mais le président de Polynésie, Moetai Brotherson, a ouvert la possibilité de prendre en charge une partie de la somme demandée. Nous avons officiellement déposé une demande de subvention de 100 000 euros auprès du pays pour relancer et approfondir les recherches ; dans l’attente, nous sommes en contact avec Bruno Chareyron, qui a mené l’étude de 2006.

Après des années de lavage de cerveau, il est tout à fait normal que nos populations ne sachent plus où est la vérité. Si certains partis politiques et certaines associations accusent les autorités de l’État de mensonge, c’est dans le but de faire croire qu’ils sont les seuls à se préoccuper des malades. C’est évidemment faux. Aujourd’hui, en Polynésie, si on a un cancer, c’est forcément à cause de la bombe ! On pourrait appeler ça du complotisme – il y en a beaucoup chez nous. À défaut de pouvoir financer une étude à l’échelle de la Polynésie, nous préparons depuis février, en lien avec la Criirad, une mission à Tureia, un atoll à une centaine de kilomètres de Moruroa, pour faire toute la transparence sur les conséquences réelles des essais. Un groupe de travail réunira toutes les entités qui soutiennent cette démarche : il serait opportun que les associations, les communes, le pays, l’État, l’armée, des scientifiques en fassent partie, afin d’arriver à une vérité admise par toutes les parties.

Évidemment, chaque refus d’indemnisation par le Civen alimente un sentiment de rejet, car même si la décision peut être contestée dans les deux mois, notre peuple, plutôt attentiste, est peu enclin à attaquer une décision officielle, d’autant que cela a un coût : les sommes destinées à rémunérer l’avocat seraient prélevées d’office sur les indemnités éventuellement versées. Le Conseil d’État a pourtant rappelé que les indemnisations ne pouvaient faire l’objet d’une saisie. En somme, si le principe de l’indemnisation est positif, mais attaqué à chaque refus de dossier par le Civen.

Dans son rapport d’activité 2023, le Civen indique clairement que des dossiers d’indemnisation sont déposés au nom de pathologies qui ne figurent pas dans la liste des maladies ouvrant droit à indemnisation :

« Les cancers du poumon, les cancers du sein et les cancers cutanés (sauf mélanome malin) sont les pathologies pour lesquelles le Civen reçoit le plus de demandes d’indemnisation. À noter que 483 demandes concernent des pathologies “hors décret”, c’est-à-dire non inscrites sur la liste des maladies radio-induites annexée au décret du 15 septembre 2014.

« Les données sont extraites de l’application métier du Civen, mise en place fin 2021. Un certain nombre de dossiers dont les données sont extraites étant toujours en cours d’instruction au moment de l’établissement de chaque rapport annuel, celles-ci sont donc susceptibles de varier d’une année à l’autre en raison des mises à jour des dossiers en cours d’année. L’étude est donc réalisée en fonction des données actuellement disponibles. Une mise à jour de l’application concernant les dossiers les plus anciens est en cours afin de présenter des données plus complètes les prochaines années.

« Les pathologies “hors décret” pour lesquelles les demandes sont les plus fréquentes sont le cancer de la prostate, le cancer de la thyroïde hors période de croissance du demandeur ou goitre ne présentant aucun signe de malignité, le cancer du pancréas, le cancer du col de l’utérus, le cancer de la langue, le cancer du larynx.

« Les autres demandes concernent d’autres pathologies diverses (troubles anxieux, maladies de peau, troubles cardiovasculaires, etc.). »

Le Sdiraf demande instamment que de nouvelles maladies soient inscrites sur cette liste.

Par ailleurs, le Civen met trop de temps à rendre ses décisions. Le Sdiraf demande ainsi instamment le renforcement des effectifs du Civen, afin de raccourcir les délais de traitement des dossiers, de plus en plus nombreux.

J’en viens à quelques chiffres sur la CPS. Dans un rapport publié le 28 mars 2023, juste avant le changement de gouvernement et l’arrivée des indépendantistes au pouvoir, intitulé « Les conséquences financières sur les régimes d’assurance maladie de la Polynésie française – Analyse d’impact », la CPS indique qu’en mars 2023, il y avait 12 584 personnes atteintes d’au moins une des pathologies prévues dans le décret – 6 795 femmes, soit 54 % des malades, contre 5 789 hommes. La CPS indique également que 50,9 % des malades étaient décédés, et 6 179 toujours en vie. Depuis ce rapport, plus aucun tableau statistique n’a été publié ; seule une publication de l’Institut du cancer de Polynésie française (ICPF) a publié des données relatives au taux d’incidence des cancers, tous types confondus, pour la période 2015 à 2019. Le Sdiraf demande donc instamment que la CPS publie annuellement ces chiffres, essentiels pour mesure l’évolution de cancers.

Le Civen est devenu une autorité administrative indépendante, normalement composée de neuf membres – ils ne sont que huit actuellement. On distingue trois phases dans les travaux du Civen.

Entre le 5 janvier 2010 et le 15 mars 2015, les décisions étaient prises par le ministre de la défense, sur recommandation du Civen, selon la notion de risque négligeable. Seules 17 des 862 demandes d’indemnisation ont abouti.

Du 15 mars 2015 au 31 décembre 2017, le Civen, devenu indépendant, a accordé 114 demandes d’indemnisation sur les 177 dossiers déposés, en se fondant sur un pourcentage de contamination (PC) inférieur à 1 %.

Du 1er janvier 2018 au 31 décembre 2022, le Civen a répondu favorablement à 623 des 1 276 demandes, en appliquant un seuil de 1 mSv.

Ajoutées aux 217 indemnisations accordées sur décision de justice, cela fait un donc un total de 857 indemnisations entre 2015 et 2023.

Concernant plus spécifiquement les indemnisations des Polynésiens, le rapport d’activité 2023 du Civen donne les chiffres suivants : 814 dossiers ont été déposés entre 2010 et 2022, 495 en 2023 – soit 88 % du nombre total de dossiers –, et ce nombre pourrait aller croissant en 2024. Sur ces 1 309 dossiers, 383 ont été acceptés par le Civen – 275 entre 2010 et 2022, 108 en 2023 – auxquels il faut ajouter les 34 dossiers acceptés sur décision de justice – 32 entre 2010 et 2022, 2 en 2023. Entre 2020 et 2023, 417 dossiers Polynésiens ont été acceptés, et depuis deux ans, on compte davantage de dossiers polynésiens acceptés que de dossiers métropolitains.

Le Sdiraf demande instamment à l’État d’inscrire de nouvelles maladies dans la liste des pathologies ouvrant droit à indemnisation, et de réunir d’urgence la commission consultative sur le suivi de la loi Morin pour chercher comment améliorer le rendement des décisions acceptées par rapport au nombre de dossiers déposés, et de renforcer les moyens financiers et humains du Civen pour pérenniser le soutien aux victimes.

Pourquoi avoir instauré le seuil de 1 mSv ? De 2010 à 2015, lorsque l’examen des dossiers était fondé sur la notion de risque négligeable, seules 2 % des demandes avaient abouti. L’introduction du seuil de 1 mSv – un seuil de gestion administrative, je ne crois pas qu’il soit scientifiquement fondé –, en 2018, a permis de multiplier les dossiers acceptés, qui représentaient près de la moitié des demandes. Mais ce seuil de gestion administrative, qui ne semble pas fondé scientifiquement, est incompréhensible. Pour tenter de régler ce point d’achoppement qui alimente la haine des Polynésiens envers l’État, le Sdiraf propose de distinguer les demandes déposées au titre des essais atmosphériques, entre 1966 et 1975, de celles déposées au titre des essais souterrains.

Dans le premier cas, toutes les victimes atteintes d’un cancer figurant dans le décret – et dont la liste, je l’ai rappelé, doit être élargie de toute urgence – seraient automatiquement indemnisées, sans tenir compte du seuil de 1 mSv.

Dans le second cas, les choses sont plus compliquées, car plusieurs questions se posent : un essai souterrain peut-il relâcher de la radioactivité dans l’atmosphère alors susceptible d’atteindre les individus ? Des retombées sont-elles possibles ? Dans quel délai une maladie liée aux radiations ionisantes se déclare-t-elle ? Quid des transmissions intergénérationnelles, soupçonnées par certains d’être à l’origine de leur maladie ?

Jamais, au cours de mes recherches, je n’ai trouvé de réelle volonté des élites – politiques, religieuses, associatives – de régler définitivement le problème du fait nucléaire : les conclusions de la première commission d’enquête, commandée par le pays en 2006, n’ont donné lieu à aucune réaction ; la commission consultative de suivi prévue par la loi Morin a été ainsi composée qu’il y siège une majorité qui ne montre aucune volonté de résoudre le problème, j’en veux pour preuve la réunion Reko Tika, qui s’est tenue à Paris les 1er et 2 juillet 2021 : alors que toutes les parties composant la société polynésienne avaient été invitées à y participer, aucun des partis d’opposition – le Tahoeraa de Gaston Flosse, le Tavini d’Oscar Temaru, A Here ia Porinetia de Nicole Sanquer, le député Moetai Brotherson, les associations Moruroa e tatou pour les protestants et 193 pour les catholiques – n’a accepté d’y participer. Édouard Fritch, alors président de la Polynésie française, s’en est retrouvé bien seul devant le président Macron et les responsables des armées. Et ce sont les populations malades qui s’en sont trouvées en difficulté. Heureusement, il a obtenu les avancées que j’ai déjà présentées. Je tiens à remercier le président de la République et Édouard Fritch, qui ont permis la création de Reko Tika : c’était la première fois que l’État acceptait une rencontre d’un tel niveau. Dommage que l’ego de certains les ait dissuadés de participer à une réunion aussi importante pour nos populations. Le remboursement par l’État des sommes engagées par la CPS pour traiter les victimes de maladies radio-induites, auquel Jean Castex s’était engagé, me semblait acquis ; l’ancien haut-commissaire, Dominique Sorain avait lui-même confirmé cette annonce avant son départ en juillet 2022. Pourtant, à ce jour, aucun remboursement n’a été effectué. C’est d’autant plus grave que la CPS demande désormais à l’État de lui rembourser intégralement la prise en charge des malades atteints de l’un des vingt-trois types de cancers énumérés dans le décret de la loi Morin. Et si cette demande venait à être acceptée, on pourrait alors parler d’un génocide en Polynésie française entre 1966 et 1996.

En conclusion, le Sdiraf demande instamment à l’État de renforcer les moyens humains du Civen, de maintenir la commission consultative de suivi et de nommer le Sdiraf et Nicole Sanquer observateurs de cette structure, d’ajouter les cancers de la prostate, de la thyroïde, du col de l’utérus, du pancréas, de la langue et du larynx à la liste des maladies radio-induites ouvrant droit à indemnisation, de renforcer la mission « aller vers » conduite par le haut-commissariat, d’adopter une communication claire et commune dès la sortie du rapport annuel du Civen et de renforcer les moyens financiers du centre médical de suivi, dont les moyens sont nettement insuffisants pour assurer le dépistage des cancers.

Le pays assurera le financement de l’étude des doses auxquelles ont été soumis les habitants de Tureia en 1966. Il reviendrait logiquement à l’État de prendre en charge les études complémentaires.

Enfin, pour assurer la plus grande transparence sur ce dossier, le Sdiraf demande la création d’un groupe de travail regroupant des scientifiques, des associations, des représentants de l’État et du pays, pour qu’enfin les chiffres de l’exposition aux radiations soient acceptés sinon par tous, du moins par le plus grand nombre.

Pour terminer, j’adresse mes remerciements chaleureux et fraternels à Emmanuel Macron et Édouard Fritch, qui ont réussi le pari de réunir l’ensemble des acteurs du nucléaire en juillet 2021, ce qui a beaucoup apporté à notre pays ; à Yannick Lowgreen, président de Tamarii Moruroa, que vous avez déjà auditionné et qui se bat lui aussi pour les anciens travailleurs, sans pour autant dénigrer les scientifiques et la mission « aller vers », qui ne font que leur travail ; à Alexandra Chamoux, cheffe de la subdivision administrative des îles Tuamotu-Gambier chargée des conséquences des essais, pour son implication constante, ainsi qu’à ses adjoints, Samuel Hamblin, Heiata Lenoir et Maïta Marmouyet. Cette structure rend un service gratuit inestimable aux populations malades.

Mes remerciements vont également aux responsables du CMS, en particulier le docteur Julien Pontis qui prend à cœur son travail et réalise un travail formidable auprès des anciens travailleurs. Je le rencontre aussi souvent que possible, et il se montre toujours disponible ; à Yolande Vernaudon et à son adjoint Tevaearai Céran Jérusalémi, qui se battent pour faire progresser la reconnaissance des conséquences nucléaires dans une ambiance compliquée ; aux responsables de la CPS et du centre hospitalier de Polynésie française, pour leur aide précieuse dans la constitution des dossiers d’indemnisation.

Enfin, je vous remercie, vous, les membres de cette commission, et les députés polynésiens – Mereana, Nicole, Moerani –, que j’ai réunis dernièrement sans qu’ils se crêpent le chignon. Cela me donne de l’espoir qu’un jour, on sortira de cette situation calamiteuse qu’une partie de la population, hélas, entretient.

 

 

 

La séance s’achève à 18 heures 05.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Maxime Laisney, M. Didier Le Gac, M. Jean-Paul Lecoq, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Dominique Voynet