Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de M. Yannick NEUDER, ministre auprès de la ministre du Travail, de la Santé, de la Solidarité et des Familles, chargé de la Santé et de l'Accès aux soins 2
Mardi
29 avril 2025
Séance de 20 h 30
Compte rendu n° 26
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 29 avril 2025
La séance est ouverte à 20 heures 35.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, de M. Yannick NEUDER, ministre
auprès de la ministre du Travail, de la Santé, de la Solidarité et des Familles,
chargé de la Santé et de l'Accès aux soins
M. le président Didier Le Gac (EPR). Mes chers collègues, pour finir notre journée, nous accueillons maintenant M. Yannick Neuder, ministre auprès de la ministre du travail, de la santé, de la solidarité et des familles, ministre chargé de l’accès aux soins et de la santé, que je remercie de s’être rendu disponible.
Monsieur le ministre, les essais nucléaires réalisés en Polynésie française entre 1966 et 1996 posent beaucoup de questions d’ordre sociologique, politique, environnemental, historique mais également, bien sûr, sanitaire. Des controverses existent depuis longtemps, et ont été encore récemment « réactivées » avec la parution d’une tribune dans Le Point, sur les liens entre le nombre et la nature des cancers constatés en Polynésie et les essais nucléaires effectués pendant trente ans ; certains estiment que ce lien existe, d’autres que, de toute façon, plus de 99 % des cancers constatés en Polynésie seraient de toute façon intervenus…
On ne vous demandera pas de trancher ce débat scientifique mais voilà un des sujets sanitaires parmi d’autres que notre commission aura entendus tout au long de ses auditions.
Avant que vous n’interveniez pour un éventuel propos liminaire et que vous puissiez ensuite échanger avec les députés ici présents, à commencer par notre rapporteure Mereana Reid Arbelot, je souhaiterais vous poser deux questions.
Le 1er avril dernier, la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires s’est enfin réunie alors qu’elle ne l’avait plus été depuis septembre 2021. Pouvez-vous tout d’abord nous éclairer sur les raisons pour lesquelles il n’y a pas eu de réunion depuis 2021 alors que cette commission doit en principe se réunir deux fois par an ? Pouvez-vous également nous détailler les différents engagements qui ont été pris à cette occasion, notamment l’éventuel allongement de la liste des maladies radio-induites annexée à la loi Morin et la possible prise en charge par l’État d’une partie de la dette de la CPS (Caisse de prévoyance sociale), sujet hautement sensible en Polynésie ?
Selon vous, et ce sera ma seconde question, faut-il par ailleurs reconnaître et procéder à l’indemnisation des préjudices « par ricochet » ou indirects subis par les proches des victimes des essais nucléaires ?
Il y a évidemment bien d’autres sujets qui nous intéressent et nous allons sans doute avoir l’occasion de les aborder. Mais, avant cela, et avant donc de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations et je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous inviter à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Yannick Neuder prête serment.)
Je vous remercie et je vous laisse donc la parole pour un propos liminaire d’un quart d’heure environ si vous le souhaitez ; ensuite, Mme la rapporteure et les députés présents interviendront pour échanger avec vous.
M. Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins. Monsieur le Président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie tout d’abord pour votre invitation.2
Dès ma prise de fonction, le 24 décembre dernier, je me suis plongé dans le sujet des essais nucléaires. Vous l’avez dit, j’ai réuni la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) pour la première fois depuis 2021 (je sais que c’était très attendu) et engagement a été pris d’organiser une nouvelle réunion dans un délai de six mois, si possible en Polynésie, afin de témoigner de l’intérêt que l’État porte à cette question et d’approfondir certains sujets sanitaires avec le ministre de la santé de Polynésie.
Dans le cadre de mon propos liminaire, je reviendrai sur l’engagement de l’État et plus particulièrement du ministère de la Santé sur le sujet qui occupe votre commission ; je rappellerai le cadre protecteur et structurant que représente la loi Morin, qui nous permet d’agir et d’avancer en nous appuyant sur la recherche et la science, ce qui correspond à mon engagement général en tant que ministre ; et j’insisterai sur l’importance de l’accompagnement des populations, grâce à la politique de « l’aller vers ».
Je vous remercie d’avoir organisé cette audition et de mener des travaux de fond de grande qualité sur l’enjeu important des conséquences des 193 essais nucléaires réalisés entre 1966 et 1996 sur les atolls de Moruroa et de Fangataufa. Je mesure pleinement la profondeur historique, la complexité et les multiples dimensions de cette question, eu égard à la variété des répercussions des essais sur la santé publique, l’environnement et plus généralement sur la société polynésienne, chaque citoyen et chaque famille étant directement ou indirectement concerné au sein des archipels.
Je salue la mobilisation des scientifiques, des historiens, des géographes, des juristes qui, avec les associations de victimes et bien sûr les élus locaux, se mobilisent depuis plus de trente ans, accompagnant ainsi la prise de responsabilité de l’État, notamment en matière d’indemnisation, et le travail de transparence et de mémoire, accéléré, en octobre 2021, par l’ouverture inédite des archives relatives aux essais nucléaires. De manière non exhaustive, je tiens à citer les noms du président de la Polynésie française Moetai Brotherson, du président de l’Assemblée de la Polynésie française Antony Géros, et de parlementaires tels que vous, madame la rapporteure, mais aussi Moerani Frébault, Nicole Sanquer et Lana Tetuani.
Depuis la loi Morin de 2010, l’État français a reconnu légalement ses responsabilités s’agissant des conséquences sanitaires des essais, ainsi que son devoir d’action envers nos concitoyens affectés, une mission assurée par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) et la CCSCEN. L’État demeure pleinement engagé et continue de construire collectivement une réponse avec les parlementaires, les associations et les Polynésiens.
Ce sujet entre pleinement dans mes attributions, raison pour laquelle il me tenait particulièrement à cœur de réaffirmer ma détermination à assurer un cadre de reconnaissance et d’indemnisation des personnes concernées qui soit protecteur, stable, internationalement reconnu et surtout fondé sur la science. C’est animé de cet état d’esprit que j’ai réuni et présidé, au ministère de la santé, la CCSCEN : voyez-y la matérialisation de l’engagement de l’État, qui ne fléchira pas et dont je me porte garant. Vous pouvez compter sur moi pour instaurer une véritable régularité des réunions. Je répète que j’aurai comme boussole invariable les principes de transparence et de rigueur scientifique, fondements indispensables d’une politique de réparation juste, pérenne et équitable.
Si j’insiste sur cette notion de rigueur scientifique, c’est parce qu’elle constitue le fil rouge de notre réponse depuis quinze ans. La loi Morin est reconnue par tous précisément parce qu’elle s’appuie sur des repères établis et solides. La présomption de causalité est adossée au seuil de 1 millisievert (mSv), qui est le plus bas reconnu par le consensus scientifique international, et vingt-trois pathologies sont reconnues comme radio-induites – la liste a d’abord compté dix-sept puis vingt et une maladies –, depuis l’inclusion des cancers de la vésicule biliaire et des voies biliaires. L’assise scientifique est ce qui fait la force de notre modèle d’indemnisation et ce qui garantit la protection de tous ceux qui en bénéficient.
L’élargissement de la liste des pathologies est une question récurrente, d’ailleurs évoquée lors de la dernière réunion de la CCSCEN. Sachez que je n’ai pas d’opposition a priori sur ce sujet : en ce domaine également, mon seul principe directeur sera la science. Nous y reviendrons certainement au cours de nos échanges, toutes les maladies donnant lieu à une indemnisation ont été identifiées au regard des travaux reconnus par la communauté scientifique internationale. Élargir la liste sans fondement scientifique reviendrait donc à fragiliser le consensus sur lequel repose l’indemnisation et à déstabiliser l’ensemble de notre dispositif d’accompagnement et de prise en charge.
Vous le savez, le comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) est en train de mettre à jour ses connaissances et présentera un rapport en 2026. Je l’ai dit devant la CCSCEN : ce document constitue un préalable à tout élargissement de la liste des pathologies reconnues par le Civen. Je me suis donc engagé à ce que, dès sa publication, la direction générale de la santé (DGS) saisisse l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR) pour mettre à jour les connaissances scientifiques relatives aux maladies radio-induites et éventuellement recommander d’élargir la liste.
Vous l’aurez compris, aux niveaux international, national et local, l’État fondera toujours son action sur la science et soutiendra naturellement tous les projets liés à l’approfondissement des connaissances. Je pense notamment au registre des cancers en Polynésie française, outil précieux qui dépend des autorités polynésiennes depuis la création d’un établissement public spécifique en 2022. Ce transfert de compétence représente une étape très positive, la mise à jour régulière et l’exhaustivité du registre s’étant grandement améliorées. Mon ministère continuera d’appuyer cette démarche en mobilisant l’expertise de l’Institut national du cancer (Inca). En outre, une lettre d’intention a été transmise en février dernier au comité d’évaluation des registres, afin de solliciter une nouvelle évaluation du registre polynésien, la dernière remontant à 2003. Il s’agira d’un gage supplémentaire de la fiabilité des données, en vue d’améliorer la compréhension des cancers radio-induits et de leur imputabilité potentielle.
Enfin, je demeure persuadé que le meilleur moyen d’améliorer la réparation et l’indemnisation est de continuer de nous mobiliser en faveur de l’accès des bénéficiaires potentiels à leurs droits. En effet, même si la liste des pathologies reconnues devait être élargie, la justice ne serait pas davantage rendue sur le terrain si nos concitoyens les plus fragiles ou les plus isolés ne franchissent pas le cap de la constitution de leur dossier.
C’est tout le sens de la mission « Aller vers », menée depuis 2022 sous l’autorité du Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, et qui permet d’aller directement au contact des bénéficiaires potentiels, y compris dans les atolls les plus isolés, afin de les informer, de les accompagner gratuitement dans la constitution de leur dossier et de centraliser les pièces administratives et médicales nécessaires pour un dépôt auprès du Civen. Et cela fonctionne ! Entre 2022 et mars 2025, plus de 3 000 personnes ont ainsi été informées et 1 786 ont été accompagnées pour constituer un dossier, 954 dossiers complets ayant été transmis par la suite au Civen. En 2024, plus de la moitié des dossiers reçus avaient été constitués grâce à la mission « Aller vers ». Le dispositif est largement salué localement pour sa proximité, son efficacité et la qualité de l’accompagnement proposé. Alors qu’elle devait s’achever cette année, la mission se poursuivra en 2026 grâce à un financement de 100 000 euros, ce qui démontre l’engagement concret de l’État pour améliorer la reconnaissance et la réparation des dommages causés par les essais nucléaires. J’en profite pour saluer l’action des associations qui œuvrent sur le terrain pour renforcer l’information et l’accès aux droits.
En conclusion, ma ligne s’appuie sur trois piliers : une responsabilité de l’État reconnue et assumée ; l’assise scientifique comme fondement de nos actions ; la transparence, le dialogue et la régularité des échanges. Je suis à votre disposition pour toute question supplémentaire que vous pourriez avoir.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Si, comme le prévoit la loi Morin, le doute profite aux demandeurs, comment expliquez-vous que les modèles de calcul du Civen, qui se fondent sur des données partielles et reconstituées par le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), indiquent que certaines victimes auraient été exposées à une radiation inférieure à 1 mSv ? Eu égard aux données dont nous disposons, le doute ne devrait-il pas être systématique ?
J’ajoute qu’il s’agit d’un seuil a priori relatif à la radioprotection et destiné à ce que les individus ne subissent pas un rayonnement cumulé supérieur au cours d’une même année. Or, aux termes de la loi Morin, nous évaluons a posteriori l’exposition des Polynésiens, sur le fondement, je le répète, de données très partielles. Je vous questionne donc sur le doute associé à cette évaluation, sachant que les dosimètres n’étaient pas individuels : il s’agissait de dosimètres d’ambiance, dont les résultats sont donc très incertains.
Vous placez à juste titre la science comme pilier central de votre réflexion sur ce sujet mais vous savez qu’elle a ses limites. C’est d’ailleurs pour cette raison que les recherches se poursuivent.
M. Yannick Neuder, ministre. Si je vous comprends bien, vous m’interrogez sur l’opportunité de modifier ou de supprimer le seuil de 1 mSv comme critère d’indemnisation. Il est vrai que les Polynésiens ne disposaient pas de dosimètres mais le CEA a réalisé une modélisation pour reconstituer les effets du rayonnement. Le seuil de 1 mSv est scientifiquement reconnu et a été défini par la Commission internationale de protection radiologique (CIPR). Il permet d’atteindre un équilibre entre solidarité nationale et preuve d’exposition.
Je reconnais que la science ne sait pas répondre à toutes les questions, d’où l’intérêt d’améliorer le registre des cancers.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne vois pas le rapport ! L’objet des registres n’est pas de définir de façon certaine la dosimétrie des individus, étant rappelé que la loi Morin prévoit des indemnisations individuelles. Il y aura toujours un doute très important sur l’exposition des personnes. Ainsi, ce sont les conditions d’application de la loi qui sont discutables puisqu’on demande aux victimes de dire et de prouver, éléments à l’appui, où elles séjournaient à des dates extrêmement précises. Seriez-vous capable de dire où vous vous trouviez à une période précise de 1979 ? Pour ma part, je ne me rappelle du lieu où je me trouvais que le 11 septembre 2001 ou encore lors de certains anniversaires... Il me semble donc difficile d’accorder un statut de victime à un individu en fonction de l’endroit où il séjournait il y a quarante ans. C’est au sujet de ce doute que je vous interrogeais.
M. le président Didier Le Gac. Pour compléter la question, ne faudrait-il pas introduire une présomption irréfragable donnant droit à une indemnisation dès lors qu’il est avéré qu’on se trouvait à un endroit et à un moment donnés ?
M. Yannick Neuder, ministre. Les doses reçues par la population lors des essais atmosphériques réalisés entre 1966 et 1974 ont été réévaluées par le CEA de façon complète et précise en 2006 et présentées dans un ouvrage public. Ces évaluations se fondent sur les nombreuses mesures effectuées à l’époque et ont été menées selon une méthode validée en 2009 par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ce qui garantit leur fiabilité. Enfin, les calculs ont été de nouveau examinés en 2021 à la suite de la parution du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires en Polynésie, et ont été confirmés.
De même, le rapport publié cette année par l’ASNR sur l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai Centaure fait état de doses du même ordre de grandeur que celles calculées en 2006 par le CEA.
Ainsi, malgré les incertitudes scientifiques, qui sont inévitables en la matière, il n’y a aucune raison de remettre en cause les calculs sur lesquels se fonde le Civen pour instruire les dossiers de demande d’indemnisation au titre d’un régime globalement favorable aux demandeurs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les associations qui représentent les Polynésiens, les travailleurs et les vétérans s’interrogent : qui a effectué ces mesures ? On le sait ; ce sont le CEA et l’ASNR, c’est-à-dire les entités mêmes qui étaient aux manettes lors des essais. Il n’y a pas eu d’étude contradictoire. Imaginez combien le silence a été assourdissant entre 1974 et 2006, date à laquelle les doses reçues ont été réévaluées, avant d’être confirmées en 2021. Cela n’a fait qu’accroître la défiance des populations. Les données proviennent uniquement du CEA. L’AIEA a validé la méthode de calcul, mais certainement pas les données ; elle ne le pourrait d’ailleurs pas, puisqu’elle n’y était pas.
M. Yannick Neuder, ministre. Je rappelle que l’ASNR est une agence d’expertise indépendante assez récente, issue de la fusion de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) et de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je ne suis pas sûre que tout le monde considère ces entités comme parfaitement indépendantes de l’État. Vous validez un dispositif dont vous reconnaissez qu’il comporte des incertitudes scientifiques : c’est un peu étrange, d’autant que vous venez d’affirmer que seule la science vous guidait... Quand il y a des incertitudes, il faut l’admettre.
M. Yannick Neuder, ministre. Je note que vous doutez de l’indépendance des autorités indépendantes ; je vous laisse la responsabilité de vos propos. Par ailleurs, nous devons bien nous fonder sur des outils scientifiques, sans quoi nous entrerions dans l’irrationalité.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’où viennent les données utilisées par l’IRSN et l’ASN avant leur fusion ? Certainement pas de l’ASN, pour la simple raison qu’il n’y en avait pas.
M. Yannick Neuder, ministre. Je vous rappelle qu’il s’agit d’une valeur qui n’est pas fondée sur une logique médicale mais sur la doctrine de radioprotection du public. Cette valeur reconnue a été introduite dans notre législation en tant que dose limite de radioprotection admissible pour la population générale. Elle est très basse, ce qui est évidemment favorable aux demandeurs : en comparaison, la dose limite admissible pour les travailleurs qui bénéficient d’informations, de formations et de protections est actuellement de 20 mSv par an. La limite d’exposition de 1 mSv correspond à un seuil de radioprotection du public très inférieur aux niveaux pour lesquels des effets radio-induits sur la santé sont observables, afin de protéger l’ensemble de la population. Lors de la réunion de la commission d’enquête du mois d’avril, je vous ai rappelé, en tant que médecin, qu’un scanner exposait un patient à 10 mSv, et que la radioactivité naturelle était proche de 2,4 mSv.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous ne répondez pas à ma question : je ne parlais pas du seuil, mais des données. La science montre que le risque de développer une maladie radio-induite est proportionnel au degré d’exposition au-delà de 20 mSv, mais nous ignorons ce qu’il en est à faible dose ; il faudra travailler sur ce point (ce pourrait d’ailleurs être une des préconisations du rapport). À ce stade, aucune donnée scientifique ne prouve qu’à faible dose, le risque diminue et s’approche de zéro.
J’en viens à l’indemnisation. Dans certains dispositifs, comme celui des victimes de l’amiante, les ayants droit ont dix ans après le décès de leur parent malade pour déposer une demande d’indemnisation. S’agissant des victimes des essais nucléaires en revanche, les parlementaires doivent quémander, lors de l’examen du projet de loi de finances (PLF), le report d’un, deux ou trois ans pour que les ayants droit puissent déposer un dossier. Le territoire de la Polynésie française est aussi étendu que celui de l’Europe ; il compte 118 îles dont 76 sont habitées, et seulement 50 aérodromes (toutes les îles ne sont donc pas desservies par l’avion). Cela rend longs et difficiles le recueil d’informations et l’obtention de documents administratifs. Trouvez-vous juste qu’on laisse dix ans aux ayants droit des victimes de l’amiante pour se remettre du décès de leur parent malade et déposer un dossier, alors qu’on n’accorde que trois ans aux ayants droits des victimes des essais nucléaires en Polynésie ? Si votre parent est décédé avant le 31 décembre 2018, vous avez jusqu’en 2027 et non jusqu’en 2024, comme prévu initialement. S’il est décédé en 2019, vous avez jusqu’à fin 2025. S’il est décédé en 2020, vous avez jusqu’en 2026. Est-ce que vous trouvez ce dispositif totalement juste ?
Vous vous félicitez que la mission « Aller vers » ait été prolongée, mais faudra-t-il demander un nouveau report quand les délais menaceront d’expirer ? Le processus est difficile pour les Polynésiens, alors que les victimes des essais nucléaires sont plus nombreuses que celles de l’amiante. Il est injuste que leurs ayants droit disposent d’un temps aussi court pour demander une indemnisation.
M. Yannick Neuder, ministre. J’ai hérité de ces délais lorsque j’ai pris mes fonctions, le 24 décembre 2024. L’échéance est reportée au 31 décembre 2027 pour les malades décédés avant 2019. Je ne suis pas opposé à ce que nous travaillions sur une nouvelle prolongation, notamment pour les patients décédés après 2019, afin que les ayants droit aient le temps de constituer les dossiers d’indemnisation.
Concernant le « Aller vers », je ne fais pas preuve d’autosatisfaction, tant s’en faut. Je constate simplement que cette modalité semble montrer son efficacité dans un territoire très étendu, où certaines îles sont difficiles d’accès. On peut voir le verre à moitié vide ou à moitié plein, mais le dispositif est à l’origine de 40 % à 50 % des dossiers déposés : 3 000 personnes ont été informées, 1 786 dossiers ont été accompagnés et 954 dossiers complets ont été transmis au Civen. Les élus locaux et la population semblent penser que cette mission donne satisfaction. Si vous estimez que tel n’est pas le cas, voulez-vous qu’elle soit supprimée ?
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Absolument pas : il ne s’agit pas de supprimer la mission « Aller vers », au contraire ; elle a traité de nombreux dossiers. Notez que les associations ne comptent que des bénévoles qui s’occupent des malades et de leur famille sur leur temps libre depuis des années ; Moruroa e tatou et l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven) ont vu le jour en 2001, et l’association 193 a été créée en 2018.
La mission « Aller vers » travaillait sur des dossiers qui devaient être déposés avant le 31 décembre 2024. En octobre 2024, j’ai alerté le ministre de la Santé de l’époque sur l’imminence de l’échéance. On laisse malheureusement les choses traîner, ce qui produit du stress : les associations et les demandeurs craignent que leur dossier encore incomplet ne tombe s’ils dépassent la date butoir. On attend le dernier moment pour les informer qu’ils ont un, deux ou trois ans de plus, en leur disant : « Vous êtes vraiment chanceux ! » D’autres dispositifs d’indemnisation donnent un horizon de dix ans, ce qui laisse aux ayants droit le temps de se retourner.
M. le président Didier Le Gac. Vous envisagez de vous rendre en Polynésie, notamment pour rencontrer votre homologue ; il y a matière à nouer des coopérations plus étroites, même si la santé relève désormais de la seule compétence de la collectivité depuis 1977. Le ministre de la santé polynésien vous parlera sûrement de la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS) : pour lui, le compte n’y est pas. Le territoire considère qu’il finance toujours des soins liés à des maladies provoquées par les essais nucléaires et il demande en conséquence une compensation à l’État. Le Président de la République semble avoir évoqué la question lors de la table ronde de 2021 à l’Élysée, mais rien n’est venu depuis.
Vous pourrez également évoquer avec votre homologue la nécessité de réaliser une étude épidémiologique de grande envergure sur les conséquences sanitaires des essais nucléaires. Je suis frappé par l’incertitude qui persiste concernant la prévalence des cancers ou le taux de mortalité infantile en Polynésie, en comparaison avec la métropole et d’autres pays. Nous avons besoin d’une étude pour objectiver la situation, car l’incertitude nourrit la défiance, voire la colère des Polynésiens à l’égard de l’État français.
M. Yannick Neuder, ministre. Jusqu’à l’avis du Conseil d’État du 17 octobre 2016, le Civen admettait que les caisses soient indemnisées des frais de santé des ressortissants qu’il avait reconnus comme victimes. Le montant était alors modeste, de l’ordre de 50 000 à 70 000 euros par an. À la suite de cet avis, considérant que le remboursement des soins ne pouvait relever du régime de la solidarité nationale prévu par la loi Morin, la prise en charge de ces frais a pris fin. Après les réclamations récurrentes de la CPS concernant les dépenses de soins de ses 8 300 assurés atteints d’une des vingt-trois maladies radio-induites, évaluées en 2020 à 450 millions d’euros pour la période 1985-2018, le Gouvernement a validé le principe du remboursement des frais engagés par la caisse polynésienne pour les malades du cancer reconnus par le Civen. La décision a été prise lors de la réunion interministérielle (RIM) du 22 juin 2021.
Le cabinet du ministre de la Santé a demandé l’organisation d’un groupe de travail associant des administrations et des opérateurs métropolitains, le Civen et la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) pour étudier les modalités de reconstitution des frais exposées par la CPS. Les travaux ont privilégié une reconstitution forfaitaire plutôt qu’une évaluation au réel, car la législation n’autorise pas la transmission de données nominatives sur les patients indemnisés par le Civen. L’évaluation du coût des traitements s’est heurtée à des difficultés méthodologiques : en effet, la Cnam ne pouvait fournir de données que pour certains types de cancers, sur une période assez récente, pour la métropole et les départements et régions d’outre-mer (Drom), tandis que la CPS n’a pas communiqué d’éléments suffisants pour mener une contre-expertise.
Il a donc été décidé de verser une indemnité forfaitaire indépendante de l’âge et du type de cancer ; son coût moyen, avancé par la CPS, devait être expertisé par le ministère de la Santé avec le concours de la Cnam – la décision date de la RIM du 3 février 2023. En mars 2023, la CPS a actualisé ses demandes et a estimé à 71 400 euros le coût moyen théorique par pathologie, alors que le montant des prises en charge des soins par le Civen avant 2016 s’élevait à 30 000 euros par dossier. La Cnam a estimé qu’elle ne pouvait pas contre-expertiser ce montant en raison des difficultés méthodologiques précitées
Vu la grande difficulté à trouver un accord avec les autorités de Polynésie française et la CPS sur un montant raisonnable d’indemnisation, une autre solution pourrait être proposée. Une mission d’inspection pourrait être envisagée, avec l’accord des autorités polynésiennes, pour contre-expertiser l’évaluation de la CPS.
J’en viens aux données épidémiologiques. Globalement, le taux de cancer en Polynésie est inférieur à celui de la métropole. La mortalité par cancer y est identique à celle de la métropole pour les hommes, mais supérieure pour les femmes. On observe une surincidence des cancers thyroïdiens, dont 2,3 % sont liés aux essais, selon une donnée de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) de 2023. Il faut aussi considérer les facteurs aggravants très élevés que sont le tabagisme (41 % des cas), l’alcoolisme (43 % des cas) et l’obésité (40 % des cas).
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Le groupe de travail sur l’indemnisation compte-t-il uniquement des représentants de l’État, ou aussi des membres de la CPS ?
M. Yannick Neuder, ministre. Il a été mis en place entre la Cnam et la CPS pour faire des propositions, qui pourront elles-mêmes être contre-expertisées par chacune des parties pour évaluer au mieux les coûts.
Nous pourrons vous communiquer des éléments complémentaires par écrit.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Les chiffres avancés concernant les cancers varient beaucoup. Vous n’avez pas rappelé que même si le nombre de cancers en Polynésie est inférieur, voire comparable à celui de la métropole, ceux-ci surviennent de huit à dix ans plus tôt : c’est un point sur lequel il faut se pencher !
Nous nous étions entendus, lors de la CCSCEN, pour organiser une étude épidémiologique d’ampleur, la diversité des chiffres et des données soulignant la nécessité d’un véritable travail de fond. Immédiatement après l’accident nucléaire de Fukushima, l’État japonais a par exemple lancé une étude épidémiologique, ce qui avait du sens compte tenu de l’événement. En Polynésie, alors que 46 explosions nucléaires atmosphériques ont été effectuées entre 1966 et 1974, aucune étude épidémiologique n’a réellement été menée ; seules trois études Sépia ont été réalisées sur des personnels militaires métropolitains revenant de Polynésie, tandis que l’Inserm a conduit une étude sur la thyroïde ; mais, à part cela, il n’y a rien.
M. Yannick Neuder, ministre. Je veux rassurer Madame la rapporteure : conformément aux discussions que nous avons eues lors de la CCSCEN le 1er avril dernier, je réaffirme la volonté de conduire cette étude épidémiologique ; nous avons envisagé un registre des cancers mais les modalités ne sont pas arrêtées. La compétence en matière de santé relevant de la Polynésie française et non de l’État, il conviendrait d’engager des travaux avec le ministère polynésien de la santé – je ne vois pas pourquoi il s’y opposerait. On pourrait y associer Santé publique France et l’Inca pour objectiver la précocité des cancers que vous avez évoquée pour évaluer les conditions de faisabilité et de mise en œuvre d’un tel registre. J’y suis donc favorable et je vous le confirme sous serment !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. J’avais en effet pris votre annonce du 1er avril sur ce sujet comme un engagement.
Concernant l’indemnisation des ayants droit, je ferai un parallèle avec le dispositif existant pour l’amiante. Les proches des victimes de l’amiante peuvent être reconnues victimes indirectes ou par ricochet en considération de leur préjudice propre. Est-il envisageable de tenir compte du préjudice propre des proches des victimes des essais nucléaires, sachant par exemple que certains enfants arrêtent de travailler pour soutenir leur parent malade ?
M. Yannick Neuder, ministre. La victime par ricochet ou victime indirecte est la personne qui subit un préjudice moral ou matériel en conséquence des dommages causés à la victime directe. Il s’agit, en d’autres termes, de proches des victimes. Il ressort des débats parlementaires qu’en 2010, le législateur a clairement fait le choix de réserver le dispositif d’indemnisation aux seules victimes directes des essais nucléaires ayant développé des maladies radio-induites. Leurs ayants droit peuvent seulement présenter une demande à la place de la victime et, dans le cas où celle-ci est décédée, dans le cadre de leur action successorale. Ils ne peuvent pas demander l’indemnisation de leur préjudice propre.
M. le président Didier Le Gac. C’est en effet le cas aujourd’hui mais Madame la rapporteure fera des propositions pour que cela évolue, notamment en reconnaissant le préjudice d’anxiété, comme pour l’amiante.
J’en reviens à l’étude épidémiologique, que vous appelez registre des cancers. Il faudra établir si la transmission intergénérationnelle repose sur une vérité scientifique. Les Polynésiens se demandent avec inquiétude si la radioactivité peut avoir des conséquences sur les générations à venir, qui se transmettraient des parents aux enfants. Il faudra, à travers une étude épidémiologique sérieuse, lever le doute et rassurer les populations.
M. Yannick Neuder, ministre. Vous évoquez le préjudice d’anxiété. Celui-ci se caractérise par la conscience de courir un risque élevé de développer une pathologie et de voir son espérance de vie diminuer. La réparation du préjudice d’anxiété a été reconnue par le juge pour les victimes de l’amiante, du Mediator et du chlordécone. La situation n’est pas comparable en l’espèce : l’indemnisation du préjudice d’anxiété des personnels civils et militaires participant aux essais nucléaires et des habitants de Polynésie française se trouvant à cette époque dans des zones exposées, alors même qu’ils n’ont contracté aucune maladie radio-induite, serait disproportionnée au regard des risques réellement encourus.
En l’état des connaissances scientifiques, les Polynésiens ne courent pas un risque élevé de développer une pathologie grave du seul fait d’avoir été présents dans les zones exposées aux essais nucléaires. Seule une minorité de personnes ainsi exposées à une dose supérieure ou égale à 1 millisievert (mSv) ont développé ou développeront une maladie radio-induite. Il existe beaucoup d’autres facteurs susceptibles d’expliquer la survenue d’une des pathologies figurant sur la liste des maladies radio-induites : le mode de vie, le tabagisme, la consommation d’alcool ou le manque d’activité physique.
Concernant les effets transgénérationnels, les travaux du task group du CIPR sont en cours et ses résultats ne seront pas publiés avant 2027. Des articles en lien ont été publiés en 2024, notamment dans l’International Journal of Radiation Biology, qui ne concluent pas à des preuves solides sur l’association entre risques induits et effets générationnels. Enfin, l’Unscear a également envisagé des travaux sur les effets non cancéreux incluant les effets héréditaires. La date de publication de ces travaux n’est pas encore fixée.
Pour mémoire, l’expertise collective de l’Inserm en 2020 indique que « la littérature scientifique internationale ne mentionne aucune preuve d’effets transgénérationnels pour des doses inférieures au sievert, ce qui, selon les experts, réduit drastiquement la probabilité de transmission pour des doses de l’ordre du millisievert, comme c’est le cas pour les retombées des essais nucléaires en Polynésie française ».
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. M. Patrick Galenon, président du conseil d’administration de la CPS, et M. Cédric Mercadal, ministre polynésien de la Santé, souhaitent un groupe de travail commun entre la métropole et la Polynésie. Vous dites que tout le monde collabore mais nous avons plutôt l’impression que deux groupes de travail coexistent. Il faudrait vérifier ce point car l’objectif d’une telle coopération est de gagner en efficacité.
M. Yannick Neuder, ministre. Certes, le groupe de travail ne s’est pas réuni physiquement mais des éléments de la Cnam ont été réunis au niveau métropolitain et envoyés à la CPS. Celle-ci les a analysés et échange avec la Cnam sur ces informations.
M. le président Didier Le Gac. Il faudrait peut-être formaliser ces échanges et constituer un seul groupe de travail.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. La CPS dispose d’archives médicales numérisées remontant à 1985. Les archives antérieures à cette date sont disséminées entre plusieurs sites militaires. Qu’est-ce que votre ministère pourrait mettre en place, éventuellement en coopération avec le ministre des armées, pour pallier la méconnaissance de l’état de santé en Polynésie avant cette date ?
M. Yannick Neuder, ministre. Les archives médicales sont accessibles mais sous condition légale stricte de secret médical. Il est possible d’obtenir un accès dérogatoire pour des projets de recherche d’intérêt public. Les armées ont transmis les données au système de santé de Polynésie. Des agréments peuvent-ils être accordés dans ce cadre particulier pour accéder à des données couvertes par le secret médical ? Nous sommes en train d’étudier avec les associations la possibilité d’entrer dans ce cadre sans trahison du secret médical.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie pour vos réponses Monsieur le ministre.
La séance s’achève à 21 heures 40.
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Présents. – M. Emmanuel Fouquart, M. Didier Le Gac, Mme Mereana Reid Arbelot