Compte rendu
Commission d’enquête
relative à la politique française d’expérimentation nucléaire, à l’ensemble des conséquences de l’installation et des opérations du Centre d’expérimentation du Pacifique en Polynésie française, à la reconnaissance, à la prise en charge et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français, ainsi qu’à la reconnaissance des dommages environnementaux et à leur réparation
– Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel VALLS ministre des Outre-mer 3
– Audition, ouverte à la presse, de MM. Tomas STATIUS et Sébastien PHILIPPE, auteurs du livre Toxique (nouvelle audition) (en visioconférence) 13
Mardi
13 mai 2025
Séance de 16 h 30
Compte rendu n° 30
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Didier Le Gac,
Président de la commission
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Mardi 13 mai 2025
La séance est ouverte à 16 heures 30.
(Présidence de M. Didier Le Gac, Président de la commission)
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Audition, ouverte à la presse, de M. Manuel VALLS, ministre des Outre-mer
M. le président Didier Le Gac. La commission d’enquête termine cette semaine ses travaux, entamés en 2024, interrompus à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale et repris en janvier 2025 grâce à la ténacité de la rapporteure et de son groupe. Nous avons procédé à plusieurs dizaines d’auditions et une délégation s’est rendue en Polynésie voici un mois. La rapporteure doit rendre son rapport dans trois semaines environ.
Dans ce cadre, il est apparu indispensable d’entendre M. Valls, que son portefeuille ministériel place en première ligne pour traiter de la question des conséquences des essais nucléaires en Polynésie, dont il avait déjà eu à connaître en tant que Premier ministre.
Les essais nucléaires restent évidemment un sujet très sensible en Polynésie française. Les témoignages que nous avons reçus, l’émotion avec laquelle certaines personnes nous ont parlé, l’attente suscitée par la venue d’une délégation de la commission d’enquête montrent que la période des essais nucléaires a profondément touché l’ensemble de la Polynésie, que le sujet reste un traumatisme et suscite beaucoup d’attentes à l’égard de l’État français.
Les Polynésiens ne rejettent toutefois pas les essais nucléaires en bloc. Les attitudes sur ce point divergent et ont fortement modelé la vie politique polynésienne. À l’époque, être opposé aux essais nucléaires était souvent le signe d’une opposition à la métropole et pouvait constituer une affirmation indépendantiste ou être interprété comme tel. Certains Polynésiens étaient et restent toutefois fiers d’avoir travaillé pour permettre à la France de bénéficier de la dissuasion nucléaire qui, dans le contexte géopolitique actuel, est un atout sans commune mesure.
Dans la réponse apportée en 2015 au député de Polynésie Jean-Paul Tuaiva alors que vous étiez Premier ministre, vous aviez reconnu que le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) n’avait pas eu l’efficacité escomptée et vous étiez déclaré favorable à une modification de la loi Morin.
La loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, dite loi Erom, a supprimé le critère du risque négligeable, ce qui a eu pour effet de faciliter considérablement l’indemnisation des demandeurs. Quel regard portez-vous sur cette évolution législative ? Pensez-vous qu’il faille de nouveau modifier le dispositif existant ?
Les dépenses de santé consécutives à la prise en charge des soins des malades reconnus victimes des essais nucléaires ou remplissant les critères pour l’être sont financées par la Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française (CPS). Compte tenu de la responsabilité de l’État dans les essais nucléaires pendant plus de trente ans, que répondez-vous aux nombreuses personnes qui souhaitent que l’État rembourse à la Polynésie les montants engagés ?
Mais, avant de vous entendre Monsieur le ministre d’État, je dois vous demander de prêter serment comme le font toutes les personnes entendues dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; je vais donc vous demander de lever la main droite et de dire « je le jure ».
(M. Manuel Valls prête serment.)
M. Manuel Valls, ministre d’État, ministre des Outre-mer. Les travaux menés par votre commission (les nombreuses auditions organisées, votre déplacement en Polynésie française, les sujets que vous abordez, les questions que vous posez…) témoignent de votre ambition d’écoute et de compréhension des conséquences du fait historique d’envergure que représentent les 193 essais nucléaires effectués en Polynésie entre 1966 et 1996.
J’étais député lors de l’adoption de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français. Depuis la suppression du critère du risque négligeable, à laquelle j’étais favorable, les données du Civen démontrent que le dispositif fonctionne. On pourrait encore l’approfondir en étendant la liste des pathologies radio-induites ; je considère toutefois que ne doivent être indemnisés que les cancers liés aux essais nucléaires et non l’ensemble des cancers.
Depuis mon arrivée au ministère des Outre-mer, j’ai déjà obtenu trois avancées en la matière. L’article 172 de la loi de finances initiale pour 2025 a ainsi permis de reporter au 31 décembre 2027 la date limite de dépôt d’un dossier d’indemnisation au nom d’une personne décédée avant le 1er janvier 2019. La mission « aller vers » placée auprès du Haut-Commissaire porte ses fruits et l’existence de dossiers en instance rendait nécessaire le report de la date limite.
Un avenant de prolongation jusqu’au 31 décembre 2025 de la convention État-Pays en matière de santé a par ailleurs été finalisé. En 2025, le ministère mobilise dans ce cadre 4 millions d’euros en appui à la politique de santé de la Polynésie française. Cette enveloppe est complétée par les moyens du ministère de la santé et de l’accès aux soins, apportant ainsi aux politiques de santé publique déployées en Polynésie un soutien non négligeable. La Polynésie exerce la compétence en matière de santé depuis un décret du 22 juillet 1957. La loi organique statutaire de 2004 conforte le caractère exclusif de cette compétence. L’État souhaite néanmoins continuer à soutenir ces politiques ; j’y suis moi-même très attaché.
L’article 7 de la loi du 5 janvier 2010 prévoyait au moins deux réunions de la Commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires (CCSCEN) par an. Or cette dernière ne s’était pas réunie depuis le 23 février 2021. La loi a enfin été respectée et la séance de travail de près de quatre heures qui s’est tenue le 1er avril dernier a montré à quel point cette instance était précieuse. Je me suis par ailleurs engagé avec Yannick Neuder, ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins (que vous avez auditionné par ailleurs), à ce qu’une nouvelle réunion se déroule à l’automne, en Polynésie française. Comme je dois normalement me rendre sur place cet été, ce sera l’occasion d’y revenir, si le Président de la République, le Parlement et Dieu le veulent ! Plus sérieusement, il importe que cet engagement soit tenu.
L’ambition qui a présidé à l’installation du ministère d’État dont j’ai l’honneur d’être aujourd’hui responsable était de créer les conditions d’une mobilisation interministérielle effective en faveur des outre-mer. Dans le dossier qui nous intéresse, les mois écoulés ont déjà permis d’obtenir de premiers résultats. Ce n’est qu’un début.
Votre commission d’enquête ayant déjà auditionné les ministres chargés des Armées et de la Santé, je vais centrer mon intervention sur des éléments complémentaires relevant de ma compétence.
J’entends ainsi évoquer la France, la Polynésie française, les choix historiques et leurs implications actuelles. Le choix historique fondateur est la décision prise par le général de Gaulle de réaliser des essais nucléaires en Polynésie, notamment dans les sous-sols et sous les lagons des atolls de Moruroa et Fangataufa, à la suite des accords d’Évian du 18 mars 1962. Ce choix stratégique du Pacifique et de la Polynésie, qui émanait du plus haut niveau de l’État, la Polynésie et les Polynésiens l’ont subi, même s’il a évidemment eu aussi des retombées positives en matière d’emploi.
Le 9 septembre 1966, le général de Gaulle déclarait à Papeete : « La France estime et aime la Polynésie. » Oui, la France estime et aime la Polynésie. Je peux faire mienne cette phrase. Il avait poursuivi : « La Polynésie française est en ce moment le siège d’une grande organisation où nous mettons sur pied une puissance moderne qui doit nous donner la capacité de dissuader les autres de nous attaquer jamais. Toutes les dispositions sont prises pour que cela n’ait aucun inconvénient pour les chères populations de la Polynésie. Cette organisation est en quelque sorte le départ pour un grand et nouveau progrès pour vos archipels. »
Effectivement, la France est devenue une puissance moderne à la suite du choix stratégique du Pacifique, même si le choix du nucléaire avait commencé sous la IVème République. La Polynésie a ainsi incontestablement participé à la puissance de la France. J’ai écouté avec intérêt ce que vous disiez, monsieur le Président, quant au sentiment de nos compatriotes polynésiens. Il faut le dire très clairement : la France doit notamment sa puissance aux Polynésiens et à la Polynésie française. L’objectif de 1966 a été atteint. Comme ancien Premier ministre, je sais l’importance de la dissuasion nucléaire pour nos intérêts vitaux et stratégiques. On peut en débattre, mais dans le monde actuel, cette capacité est vitale.
En revanche, l’engagement pris envers les populations n’a pas été tenu ; nul ne pourrait le nier. Les essais nucléaires ont eu plusieurs conséquences tragiques pour les populations de la Polynésie. En particulier, ils ont été synonymes de cancers, c’est-à-dire de souffrances, de drames et de disparitions. Il importe de le dire (ce n’est pas nouveau) et de l’assumer. Les choix du passé nous obligent. D’une manière générale, le rapport que je souhaite créer entre l’Hexagone, entre Paris et l’ensemble des territoires ultramarins comporte une part de reconnaissance du passé. Je ne veux pas mélanger les sujets, nombreux et différents, mais la sensibilité que vous avez notée en Polynésie existe dans d’autres domaines ; on pourrait parler de l’esclavage, des processus de décolonisation, des problèmes de vie chère, de certaines questions économiques, du chlordécone. Le poids de l’histoire et des relations entre la puissance française et ses territoires se fait encore sentir, au-delà même de l’attachement profond qui les lie.
La France est redevable à la Polynésie et aux Polynésiens. C’est de cet impératif historique, politique, moral et de ses implications que je suis venu vous parler. Il se traduit avant tout par un devoir de mémoire : reconnaître les faits et en transmettre la mémoire, c’est honorer les victimes. La reconnaissance suppose la mémoire. Mémoire et histoire se complètent et je suis viscéralement attaché à ces deux dimensions. La compréhension des faits objectifs se nourrit des vécus subjectifs des individus. Je souhaite donc que l’État apporte toute sa contribution au devoir de mémoire concernant les essais nucléaires dans le Pacifique ; je salue donc le travail mené sous votre égide par l’Assemblée nationale.
J’entends préciser la nature de cette contribution. La mémoire appelle une forme de délicatesse, d’affable distance vis-à-vis du ressenti de chacun. Le rôle de l’État n’est pas de piloter cette ambition mémorielle ; d’aucuns estimeraient légitimement qu’il n’a pas vocation à être juge et partie. Il doit en revanche se tenir à disposition.
Les élus du territoire ont ainsi le beau projet de créer un Centre de mémoire et d’histoire des expérimentations nucléaires françaises dans le Pacifique, Pū Mahara ; un conseil scientifique a été installé et ma volonté est d’en faciliter la concrétisation. Nous le devons à la Polynésie française et aux Polynésiens. Je vous annonce par conséquent que l’État mettra à disposition de la Polynésie française tous les biens et documents utiles au projet scientifique du site, ainsi que l’abri de protection des populations construit à Tureia. Celui-ci a pour vocation de devenir un lieu de mémoire, à la fois objet matériel et carrefour des souvenirs individuels et collectifs qui entretiennent une conscience commune. Il doit aussi faciliter la transmission aux jeunes générations. L’État procédera même à des travaux de sécurisation de l’abri en amont de la cession de la propriété des bâtiments à la Polynésie française.
Nous ne devons pas avoir peur de ces sujets ; si nous donnons le sentiment d’avoir peur, de vouloir cacher des choses ou de nous réfugier derrière je ne sais quelle histoire, nous risquons d’alimenter de nouveaux mouvements de séparation vis-à-vis de la France.
Après la mémoire, la seconde notion essentielle pour aborder les conséquences des essais nucléaires est celle de science. La déférence vis-à-vis de la science est la condition d’une action publique pertinente. Nous savons depuis Max Weber que le politique n’a pas vocation à se substituer au savant. L’humilité de la décision publique est la condition de sa crédibilité.
Je reçois les témoignages de personnes qui retracent le parcours de leur maladie et mettent en évidence des chronologies explicites. J’y suis évidemment sensible et je suis impatient de pouvoir leur apporter une réponse adéquate. Je sais que ces sujets sont délicats. Je suis convaincu du fait que la révision de la liste des pathologies radio-induites représente un chantier prioritaire.
En revanche, il ne m’appartient pas de déterminer quelles pathologies peuvent avoir un lien avec les 193 essais nucléaires. La liste, fixée par le décret en Conseil d’État du 15 septembre 2014, modifié depuis, était composée de dix-huit, puis de vingt et une pathologies. Elle en comporte aujourd’hui vingt-trois, dont les cancers des os et du tissu conjonctif, de l’intestin grêle et de la vésicule biliaire. J’entends les demandes visant à y inclure notamment les cancers du pharynx et du pancréas. Il ne s’agit pas de gagner du temps, mais il importe d’être très transparents, de nous appuyer sur des bases scientifiques et médicales et d’asseoir un éventuel allongement de la liste sur des travaux scientifiques, de préférence internationaux afin d’éviter toute remise en cause.
Un groupe de travail du comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (Unscear) prépare pour 2026 un rapport d’actualisation des connaissances sur les cancers radio-induits. L’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l’Inca (Institut national du cancer) et le Civen recommandent unanimement d’attendre la publication de ce rapport avant de prendre une décision. La méthode et le calendrier, présentés lors de la réunion de la CCSCEN du 1er avril 2025, ont recueilli l’assentiment du gouvernement de Polynésie française par l’intermédiaire de son ministre de la santé, Cédric Mercadal. Attendons !
Le troisième mot essentiel est celui d’accompagnement, à commencer par celui proposé par le Civen, dont le dernier rapport d’activité montre que, entre la promulgation de la loi du 5 janvier 2010 et le 31 décembre 2023, 2 846 dossiers ont été enregistrés et 79,6 millions d’euros versés aux victimes. Cet accompagnement, ce soutien et ces indemnisations ont vocation à se poursuivre.
L’accompagnement proposé par la mission « aller vers » constitue un complément essentiel. Cette dernière effectue depuis le 1er janvier 2022 un travail remarquable ; le Haut-Commissaire me l’a confirmé à plusieurs reprises. Ce travail repose sur deux agents parlant le reo Tahiti et le français. L’équipe se déplace dans toute la Polynésie française. Après avoir annoncé leur venue quelques jours à l’avance sur les réseaux sociaux et dans les mairies concernées, les agents informent les habitants sur leurs droits et les aident dans la constitution de leurs dossiers de demande d’indemnisation. Votre point de vue sur cette action m’intéresse.
La mission a été prolongée et je compte beaucoup sur elle. Bien souvent, les plus grands desseins reposent sur l’engagement de quelques personnes passionnées ; c’est le cas ici et je souhaite profiter de cette audition pour les en remercier.
Le sujet des conséquences des essais nucléaires appelle une double exigence : d’une part, l’affirmation profonde et sincère d’un impératif moral vis-à-vis de la Polynésie française, dans le cadre d’une histoire transparente, avec ses aspects positifs et négatifs ; d’autre part, une très grande sollicitude à l’égard de chaque victime.
Mon ambition générale en faveur des Outre-mer est de toujours essayer d’apporter une réponse concrète, effective et efficace aux besoins des habitants et de valoriser la contribution collective d’un territoire donné au rayonnement de la France et, surtout, à son propre rayonnement. Il importe de pourvoir à la fois aux besoins individuels et collectifs : c’est là le sens de la politique et de l’action publique.
J’ai juré de dire toute la vérité. J’espère tenir cette promesse en vous faisant part, au-delà de la vérité froide et parfois douloureuse des faits et des chiffres, de ma vérité, de ce à quoi je crois profondément.
M. le président Didier Le Gac. « Mémoire », « science », « accompagnement ». Merci, monsieur le ministre d’État, pour ces propos très clairs.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. « Mémoire », « science », « accompagnement » : je retiens moi aussi ces trois mots et je leur ajoute celui de reconnaissance, que vous avez également prononcé.
À l’occasion des auditions et de nos rencontres avec des responsables politiques, des témoins de la période d’activité du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), mais aussi de jeunes Polynésiens, nous avons constaté que beaucoup réclament que la France demande pardon. Quel est le chemin menant de la reconnaissance au pardon ? L’État pourrait-il selon vous présenter des excuses officielles aux populations polynésiennes affectées par les essais nucléaires ? Quelles seraient les bonnes raisons de ne pas le faire ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. À titre personnel, je n’y vois aucun problème. Mais l’État, ce n’est pas moi ! Sur un dossier aussi sensible, seul le Président de la République pourrait, au nom de la continuité de l’État et compte tenu des choix effectués par ses prédécesseurs, décider d’accomplir un tel geste.
À titre personnel, je trouve que la France se grandit, devient plus belle et plus grande quand elle est juste et reconnaît ses responsabilités.
Est-ce une contradiction ? Je l’ignore, mais le Président Le Gac a, lui aussi, évoqué ce double phénomène. D’un côté, lors des choix stratégiques faits par le général de Gaulle après la perte de l’Algérie, l’idée était de parvenir, grâce aux essais nucléaires, à prolonger la grandeur et la puissance de la France sur un autre continent, dans un autre océan, à assurer son rayonnement en y associant la Polynésie. Mais cela s’est également fait au détriment des populations, au prix de conséquences sanitaires graves, de cancers, de maladies, de souffrances.
Demander pardon grandirait sans doute notre pays. Cela conférerait une dimension supplémentaire à nos relations avec nos compatriotes polynésiens. J’ai toutefois conscience qu’il s’agit d’un débat sans fin, et ce n’est qu’un modeste ministre d’État qui vous parle.
M. le président Didier Le Gac. Le Président de la République a parlé de « dette ».
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. On s’approche ; la langue française est subtile…
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Vous avez fait référence à la science. Le 19 février 2025, durant l’audition de représentants de l’ASNR (Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection), j’ai demandé à M. Philippe Renaud, chargé de mission auprès du directeur de cette instance, s’il était scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle de radiations reçues par une personne à la suite d’un essai nucléaire ne pouvait être supérieure à 1 millisievert. Sa réponse était catégorique : « La réponse est clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n’ont pu aboutir qu’à des ordres de grandeur, autour du 1 mSv. Les doses estimées sont de l’ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu’il est impossible de discriminer ou d’individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiations. »
Ce seuil du millisievert, fixé dans la loi Morin, détermine le statut de victime d’une personne malade ayant déposé une demande d’indemnisation.
Faire appel à la science, notamment pour allonger la liste des maladies radio-induites, nous y sommes favorables ; mais elle ne permet pas d’apporter une réponse précise à la question de savoir si une personne a reçu plus ou moins de 1 mSv. Quand les scientifiques ne savent pas ou ne sont pas sûrs, ils le disent. Sachant que le seuil de 1 mSv est le principal critère de rejet des demandes d’indemnisation, quel est votre avis à ce sujet ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Ces questions sont complexes. J’essaie de m’abriter derrière la science. Il existe une présomption de causalité entre les essais nucléaires et la maladie ; le Civen pourrait donc renverser la présomption si les éléments que vous évoquez peuvent être démontrés. Lancer ce débat ne me pose aucune difficulté, sous réserve néanmoins de cette démonstration préalable.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je rappelle que selon la loi Morin, la présomption de causalité repose sur trois critères : les dates et les lieux de la présence en Polynésie et la nature de la maladie. Le Civen a la possibilité de renverser cette présomption en s’appuyant sur le seuil de 1 mSv. Est-il judicieux de continuer de recourir à celui-ci après que l’audition de l’ASNR, entre autres, nous a appris qu’il n’était pas fondé scientifiquement ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je suppose que vous formulerez des recommandations à ce sujet, afin de faire évoluer l’examen des demandes d’indemnisation… Le ministre de la Santé aura à se prononcer ; si un blocage survenait, il faudrait alors sans doute aller plus loin.
À titre personnel, je n’ai aucune opposition de principe ; j’attends vos propositions. Il appartient au Civen de démontrer la pertinence de ce seuil ; s’il ne le peut pas, la loi devra évoluer, afin qu’une exposition inférieure soit prise en considération. Pour vous répondre aussi précisément que possible, nous devons disposer de tous les éléments existants.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Au cours de notre enquête, nous avons constaté que le régime d’indemnisation suscite une insatisfaction manifeste, malgré de nombreux efforts consentis par l’État. Afin de le faire évoluer d’une manière qui soit acceptée par ce dernier et comprise par la population polynésienne, que pensez-vous d’un changement de perspective ? Il s’agirait de créer un régime qui n’indemniserait pas une maladie parce qu’il reconnaît un lien de causalité avec les essais nucléaires, mais qui indemniserait le risque induit par la conduite des essais en Polynésie dans les conditions que nous connaissons.
La science ne peut prouver cette causalité à l’échelle individuelle. Plutôt que de continuer de modifier arbitrairement et régulièrement les critères d’éligibilité, ce nouveau régime serait de nature à concilier les exigences de la science et la dimension résolument humaine de l’indemnisation.
Autrement, ceux qui contestent scientifiquement le lien de causalité entre les maladies et les essais nucléaires continueront de le faire, tandis que ceux qui se considèrent comme des victimes ressentiront toujours de l’injustice.
M. le président Didier Le Gac. C’est ce que nous appelons le « caractère irréfragable de la contamination » : toutes les personnes ayant été exposées doivent être prises en charge dès lors qu’elles satisfont aux trois critères prévus dans la loi Morin, sans plus désormais prendre en considération le seuil de 1 mSv.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Permettez-moi d’exprimer deux objections. Premièrement, nous devons nous appuyer sur la science, en particulier dans un moment où son autorité est remise en cause. Ma deuxième objection porte sur l’objet et les motivations profondes de l’indemnisation : en droit, on n’indemnise pas un risque, mais un préjudice, si sa cause est identifiée.
Je suis favorable à une extension de l’indemnisation des victimes à condition qu’elle s’appuie sur la science. Je l’ai dit, afin de compléter la liste des pathologies radio-induites, nous devons attendre le rapport du comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants, prévu pour 2026.
Lors de la réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires le 1er avril dernier, le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins a annoncé que la liste des pathologies reconnues serait actualisée en 2026. À mon sens, c’est une priorité et j’appelle à la mobilisation des scientifiques en la matière.
Mme Sandrine Rousseau (EcoS). Vous souhaitez reconnaître la responsabilité de l’État à l’égard de la population polynésienne, tout en considérant que les essais nucléaires ont été utiles et qu’il est impossible de les remettre en cause.
Pour envisager une demande de pardon qui ne soit pas circonscrite à une forme d’indemnisation, comme l’a évoqué la rapporteure, nous devons probablement pousser le raisonnement plus loin et nous interroger : ces essais devaient-ils avoir lieu ?
À cet égard, le débat que nous avons eu sur la dette et le pardon est révélateur : une dette, qu’elle soit morale ou financière, peut être remboursée ; demander pardon implique de reconnaître avoir commis une erreur.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je n’ai pas employé la plupart des mots que vous citez. J’ai tenté de rappeler les choix qui ont été faits par l’État, notamment par la personne du général de Gaulle. Incontestablement, les essais nucléaires ont contribué à l’élaboration de la puissance nucléaire française. Puis, au bout d’un certain nombre d’années, il s’est avéré (après les hésitations du début du premier mandat de Jacques Chirac) que d’autres méthodes pouvaient être utilisées.
Je ne peux vous suivre en considérant ces essais comme des erreurs ; j’estime, à l’inverse, que nous devons les assumer. Notre erreur a sans doute été de ne pas tenir compte de leurs conséquences, mais c’est un autre débat.
Le Président de la République a évoqué la dette de la France. En tant que successeur du général de Gaulle, c’est à lui qu’il appartient de choisir les termes exacts à employer. J’ai pour ma part évoqué le pardon au sujet des conséquences des essais, qui me semble être un impératif moral fort.
Je considère l’histoire des essais nucléaires français de façon globale : ils ont contribué à l’élaboration de la puissance de la France et en aucun cas je n’entends remettre en cause la dissuasion nucléaire française. En revanche, nous devons poursuivre nos travaux concernant l’indemnisation des malades.
Je le répète, je n’ai pas de problème avec les mots que vous avez évoqués ; simplement, il appartient à celui qui en a la charge de décider de les employer.
M. Elie Califer (SOC). Monsieur le ministre d’État, vous avez évoqué à la fois le devoir de mémoire et la science. Les populations ultramarines, dont sont issus d’éminents professeurs de médecine, ont confiance en la science, notamment dans le domaine qui nous occupe aujourd’hui. Quant au devoir de mémoire, il revêt une dimension importante et doit être exercé de façon partagée.
Après toutes ces années, ne pensez-vous pas qu’il est nécessaire d’entrer, de façon déterminante et déterminée, dans une phase de transparence et de réparation ? L’État ne devrait-il pas se mobiliser et mobiliser la recherche épidémiologique ? Des documentaires ont révélé les atteintes à la personne et à la santé et on en est encore à réfléchir à la question de savoir s’il faut prendre en considération telle ou telle pathologie, comme les cancers du pharynx et du pancréas (celui-ci étant particulièrement foudroyant comme on le sait).
Vous dites être favorable au pardon. En tant que ministre des Outre-mer et, auparavant, en tant que Premier ministre, vous avez suivi les débats à ce sujet et sinon la rébellion, du moins les questionnements émanant de ces territoires, notamment de la Polynésie. Pensez-vous que les essais se sont toujours accompagnés d’une volonté forte de préserver les populations ? À l’époque, les scientifiques ont-ils suffisamment alerté les pouvoirs publics ? Enfin, vous avez juré de dire toute la vérité ; avez-vous eu connaissance, comme ministre des Outre-mer ou, auparavant, comme Premier ministre, d’éléments que la commission d’enquête n’aurait pas en sa possession, et qui permettraient à la commission des affaires sociales de ne pas continuellement négocier des fonds d’indemnisation dans le cadre du budget de la Sécurité sociale ?
La vision de reportages et de documentaires sur la situation de ces territoires après les essais nucléaires me révulse et me bouleverse !
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Je ne dispose d’aucun élément particulier à vous communiquer, ni en tant que ministre des Outre-mer, ni en tant qu’ancien Premier ministre ; par ailleurs, j’ai bien conscience, je vous le confirme, d’être sous serment !
En matière de transparence et de réparation, l’État contribuera, je l’ai dit, à la création du Centre de mémoire et diffusera les travaux scientifiques ; je fais confiance aux chercheurs, issus des territoires concernés, qui les mènent.
Assumer cette histoire, éclairée par les historiens, les scientifiques et les populations elles-mêmes, est une chose ; les essais nucléaires ont eu lieu, c’est un fait. De retour de Nouvelle-Calédonie, je rappellerai quelques mots tirés du beau texte des accords de Nouméa qui reconnaissaient les « ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière ».
L’État avait-il la volonté de préserver les populations ? Sans doute, comme en témoignent les propos du général de Gaulle que j’ai rappelés, mais je juge d’après les résultats et les faits parlent d’eux-mêmes : les essais ont entraîné des cancers, qui ont fait de nombreuses victimes. Vous avez évoqué, monsieur Califer, votre émotion à la vision de documentaires et de témoignages sur l’étendue de ces maladies ; je la partage. Nous sommes tous comptables. Je le suis en tant que ministre, puisqu’exercer le pouvoir implique d’assumer une forme de continuité ; cela implique aussi de faire valoir la transparence, de reconnaître les erreurs qui ont été commises et de les corriger.
Au-delà de la question du pardon et de la dette de la France, de savoir si demander des excuses revient à se dédouaner, au-delà de l’impératif moral, nous devons répondre très concrètement aux attentes exprimées notamment par les parlementaires et les élus du territoire polynésien. À titre personnel, je suis favorable à la conduite d’une vaste étude épidémiologique sur le territoire polynésien, mais la décision appartient au ministre de la Santé et aux autorités locales. Je n’ai aucune prévention à l’égard de ce qui pourrait aider les malades, ni à l’égard d’une démarche visant à rassembler tous les éléments scientifiques et sanitaires qui peuvent nous rapprocher de la vérité.
M. le président Didier Le Gac. Que, en tant que ministre d’État, vous établissiez un lien entre les essais nucléaires et les cancers est un progrès en soi ! En 2025, des controverses perdurent à ce sujet ; nous avons auditionné des scientifiques et des anciens du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) qui continuent de nier cette causalité, considérant qu’il n’y a pas plus de cancers en Polynésie qu’ailleurs…
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Vous les avez crus ?
M. le président Didier Le Gac. Non !
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Outre les malades qui souffrent dans leur chair des pathologies énumérées dans le décret d’application de la loi Morin, de nombreux Polynésiens souffrent aujourd’hui d’anxiété. Déjà, à l’époque des essais, certains couples, quand le mari travaillait à Moruroa ou à Fangataufa, prenaient la décision de ne pas avoir d’enfants. Aujourd’hui encore, parce qu’ils redoutent la transmission intergénérationnelle des maladies, des Polynésiens craignent d’en avoir ; c’est un véritable fait de société.
La culture du secret, très présente pendant les opérations, a perduré. Elle a contribué à alimenter cette anxiété, que partagent d’ailleurs les vétérans. Mon collègue Elie Califer a évoqué la transparence, mais elle commence à peine à poindre !
Seriez-vous prêt, monsieur le ministre d’État, à soutenir un texte de loi visant à organiser la réparation ? Le principe de l’indemnisation ne constitue pas une faveur : ce n’est que l’application du droit.
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Ces sujets sont passionnants. Je ne dispose pas de l’ensemble des éléments de réponse, certains relèvent des prérogatives de mes collègues des armées et de la santé.
Nous devons assumer l’histoire, les choix effectués il y a soixante ans et leurs conséquences, sans remettre en cause la dissuasion nucléaire et les moyens alors utilisés pour atteindre cet objectif. Si nous assumons cette histoire (ce qui n’est pas la principale qualité des dispositifs étatiques), mais aussi la force qu’a constitué la recherche scientifique, civile et militaire, nous devons également assumer la transparence et ne pas la craindre.
Parce que j’ai accompagné l’approfondissement de la réparation des dégâts causés par le chlordécone, qui a provoqué chez les victimes le même sentiment de ne pas avoir été suffisamment entendues, je pourrais soutenir, sur le principe, un texte de loi organisant la réparation.
Nous ne devons pas avoir peur de la réparation, sans pour autant nous perdre dans les détails. Ainsi, l’hypothèse des maladies transgénérationnelles a été évoquée, mais la science n’identifie pas d’effets héréditaires de l’exposition à des rayonnements ionisants. Par ailleurs, le Civen indemnise également le préjudice d’anxiété des victimes.
Deux concepts, qui peuvent parfois paraître contradictoires, sont ici à l’œuvre : d’une part, la nécessité de tenir compte du sentiment, auquel je suis attentif, qu’on n’a pas dit la vérité, que les conséquences des choix en matière de nucléaire ont été dissimulées aux Polynésiens ; d’autre part, le besoin d’élaborer des dispositifs législatifs reposant sur la rigueur du droit et de la science. Nous devons rapprocher ces deux logiques et votre travail y contribue.
M. le président Didier Le Gac. Vous dites qu’il faut assumer l’histoire et la transparence. Dans quelques minutes, nous recevrons les auteurs du livre Toxique, par lequel la controverse est réapparue. Paru il y a quelques années, il a révélé aux Polynésiens que tout ne s’était pas passé exactement comme on le leur avait dit ; les nuages des tirs, notamment, ont été détournés par des vents contraires vers des atolls habités alors que les services de météorologie de l’époque affirmaient le contraire. Cette enquête, écrite par un journaliste et un universitaire, a remis en cause toute l’histoire qui avait été racontée à l’époque.
La transmission de la défiance de génération en génération doit prendre fin. Lors de notre déplacement en Polynésie, dans le lycée de Papeete que nous avons visité, nous avons ressenti non seulement de la méconnaissance, mais aussi de la rancœur : nous ne devons pas la laisser se transformer en colère !
Par ailleurs, monsieur le ministre d’État, pourriez-vous nous apporter une réponse au sujet de la CPS (Caisse de prévoyance sociale de Polynésie française) et de la charge financière qu’elle doit assumer ?
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Nous devons aller au bout de l’approche historique : les essais ont eu des conséquences individuelles, sur la santé, et collectives suscitant ressentiment, colère et tristesse de la population.
Le manque de transparence, qui a perduré des années, a contribué à nourrir des fantasmes, en particulier dans le domaine du nucléaire. La loi de 2010 concernait d’ailleurs à la fois les essais dans le Sahara et ceux en Polynésie. À cet égard, intégrer l’histoire des essais nucléaires au programme du baccalauréat est une proposition à laquelle je suis favorable et qui doit être soumise au Conseil supérieur des programmes (CSP) pour que soient déterminés à quel niveau et dans quelle matière cela serait le plus pertinent.
Plus largement, je suis attaché à ce que l’histoire de tous les Outre-mer soit connue de tous les Français ; l’école a vocation à y contribuer. Qui connaît l’histoire de la Nouvelle-Calédonie ou des Antilles ? Qui connaît véritablement celle des essais nucléaires, sinon grâce à vos travaux et à des livres ou des documentaires ? Il ne s’agit pourtant pas d’une histoire ancienne.
J’appartiens à une génération qui a vu, à la télévision, des ministres de la Défense (Charles Hernu ou Paul Quilès, je ne sais plus…) en visite officielle en Polynésie, se baigner dans le Pacifique devant les caméras pour montrer que cela ne posait aucun problème ! Les Français qui regardaient le journal télévisé comprenaient bien, cependant, qu’il s’agissait d’une opération de communication ; en la matière, le CEA disposait de moyens extraordinaires. Je referme la parenthèse pour ne pas mettre en cause cette grande maison.
Les frais de prise en charge des pathologies résultant des essais nucléaires doivent relever de la solidarité nationale, en application de l’exigence de cohérence que nous avons évoquée. La solidarité polynésienne ne peut supporter ces frais, comme elle est censée le faire aujourd’hui ; j’avais d’ailleurs eu cette discussion avec le président Édouard Fritch.
Je souhaite que l’État tienne parole et que le remboursement de ces frais intervienne rapidement, malgré le problème technique de rapprochement des données entre la CPS et le ministère de la santé. Lors de la réunion de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires le 1er avril, une mission associant la CPS, le Civen et la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) a été envisagée, afin de fiabiliser ces chiffres ; je souhaite qu’elle commence ses travaux aussi rapidement que possible.
M. le président Didier Le Gac. Je vous remercie, monsieur le ministre d’État. Si vous allez en Polynésie cet été comme vous l’avez annoncé, j’espère que vous en profiterez tout de même pour vous baigner, mais loin des caméras !
M. Manuel Valls, ministre des Outre-mer. Compte tenu de la prolifération des petits appareils que nous connaissons tous, et que Mme Rousseau utilise très intelligemment (je plaisante !), c’est quelque chose qu’un ministre ne doit pas faire !
Audition, ouverte à la presse, de MM. Sébastien PHILIPPE et Tomas STATIUS, auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie (nouvelle audition) (en visioconférence)
M. le président Didier Le Gac. Comme ce fut le cas pour le Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) la semaine dernière, nous allons procéder à une seconde audition de personnes que nous avons déjà entendues pour obtenir des précisions supplémentaires.
En votre nom à tous, j’accueille donc Sébastien Philippe et Tomas Statius, les auteurs du livre Toxique : enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, fruit d’une collaboration entre le site internet d’investigation Disclose, le collectif d’architectes ayant conçu la plateforme interactive du projet Interprt, en partenariat avec le programme SGS (Science and Global Security, ou Programme sur la science et la sécurité mondiale) créé à l’Université américaine de Princeton en 1974.
Ce n’est pas un secret pour qui a suivi toutes nos auditions : votre livre a constitué un véritable fil conducteur auquel nous nous sommes très régulièrement référés pour susciter des questions, des réactions et des commentaires. Il nous semblait donc particulièrement intéressant de vous entendre à nouveau pour au moins deux raisons, qui font l’objet de deux questions.
La première s’adresse spécifiquement à Sébastien Philippe et elle a directement justifié que nous vous entendions une seconde fois.
Lors de l’audition des représentants du Civen, Mme Laurence Lebaron-Jacobs, sa vice-présidente, vous a mis en cause dans des termes que je me dois de reproduire très exactement : « Je note que la publication que M. Philippe a fait paraître en anglais dans un journal scientifique est entachée d’un gros soupçon de conflit d’intérêts. En effet, il semble que certaines personnes ayant relu et approuvé cet article entretiennent des liens directs avec M. Philippe, qui est également coéditeur du journal en question. Cela va à l’encontre de l’éthique scientifique, qui commande de publier dans des revues avec lesquelles on n’entretient aucun lien, et d’être relu par des pairs qui, eux non plus, ne doivent entretenir aucun lien avec l’auteur. Ces conditions n’ayant pas été réunies dans le cas de l’article de M. Philippe, sa validité scientifique est sujette à caution. En outre, l’article me semble douteux sur certains points, et je sais que certaines paroles de mes collègues de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) d’alors ont été un peu transformées lors de leur retranscription ». Ma question est simple : comment réagissez-vous à ces diverses accusations extrêmement fortes ?
La seconde question porte sur un aspect de votre livre Toxique. Vous établissez un lien assez certain entre la survenance en Polynésie française de cancers ou de maladies radio-induites et les essais nucléaires qui y ont lieu pendant trente ans. Pourtant, au fil de nos auditions, plusieurs scientifiques, et non des moindres (la direction des applications militaires du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives - CEA DAM -, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, le professeur Baert) ont affirmé que ce lien ne pouvait être établi, que le taux de cancers était comparable à celui de métropole et que les études à ce sujet étaient soit incomplètes, soit insuffisamment rigoureuses pour en tirer quelques conclusions que ce soit. La controverse existe donc toujours en 2025. Pouvez-vous nous rappeler sur quoi se basent vos conclusions à ce sujet ? Que répondez-vous aux critiques ainsi formulées ? Je serais curieux de connaître votre sentiment sur les auditions qui ont eu lieu depuis le mois de janvier.
Je vais vous donner la parole mais avant cela, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vais donc vous demander une nouvelle fois, à chacun d’entre vous, de bien vouloir lever la main droite et de dire « je le jure ».
(MM. Sébastien Philippe et Tomas Statius prêtent successivement serment.)
M. Tomas Statius. Monsieur le Président, le fait d’être entendus deux fois est un honneur que nous mesurons.
Cette commission d’enquête parlementaire, comme toute enquête, y compris journalistique ou scientifique, a mis au jour de nouvelles preuves, de nouvelles avancées, de nouveaux témoignages, mais aussi de nouvelles résistances et de nouvelles controverses. Lorsque nous avons publié Toxique, en mars 2021, nous n’imaginions pas que notre enquête aurait encore des répercussions quatre ans plus tard. Nous pensions avoir révélé des informations d’intérêt public, tant sur la conduite des essais que sur leurs conséquences et sur leur traitement par les institutions responsables. Les jours passant, nous nous sommes rendu compte que nous avions aussi mis le doigt sur la difficulté, pour certaines institutions (je pense en particulier au Commissariat à l’énergie atomique et à l’armée) de reconnaître ce qu’ils avaient mal fait, pas assez fait ou ce qu’ils auraient pu faire autrement.
Il est frappant de constater que le dogme des essais propres a vécu. Le patron de la direction des applications militaires du CEA, Jérôme Demoment, a déclaré en effet devant votre commission : « Aucun essai nucléaire qui génère une retombée radioactive ne peut être considéré comme propre ». C’est une avancée si l’on considère ce qui a été durant des années le discours public sur les essais ; je regardais hier une archive de 1971 dans laquelle le docteur Millon disait qu’il était possible de manger des denrées qui avaient été soumises à des retombées radioactives car cela ne présentait aucun risque pour la santé. M. Demoment, dans un essai d’introspection institutionnelle, est même allé plus loin en précisant : « Les exigences ne sont plus les mêmes, et il est fort probable que, si l’on devait encore gérer de telles activités, le dispositif répondrait à une logique différente ». La discussion qui a suivi concernant la qualification de certains essais comme étant des accidents a révélé un élément fondamental dans la conduite des essais : certaines des décisions qui ont été prises à l’époque, loin d’être uniquement sanitaires, étaient aussi politiques et opérationnelles. Tout cela est à mettre au crédit de votre commission.
À la demande de la direction générale de la santé, l’ASNR a procédé en 2022 à une évaluation indépendante de nos conclusions, en particulier sur l’essai Centaure de juillet 1974. Elle est arrivée aux mêmes conclusions : au vu des incertitudes liées à la collecte des données, à l’individualisation de la dose et à l’estimation des conséquences sanitaires, il est impossible de discriminer entre les gens qui sont au-dessus et ceux qui sont en dessous de la limite d’indemnisation de 1 millisievert. Cela met le législateur et les autorités face à leurs responsabilités. Comment se satisfaire du statu quo, comme le fait le Civen, alors que c’est le fondement même du système d’indemnisation qui est mis en cause ? Il ne peut y avoir de retour en arrière.
Les auditions ont fait émerger de nouveaux thèmes, en plus de ceux que nous avions évoqués ; je répète ici que notre propos n’a jamais consisté à dire que rien n’avait été fait précédemment. Des choses ont été faites, et nous avons tâché de nous appuyer dessus. Parmi ces nouvelles pistes, le témoignage de Florence Mury, qui fait partie de l’équipe du professeur Meltz, sur la question des violences sexistes et sexuelles en Polynésie française au moment des essais, ouvre un nouveau chapitre dans l’effort de transparence qui a été affiché par l’exécutif français après la publication de Toxique. Je me permets de la citer : « À Tureia ou à Hao, nous avons recueilli des témoignages faisant état de situations s’apparentant à des viols, impliquant l’alcoolisation forcée de femmes suivie de violences sexuelles. » C’est une piste d’enquête qui me paraît fondamentale.
La commission d’enquête a aussi donné la parole aux victimes, à ceux qui s’estiment floués par l’État, qu’ils soient marins, sous-traitants du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), populations civiles, anciens travailleurs ou petits-enfants de vétérans, et qui peinent toujours à faire reconnaître ce qui s’est passé il y a une soixantaine d’années. Tous ces témoignages donnent une autre image du CEP. Notre travail procédait de la même volonté de raconter, à partir des documents déclassifiés en 2013, une histoire plus proche de la réalité des essais nucléaires, qui furent moins maîtrisés qu’on ne l’a dit. C’est dans ces interstices entre ce qui est prévu et ce qui se passe réellement, entre ce qui aurait été meilleur pour les populations civiles et ce qui s’est finalement déroulé, que se nichent les histoires d’accidents et de contaminations qui font la matière de votre commission d’enquête.
Un des nœuds que vous avez identifiés est l’accès aux connaissances et aux données indispensables pour procéder à un examen contradictoire et indépendant. Il est important de rappeler que Toxique n’aurait pas été possible sans les 200 documents déclassifiés en 2013. La question de l’accès aux archives est fondamentale et il est normal qu’elle ait pris une part si importante dans les discussions de ces derniers mois devant votre commission. La commission d’enquête a pointé, à juste titre, la différence immense entre l’effort de déclassification réalisé par le Commissariat à l’énergie atomique, et plus particulièrement de la DAM, et celui du ministère des Armées : seulement quelques centaines de documents déclassifiés pour le CEA, contre près de 200 000 par le ministère des Armées. Je remarque que l’ancien et le nouveau directeur du CEA ont respectivement fait appel à des justifications différentes pour une position finalement commune : on ne saurait déclassifier plus ou plus vite, du moins pas à un rythme plus soutenu. Tandis que l’actuel directeur de la CEA-DAM affirme que ce ne sont pas vraiment des archives, puisqu’elles sont utilisées dans le cadre du programme Simulation, l’ancien directeur, M. Salvetti, est plus frontal : « L’adaptation de nos armes nucléaires au contexte stratégique est plus une priorité pour la DAM que ne le sont les archives, sans faire injure au peuple polynésien. »
L’une des controverses que la commission d’enquête a fait émerger, bien malgré nous, a été la remise en cause de la scientificité de notre travail, et plus précisément la manière dont les résultats de Toxique ont été évalués par les pairs. C’est une attaque commune aux interlocuteurs les plus critiques de notre travail (et ils ont parfaitement le droit de l’être), dont la plus notable est venue de la vice-présidente du Civen, qui n’a pas hésité à parler de conflit d’intérêts en accusant Sébastien Philippe de connaître les gens qui auraient expertisé son travail ; plus largement, on sentait dans son propos le soupçon que nous avions maquillé un travail orienté pour le faire paraître plus scientifique qu’il n’était en réalité. Ce sont des accusations extrêmement graves, qui sont non seulement fausses (Sébastien Philippe vous répondra plus précisément là-dessus dans un instant) et diffamatoires, mais même étranges dans la bouche d’une représentante de l’État qui est censée être la garante du sérieux et de l’impartialité de la vérification, qui plus est lorsque ces accusations sont formulées sur le mode du « on-dit ».
Il y a un dernier point frappant du point de vue institutionnel. C’est une évidence que la stratégie nucléaire française et la politique nucléaire de la France sont organisées autour du CEA, qui a été le maître d’œuvre des essais nucléaires et continue d’occuper une place centrale. Le corollaire de cette affirmation est qu’une grande partie des experts que vous avez auditionnés, ceux qui écrivent l’histoire des essais nucléaires et de la réponse institutionnelle qui a été apportée à leurs suites, ont passé une partie de leur carrière au CEA. Je vous laisse avec cette interrogation : comment produire une histoire contradictoire quand ce sont toujours les mêmes qui sont en mesure de l’écrire, de la commenter et même de la consulter ?
M. Sébastien Philippe. Je suis également très heureux d’être à nouveau entendu par la commission et je suis prêt naturellement à répondre à vos questions.
Pour répondre à votre première question, Monsieur le Président, je suis tombé de ma chaise en écoutant l’intervention de Mme Lebaron-Jacobs. Je considère ses propos comme proprement diffamatoires. Mme Lebaron-Jacobs n’apporte aucune réfutation scientifique spécifique aux conclusions de mes travaux. Elle ne m’a jamais contacté et, à ma connaissance, elle n’a pas davantage contacté la revue dans laquelle l’article a été publié, ni pour me faire part de ses préoccupations sur mes travaux (si tant est qu’elle en ait eus), ni pour demander des éclaircissements sur mes conclusions. Sa déclaration devant la commission d’enquête concernant, « un gros soupçon de conflits d’intérêts » (je ne sais pas où sont les preuves) porte sur la pratique éditoriale et non sur le contenu scientifique de l’article. Je vous livre le fond de ma pensée : puisque les arguments pour attaquer la science et les calculs ne tiennent pas, on attaque une dernière fois le véhicule !
Sa déclaration ne précise pas si elle a soulevé la question auprès de la revue. Depuis la publication de mon article, je n’ai reçu aucune information de la part des rédacteurs en chef concernant le contenu scientifique de l’article. Dans les revues scientifiques, il est d’usage que, si des erreurs sont découvertes, les chercheurs contactent la revue pour demander des éclaircissements, des explications et, si nécessaire, des corrections. En l’espèce, cela n’est jamais arrivé.
Je me permets de vous rappeler que la revue Science and Global Security est une revue internationale à comité de lecture publiée par Taylor & Francis, qui édite par ailleurs de nombreux journaux universitaires. Dans cette revue, l’identité des évaluateurs n’est jamais communiquée aux auteurs et les évaluateurs ne sont jamais informés de l’identité des auteurs des articles. Il s’agit d’une pratique courante pour les publications à comité de lecture. Tous les manuscrits soumis font l’objet d’une évaluation initiale. S’ils sont jugés recevables, les articles de recherche sont ensuite soumis à une double évaluation anonyme par les pairs, généralement par deux experts indépendants, parfois plus. Si le comité souhaite comprendre plus en détail les pratiques éditoriales du journal, il est invité à contacter directement les éditeurs. Cette revue, qui est associée à l’Université dans laquelle je travaille, est l’une des plus grandes existant dans ce domaine et je peux participer au processus de review des articles qui lui sont soumis, jamais les miens, bien sûr ; lorsque je soumets mes travaux, je ne participe jamais au processus d’évaluation ou de décision. Si Mme Lebaron-Jacobs a des preuves, qu’elle les apporte devant la commission, mais il n’y en a pas, puisque cela ne s’est jamais passé.
Qui plus est, le contenu de mon article n’a rien à voir avec les propos des chercheurs de l’IRSN. Ces propos ont été tenus devant la commission d’enquête de 2024 au sujet d’une étude qu’ils avaient réalisée sur Centaure, dans laquelle les doses mesurées étaient de l’ordre de 1 millisievert ; ils en concluaient qu’il était impossible de distinguer qui était au-dessus et qui était en dessous. C’est ce que j’ai répété lors de l’audition du 21 janvier 2025.
Mme Lebaron-Jacobs semble dire que j’ai transformé la parole de ses collègues. Mais alors, pourquoi ont-ils confirmé leurs propos à Mme la rapporteure lors de l’audition du 19 février 2025 en rappelant que l’ASNR (qui était encore à l’époque l’IRSN), dans une note indépendante qu’elle avait produite sur le tir Centaure, démontrait que les incertitudes étaient grandes. À la question de Mme la rapporteure, qui leur demandait s’il était scientifiquement possible de démontrer que la dose annuelle reçue par une personne à la suite de l’essai ne pouvait pas être supérieure à 1 millisievert, la réponse de Philippe Renaud fut : « Clairement non. Les incertitudes sont telles que nos calculs n'ont pu aboutir qu'à des ordres de grandeur […]. Les doses estimées sont de l'ordre du millisievert, oscillant entre un peu moins et quelques millisieverts. Les incertitudes sont si importantes qu'il est impossible de discriminer ou d'individualiser cette dose. Nous ne pouvons pas distinguer les personnes ayant reçu plus ou moins de radiation. Cette limitation s'applique non seulement à notre étude mais également aux études antérieures » (dont celle du CEA de 2006, laquelle est toujours utilisée par Mme Lebaron-Jacobs, vice-présidente du Civen et, de ce fait, représentante de son autorité scientifique). Les décisions de refus d’indemnisation du Civen sont donc basées sur des données aux incertitudes larges, qui n’ont jamais été calculées et que les rapports du CEA qualifient d’« enveloppe maximale » alors que, comme je l’ai démontré dans mon article, elles ne le sont pas. Le corollaire de cette démonstration est qu’il est impossible de prouver qu’une personne a été exposée à une dose strictement inférieure au seuil d’indemnisation pour l’essai Centaure et pour les essais atmosphériques qui ont eu lieu entre 1966 et 1974. Cette réalité scientifique n’est aujourd'hui remise en question par personne.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. D’après les retours d’avocats consultés par les membres de la commission d’enquête, le rapport du CEA de 2006 est systématiquement opposé aux requérants dans le cadre des recours contentieux pour la période des essais atmosphériques, notamment pour les tableaux de reconstitution de doses. Pour la période des essais souterrains, c’est le rapport de l’IRSN de 2019 relatif à l’évaluation de l’exposition radiologique des populations de Tureia, des îles Gambier et de Tahiti.
Or le rapport du CEA de 2006 précise en page 5 que « les mesures de radioactivité effectuées dans les différents milieux et produits n’ont pas été réalisées dans l’objectif d’estimer des doses, mais dans celui de déceler des situations radiologiques anormales ». Dès lors, l’utilisation de ce document pour évaluer les doses individuelles pose problème.
Selon votre enquête et à la lumière des auditions de cette commission, notamment celles du Civen du 29 janvier et du 6 mai dernier, sur quels documents les décisions de ce comité peuvent-elles se fonder ? Apportent-ils la rigueur nécessaire pour appuyer les décisions du Civen ?
M. Tomas Statius. Parmi tous les experts que vous avez auditionnés, de l’ASNR au CEA, il y a un accord assez large pour dire que les données recueillies à l’époque par le service mixte de sécurité radiologique (SMSR) et le service mixte de contrôle biologique (SMCB), sur lesquelles se fonde notre travail (et celui du Civen), sont insuffisantes pour déterminer les doses individuelles, c'est-à-dire pour estimer avec précision que Monsieur X, à la date Y, a été contaminé à hauteur de tant. Nous n’aurons probablement pas mieux. Ce sont les seules données historiques, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient pas importantes ; le mieux que nous puissions faire, c’est reconnaître les incertitudes associées à ces calculs et les inclure dans le calcul des doses. C’est cette démarche que vous ont présentée les experts de l’ASNR. C’était aussi la nôtre.
M. Sébastien Philippe. Ce que j’ai compris, c’est que quand le Civen reçoit une demande, il saisit la date de naissance et le lieu de résidence en Polynésie française de la personne dans un tableur Excel, lequel sort une dose calculée en fonction de sa durée de résidence en Polynésie française entre 1966 et 1976. C’est tout ce qu’il fait. La première page, qui est partagée avec le requérant si celui-ci fait appel de la décision de refus d’indemnisation devant le tribunal administratif, porte un numéro de document du CEA qui semble être daté de 2011. Ce tableur, je ne l’ai jamais vu et je ne sais pas qui l’a revu pour vérifier qu’il fonctionnait correctement. Quand nous avons écrit Toxique, le directeur du Civen nous a dit que celui-ci n’avait jamais vérifié les calculs ; cela représente une période de dix ans sans vérification.
Lorsque j’ai détricoté les doses pour les vérifier, je me suis rendu compte que les estimations du tableur étaient basées sur une série de rapports du CEA écrits en 2006, principalement sur les essais que le CEA considérait comme à fort impact : Centaure, Aldébaran, Rigel, Arcturus, Phoebe, etc. Je pourrai vous en communiquer la liste exacte. On y a ajouté une dose annuelle pour tous les autres essais. Un rapport du CEA de 2014 indique que ces dernières estimations sont encore plus incertaines, car les mesures n’ont pas été réalisées pour calculer des doses, mais pour suivre la trajectoire du nuage et déterminer s’il y avait des situations accidentelles fortes. Or la population a toujours été exposée, au moins à de petites doses, pour de nombreux essais, qu’ils aient ou non donné lieu à des situations accidentelles. Il faut additionner toutes ces doses, soit dans un tableur, soit dans un petit programme, pour calculer l’exposition totale. Toutefois, ce que j’ai compris, c’est que le Civen s’appuie uniquement sur les documents de 2006 qui, je l’ai relevé, contiennent plusieurs erreurs. Ils présentent le calcul de doses enveloppe, ou doses maximales, pour la population qui sont censées ne pas avoir été dépassées, alors que, en l’occurrence, elles ont pu l’être. Cette approche est un choix technique et scientifique. Je ne sais pas si les auteurs de ces documents se sont rendu compte qu’ils ne prenaient pas du tout en compte l’incertitude ; ils ne l’ont pas calculée. C’est la même chose pour l’ASNR.
Les incertitudes sont extrêmement difficiles à calculer, car elles sont très larges quand on dispose d’une seule donnée, voire infinies quand on ne dispose d’aucune donnée. Le Civen ne prend donc pas en compte les incertitudes, qui sont presque incalculables (et qui n’ont pas été estimées), pour démontrer qu’une personne n’a pas été exposée au-delà du seuil de 1 mSv. Scientifiquement, la seule vérité, le seul fait établi (les représentants de l’ASNR l’ont d’ailleurs dit), c’est qu’il est impossible de distinguer individuellement les personnes qui sont au-dessus du seuil de celles qui sont en dessous.
Nous ne disposons pas de documents déclassifiés pour l’essai Sirius, qui a été le premier à avoir touché Tahiti. En revanche, pour l’essai Centaure, qui est celui qui a affecté le plus de monde en Polynésie, les documents sont partiellement déclassifiés. J’ai donc pu reconstruire et vérifier toutes les valeurs utilisées par le CEA. Certaines sont correctes et j’ai corrigé celles qui ne l’étaient pas. En l’absence de données, j’ai supposé qu’elles étaient correctes.
En prenant tout cela en compte, il est aujourd’hui strictement impossible (c’est ce que montre mon article) de démontrer que les gens ont reçu une dose inférieure à 1 mSv ; c’est d’ailleurs ce que l’ASNR vous a dit aujourd’hui.
Je ne sais pas si Mme Lebaron-Jacobs a fait tout ce travail, mais je trouve incroyable que, lors d’un meeting du Civen, elle ait donné sa bénédiction scientifique en approuvant cette façon de procéder. Elle travaille au CEA et utilise des données du CEA (que personne, à part moi, n’a regardées) pour vérifier si des gens ont été affectés par des actions menées par cette même institution. On se trouve donc encore une fois face à des institutions qui écrivent l’histoire et qui sont juges et parties pour trancher ces questions. Votre commission l’a très bien montré.
Je le répète, car c’est ce qu’il y a de plus important : peu importe la méthodologie utilisée par le Civen, il est scientifiquement impossible aujourd’hui de démontrer que, de 1966 à 1974, pendant la période des essais nucléaires atmosphériques, un requérant a reçu une dose inférieure à 1 mSv. C’est impossible parce qu’on n’arrivera jamais à réduire les incertitudes de manière significative. Par conséquent, si l’on garde le seuil de 1 mSv, la réponse qui s’impose est d’accorder le droit à indemnisation à la plupart des personnes présentes pendant cette période ou, au moins, à toutes celles présentes lors des essais Centaure.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Lors de notre déplacement en Polynésie avec une délégation de la commission, nous avons rencontré des avocats qui nous ont transmis la première page du document remis aux demandeurs qui décident de faire un recours contentieux devant le tribunal administratif. Mais le Civen refuse systématiquement de transmettre la dose sur laquelle il se base pour décider d’attribuer ou de refuser le statut de victime, en première décision.
Nous avons récemment auditionné, pour la seconde fois, le Civen. M. Gilles Hermitte, son président, a répondu favorablement à ma demande de transmission de la dose et a fait état, pour justifier l’absence de transmission aux demandeurs lors de la première décision, de ce que chaque demande représentait près de 300 pages de calcul. Est-il scientifiquement possible de réaliser un tel calcul dans le temps imparti à l’instruction des dossiers ?
M. Sébastien Philippe. Ma compréhension aujourd’hui, c’est que le Civen utilise un tableur Excel dans lequel ils mettent juste trois chiffres pour obtenir la dose. Ils devraient donc être en mesure, madame la rapporteure, de vous donner en une minute la dose que vous avez reçue.
Certes, si l’on additionne les pages des documents de 2006, on arrive à des centaines de pages, mais ce n’est pas la question ! Le Civen n’a d’ailleurs jamais mis en ligne sur son site une explication claire du calcul de la dose qu’il effectue en mentionnant les documents et les hypothèses. En tout état de cause, ils ne font pas 300 pages de calcul pour chaque personne. Ils utilisent un petit tableur Excel, avec peut-être un petit programme derrière. Le document que j’ai pu consulter, qui est joint au dossier de tout requérant allant au contentieux, indique que les calculs ont été faits par M. Daniel Robeau et par Mme Marguerite Monfort à partir d’un rapport mentionné sous la référence CEA/DAM/DME/DR25. Je partagerai ce document avec la commission si elle le souhaite.
Si j’étais vice-président du Civen, je lirais toute la littérature et je vérifierais toutes les valeurs utilisées dans le tableur Excel avant de prendre une décision scientifique pour un requérant atteint d’un cancer et qui a été exposé à un essai. Qui a fait ce travail au Civen ? Qui a vérifié les valeurs ligne par ligne, certaines sont peut-être extraites de documents qui n’ont pas été rendus publics ? À ma connaissance, personne. Pas avant 2020, pas en 2021, ni en 2022, ni en 2023, ni en 2024 et sans doute pas en 2025.
Les décisions du Civen sont donc basées sur un tableur Excel dont les données viendraient de rapports qui ont calculé les valeurs maximales ou majorantes alors qu’elles ne sont ni maximales ni majorantes et que ces rapports contiennent des erreurs. Certes, il peut arriver à tout scientifique de faire des erreurs, des erreurs d’inattention. Mais quasiment vingt après, on a le recul suffisant pour savoir. Pourtant, certaines institutions nient encore que ces documents contiennent des erreurs. Ainsi, concernant les retombées sur les habitants de Mahina lors de l’essai Centaure, l’ASNR, l’Inserm et moi-même obtenons la même valeur tandis que le CEA, en 2006, présente une valeur plus faible. Je le disais déjà en 2021, dans le livre Toxique. Tout le monde est d’accord, mais les valeurs du CEA ne sont toujours pas remises en question. C’est vraiment problématique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. En ma qualité de rapporteure, je vais poser de nouvelles questions au Civen. Le tableur Excel que vous mentionnez a-t-il été créé par le Civen ou par le CEA ?
M. Sébastien Philippe. Cet outil a très certainement été créé par le CEA. Les données citées sont celles du CEA et il y est fait la mention de copyright suivante : Philippe de France, Daniel Schultz, CEA/DAM/DQS11/2011, ce qui semble indiquer qu’il a été élaboré en 2011.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Ces informations sont importantes pour que nous puissions, éventuellement, retracer les données. J’aimerais utiliser cet outil pour prendre connaissance de la dose que j’ai reçue.
Dans un communiqué en date du 12 mars 2021, le CEA écrit : « il manque des précisions sur les données d’entrée retenues par les auteurs sur les temps de présence des populations à l’extérieur, sur la radioactivité ajoutée dans les aliments, sur les rations alimentaires, ce qui ne permet pas au CEA d’expliquer à ce jour les différences entre les résultats cités dans Toxique et ceux du CEA sur les doses de radioactivité auxquelles les habitants de Polynésie française ont été exposés après les essais nucléaires. »
Quelles réponses pouvez-vous apporter à ces critiques ? En d’autres termes, que répond la charité à l’hôpital ?
M. Sébastien Philippe. Si mes souvenirs sont bons, notre livre Toxique est sorti le 9 mars 2021, soit trois jours avant ce communiqué. Parallèlement, la plateforme est mise en ligne et une première version de l’article scientifique (une version auteur, écrite en anglais) est également publiée. Cet article reçoit d’ailleurs le feedback de scientifiques partout dans le monde et est couvert par des médias spécialisés dans la recherche scientifique. Il donne déjà tous les détails pointés par le CEA dans son communiqué, qui ne l’a donc sans doute pas lu à cette date.
L’article est finalement publié en 2022. Chaque valeur retenue y est explicitée avec des références aux numéros d’identification et aux pages des rapports et des documents déclassifiés que j’ai consultés. Ce travail de fourmi est documenté de A à Z.
Il me semble donc que le communiqué du CEA est sorti trop rapidement.
M. Tomas Statius. Le livre est effectivement sorti le 9 mars 2021 et nous avons répondu dès le 13 mars. On ne peut pas nous reprocher d’avoir manqué de clarté. Le site Mururoa Files contient ainsi un onglet sur la méthodologie, qui présente les logiciels de simulation, notamment pour le transport du nuage, et les données déclassifiées utilisées par Sébastien. Il y est également fait référence au livre et à l’article publié en version preprint. Il me semble que les papiers publiés par nos partenaires – Mediapart, Radio France, Le Soir, La Dépêche de Tahiti – y font également référence.
Les revues scientifiques qui ont couvert la sortie du livre (Science ou Nature et The Lancet Oncology) sont extrêmement reconnues et, chacune dans leur domaine, font référence. Leurs articles ont fait l’objet d’une vérification du sérieux des calculs de Sébastien, même si celle-ci n’est pas aussi poussée que si elle avait été faite par des pairs en double aveugle.
M. Sébastien Philippe. Notre travail est accessible à tous, de manière transparente ; il a été relu de manière indépendante. Nous avons été les premiers à l’avoir fait avec un tel degré de transparence et de minutie dans l’histoire des essais nucléaires et des calculs de dose.
M. le président Didier Le Gac. Ce que nous avons le plus ressenti, c’est la défiance des Polynésiens à l’égard de l’État français. Une étude épidémiologique d’ampleur permettrait de mesurer les conséquences sanitaires sur les Polynésiens et, ainsi, d’atténuer cette défiance.
Sur quoi, selon vous, devrait-elle porter ? Sur le taux de cancer par rapport à la métropole, sur les différentes maladies observées ? Une des difficultés pour mener une telle étude est que la compétence santé a été transférée au pays, qui n’a pas accès à tous les dossiers médicaux et qui pourrait avoir des problèmes de moyens.
M. Tomas Statius. Je précise d’abord que ni moi, ni Sébastien n’avons eu la prétention de réaliser une quelconque étude épidémiologique.
Cette défiance existe, vous l’avez ressentie et Mme la rapporteure, qui vient de Polynésie, la connaît bien. Il y a toutefois eu des avancées, notamment lorsque le CEA DAM a reconnu qu’il n’existait pas d’essai propre. C’est un pas très important.
Pour avoir une distance critique par rapport à tout ce qui a été publié sur le sujet, il n’y a jamais trop de science. Une étude épidémiologique est donc souhaitable. Il est établi qu’une grande partie de la Polynésie a été impactée par des retombées radioactives, mais il faut rester humble, vu la qualité des données, sur les résultats plus ou moins probants qui pourraient être obtenus d’une telle étude. Moetai Brotherson avait d’ailleurs rapporté, lors de l’étude de sa proposition de loi sur le sujet, que l’Inserm avait prôné la même humilité.
La question est donc politique. Comment traiter l’inquiétude de nos compatriotes en Polynésie française ? Comment faire pour les rassurer et pour payer ce qui est perçu comme une dette par une partie de la population ?
Je le répète : lorsque le CEA-DAM dit qu’on n’aurait probablement pas fait les choses de la même manière qu’à l’époque, je trouve que c’est une sacrée avancée.
M. Sébastien Philippe. Il revient à nos compatriotes en Polynésie et aux vétérans qui ont participé aux essais nucléaires d’indiquer les questions auxquelles ils souhaitent obtenir des réponses. C’est, je pense, par là qu’il faut commencer.
Je suis globalement favorable à la réalisation d’études épidémiologiques, mais il faut être conscient de leur coût, qui peut s’avérer très important. Il faut également prendre en considération la faible taille de la population et la qualité des données ; les incertitudes qui y sont attachées pourront-elles être outrepassées afin d’obtenir des réponses précises ? Ce qu’on peut espérer d’une telle étude n’est pas très clair pour moi.
Il existe toutefois de nouvelles techniques qui permettent par exemple de mesurer des changements sur certains gènes ou de différencier l’impact des radiations en fonction des groupes étudiés. Ainsi, il n’est pas le même pour les femmes, les enfants ou la population polynésienne, dont les caractéristiques peuvent différer de celles de la population métropolitaine.
L’ouverture d’un centre de recherche sur le cancer en Polynésie serait une très bonne chose. Il permettrait d’assurer des suivis et de lutter contre cette maladie, quelle que soit son origine, et d’assurer ainsi l’égalité des droits.
Les causes d’un cancer sont aléatoires, il est donc impossible de les déterminer avec certitude, mais il n’est pas non plus possible de prouver que l’exposition n’en est pas la cause. C’est pourquoi la loi Morin prévoit une présomption de causalité, qui n’est pas seulement un choix politique, puisqu’elle a une base scientifique.
Mme Mereana Reid Arbelot, rapporteure. Je souhaitais interroger M. Philippe sur ses recommandations en tant que scientifique. Cela dit, en parlant d’un centre de recherche sur le cancer, il a répondu à ma question.
Il y a aujourd’hui ces maladies et toutes ces années de secrets et de silence qui ont fait de la société polynésienne ce qu’elle est aujourd’hui. On ne peut pas changer le passé mais la reconnaissance et la transparence pourront peut-être faire diminuer la défiance, même si ce sera difficile. Allouer les moyens nécessaires à un centre de recherche sur le cancer, plutôt qu’à l’indemnisation des victimes, permettra à tous de se projeter dans l’avenir et facilitera l’apaisement.
M. Tomas Statius. Légitimement, nous avons beaucoup parlé des populations civiles polynésiennes, mais il ne faut pas oublier les vétérans des essais nucléaires, militaires, appelés du contingent et personnels du CEA et de ses sous-traitants. Ces essais n’étaient pas seulement un projet scientifique. Ils ont demandé des travaux d’infrastructure, qui ont d'ailleurs changé le paysage de la Polynésie française. On parle d’un Centre de mémoire et de recherches : il est fondamental que les vétérans y aient leur place. Je me permets d’appeler de mes vœux la création d’une grande amicale des victimes des essais nucléaires. Vétérans et Polynésiens partagent véritablement une histoire commune.
M. le président Didier Le Gac. Vous faites bien de le rappeler ! Nous avons déjà auditionné de nombreux anciens militaires et je suis moi-même en lien avec des vétérans dans mon département du Finistère, notamment à travers l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven).
Je vous remercie pour cette seconde audition et pour vos réponses très précises, une fois encore.
La séance s’achève à 17 heures 40.
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Membres présents ou excusés
Présents. – M. Elie Califer, M. Emmanuel Fouquart, M. Yoann Gillet, M. Didier Le Gac, Mme Nadine Lechon, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Sandrine Rousseau
Excusés. – M. Philippe Gosselin, M. Frantz Gumbs