Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– – Audition, ouverte à la presse, de M. Olivier Lluansi, enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), ancien délégué aux territoires d’industrie, et de Mme Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie & RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Centre de recherche en gestion (CEREGE) de l’Université de Poitiers 2
– Présences en réunion................................32
jeudi
13 mars 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 4
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures.
M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Nous allons entendre désormais M. Olivier Lluansi et Mme Anaïs Voy-Gillis.
Monsieur Lluansi, vous avez notamment été conseiller à la présidence de la République de 2012 à 2014 après avoir travaillé pour Saint-Gobain. Vous avez, entre autres, contribué à lancer le programme Territoires d’industrie. Vous êtes aujourd’hui enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Vous avez été missionné par le gouvernement pour réfléchir à la réindustrialisation de la France à l’horizon 2035. Votre rapport, rendu en avril 2024, n’a pas été officiellement publié, même si sa moelle a été révélée dans des écrits par ailleurs. Votre dernier livre, Réindustrialiser, le défi d’une génération, présente vos propositions pour renouer avec l’industrie.
Madame Voy-Gillis, vous êtes géographe, spécialiste des questions industrielles et auteure de plusieurs ouvrages. Vous êtes aujourd’hui directrice de la stratégie et de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) au sein du groupe Humens et chercheuse associée au Centre de recherche en gestion (Cerege) de l’université de Poitiers. Votre dernier ouvrage, Pour une révolution industrielle, propose une réflexion claire et accessible sur l’urgence de réinventer le modèle industriel français.
Je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Olivier Lluansi et Mme Anaïs Voy-Gillis prêtent successivement serment.)
Mme Anaïs Voy-Gillis, directrice stratégie et RSE au sein du groupe Humens, chercheuse associée au sein du Cerege de l’université de Poitiers. On observe, après une sorte de regain de la dynamique industrielle en France sur la période 2021-2023, une tendance à un frein à la réindustrialisation. Je ne sais pas si on peut vraiment parler de réindustrialisation ou plutôt d’un arrêt du déclin industriel.
L’un des premiers freins est la situation énergétique de la France. Cela n’échappe à personne. La question de l’énergie est différente selon les pays de l’Union européenne, mais, en moyenne, le prix spot de l’électricité en Europe est deux fois plus élevé qu’aux États-Unis, et trois fois plus qu’en Chine. Le gaz coûte moins de 10 euros par mégawattheure (MWh) aux États-Unis grâce au gaz de schiste, alors qu’en Europe il est généralement supérieur à 40 euros par MWh, montant auquel il faut ajouter la taxation du prix du CO2.
Il faut observer par ailleurs qu’il y a autant de réalités de prix que de sites industriels : une industrie hyperélectro-intensive et une petite ou moyenne industrie (PMI) n’ont pas les mêmes déductions sur les taxes, ni le même prix de réseau et du transport, ni le même tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe), ni le même prix de l’électron. Pour le consommateur, la structure du coût est la suivante : un tiers de taxes, un tiers pour le réseau et un tiers pour le prix de l’électron. Une industrie électro ou hyperélectro-intensive bénéficie d’efforts sur le Turpe et d’efforts sur le réseau, mais il est difficile de savoir ce qui va se passer dans les années à venir, puisque l’évolution politique peut conduire à une nouvelle augmentation des taxes.
Concernant le réseau, j’appelle votre attention sur les dernières annonces de Réseau de transport d’électricité (RTE) relativement à d’importants travaux sur le réseau, pour accompagner l’effort d’électrification mais aussi pour l’adapter au réchauffement climatique, ce qui risque d’augmenter le prix d’accès acquitté par chaque industriel.
L’industrie – et notamment les grands consommateurs d’électricité – bénéficie jusqu’à la fin de l’année 2025 d’un mécanisme qui a été abondamment critiqué dans cette assemblée : l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) dont l’avantage est d’établir un prix lisible, stable et compétitif, 42 euros du mégawattheure (MWh), mais cet avantage est relatif si on le compare avec le prix en vigueur dans les pays d’Europe du Nord.
Une partie des industriels bénéficient également de la compensation des coûts indirects, dite compensation carbone. Elle est d’une importance vitale pour beaucoup d’industriels mais elle fait l’objet de débats à chaque budget puisqu’elle est vue comme un levier facile pour faire des économies. Sachez toutefois que, si vous supprimez la compensation carbone, de très nombreux sites électro-intensifs, donc ceux l’industrie de l’amont, qui sont nécessaires à notre souveraineté, risquent de ne pas pouvoir continuer à produire en France, voire en Europe.
Avec la fin de l’Arenh, le prix va devenir beaucoup plus élevé – il s’établira au-delà de 42 euros par MWh – et ne sera plus prévisible, puisque les discussions actuelles entre les industriels, EDF et l’État, portent sur un contrat at cost, at risk - aux frais et risques du client. Les discussions entre Humens et EDF sont couvertes par des accords de confidentialité. Je vous invite donc à vous rapprocher d’EDF pour obtenir des détails sur ces contrats.
At cost signifie que les coûts sont pris tels qu’ils sont. Ils sont donc imprévisibles et des couvertures supplémentaires sont nécessaires, notamment en cas de baisse de la production. At risk signifie que la production est estimée en fonction des capacités du parc électronucléaire. J’espère qu’une situation telle que celle de 2022 ne se reproduira pas mais le nucléaire est un domaine très réglementé. Des exigences plus importantes, par exemple sur les points de contrôle, peuvent conduire à une moindre disponibilité du parc, ce qui pourrait malheureusement provoquer une augmentation du prix de l’électron pour les industriels.
La visibilité, la stabilité et la compétitivité du prix de l’électricité sont donc nécessaires pour assurer la décarbonation et maintenir une base industrielle solide en France. La question est de savoir qui paye. Nous devons alors faire face à ce que j’appelle le « triangle de l’enfer » : la dette de l’État ne doit pas être augmentée, le pouvoir d’achat des Français doit être protégé et la compétitivité des industries, confrontées aux défis majeurs de la transition, doit être préservée. Cette équation paraît insoluble, à moins d’accepter un changement de doctrine, notamment en matière concurrentielle, mais cela doit être débattu à l’échelle européenne.
Le deuxième frein massif à la réindustrialisation est la demande. En Europe, nous sommes confrontés à une demande qui ne se maintient pas, en particulier depuis mi-2024, où l’on a vu un effondrement d’un certain nombre de marchés. Cette baisse de la demande est liée à la fois à un effet post-Covid, à un manque de confiance des ménages qui freine l’investissement dans l’immobilier ou dans la mobilité et à une concurrence accrue d’acteurs asiatiques, notamment la Chine et l’Inde. La Chine, tout particulièrement, est confrontée à une baisse de sa demande et à la fermeture du marché américain, ce qui la conduit mécaniquement à aller chercher des marchés où déverser ses produits, avec un dumping extrêmement agressif. On le voit dans de nombreux domaines, notamment celui de la production de principes actifs.
Il est capital de comprendre pourquoi cette offre est aussi agressive et ce que l’on peut faire pour y répondre. L’Europe risque en effet d’être prise en étau entre la Chine, qui veut écouler les produits pour lesquels elle dispose de surcapacités de production, notamment tous les biens clés de la transition énergétique, et les États-Unis, qui risquent de fermer leur marché après avoir attiré les investisseurs étrangers grâce à des clauses de localisation et de très importantes aides publiques. L’Europe et la France pourraient donc être les dindons de la farce.
La question de la réindustrialisation de la France ne doit pas être seulement posée dans le périmètre national. La situation française n’est pas la situation européenne. La balance commerciale de l’Europe est excédentaire et les situations des États membres sont très différentes. Tous les pays d’Europe et du monde veulent renforcer leur base industrielle. Qu’est-ce que cela veut dire de produire des batteries ou des panneaux solaires en France ou en Europe, quand la Chine est déjà en surcapacité de production ? On ne peut donc pas vouloir réindustrialiser sans changer les règles du jeu, des règles que, d’ailleurs, nous nous imposons alors que les autres ne s’en encombrent pas. Cette question est très peu posée alors qu’elle est l’un des nœuds de la réindustrialisation. On ne peut pas penser à la réindustrialisation sans se dire qu’à un moment, il y aura des perdants. Nous avons peut-être besoin d’aller chercher de nouveaux alliés et d’établir de nouvelles règles de négociation avec ceux qui pourraient perdre à la suite de notre politique de renforcement de notre base industrielle pour des motifs légitimes de souveraineté, de création d’emplois et de transition énergétique.
Je tiens à faire passer un message aux esprits chagrins qui regrettent que la défense de la souveraineté de l’Ukraine nous ait conduits à une crise énergétique. Il faut marteler que la souveraineté est certes un facteur de puissance, mais qu’elle est surtout le premier pas vers la liberté puisqu’elle nous donne la capacité de choisir et d’agir.
Je vais poursuivre sur les freins, même si M. Lluansi a beaucoup de choses à dire. Nous avons des propositions assez similaires, mais je pense que nous sommes complémentaires.
La fiscalité est trop lourde et repose beaucoup plus sur le travail que sur le capital. C’est un sujet qui revient régulièrement sur la table.
Un autre frein est celui de la complexité réglementaire et de lisibilité de la norme. Il faut faire un effort pour préciser ce débat. Tout le monde s’est engouffré sur la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Elle a des défauts, mais aussi le mérite de créer un compte rendu ou reporting unique avec une banque de données européenne plutôt que de faire du reporting dans tous les sens sur diverses plateformes comme Ecovadis et avec les tableaux Excel des clients.
Quand on dit qu’il y a trop de normes et trop de complexité administrative, parle-t-on des hauts standards environnementaux, que nos concurrents n’ont pas adoptés ? Veut-on les amoindrir pour nous aligner sur nos concurrents ou les préserver et leur dire : « Si vos produits ne sont pas fabriqués dans les mêmes conditions qu’en Europe, vous ne rentrez pas sur le territoire » ? Ce serait une position plus courageuse que de se plaindre de l’excès de normes, sans jamais les préciser. Ce débat sur les normes et la compétitivité existait déjà avant ma naissance, dans les années 1990.
On peut toujours critiquer l’État, mais l’un des enjeux de la réindustrialisation est notre capacité à travailler collectivement et à aligner nos intérêts. Pour les industriels, cela signifie d’être exigeant sur la qualité du produit et dans leurs relations avec leurs clients et d’être clair sur les priorités.
J’ai entendu dire que la réindustrialisation était la mère de toutes les batailles. On parle beaucoup des centres de données ou datacenters. Je ne suis pas contre, ils représentent un enjeu de souveraineté, mais ils créent moins d’emplois qu’une usine. Je me demande en outre quelles sont les priorités quand on sait que certains datacenters occuperont des surfaces de 1 200 hectares alors que les usines ont des problèmes d’accès au foncier. Je fais la même remarque sur le prix de l’énergie. Je serais ravie qu’on réserve 90 térawattheures (TWh) exportés à 58 euros alors qu’EDF se dit incapable de vendre des contrats en dessous de 60 euros aux industries vitales.
Nous devons nous interroger sur le projet de société que nous voulons bâtir : pourquoi veut-on davantage d’industrie ? Sommes-nous capables de faire des choix et de renoncer à certains objectifs ?
Il faut faire des choix et travailler sur une stratégie européenne. On ne peut pas se permettre d’avoir vingt-sept plans hydrogène – je caricature, car je pense que le Luxembourg ou la Grèce n’en ont pas – ou vingt-sept plans du médicament. Il faut éviter de diluer les moyens humains et financiers. La stratégie doit être coordonnée afin que l’action européenne se fasse en faveur de la souveraineté des États membres et éviter ainsi une concurrence entre ceux-ci, où chacun signe des contrats à l’étranger au service de ses propres intérêts et au détriment des intérêts du continent européen. Nous avons tous à y perdre.
Cela pose aussi la question de l’évolution du modèle des entreprises. Il faut être beaucoup plus exigeant avec nos partenaires et arrêter d’être naïfs en pensant que nous avons des alliés historiques. Un État a des alliés de circonstances. Quand les contextes changent, les alliés peuvent changer. Être plus exigeant avec nos partenaires signifie mettre des clauses de localisation pour bénéficier d’aides publiques, exiger des transferts de technologies et imposer la réciprocité dans les normes. Il n’est pas normal d’exiger le respect par nos industriels de hauts standards environnementaux tout en laissant entrer n’importe quoi. Cela fausse la compétitivité. Il faut aussi que les mécanismes de soutien à la demande ne soient pas aveugles. Les primes pour l’acquisition d’un véhicule électrique doivent s’accompagner de conditions environnementales avec un critère carbone.
En conclusion, je souhaite partager une inquiétude : il n’y a jamais eu autant de rapports sur la réindustrialisation alors que notre industrie n’a jamais été dans un état aussi critique. Cette commission d’enquête sera une victoire si elle contribue au passage des paroles aux actes. Nous devons nous aligner derrière une industrie au service d’un projet de société. Elle nous donnera les moyens d’assurer notre indépendance et de choisir ce que l’on veut faire ensemble. Peut-être que si on avait un peu plus d’industrie, on aurait peut-être un peu moins de débats sur les retraites.
M. Olivier Lluansi, enseignant à l’École nationale supérieure des mines de Paris, professeur titulaire de la chaire « Transition énergétique pour l’industrie décarbonée » au sein du Conservatoire national des arts et métiers, ancien délégué aux Territoires d’industrie. Je vous remercie pour cette occasion de m’exprimer sur ce sujet qui nous tient tous à cœur. Vous allez trouver dans mon propos liminaire beaucoup d’échos à ce qui vient d’être dit par Mme Voy-Gillis.
Le premier message que je souhaite faire passer est qu’on ne réindustrialise pas pour réindustrialiser. L’industrie a une finalité dans un projet de société au nom de trois grandes valeurs qu’on peut pondérer en fonction de ses convictions personnelles de manière différente, mais qu’on retrouve systématiquement.
La première est la souveraineté, qui permet la diminution des dépendances, dépendances que nous avons vécues dans notre quotidien et dans notre chair pendant le Covid. La deuxième est la cohésion territoriale. Les gilets jaunes ont montré qu’un modèle économique trop serviciel a concentré la richesse dans les métropoles, même s’il y a des territoires qui ont très bien réussi, il ne faut pas les ignorer. La réindustrialisation permet de répartir la valeur ajoutée et les bons emplois. La troisième est la maîtrise de notre empreinte environnementale, ce qui nous permettrait de la réduire.
Quel est l’état des lieux actuel ? Entre 2021 et début 2023, nous avons connu un « printemps de la réindustrialisation » au cours duquel de nouvelles activités industrielles ont été créées, dont une partie était liée au rattrapage de la crise du Covid mais dont une autre partie était sans doute plus structurelle et plus profonde. Vous avez échangé ce matin avec France Stratégie sur les indicateurs de mesure de la réindustrialisation. Le PIB est le plus classique, mais il n’est pas mon préféré. Fin 2023, la part de l’industrie dans notre PIB était de 9,7 %. Elle était de 9,5 % à la mi-2024 et de 9,3 % à la fin de l’année 2024. Ces chiffres m’ont été transmis par France Stratégie hier en préparation de cette audition. Techniquement, nous connaissons de nouveau une phase de désindustrialisation. Il faut prendre conscience de la gravité de la situation perçue tous les jours par les entreprises dans tous les territoires.
Dans ce contexte, comment réindustrialiser ? Quels sont les freins et les potentiels ?
Devant une assemblée politique, il est important de souligner que les Français soutiennent la réindustrialisation. Une étude encore non publiée, produite par un opérateur de compétences (Opco), indique que 89 % d’entre eux la soutiennent de façon générale et qu’ils sont 81 % dans ce cas lorsque la réindustrialisation concerne leur commune ou une ville proche. Ce soutien massif est un actif fantastique pour notre pays pour les années à venir.
La concurrence déloyale devra sans doute être traitée à terme au niveau européen, mais nous pouvons commencer à faire quelques incises au niveau national. Nous avons un modèle de société avec un contrat social et des ambitions environnementales et un commerce éthique. La décision d’arrêter de se fournir de gaz russe à 20 euros le MWh pour acheter du gaz de schiste en partie américain à 40 euros le MWh n’a ainsi pas obéi à un calcul seulement économique.
L’étude mériterait d’être approfondie, mais à peu près un tiers de notre industrie ne peut pas être compétitive avec la Chine ou avec les États-Unis dès que la main-d’œuvre ou l’énergie pèsent un peu dans la structure de coûts. La meilleure usine avec les meilleurs talents, installée en Europe, subit des écarts de coûts de production avec les États-Unis et la Chine d’au moins 20 %, sans compter avec les taxes et l’environnement concurrentiel exacerbé après l’élection du président Donald Trump.
La compétitivité est naturellement un objectif, mais elle ne suffira jamais à maintenir la puissance industrielle européenne ou à nous permettre seuls de réindustrialiser la France. Nous avons besoin d’une politique commerciale que M. Draghi a qualifiée de « défensive » et que je qualifierai de « protectrice ». Il s’agit du principal levier au niveau européen, mais nous connaissons tous la complexité du processus de prise de décision au niveau européen. Or la crise actuelle de l’industrie en France nous demande d’aller vite et nous pouvons le faire grâce à plusieurs potentiels.
Le premier levier potentiel est celui du made in France, que l’on peut étendre au made in Europe si nous le souhaitons. La commande publique en France représente un potentiel d’achat de biens manufacturés en France de 15 milliards si elle était gérée de la même manière que la commande publique allemande, sans qu’il soit nécessaire de modifier les textes européens. C’est une question de pratique. Nous pourrions aller plus loin en stimulant la demande des consommateurs et la demande inter-entreprises. Ce potentiel n’est pas exploité.
Le potentiel caché des territoires est lui aussi très peu exploité. Depuis 2009, nos politiques publiques se concentrent principalement sur les innovations de rupture et les grands projets. Cette orientation a été fortement accentuée avec la startup nation et les nouvelles filières à travers France 2030. Lorsque l’on considère notre potentiel de réindustrialisation, ces nouvelles filières sont essentielles et l’innovation technologique est indispensable pour suivre une trajectoire nous conduisant à une part de 12 % de l’industrie dans notre PIB. Toutefois, elles ne représentent qu’un tiers de notre potentiel de réindustrialisation. Les deux autres tiers concernent la modernisation et le développement du tissu des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ancrées dans nos territoires.
Je vais même plus loin sur ce point, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Nous ne construirons pas une industrie de pointe sans un socle d’industrie de base. Si vous regardez les compétences nécessaires à une filière hydrogène de pointe, 20 % sont liées à la molécule d’hydrogène, tandis que 80 % sont des compétences de base issues de la sidérurgie, de la métallurgie, de la robinetterie, de la chaudronnerie ou de la plasturgie, présentes dans nos territoires mais que nous n’accompagnons pas, peut-être parce que cela est considéré comme trop basique. Depuis 2009, nos politiques publiques se sont concentrées excessivement sur des innovations de rupture qui sont certes nécessaires, mais qui ne seront pas pérennes ou n’atteindront pas leur plein potentiel si elles ne s’appuient pas sur un socle industriel solide avec ces industries de base.
Les freins à la réindustrialisation peuvent être regroupés sous le concept des cinq « F », auxquels il faut ajouter l’énergie.
Le premier « F » est celui du financement. Nos PME et nos PMI ne parviennent pas à trouver de financement en haut de bilan. Le système bancaire actuel ne finance pas ce risque par la dette et il existe également un problème en matière de fonds propres. Pourtant, nous disposons en France de 6 600 milliards d’épargne financière. Pour mener à bien la réindustrialisation au cours des dix années à venir, nous devons investir 200 milliards supplémentaires, ce qui représente 2 à 3 % de l’épargne des Français. Je ne suggère pas de taxer cette épargne pour l’orienter, mais simplement de mettre en place des mécanismes qui permettraient à chaque Français d’investir dans l’outil productif. Peut-être avez-vous déjà fait l’expérience de solliciter votre conseiller bancaire pour investir quelques milliers d’euros dans des produits de soutien à l’économie productive de votre territoire et vous entendre répondre que ce type de produit n’existe pas. Cette question mérite d’être approfondie.
Le deuxième « F » est celui des formalités et de la simplification. Depuis vingt ans, j’observe les gouvernements et les présidents de la République successifs manifester leur volonté de simplifier sans toutefois y parvenir. Je suis convaincu que le problème ne réside pas dans les textes. J’admire les personnes qui proposent des modifications au sein de groupes de travail pour supprimer une virgule ou un article, mais, selon moi, il s’agit d’abord d’un changement de culture administrative. En attendant ce changement, qui prendra du temps, la seule solution envisageable est de recourir à des pouvoirs dérogatoires accordés par l’État aux préfets. C’est la seule voie qui nous permettra, dans les années à venir, d’offrir un parcours à peu près praticable aux projets industriels qui sont actuellement souvent entravés par la complexité administrative.
Le troisième « F » est celui de la formation. Les propos que j’ai entendus ce matin nécessitent une légère correction. Notre réindustrialisation exige de former chaque année 110 000 personnes aux métiers industriels, du certificat d’aptitude professionnelle (CAP) au bac + 3. Nous en formons 125 000 par an, pour un investissement public de 2 à 3 milliards, mais la moitié de ces personnes ne s’orientent pas vers ces professions. Premièrement, ces jeunes sont souvent orientés vers ces formations par défaut. J’ai moi-même été témoin de cette situation il y a quelques années, lorsque j’étais directeur général adjoint au conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, et cela persiste encore. Deuxièmement, il existe un problème d’attractivité.
Le quatrième « F » est celui du foncier. Les grands projets, c’est super et les cathédrales industrielles dans les territoires sont objet de fierté, mais n’oublions pas que 80 % des projets industriels ont besoin de moins de 2 hectares et qu’il existe une tension sur le foncier pour ces petits projets qui s’est accrue avec l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.
Le cinquième « F » est celui de la fiscalité. Je ne suis pas un spécialiste mais je vous propose une piste de réflexion. Quand une entreprise gagne de l’argent, la manière dont son résultat est réparti peut varier d’un pays à l’autre mais, avant de faire du résultat, les entreprises sont en concurrence frontale les unes avec les autres. Si nous appliquions les mêmes impôts de production, au sens large, qu’en Allemagne, les entreprises industrielles françaises payeraient 20 milliards de moins d’impôts. Cette somme représente l’investissement nécessaire supplémentaire pour notre trajectoire de réindustrialisation. Ces deux calculs sont le résultat de deux démarches différentes, étayées par France Stratégie.
L’énergie est la sève de l’économie et de l’industrie. Son prix actuel ne nous permet pas de réindustrialiser et pose la question de répartition de la richesse entre les énergéticiens et le tissu industriel. La proposition que j’ai émise se situe, je l’assume, en dehors du cadre du marché de l’électricité en Europe. En effet, je ne pense pas que le marché de l’électricité, tel qu’il a été conçu, soit favorable à l’Europe pour la suite de son aventure.
Globalement, le message que je voudrais faire passer est que, derrière chacun de ces points, il y a des solutions. Les deux tiers de ces solutions ne demandent pas de budget supplémentaire. La moitié d’entre elles ne demandent pas de vote à l’Assemblée sur une question qui peut être clivante, étant donné la situation politique.
Il y a donc beaucoup à faire, mais il faut éviter de commettre deux erreurs, pour lesquelles les industriels démontrent de l’impatience, voire de la colère.
La première est l’immobilisme. Nous sommes ravis de remettre des rapports et de publier des livres, mais nous préférons voir des actions se mettre en place.
La seconde consisterait à répéter l’erreur commise dans les années 2000 avec le principe du fabless, ou fabrication less – l’industrie sans usine. J’ai eu récemment l’occasion d’échanger avec Bercy à ce sujet. Je commence à entendre une petite musique selon laquelle on pourrait faire une réindustrialisation sans chimie, sans sidérurgie, sans filière amont, parce que ce sont les plus impactées par l’énergie chère. C’est faux, ce n’est pas possible. Encore une fois, l’erreur conceptuelle est aussi grave que celle d’avoir imaginé une industrie sans usine. Cette petite musique, qui reprend le thème de la destruction créatrice, m’inquiète beaucoup.
Comme Mme Voy-Gillis, j’aime l’industrie. Ce goût n’est pas nécessairement partagé, mais nous avons tous le goût pour les valeurs de notre pays et pour la liberté de choix de notre destin. Nous ne parviendrons pas à donner à nos enfants le choix d’un modèle de société si nous n’avons pas une industrie forte pour notre souveraineté, pour la diminution de notre empreinte environnementale – je rappelle que six des neuf limites planétaires sont dépassées – et pour la cohésion sociale et territoriale. Un pays clivé autant qu’il l’a été pendant les gilets jaunes ne pourra pas affronter les défis qui sont devant lui.
M. le président Charles Rodwell. Un grand merci à tous les deux de votre efficacité. J’aurais mille questions, mais je vais en choisir deux pour chacun d’entre vous.
La première est plutôt une forme de bilan des politiques qui ont été menées ces dernières années. Madame Voy-Gillis, vous avez précisément défini dans votre livre le concept de quatrième révolution de l’industrie. C’est heureux, car il est souvent employé à tort et à travers. Vous avez identifié une dizaine de briques technologiques qui en dépendent. Elles ont été, en grande partie, mises au cœur des alliances industrielles à l’échelle européenne, les fameux projets importants d’intérêt européen commun (Piiec). La dynamique adoptée par les Piiec et la mobilisation des moyens financiers à l’échelle européenne vous semblent-elles suffisantes pour financer le déploiement de ces briques technologiques à l’échelle européenne ?
Monsieur Lluansi, vous êtes l’un des fondateurs du programme Territoires d’industrie. Vous avez beaucoup évoqué, dans votre présentation, les territoires et notamment le lien que peuvent entretenir nos PME, et même nos ETI, avec leurs écosystèmes, notamment publics et académiques. Pouvez-vous nous dresser succinctement un premier bilan de ce programme et partager vos recommandations pour l’avenir ?
Vous avez abordé tous les deux la question des ressources financières. Madame Voy-Gillis, votre livre contient des propositions en matière de fiscalité, notamment sur le suramortissement en faveur de la transformation numérique des PME. Cette proposition est-elle toujours d’actualité dans le contexte actuel ?
Monsieur Lluansi, au-delà de la question de la mobilisation de l’épargne, notamment celle de l’assurance vie, pensez-vous que les Français devraient se tourner vers des modèles au moins partagés de capitalisation pour financer nos entreprises à l’échelle française et européenne ?
Mme Anaïs Voy-Gillis. L’outil des Piiec est intéressant. Sont-ils bien mobilisés ? C’est une autre question, car il existe une concurrence assez forte entre les États membres à travers cet outil. Les mobilise-t-on à bon escient en termes de choix technologiques ? Une grande partie des Piiec ont surtout porté sur l’industrie automobile et ont été pris d’assaut par les acteurs allemands. Les acteurs français doivent se mobiliser davantage. L’une des forces de l’Allemagne est qu’elle parvient à jouer à la fois sur les dispositifs nationaux et sur les dispositifs européens et à mettre sa diplomatie et la diplomatie européenne au service de ses intérêts. Mon intention n’est pas de faire du dénigrement ou de l’ « Allemagne-bashing », mais simplement de remarquer que les Allemands pratiquent une forme de pragmatisme au service de leurs intérêts alors que les Français sont trop occupés à se gratter où cela fait mal et à se dire : « Qu’est-ce qu’on est nuls, on ne réussira jamais nulle part. » Il faut changer d’état d’esprit et utiliser tous les outils à notre disposition pour soutenir notre industrie, mais cela demande d’avoir une vision de ce que l’on veut faire et de là où l’on veut aller.
Le sujet des Piiec m’amène à évoquer la récente discussion, menée dans le cadre du pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal, sur l’évolution du règlement européen relatif aux aides d’État. Je ne suis pas convaincue que donner plus de liberté aux États en la matière soit favorable à l’industrie française, compte tenu de notre niveau d’endettement, de nos choix stratégiques et de la manière dont nous allouons les fonds.
Lors d’une audition d’une précédente commission d’enquête, j’avais déclaré : « Saupoudrez, saupoudrez, il en restera toujours quelque chose », le saupoudrage étant une spécialité française. Est-ce en raison d’un manque de compétences des administrations en matière d’industrie, d’un manque de vision ou d’une incapacité à faire des choix ? Toujours est-il que toutes nos politiques pratiquent ce saupoudrage, entraînant une efficacité insuffisante de la dépense et des choix technologiques malheureux. Ce qui se passe avec l’hydrogène est assez révélateur de notre façon de ne pas nous donner les moyens de concrétiser nos ambitions. Je recommande donc la prudence en matière d’aide d’État ; il faut réfléchir à la manière de mettre davantage les Piiec au service de nos ambitions.
Je ne connais pas précisément les derniers dispositifs de suramortissement fiscal des PME, mais tout dispositif soutenant les investissements de modernisation de leurs équipements industriels est nécessaire. Notre outil industriel est plus vieillissant que celui de nos voisins européens, et plus faiblement robotisé. Outre les aspects relatifs à la fiscalité et aux normes, nos concurrents, notamment asiatiques, ont aussi l’avantage d’avoir des usines beaucoup plus modernes que les nôtres ; sorties de terre il y a moins de dix ans, elles bénéficient d’équipements de pointe, ce qui leur permet d’améliorer leurs performances opérationnelles.
Je suis évidemment favorable au maintien des dispositifs fiscaux ciblant les PME, mais la politique fiscale demeure une brique dans une stratégie beaucoup plus vaste. Nos PME souffrent aussi du manque de solidarité au sein des écosystèmes, qui a été un facteur important de désindustrialisation jusqu’au début des années 2010, et qui persiste encore dans la filière automobile. Nous avons la chance d’avoir de grands donneurs d’ordre qui participent fortement au rayonnement de la France et sont très internationalisés, mais, en contrepartie de l’internationalisation de leur capital et de leur gouvernance, ces entreprises se détournent davantage de leur territoire, donc de leur écosystème de sous-traitants. Ce qui fait la force des industries italienne ou allemande, c’est la solidarité au sein des filières et des écosystèmes territoriaux : on travaille ensemble, on gagne ensemble. En France, dans les zones industrielles, c’est presque un miracle quand les entreprises se parlent de leurs problèmes.
M. Olivier Lluansi. Le programme Territoires d’industrie, qui a été annoncé fin 2018 et lancé en 2019, a été évalué par la Cour des comptes au bout de cinq ans. Il est né de mon intuition, selon laquelle l’écosystème territorial était un facteur important de succès pour une petite ou moyenne industrie (PMI) ou pour un site industriel. Plus qu’une simple intuition, cette idée a été mesurée en économétrie : si vous mesurez le succès en nombre d’emplois créés, 40 % des facteurs de succès d’un site industriel sont liés à son territoire, autrement dit à la formation, à la bonne entente avec les élus et les habitants et à la coopération avec les autres industriels, afin notamment de partager des outils de production. Cette proportion, considérable, est pourtant un impensé de nos politiques industrielles depuis très longtemps.
Le bilan dressé par la Cour des comptes est contrasté. Il reconnaît l’importance de la dynamique territoriale, confirmée également par une mission d’information sénatoriale sur le sujet. Certains projets de Territoires d’industrie n’ont pas fonctionné, mais ils sont minoritaires. La grande majorité d’entre eux note la qualité de la collaboration renforcée entre des mondes qui se parlaient sans doute déjà, mais pas suffisamment : celui des élus et des administrations locales, et le territoire industriel.
La Cour des comptes met en avant deux principaux résultats économiques. Le premier est très surprenant : les Territoires d’industrie n’ont pas créé plus d’emplois industriels que les autres territoires ; c’est décevant. C’est tout l’intérêt de ces évaluations, qui permettent à ceux qui appliquent les politiques publiques de prendre connaissance des réussites et des échecs. Le second résultat est plus encourageant : la valeur ajoutée créée par les entreprises industrielles situées dans les Territoires d’industrie a augmenté de 38 %, comme si ces derniers avaient été des accélérateurs de productivité, alors qu’elle a plus ou moins stagné au niveau de 2018 dans les autres territoires.
J’ai un peu de mal à établir une cohérence entre ces deux résultats ; la vérité se situe sans doute à mi-chemin, ce qui signifie tout de même que ce programme a bien joué un rôle d’accélérateur pour les entreprises industrielles. Ces 38 % ont rapporté 9 à 10 milliards à la puissance publique – en cotisations sociales et impôts –, pour un coût initial pour l’État de 1 milliard. Très peu de politiques publiques ont un retour sur investissement de 90 % – sous réserve de la confirmation de ces chiffres.
Malheureusement, cette politique est remise en cause par les derniers arbitrages budgétaires. En mai 2023, le président de la République avait annoncé une enveloppe de 100 millions, prélevée sur le fonds d’accélération de la transition écologique dans les territoires ou « fonds vert » ; je suis attristé de constater qu’elle a été largement rognée, en particulier eu égard au retour sur investissement que je viens d’évoquer.
J’avais recommandé de maintenir ce fonds d’accélération des projets industriels dans les territoires, créé dans le cadre du plan France relance. J’avais aussi proposé qu’il soit doté de 900 millions répartis en trois parts égales entre l’État, les régions – sous la forme d’enveloppes copilotées par les préfets et les présidents de région – et des fonds européens non mobilisés – en utilisant l’encadrement européen des aides à finalité régionale pour leur donner toute leur légalité. J’avais proposé que ces 300 millions soient prélevés sur la partie du plan France 2030 relative à l’industrie, dont ils représentent environ 10 %. Il me semblait légitime, pour aider ce socle d’industries de manière transversale, d’y consacrer une petite partie du plan France 2030, en complément de la partie orientée vers des technologies. La modalité d’intervention est celle de l’aide à l’investissement.
Les mécanismes de suramortissement pour les PME et les PMI sont à mon avis moins efficaces que des mécanismes de subventions, même à valeur économique parfaitement équivalente, parce que la gestion de ces entreprises repose davantage sur la trésorerie de court terme que sur des prévisions de trésorerie à douze ou vingt-quatre mois. Ces modalités donnent les mêmes résultats sur le plan économique, mais pas sur le plan opérationnel : je l’ai testé il y a quelques années, lorsque j’étais directeur général adjoint de la région Nord-Pas-de-Calais, responsable de la formation et du développement économique. En dehors de son effet économique, une subvention joue un rôle de soutien psychologique au chef d’entreprise qui s’engage dans un projet. La lettre de subvention, signée par le vice-président, représente aussi un recours possible en cas de pépin avec une administration ; le chef d’entreprise sait qu’il dispose d’un contact à même de le guider dans un monde qui n’est pas le sien et qu’il ne comprend pas.
En matière de financement, si vous demandez à votre conseiller bancaire des placements pour soutenir le développement économique de votre territoire, il vous proposera peut-être le plan d’épargne en actions pour les PME (PEA-PME). Cet outil, qui ne collecte que 2,6 milliards pour 200 milliards de besoins, est très insuffisant, non pas en raison d’un manque d’intérêt des épargnants, mais essentiellement parce que les banques, incorrectement rémunérées, le proposent rarement.
L’échec actuel – bien qu’il soit sans doute trop tôt pour l’affirmer – des produits proposés dans la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte provient du fait qu’ils ne sont pas proposés aux ménages. Le financement de l’économie par l’épargne des Français n’est pas confronté à un problème de ressources, mais à un problème d’accès à ces ressources. Les régions Hauts-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Bretagne ont créé des fonds régionaux et se heurtent à la même difficulté de diffusion, alors que ces outils de financement peuvent rapporter 4 à 5 % aux ménages – soit bien plus que le livret A. Le problème n’est donc pas l’attractivité de la rentabilité, mais la diffusion, qui n’est pas à la hauteur des enjeux, comme pour le financement par la dette.
Au niveau national, trois tentatives de création d’un « livret industrie » ont été défendues successivement par le président Nicolas Sarkozy, par le premier ministre Jean-Marc Ayrault et par le premier ministre Michel Barnier, mais aucune n’a véritablement été un succès. Notre système de bancassurance n’a pas envie de s’encombrer avec cette gestion du risque et nous parviendrons sans doute à contourner cette difficulté grâce à des outils régionaux, proposés par des banques ou des assurances mutualistes régionales, par nature beaucoup plus ouvertes à ce type d’effort.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour vos propos liminaires, à la plupart desquels je souscris.
Monsieur Lluansi, en avril 2024, vous avez remis un rapport, portant sur la réindustrialisation de la France à l’horizon 2035, au ministre de l’Économie, qui a décidé de ne pas le rendre public. J’ai demandé qu’il me soit communiqué, en vertu des prérogatives accordées au rapporteur d’une commission d’enquête ; il me sera donc possible de le lire et de le citer dans mon propre rapport d’enquête. Selon vous, pour quelles raisons ce rapport n’a-t-il pas été publié ?
M. Olivier Lluansi. Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question ; vous devriez la poser aux personnes auxquelles je l’ai remis et qui ont pris cette décision – ou cette non-décision. Vous pourrez aussi leur demander pourquoi deux annexes ont, elles, été publiées. Ce matin, vous avez reçu des représentants de France Stratégie au sujet d’un document qui aurait dû être l’une des principales annexes de mon rapport, sur laquelle je fonde ma réflexion. Les scénarios de réindustrialisation à l’horizon 2035, à 8, 10, 12 et 15 %, ont été élaborés à mon initiative et j’ai eu l’occasion de débloquer des points de méthodologie avec M. Grégory Claeys, que vous avez entendu ce matin.
Je tiens à souligner le formidable travail de prospective effectué par neuf administrations différentes ; alors que je les avais vues s’écharper lors de réunions interministérielles, elles ont travaillé à l’élaboration de scénarios communs. Je suis d’autant plus surpris qu’un tel travail n’ait jamais été mené auparavant. Depuis quinze ans, on dit qu’il faut réindustrialiser sans se poser la question de savoir combien de personnes il faut vraiment former ni calculer combien d’hectares sont nécessaires. Pourquoi cette étude a-t-elle été publiée ? Pourquoi l’étude du Trésor comparant les politiques de réindustrialisation, que j’avais commandée et qui est l’annexe n° 3 de mon rapport, a-t-elle été publiée en juillet dernier ?
Deux éléments peuvent nous aider à comprendre. Premièrement, dans cette étude prospective, les spécialistes de France Stratégie que vous avez reçus ce matin ont qualifié d’irréaliste la perspective de réindustrialiser la France à hauteur de 15 % du PIB à l’horizon de 2035. Mon engagement pour la réindustrialisation de notre pays ne fait aucun doute et j’aurais adoré signer un rapport concluant qu’il faut viser 15 %, mais j’ai décidé d’adopter une position plus réservée. Après des années d’engagements non tenus, il serait décevant de faire à nouveau des promesses inatteignables ; visons des cibles ambitieuses, mais réalistes.
Deuxièmement, j’estime que deux tiers du potentiel de réindustrialisation réside dans le tissu industriel existant, alors que la majorité des outils de politique publique depuis 2009, particulièrement mis en exergue dans le plan France 2030, visent les startups et les innovations de rupture. Le décalage est assez net entre mes conclusions et le discours politique actuel. À mon sens, ces deux éléments ne sont pas étrangers à la décision de ne pas publier mon rapport.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez tous deux évoqué l’enjeu de la formation. Selon vous, monsieur Lluansi, l’appareil de formation pourrait répondre aux besoins de main-d’œuvre dans la perspective de la réindustrialisation, si le taux d’évaporation – c’est le terme que vous avez utilisé – des diplômés techniques vers d’autres secteurs n’était pas si élevé. Quels dispositifs pourraient être instaurés pour réduire cette évaporation ?
Selon vous, madame Voy-Gillis, quels atouts faudrait-il mettre en avant pour lutter contre la crise de vocation qui touche les métiers de l’industrie et rendre ces derniers plus attractifs ?
M. Olivier Lluansi. On m’a parfois traité d’« adéquationniste » en matière de formation, mais je le répète : dans notre pays, chacun est libre de choisir son destin et il est normal que de jeunes femmes et de jeunes hommes changent de vocation pendant leurs études et n’exercent finalement pas le métier auquel ils ont été formés. Toutefois, nous devrions nous interroger sur le fait que 50 % d’entre eux fassent ce choix.
Nous avons identifié deux éléments d’explication de ce taux d’évaporation faramineux de 50 %. Le premier est la carte des formations. En menant nos analyses, nous avons été frappés de constater à quel point notre politique de formation est verticale. Son organisation en filières ne tient absolument pas compte de la faible mobilité des Français, qui est une réalité sociologique structurelle : ces derniers changent plus de métier et de secteur que de maison.
On peut alors essayer d’accroître leur mobilité, mais c’est un chantier culturel de long terme et nous sommes face à une urgence. Il est donc indispensable de former dans le territoire pour répondre aux besoins du territoire. Plutôt que de s’appuyer sur une organisation nationale verticale, qui suppose que le soudeur formé à Lille travaillera à Marseille – ce qui est illusoire –, nous devons instaurer une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) territorialisée. Quelques projets pilotes vont en ce sens, dans le Territoire d’industrie Lacq-Pau-Tarbes et à Port-Jérôme-sur-Seine, mais il faudrait généraliser cette pratique.
Partant de là, il faudrait développer une politique de formation contiguë : certains territoires sont trop petits pour accueillir toute une classe de formation et il faut alors agglomérer les besoins des territoires voisins. Autrement dit, il faudrait organiser la formation selon des cercles concentriques. Un tel changement n’entraînerait pas de dépenses supplémentaires, mais remettrait en cause l’organisation du financement de la formation en fonction des publics – demandeurs d’emploi, lycéens professionnels, apprentis –, ce qui demande un certain courage.
Mme Anaïs Voy-Gillis. L’attractivité du secteur industriel est un vaste sujet, qui compte de nombreux enjeux. Le premier est celui de la méconnaissance des métiers : leurs représentations sont souvent erronées et leur diversité est minimisée. Outre les métiers des fonctions support – commerce, marketing, communication –, largement représentés dans l’industrie, il existe des métiers beaucoup plus opérationnels d’ingénieurs, de techniciens de recherche et développement (R&D) et de techniciens de procédés. De plus, de nouveaux métiers apparaissent, notamment en lien avec la décarbonation des procédés industriels. Tout le monde peut trouver sa place dans l’industrie, qui possède cet atout de présenter une version miniature de la société française. Dans un groupe industriel, vous trouvez des gens aux origines et aux parcours très divers, appartenant à différentes catégories socioprofessionnelles. Une telle richesse est beaucoup moins fréquente dans le secteur bancaire ou dans le secteur du conseil, caractérisés par une uniformité des parcours.
Il est donc nécessaire d’améliorer la connaissance des métiers de l’industrie, mais aussi celle des usines elles-mêmes. On connaît bien les grands noms de l’industrie – Michelin, Safran, Airbus –, qui sont très présents dans les forums métiers des grandes écoles et des formations plus techniques. En revanche, de nombreuses PME et entreprises de taille intermédiaire (ETI) sont très peu connues alors qu’elles offrent de belles perspectives de carrière.
L’adéquation des formations aux attentes des entreprises constitue un autre enjeu, auquel les centres de formation travaillent. Toutefois, on rencontre encore énormément de jeunes qui ont été formés avec des outils obsolètes par rapport à ce qui existe dans l’industrie.
L’enjeu de la représentation des catégories socioprofessionnelles, de la valorisation des métiers et de leur rémunération est un peu plus complexe à appréhender. On entend encore souvent dire : « Si tu travailles mal à l’école, tu finiras à l’usine ! », mais le problème n’est pas de finir à l’usine – on dit la même chose des caisses de supermarché –, c’est celui de la représentation du monde ouvrier dans notre société. Avoir un métier d’ouvrier, qui peut être synonyme d’une bonne rémunération et d’une haute qualification, est encore mal considéré par une partie de la société, en particulier ses élites.
Les attentes, en matière de rémunération, sont également biaisées. De plus en plus de personnes poursuivent des études supérieures et attendent un certain niveau de rémunération et un lieu de travail valorisant. Les jeunes gens issus des écoles grandes d’ingénieurs sont souvent attirés par des postes dans le conseil à Paris. J’ai commencé ma carrière dans le conseil avant de m’orienter vers le secteur industriel ; je connais les grilles salariales. Aux postes de direction, les salaires du secteur industriel se rapprochent de ceux pratiqués dans le secteur du conseil, mais pendant les premières années, les évolutions salariales du secteur du conseil sont beaucoup plus attractives que celles de l’industrie, sans compter l’atout que représente la localisation dans une grande ville.
Il est aussi nécessaire de changer l’image de l’industrie. Sans tomber dans un discours naïf se contentant de rappeler que l’industrie, ce n’est plus Zola – heureusement –, il ne faut pas non plus être trop angélique : les métiers industriels sont concernés par la pénibilité, les rythmes peuvent être compliqués, il y a du travail à la chaîne. La pénibilité n’est certes pas l’apanage de l’industrie, mais nous devons tenir à ce sujet un discours réaliste et transparent. Travailler en cinq-huit dans une usine n’empêche pas la fierté et le sentiment d’appartenance, mais attention à ne pas faire croire que l’industrie, c’est la magie, comme a tenté de le faire une ministre – pour de bonnes raisons cependant. Un tel discours risque de passer à côté de toute une catégorie de travailleurs qui peuvent contribuer à valoriser les métiers et les carrières industriels. Pour changer l’image de l’industrie, il faut ouvrir les usines, montrer les carrières qu’on peut y faire, valoriser les métiers et montrer que tout le monde a sa place dans l’industrie.
Enfin, un travail parallèle doit être mené par les industriels eux-mêmes, qui ont pour habitude de tenir ce discours un peu facile selon lequel l’État devrait en faire davantage parce que rien ne va. Il leur faut coopérer pour se faire connaître, valoriser les métiers, élaborer des politiques communes de formation et éventuellement de recrutement. Ainsi, dans un même bassin d’emploi, trois entreprises qui travaillent dans des secteurs légèrement différents peuvent avoir beaucoup de mal à travailler ensemble. Or des actions peuvent être menées, notamment avec France Travail, pour améliorer le recrutement et la connaissance de l’industrie. Les bonnes pratiques issues d’initiatives locales sont trop peu souvent généralisées.
Permettez-moi de compléter les propos de M. Olivier Lluansi sur l’épargne. L’utilisation de l’épargne salariale des Français est insuffisamment orientée vers le tissu industriel français et une partie de cette épargne sert des valeurs américaines plutôt que françaises. Dans le contexte actuel, cette situation ne satisfait personne. Les valeurs du secteur de la technologie sont en train de s’effondrer en raison de choix politiques malheureux – on ne les plaindra pas. Un panachage serait certainement à même de rendre plus attractifs les produits d’épargne et de leur assurer une rentabilité, mais le véritable enjeu consiste à faire en sorte que l’épargne salariale des Français serve le tissu productif industriel français.
Enfin, malgré sa complexité, la question de la création d’un fonds souverain aurait pu être débattue à l’occasion de la réforme des retraites, dans le cadre de l’introduction d’un système de capitalisation. Les pays bénéficiant d’une bonne dynamique sont ceux dotés d’une capacité financière propre.
M. Olivier Lluansi. Dans les enquêtes d’opinion, « l’industrie paye mal » est le premier facteur de son image négative ; or la rémunération est l’un des principaux leviers déterminant l’attractivité ou l’absence d’attractivité des métiers. Et il se trouve que, à formation équivalente, les métiers de l’industrie payent environ 15 % de plus que les métiers de service. Je vous invite à vous intéresser aux répartitions des salaires au sein d’une entreprise : vous constaterez qu’une bonne partie des cols bleus, si ce n’est la majorité d’entre eux, est bien mieux payée que le tiers inférieur des cols blancs. Certes, un col bleu n’aura jamais un salaire de cadre dirigeant, mais il pourra être mieux rémunéré que l’ensemble du personnel administratif. Le salaire reste un blocage important, lié à la méconnaissance des métiers industriels et de leurs grilles de rémunération.
En revanche, je suis assez optimiste s’agissant de l’image de l’industrie. Dans les enquêtes d’opinion, on commence à constater une amélioration franche et claire de l’image des métiers industriels. C’est le résultat de deux ou trois ans de travail dans chacun des territoires, consistant à ouvrir des usines et à aller à la rencontre de collégiens et de lycées, voire d’élus, pour essayer de faciliter leur recrutement. J’espère que cet effort, qui n’est pas une simple campagne nationale de communication, se poursuivra, tant il est crucial pour l’image de l’industrie. Les bons signaux recueillis jusqu’à maintenant doivent être consolidés.
Permettez-moi de compléter les propos très justes de Mme Voy-Gillis sur l’organisation du travail. Il ne faut pas promouvoir un secteur industriel qui ne correspond pas à la réalité ; les contraintes de l’organisation du travail ne doivent pas être minimisées. Les modèles mécanistes issus du fordisme et du taylorisme, sur lesquels repose encore l’organisation industrielle, ne sont plus compatibles avec les attentes des nouvelles générations, notamment en matière d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. C’est pourquoi le secteur industriel doit lancer une large réflexion à ce sujet, réunissant patronat et syndicats, afin d’explorer différentes solutions, de proposer des modèles alternatifs et de concrétiser les marges de progrès existantes.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez tous deux évoqué l’énergie, qui est un frein à la réindustrialisation particulièrement important. Votre position à l’égard des règles de tarification dans le cadre du marché européen de l’énergie est assez tranchée : vous n’hésitez pas à parler d’un rapport de force nécessaire vis-à-vis de l’Union européenne pour que nous puissions réserver une part de notre production électronucléaire à nos groupes industriels. Vous proposez ainsi de leur en réserver 10 à 15 % à des tarifs correspondant plus ou moins aux coûts de production et d’investissement dans le nouveau nucléaire en France.
Je souscris à cette proposition, mais ne serait-il pas logique d’aller plus loin ? C’est une très bonne idée de faire bénéficier de notre avantage compétitif aux industries électro-intensives, mais au nom de quoi en priverions-nous les PME et ETI industrielles, qui sont selon vous le principal réservoir de réindustrialisation ?
Enfin, comment envisagez-vous concrètement le dispositif permettant de réserver ces 10 à 15 % de production électronucléaire aux groupes industriels ?
M. Olivier Lluansi. Le dispositif que nous proposons ne correspond pas à l’organisation actuelle du marché de l’électricité.
Par conviction européenne, j’ai choisi un premier poste de fonctionnaire à la Commission européenne. Je suis désormais convaincu que nous avons organisé un marché qui ne produit pas les résultats attendus. Nous devrons nécessairement nous poser la question de sa révision complète ; nous avons raté l’opportunité qui s’est présentée en 2023, juste après la crise de l’énergie, le déclenchement de la guerre en Ukraine et les difficultés rencontrées par EDF en matière de corrosion sous fissure, et nous nous sommes contentés d’une réforme minime.
Je ne suis pas un expert du marché européen de l’électricité, mais il me semble qu’il présente l’avantage d’équilibrer l’offre et la demande en temps réel, ce qui est utile puisque nous ne savons pas bien stocker l’énergie. La littérature économique sur le sujet, très abondante, montre en revanche qu’il n’a pas donné de signaux-prix de long terme suffisants pour encourager les investissements dans de nouvelles capacités. Toutes celles qui ont été créées en Europe ont été subventionnées par les États, donc financées par de l’argent public, ce qui a donné l’impression d’un dualisme voire d’une schizophrénie assez prononcée.
J’ai proposé de sortir de ce marché une enveloppe de 60 TWh pour la donner aux industries, ce qui reviendrait à prolonger la part industrielle de l’Arenh actuel. On pourrait même imaginer aller plus loin.
Un marché européen est certes nécessaire, mais pourquoi lui allouer toute la production quand les États mènent vingt-sept politiques énergétiques différentes ? Il faut dire que les difficultés rencontrées par l’Allemagne créent des tensions sur les réseaux de ses voisins. Ainsi, la Suède a refusé la mise en place d’une nouvelle interconnexion pour éviter que son marché électrique se trouve « pollué » par les écueils de la politique énergétique allemande, et la Norvège est dans le même état d’esprit. Les pays d’Europe du Sud-Est ont envoyé une lettre commune à la Commission européenne pour se plaindre de cette situation, dont la péninsule ibérique s’est quelque peu affranchie en sortant dans une large mesure du marché européen. Quant à la France, elle n’est pas très audible quand elle soulève le problème que représente l’indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz, lequel a explosé, et non sur le coût de la production, notamment pour ce qui concerne le nucléaire, qui représente 85 % de notre mix énergétique.
Au vu des témoignages que je recueille, le véritable problème est que la France a accepté la responsabilité de l’ensemble du cycle nucléaire : l’uranium est enrichi à Marcoule, les déchets retraités à La Hague, les déchets ultimes bientôt enfouis à Bure. Comment expliquer aux Français que cela n’aura aucun impact sur le prix de l’électricité et qu’ils ne paieront pas le mégawattheure moins cher que les Italiens et les Allemands ? L’arrêt de l’Arenh met fin au principe selon lequel celui qui accepte une responsabilité, une nuisance ou un risque doit en tirer un bénéfice. Cela rejoint la question de l’acceptabilité des éoliennes, qu’il est très difficile d’implanter sans proposer aux populations environnantes un retour sur investissement sous forme d’électricité gratuite ou de dividendes divers et variés. Le même principe devrait s’appliquer à l’électricité nucléaire ; or ce n’est pas ce qui fonde le fonctionnement du marché européen.
Je le disais à l’instant, on pourrait sortir de ce système beaucoup plus que 60 TWh. D’aucuns estiment qu’un tiers de la production des différents pays suffirait pour que le marché européen remplisse sa fonction, qui est de trouver l’équilibre entre l’offre et la demande. Ainsi, deux tiers de la production pourraient être alloués autrement, par divers mécanismes laissés au choix des États. Il faudrait y réfléchir. Je vous rappelle qu’il n’y a pas, aux États-Unis, de marché de l’électricité libéralisé : tandis que la moitié des États ont mis en place des marchés réglementés, l’autre moitié ont établi des marchés qui se limitent à une confrontation entre l’offre et la demande. Le modèle du marché européen, dont nous avons montré les limites, n’est donc pas unique.
Dans ma proposition, 15 % à 20 % de la production d’électricité, soit 60 TWh, seraient donc réservés à l’industrie et vendus « à cost-plus », c’est-à-dire au coût de revient augmenté de la marge du producteur. L’instauration d’un tel mécanisme, très bien documenté par la littérature économique, nécessiterait d’établir un rapport de force avec la Commission européenne. Nous pourrions présenter cette solution comme une sorte de mesure de sauvegarde, à mettre en œuvre pendant au moins cinq ans afin de remédier à la crise du secteur industriel. Le pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal sur l’évolution de la réglementation européenne propose d’attendre 2026 pour envisager une réforme du marché de l’électricité, mais cet horizon nous paraît beaucoup trop lointain, car de nombreuses entreprises auront disparu entre-temps.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Faut-il considérer l’énergie comme un bien comme un autre, ou au contraire comme un élément au service de notre souveraineté, susceptible d’être sorti d’une logique de marché ?
Nous sommes atteints d’une forme de schizophrénie. Nous demandons en effet à EDF d’être rentable, comme toute entreprise, fût-elle publique, tout en proposant aux ménages et aux industriels des prix compétitifs. Si les industriels ont été les premiers affectés par la fin de l’Arenh, dites-vous bien que les ménages le seront aussi, dans un second temps, car la perte, pour les fournisseurs alternatifs, de l’accès à une électricité à 42 euros le mégawattheure se répercutera inévitablement sur les consommateurs individuels. Je ne suis pas sûre que ce soit EDF qui tranche entre ces objectifs contradictoires.
Nous parlons d’une relance du programme nucléaire en France, mais quel sera le prix de l’électron quand la prochaine centrale sortira de terre ? Lisez l’analyse de la Cour des comptes sur la filière EPR et le réacteur de Flamanville : on aura beau avoir du nucléaire, il n’y aura plus de problème de consommation d’électricité, car il n’y aura plus d’industriels pour en acheter. Cela contentera peut-être ceux qui ne veulent plus d’industrie lourde, mais il ne nous restera alors plus grand-chose…
Même si l’Arenh est critiquable et qu’il aurait peut-être fallu revaloriser son prix pour prendre en compte inflation, ce dispositif pourrait être prolongé. Il suffirait pour cela d’écrire à la Commission européenne. En l’absence d’une telle décision, ce sera le chaos en 2026, car aucun industriel ne veut conclure de contrat avec EDF : tous les acteurs se trouveront exposés aux marchés ou prisonniers de contrats à long terme prévoyant des prix qui s’avèrent, pour les électro-intensifs, non compétitifs.
Pour compléter la proposition de M. Lluansi de réserver 10 % à 15 % de notre production nucléaire aux industriels, je ferai remarquer que l’un des enjeux d’une énergie vendue à prix compétitif doit être de favoriser la décarbonation. Nous avons donc proposé d’affecter une partie du parc nucléaire au soutien de tous les nouveaux usages liés à l’électrification. Ce serait pour EDF le seul moyen de gagner des parts de marché sur le gaz, surtout si la guerre en Ukraine prend fin et que le prix de cette énergie vient à s’effondrer. On nous a opposé une fin de non-recevoir. L’arbitrage qui devra être rendu, à l’issue de discussions relativement dures, reflétera un choix politique. Au fond, la question est la suivante : qui paie ? Ou, pour formuler les choses autrement, préférez-vous financer des caisses d’assurance chômage ou de l’énergie ?
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Selon France Industrie, deux tiers des achats publics de biens manufacturés se font à l’étranger.
Madame Voy-Gillis, vous avez évoqué la nécessité de fixer des critères de localisation en matière de commande publique. Pourriez-vous développer un peu plus votre réflexion ?
Monsieur Lluansi, vous avez affirmé que le recours aux pratiques managériales appliquées par les acheteurs publics allemands serait compatible avec la réglementation européenne et permettrait d’acheter pour 15 milliards d’euros supplémentaires de biens manufacturés fabriqués en France. Pourriez-vous nous développer ce constat ?
Mme Anaïs Voy-Gillis. Je vous enverrai une étude que nous avons publiée l’an dernier, avec Carbone 4 et IN France, pour le compte de la Fondation européenne pour le climat, sur l’impact qu’aurait eu l’adoption, en 2019, d’un Buy European Act assorti de critères environnementaux sur la relocalisation des activités et la décarbonation en Europe. Je vous transmettrai également un rapport de l’Institut Jacques-Delors expliquant que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), toujours mises en avant pour justifier le fait de ne pas favoriser les produits fabriqués en France ou en Europe, sont peut-être interprétées de manière trop stricte.
Encore une fois, je salue le Clean Industrial Deal annoncé il y a une quinzaine de jours, mais il ne s’agit là que de propositions devant encore donner lieu à des discussions. Du reste, ce plan est décalé par rapport à la crise que nous vivons. On pourrait imposer par exemple qu’une tonne de carbonate de sodium achetée indirectement par un opérateur public ait une intensité carbone inférieure à une tonne de CO2, et décliner ce principe pour tous les autres produits. Il conviendrait cependant de prévoir une règle très générale pour nos échanges commerciaux avec la Chine, car ce pays détourne volontiers les réglementations trop précises.
M. Olivier Lluansi. Monsieur le rapporteur, je confirme les éléments que vous avez énoncés.
Le chiffre de 15 milliards d’euros est issu des travaux d’un économiste du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii), une structure qui dépend du premier ministre. Il a donc, en quelque sorte, une valeur institutionnelle.
Je cite souvent l’Allemagne, dont les acheteurs publics respectent les directives européennes – c’est en tout cas un postulat que nous sommes obligés de faire –, mais j’aurais aussi pu prendre l’exemple de l’Italie.
La solution réside davantage dans une manière d’appliquer le droit et de gérer les achats publics que dans l’adoption de tel ou tel texte. La loi relative à l’industrie verte a certes introduit un critère relatif au CO2, mais cette possibilité existait déjà auparavant, et les acheteurs publics n’iront dans ce sens que s’ils y sont incités par leur environnement. En dépit de quelques évolutions notables, l’interprétation des textes relatifs à la commande publique, faite par le service juridique de Bercy, est extrêmement stricte : on a fait de la surtransposition dans les textes, mais aussi et surtout dans les têtes. Je le répète, il existe des solutions qui ne coûtent pas un euro et ne nécessitent même pas de faire adopter une loi.
Une bonne façon d’avancer sur ce sujet est sans doute de passer par des centrales d’achat. Acheter local tout en respectant la lettre de directives européennes qui ne visent pas cet objectif demande une certaine ingénierie dont ne disposent pas les petites collectivités locales. Les grosses centrales d’achat public que sont l’Union des groupements d’achats publics (Ugap), le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah) et l’Union des hôpitaux pour les achats (Uniha), pour citer les trois structures qui existent en France, sont quant à elles parfaitement dotées pour parvenir à ce résultat. C’est d’ailleurs là-dessus que repose l’organisation italienne.
Ce management de l’achat public peut être mis en œuvre rapidement, sans passer par la loi. Quand je souligne que des mesures de ce type n’ont pas d’impact budgétaire, je veux dire qu’elles coûtent un petit peu mais rapportent beaucoup. Il n’existe pas d’étude globale sur le coût que pourrait représenter, pour les comptes publics, l’achat de biens uniquement fabriqués en France ; nous nous sommes contentés de mener des études sur douze catégories de produits, qui ont montré qu’un bien fabriqué en France était peut-être un peu plus cher, mais que la rentrée de recettes fiscales et sociales supplémentaires induite par ces commandes compensait ce surcoût en une année, voire deux.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez plaidé pour l’identification de 100 à 150 filières stratégiques dont il faudrait essayer de relocaliser la production, au moins partiellement. Quelle méthode préconisez-vous pour développer ces filières de substitution aux importations ? Je pense qu’une telle stratégie nécessite des investissements ; or le plan France 2030 prend théoriquement fin en 2026. Quel type de plan de relance pourrait lui succéder ? Que diriez-vous d’un plan qui se rapprocherait plutôt de France relance, en s’orientant davantage vers le socle industriel « de base », pour reprendre votre expression ?
Alors que l’État élaborerait un plan d’investissement à l’échelle nationale, comment traduirait-on cette stratégie localement pour développer ces fameuses filières stratégiques ? Un accompagnement des collectivités paraît nécessaire, notamment en matière de formation, de logement ou de fiscalité incitative, sans tomber évidemment dans des mesures contraignantes. Le développement de cet écosystème dans une zone géographique précise pourrait-il passer par des dispositifs tels que le programme Territoires d’industrie ?
M. Olivier Lluansi. Vous avez utilisé le terme de filières, mais je voulais parler de 100 à 150 productions à relocaliser.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et encore davantage depuis 2009, nos politiques industrielles sont fondées sur la notion de filière : on regarde toute la chaîne qui a permis d’aboutir au produit final, depuis le minerai qui le constitue ou les composants qu’il intègre. C’est cette logique qui a présidé à la création du Conseil national de l’industrie, précisément structuré en dix-neuf filières stratégiques.
Il n’existe pas de définition cohérente de la notion de filière stratégique, mais des travaux ont été menés, notamment par l’École des mines, qui arrivent à cette conclusion.
Une filière stratégique était, depuis au moins quelques décennies, une filière dans laquelle la France disposait d’un avantage comparatif lui permettant de se projeter dans un monde de plus en plus globalisé. L’exemple type de filière stratégique était l’aéronautique ; nous aurions aimé faire de même avec le nucléaire, mais nous n’avons pas eu les résultats escomptés à l’export.
Aujourd’hui, nous changeons de paradigme. Le monde est de plus en plus heurté, tandis que les crises se multiplient – crise géopolitique et peut-être bientôt militaire, crise environnementale, crise migratoire… Quelles conséquences cette évolution doit-elle avoir sur nos priorités en matière de politique industrielle ? Nous ne pouvons plus nous contenter de valoriser des productions qui nous permettent de nous projeter dans un commerce de plus en plus mondialisé, car tel ne sera plus le cas. Nous devons réfléchir à l’outil productif qui permettra à notre projet de société, français ou européen, de résister aux attaques et aux crises auxquelles il sera confronté.
C’est ce que nous avons déjà fait lorsque nous avons publié une liste de médicaments critiques, indispensables au maintien de notre souveraineté sanitaire, pour lesquels l’approvisionnement en principes actifs, qui viennent essentiellement d’Inde, et en précurseurs chimiques, souvent originaires de Chine, doit être sécurisé. Nous nous sommes posé la même question dans le cadre de la loi relative à l’industrie verte : la relocalisation de la production de batteries, de pompes à chaleur ou de panneaux solaires sur le territoire européen est une manière de garantir, dans un contexte géopolitique très tendu, notre capacité à aller au bout de notre projet de transition énergétique. Nous avons d’ailleurs fait de même s’agissant des métaux stratégiques.
En revanche, nous n’avons mené que des réflexions parcellaires, en utilisant des méthodes différentes, sur un certain nombre d’autres sujets. En dehors de tout cadre global, nous n’avons réfléchi que de manière incomplète à la liste des productions que nous avons besoin de maîtriser en grande partie sur notre sol pour garantir la réalisation de notre projet de société.
Pour définir ces productions, trois méthodes sont envisageables, toutes assez originales. En mobilisant notre intelligence collective, il me semble possible d’obtenir des résultats en quelques mois. Il convient tout d’abord de prêter attention au signal économique qu’est l’élasticité des prix : quand, dans un contexte de crise, les prix montent très haut, c’est que la production en question est essentielle. Il faut ensuite se demander ce qui est indispensable au fonctionnement de notre société – on a parlé tout à l’heure des médicaments. J’aimerais enfin que l’on demande à des conventions citoyennes à quoi nous devrions allouer, par exemple, les puces électroniques provenant de Taïwan si nous ne pouvions plus nous en procurer que de façon limitée. Faudrait-il les utiliser pour fabriquer des voitures, des robots de cuisine ou des respirateurs pour les hôpitaux ? Ce serait aussi une façon de tester l’adhésion de nos concitoyens à notre projet de société et à nos valeurs communes.
Tout ce travail est devant nous, car nous ne l’avons réalisé que de manière parcellaire. Nous devrons le mener pour toutes les composantes de notre politique industrielle, qu’il conviendra sans doute de rééquilibrer. On qualifiera peut-être d’essentiels la production de missiles évoluant à très grande vitesse, qui recourt à des technologies de pointe et nécessitera le développement de technologies de rupture, mais aussi le maintien d’une filière de végétaux protéagineux indispensable à notre souveraineté sanitaire, qui ne fait appel qu’à des techniques industrielles de base. Les outils à développer dépendront donc beaucoup des catégories de produits retenues.
Chacune de ces productions pourra faire l’objet de mesures de protection sur le marché européen, à l’instar de ce qui est déjà prévu pour les grands objets de la transition écologique – je pense par exemple aux subventions bénéficiant à la production de batteries, ou encore aux réglementations en cours de discussion sur les fluides utilisés dans les pompes à chaleur afin de favoriser une fabrication européenne. La diversité des produits industriels est trop grande pour envisager des protections globales. Pour entrer dans ce nouveau monde, je recommande d’étudier la situation objet par objet et de définir, pour chacun d’entre eux, des critères techniques, fiscaux ou des subventions permettant de relocaliser leur production. On a vu que les mesures très larges telles que le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), dont vous avez parlé ce matin, étaient trop générales et facilement contournables.
M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur Lluansi, vous considérez qu’il faut partir du tissu industriel existant dans les territoires, et non implanter indistinctement des grandes usines partout. Dans un souci d’efficacité, les collectivités locales devraient-elles favoriser une politique de clusters ? Les pôles de compétitivité constitués il y a une vingtaine d’années ont-ils eu des effets positifs ? Ne faudrait-il pas relancer ceux qui existent encore ?
Vous avez dit que, dans la plupart des cas, les besoins en foncier n’étaient pas énormes et que des terrains de 2 hectares pouvaient s’avérer suffisants. Or, compte tenu de la complexité administrative qui caractérise notre pays, cinq années sont nécessaires pour implanter un outil industriel. Ce délai n’est-il pas un frein majeur à la réindustrialisation ? Comment sortir de cette situation ? Peut-être faudrait-il adopter le mode dérogatoire que vous avez évoqué il y a quelques instants. La proposition de loi de simplification de la vie économique, qu’une commission spéciale s’apprête à examiner, pourrait être un véhicule intéressant. Dans une région que vous connaissez bien et qui est aussi la mienne, un sous-préfet avait été nommé pour lever un certain nombre de freins et aller plus vite que la normale, afin d’accueillir Toyota.
Vous avez enfin évoqué les besoins en fonds propres. Il existe une multitude de fonds d’investissement, parapublics ou privés. Toujours dans les Hauts-de-France, j’ai l’honneur de présider la société Finorpa, qui ne croule pas sous les demandes. Comment favoriser la rencontre de l’offre et de la demande ?
M. Robert Le Bourgeois (RN). Vous avez joint tout à l’heure, dans votre réflexion, la question du financement de la réindustrialisation et l’idée, que je partage, qu’une industrie est ancrée dans un territoire. Dans cette perspective, vous avez évoqué la possibilité de créer des livrets d’épargne spécifiques, en précisant que la difficulté résiderait surtout dans la distribution de ces produits et leur appropriation par les épargnants. Vous avez dessiné une piste régionale, en soulignant que les banques mutualistes étaient souvent davantage présentes dans les territoires que les réseaux bancaires nationaux, lesquels sont aussi soumis à d’autres contraintes en matière de conformité. Avez-vous déjà observé des expériences dans ce domaine ? Si oui, ont-elles réussi ? Si un tel dispositif reposant sur les réseaux mutualistes devait être généralisé, quel montant d’épargne pourrait être levé ?
J’aurais en outre aimé connaître, sans vouloir polémiquer, votre vision des administrations déconcentrées. En Seine-Maritime et, plus largement, en Normandie, de nombreux chefs d’entreprise déplorent que la réalisation de certains projets industriels soit empêchée par l’intervention, l’inaction ou les délais imposés par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal), la direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) ou la direction départementale des territoires et de la mer (DDTM). Quelles évolutions préconisez-vous pour faciliter l’installation de tels projets ?
M. Olivier Lluansi. Dans le cadre du programme Territoires d’industrie, nous avons beaucoup débattu de l’opportunité de spécialiser un territoire dans une industrie ou une filière, ce qui serait revenu à décliner en France le modèle italien des systèmes productifs locaux, qui a connu un grand succès. Je suis pourtant arrivé à la conclusion, peut-être contre-intuitive, que ce n’était pas une bonne idée. Sur le marché mondial, un territoire est un confetti : s’il se spécialise dans un secteur qui rencontre des difficultés, il en prend pour vingt ans. Voyez la fermeture de l’usine Kodak à Chalon-sur-Saône, qui a privé d’emploi 5 000 personnes : le territoire ne s’en sort qu’aujourd’hui, au bout de vingt années d’efforts.
On dit souvent que la spécialisation favoriserait le partage de compétences, mais c’est oublier que de nombreuses compétences industrielles – la maintenance ou l’électrotechnique, par exemple – sont en réalité partagées entre les secteurs. Si un territoire bénéficie d’une vraie densité industrielle et d’un écosystème favorable, il pourra donc profiter de la synergie du partage de compétences sans prendre le risque de se trouver exposé à un retournement du marché.
Les pôles de compétitivité sont un objet de politique publique très particulier, hybride, né au milieu des années 2000, lorsque l’on promouvait l’industrie sans usine ou fabless au niveau national tandis que certains territoires étaient déjà en souffrance et réclamaient des outils pour redévelopper un tissu industriel ou économique. Dans le projet initial, douze pôles devaient être créés, adossés à des filières ; or Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, a fait en sorte que l’ensemble des 71 candidatures reçues soient retenues, considérant que ce projet pouvait constituer un outil de développement économique local. Nous ne sommes jamais sortis de cette ambivalence, que montrent bien le financement des pôles de compétitivité et leur évolution absolument erratique : encore aujourd’hui, certains pôles sont adossés à des filières et s’avèrent nécessaires au développement technologique, tandis que d’autres sont au service du développement économique d’un territoire.
S’agissant du financement de la réindustrialisation, il est vrai que la collecte de fonds ainsi que la distribution et la promotion de produits financiers spécifiques auprès des ménages posent des difficultés. Les banques et assurances mutualistes sont effectivement davantage engagées dans ce domaine, de par leur nature, leur gouvernance et les règles jurisprudentielles qui leur sont propres. Au moins deux des trois régions que j’ai citées précédemment – Auvergne-Rhône-Alpes et Bretagne – utilisent d’ailleurs des canaux mutualistes pour distribuer leurs produits.
Un autre aspect, que je n’ai pas encore évoqué, pose quelques problèmes : l’ouverture du capital d’une entreprise familiale est difficile, car cela revient à faire entrer une personne extérieure à la famille au conseil d’administration. Prenons l’exemple de la filière aéronautique, qui doit monter en compétences : des sous-traitants de premier rang d’Airbus ne réinvestissent plus dans leur outil productif car ils n’ont plus d’argent, sont déjà trop endettés et refusent d’ouvrir leur capital. Certains produits financiers, comme les obligations convertibles, permettent de résoudre ce problème, car l’argent ainsi injecté dans l’entreprise est considéré comme des fonds propres, ce qui empêche les créanciers d’accéder au conseil d’administration. Ces produits sont malheureusement trop chers pour les PME et PMI. Aussi leur diffusion au sein de fonds régionaux, par exemple, est-elle une solution envisageable pour financer le haut du bilan de ces entreprises, au même titre que le recours à la gestion privée et la collecte de l’argent des épargnants.
Nous ne sommes pas encore allés au bout de cette démarche. L’objectif serait de collecter, au sein de ces fonds, environ 1 milliard d’euros par région, contre quelques centaines de millions aujourd’hui. Lorsque la plupart des régions françaises auront lancé quatre, cinq ou six fonds dont la dotation cumulée atteindra 1 milliard d’euros, les grands acteurs du financement de l’économie s’intéresseront à ce marché, qu’ils ne voudront pas voir passer sous leur nez.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Je ne suis pas une grande défenseure de l’administration, mais je trouve que les attaques contre cette dernière sont un peu faciles. Si les Dreal et les Dreets manquent d’efficacité, c’est aussi parce qu’elles manquent de moyens. Elles sont les premières victimes de la complexification administrative, puisqu’elles doivent multiplier les contrôles sans que s’accroissent leurs effectifs. Il y a certainement, dans ces administrations, des agents hostiles à l’industrie, qui font traîner les dossiers, de même qu’il y a, dans les entreprises, des salariés qui ne sont pas forcément très efficaces. Beaucoup de gens, sur le terrain, sont engagés en faveur de notre industrie et de la réindustrialisation. Les fonctionnaires que je fréquente quotidiennement font tout leur possible pour faire avancer les dossiers, mais ils sont confrontés à un surcroît de travail et doivent attendre les retours des uns et des autres. Du reste, le temps passé sur chaque dossier a tendance à diminuer, car les demandes s’accumulent alors que la complexité est croissante. Je ne dis pas que tout est parfait, qu’il ne faut rien changer, mais qu’il faut prendre garde de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n’empêche qu’il faudra sans doute s’efforcer d’identifier les problèmes et de réfléchir à leur résolution.
On parle beaucoup des banques mutualistes, mais il faut regarder aussi du côté des fonds d’investissement privés et inciter les personnes et les institutions publiques exerçant une activité d’investissement en tant que fonds de fonds à diriger davantage leur capital vers l’industrie. Les fonds totalement dédiés à l’industrie sont en effet très peu nombreux, parce que les montants à investir – les fameuses dépenses d’investissement capitalisées au bilan d’une entreprise ou capital expenditures (Capex) – sont plus importants, que le retour sur investissement est plus long et que les taux ne sont pas forcément les mêmes que dans des secteurs comme le secteur de la technologie. J’ajoute que la France manque de bureaux de gestion de patrimoine (family offices) dirigés vers l’industrie, alors que l’Allemagne est assez richement dotée en la matière. C’est donc peut-être la culture financière qu’il convient de faire évoluer au regard de nos ambitions.
M. Éric Michoux (UDR). Sans être en désaccord total avec nos experts, j’aimerais exprimer une idée différente.
Contrairement à vous, monsieur Lluansi, je pense que la notion de filière a du sens, de même que celles de cluster, évoquée par M. Huyghe pour désigner un groupe d’entreprises travaillant dans le même secteur, et de pôle de compétitivité.
Je connais bien la situation de Chalon-sur-Saône, puisque j’ai été vice-président du Grand-Chalon chargé du développement économique : c’est moi qui me suis occupé du redémarrage de l’économie dans l’agglomération et qui ai mis en place un « mode filière », autour de trois axes. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que cette politique puisse aller jusqu’au bout, compte tenu des difficultés rencontrées actuellement.
Passer en « mode filière », c’est organiser tout un écosystème comprenant des grandes entreprises, des entreprises plus petites, des centres de formation professionnelle, des écoles et des universités autour d’une famille de produits, par exemple le nucléaire ou la métallurgie. Cette notion de filière permet d’accélérer fortement, à partir d’une entreprise ou d’un système de production, la création de richesse qui sera ensuite redistribuée. En effet, une fois passé le point d’équilibre d’une entreprise industrielle, la valeur ajoutée nette s’accroît, puisqu’elle correspond alors pour ainsi dire au résultat de l’entreprise, aux amortissements des immobilisations corporelles et incorporelles ainsi qu’aux impôts divers et variés. Êtes-vous d’accord sur le fait que ces filières sont nécessaires et qu’il convient de travailler sur la notion de valeur ajoutée ?
J’en viens à ma deuxième question. La politique actuelle de soutien aux entreprises pourrait se résumer ainsi : « Saupoudrez, saupoudrez, il en restera toujours quelque chose. ». Ne pensez-vous pas, madame Voy-Gillis, que remplacer l’ensemble des aides versées aux entreprises par des allègements de charges aurait un effet dynamique sur les taux horaires et la productivité des usines ?
M. Frédéric Weber (RN). On parle aujourd’hui de reconstituer une économie de guerre, mais encore faudrait-il avoir, au niveau français ou européen, la capacité de produire suffisamment d’acier stratégique – à moins que certaines personnes plaident pour la fabrication d’ogives biodégradables… Quelles sont donc nos capacités de production dans ce domaine, dont dépend toute la chaîne industrielle ? Avant l’étape de transformation, il faut bien que la sidérurgie fasse de la fonte pour fabriquer des coils et des brames !
Par ailleurs, en matière de formation, comment pourrions-nous favoriser une coopération plus concrète entre les lycées professionnels de l’éducation nationale et les acteurs économiques ? Au-delà de l’organisation de salons et de la distribution de flyers, il convient de prendre des mesures plus efficientes pour redonner à la jeunesse le goût de travailler un outil à la main.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Je ne suis pas une inconditionnelle des filières. Je ne suis d’ailleurs pas sûre que les Allemands considèrent que cette notion a du sens ; elle en a sans doute pour les secteurs aéronautique et automobile, qui profitent tous deux de l’activité métallurgique, mais elle recoupe une multitude de situations qui ne se ressemblent pas. On parle de filières matières, de filières produits… Peut-être serait-il donc nécessaire de clarifier ce que l’on met derrière cet outil et au service de quoi on l’organise.
Je me réjouirais par ailleurs que les filières ne soient pas dysfonctionnelles et que les donneurs d’ordre jouent le jeu à l’égard des territoires, en respectant par exemple les délais de paiement, même si les choses évoluent dans le bon sens.
Tout le problème, aujourd’hui, est qu’aucune usine ne fonctionne à 100 %. Dès lors, il faut répartir les coûts fixes sur un volume de produits moins important, ce qui fait augmenter les prix unitaires. S’il n’y a pas de clients en face, l’usine doit fermer. Nous avons déjà évoqué cet enjeu du maintien de la demande lorsque nous avons parlé de l’orientation de la commande publique, de la politique d’achat des entreprises et de la stratégie de consommation des ménages.
Un certain nombre d’industriels seraient sans doute favorables à une suppression ou à une diminution des aides, à condition que l’on remette à plat la fiscalité. En effet, ces aides profitent peut-être à un nombre limité d’entreprises. La multiplication des appels à manifestation d’intérêt pose un problème, tandis que certains dispositifs en faveur de la décarbonation, par exemple, s’avèrent d’une complexité redoutable. Ce manque de lisibilité nuit incontestablement à la compétitivité des entreprises. Cependant, je le disais, une diminution des aides devrait évidemment s’accompagner d’une remise à plat de la fiscalité, qu’il faut rendre plus efficace. On constate aujourd’hui une très grande disparité des dispositifs fiscaux, dont la rentabilité est parfois contestable et qui concernent, là encore, un nombre restreint d’entreprises. Il en est de même pour l’impôt sur le revenu, qui repose sur un nombre de contribuables de plus en plus limité.
On pourrait toutefois envisager de maintenir certaines aides, notamment dans les secteurs très intensifs en Capex, en les assortissant de certaines conditions, voire de mécanismes de retour sur investissement en faveur de l’État, dont l’intervention obéit jusqu’ici à une logique de socialisation des pertes et de privatisation des gains. De tels mécanismes pourraient s’appliquer, par exemple, lorsque l’État a investi dans des programmes de R&D et d’innovation dont les résultats profiteraient au secteur privé. Je n’ai pas de réponse définitive à vous apporter aujourd’hui, mais ces propositions mériteraient d’être étudiées.
M. Olivier Lluansi. S’agissant des filières, je n’ai peut-être pas été assez clair. On nous a demandé si nous recommanderions à des territoires de se spécialiser dans un secteur donné. Je le répète, cette stratégie me semble risquée – votre territoire, monsieur Michoux, est d’ailleurs l’un de ceux qui en ont fait les frais –, d’autant que la diversité d’un tissu industriel ne nuit pas au développement de synergies ni au partage de compétences.
Je ne remets pas en cause le concept de filière, et je ne m’oppose pas à sa déclinaison dans les territoires, mais j’essaie de le rééquilibrer. Encore une fois, 40 % du succès d’un site industriel est lié à son territoire, à son écosystème. Je déplore que l’on ait un peu perdu cette logique. La filière ne peut pas être un modèle générique, à appliquer partout. Certaines industries nécessitent des installations très intensives en capital – je pense notamment au site de Framatome, près de chez vous, mais aussi aux centrales nucléaires –, autour desquelles un tissu industriel se constitue naturellement, avec une coloration particulière.
Concernant l’éducation nationale, je souhaite transmettre un message très positif. Depuis la mise en place du dispositif Territoires d’industrie, les retours que j’ai de mes contacts, directs et indirects, indiquent que notre système de formation, et notamment l’éducation nationale, est plus sensible à la question de l’industrie et de l’économie. Cela va donc dans le bon sens, mais pas assez rapidement par rapport aux enjeux auxquels les entreprises sont confrontées. La conséquence est évidente : l’écart entre les personnes formées mises sur le marché et les besoins des entreprises est aujourd’hui comblé par des initiatives privées de formation. Il n’y a plus une entreprise d’une taille raisonnable qui ne dispose pas de sa propre école ou qui n’est pas associée à un système d’écoles pour former des jeunes aux métiers et aux compétences dont elle a besoin. Cet écart doit nous alerter. Néanmoins, je le répète, la situation évolue doucement dans le bon sens, même si cela pourrait sans doute être beaucoup plus rapide. Je ne suis pas suffisamment spécialiste de la gouvernance de l’éducation nationale pour formuler une recommandation sur ce sujet.
M. Laurent Croizier (Dem). Madame Voy-Gillis, vous avez questionné la pertinence de l’implantation de giga-usines ou gigafactories pour fabriquer des produits en surproduction, notamment en Chine. Je m’interroge, au regard de la notion de souveraineté : pensez-vous que nous ne devrions pas produire ce type de produits, les laissant ainsi à l’Asie, ce qui pourrait poser problème à terme en matière de dépendance ? Il me semble que la notion d’indépendance est aujourd’hui essentielle. Je souhaiterais que vous reprécisiez ce point.
Nous sommes nombreux à nous plaindre du saupoudrage. Dans le même temps, monsieur Lluansi, vous nous avez indiqué qu’il ne fallait négliger aucun secteur de l’industrie, et notamment le secteur primaire, car il est important pour toutes les autres filières. J’hésite d’ailleurs à utiliser le mot « filière » désormais, tant notre vocabulaire doit être refondé. Ma question, peut-être un peu provocatrice, est la suivante : le saupoudrage est-il finalement inévitable ?
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Les grands groupes intégrés sont en crise systémique, soit involontairement, soit, et c’est fréquent, volontairement, dans une perspective de valorisation boursière. Ils conservent alors les activités à forte valeur ajoutée et se délestent des utilités, qui étaient auparavant intégrées à ces groupes. Je pense notamment à TotalEnergies, qui a abandonné une grande partie de sa chimie, en se souciant assez peu du devenir de ces activités. Deux questions se posent : celle du fonds souverain et celle des tarifs douaniers, qui me semblent être la seule solution, mais il en existe peut-être d’autres.
Vous avez évoqué, à juste titre, la question de la valorisation salariale dans l’industrie. Pour être honnête, il faut distinguer deux types d’industrie. Il y a une industrie qui a beaucoup de mal à verser de bons salaires et où les conditions de travail peuvent encore être très difficiles. Le taux d’accident, voire de décès, en France n’est pas digne d’une puissance économique comme la nôtre. Le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) est concerné, mais l’industrie l’est également. De plus, le travail dans l’industrie implique des frais : il faut souvent une voiture et il n’y a pas toujours de cantine. Derrière les données salariales que vous avez mentionnées, qui sont satisfaisantes, il faut s’interroger sur les conditions de travail des ouvriers en France et sur les moyens de permettre aux industries de dégager des marges de manœuvre salariales. Elles sont très demandeuses.
En France, nous avons tendance à verser dans la caricature sur le sujet de l’association du monde syndical à la gestion de l’entreprise. J’ai travaillé au Japon et la gestion des syndicats y est très différente. L’approche du patronat français me semble souvent figée dans des schémas du XIXe siècle, la cogestion étant taboue. Dans toutes les organisations patronales où j’ai pu échanger sur ce sujet depuis quinze ans, j’ai fait le même constat : il existe un tabou socioculturel français qui conduit le patronat à refuser ne serait-ce que d’envisager que des ouvriers puissent avoir des idées et contribuer à la gestion de l’entreprise. L’idée de leur accorder des droits de vote, par exemple, est inconcevable. On accepte volontiers la participation, avec un peu d’argent et quelques avantages, mais accorder un droit de vote ou solliciter l’avis des ouvriers sur les chaînes de production est hors de question. Or, au Japon, en Corée et en Allemagne, ces pratiques sont courantes. En Autriche, l’avis des ouvriers contribue grandement à améliorer les processus de fabrication. En France, hormis dans quelques entreprises partiellement nationalisées, nous sommes dans une caricature totale, et je trouve cela regrettable.
Ma dernière question concerne l’état des machines. Leur état moyen dans les TPE et PME françaises est préoccupant. On trouve des équipements antédiluviens et la recherche de pièces de rechange relève souvent du système D. Il y a là un véritable problème. Certaines machines datent même d’avant la seconde guerre mondiale.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Concernant les gigafactories, je me suis peut-être mal exprimée. Je n’y suis absolument pas opposée. Nous en avons besoin sur le territoire français et européen. Des questions peuvent se poser quant aux choix des chimies et au mode de financement. Aujourd’hui, c’est la Chine qui maîtrise les technologies des chimies. Il faut donc aborder la question du transfert de ces technologies mais également miser tous nos efforts d’innovation sur les chimies du futur et sur la mobilité du futur. Il faut également inclure une clause de localisation de production afin de favoriser la production sur le sol européen et réduire ainsi nos importations massives. Si vous souhaitez exporter en Chine, vous devez accepter que votre propriété intellectuelle soit volée, que des marchés vous soient inaccessibles et de créer des coentreprises ou joint-ventures impliquant des transferts de technologie. Comment pouvons-nous cesser d’être les dindons de la face ? Il faut négocier dans les mêmes conditions que les autres : c’est de l’équité et non du protectionnisme.
Concernant la répartition géographique des projets, il faut s’interroger sur un équilibre sain au sein de l’Union européenne. Certains projets relevaient davantage de la spéculation boursière que d’une véritable stratégie industrielle. Le cas de Northvolt, qui a couru après les levées de fonds sans nécessairement sécuriser son projet industriel, en est un exemple. Les projets de gigafactories en France et les candidats sont très sérieux. Il sera impératif de soutenir des acteurs comme Verkor et d’adopter une politique cohérente si nous voulons maintenir cette industrie sur notre territoire.
Disposer d’usines de batteries est nécessaire, mais pas suffisant. Il est indispensable d’avoir toute la filière sur le territoire : pour recycler les batteries, il faut des débouchés. Faute d’en avoir, Eramet a d’ailleurs suspendu son projet de recyclage. Nous devons donc impérativement adopter une logique intégrée de ce que nous voulons maîtriser sur le territoire – français ou européen – et ne pas nous contenter d’un seul maillon de la chaîne de valeur.
L’industrie de base est confrontée à une concurrence internationale, notamment avec des surcapacités de production dans le domaine de l’acier. Il est impératif de prendre des mesures d’urgence et je pense que tous les industriels souhaitent que l’on aille dans ce sens. Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières n’est pas suffisant, car il est trop facilement contournable. Si nous voulons le conserver, il faut le simplifier et l’étendre aux produits finis, et non se limiter aux produits entrants sur le territoire européen. Il faut peut-être aussi l’élargir à d’autres industries.
Les accidents dans l’industrie sont une réalité. Lorsque des entreprises sont soumises à des logiques de financiarisation, les restrictions budgétaires peuvent affecter les investissements dans les machines et dans la sécurité, en particulier lorsqu’il y a une dette liée à un achat à effet de levier ou leveraged buyout (LBO) à rembourser. Cela ne concerne néanmoins pas toutes les entreprises : certaines parviennent à concilier ces aspects. Tout dépend également de la capacité à répercuter les coûts dans les chaînes de valeur, car la compression des coûts est généralisée. Ni le client ni le consommateur final ne souhaitent payer plus cher et nous sommes pris dans une spirale infernale.
Les conditions de travail tendent à s’améliorer, mais elles ne sont pas parfaites. La pénibilité existe également dans d’autres secteurs. Les cadences infernales ne sont pas l’apanage de l’industrie, on les retrouve également dans les métiers de service. Je ne suis pas convaincue que le personnel médical en France bénéficie de meilleures conditions de travail que dans l’industrie et la question des conditions de rémunération se pose également.
Le monde syndical fait preuve d’une forme de schizophrénie. Prenons l’exemple d’une entreprise, La Carte française, qui propose aux comités sociaux et économiques (CSE) une carte cadeau permettant d’acheter des produits 100 % made in France : elle n’est pas le premier choix des syndicats, qui privilégient le pouvoir d’achat. Ces derniers ont été auditionnés récemment par le Sénat et ont publié des propositions ; je n’ai pas le temps de les développer, mais je vous les ferai parvenir.
Enfin, la cogestion est un sujet déterminant, comme l’ouverture du capital aux salariés, assortie de mécanismes de sécurisation ; entrer au capital d’une entreprise est aussi un moyen d’adhérer à son projet. La question de la place des salariés dans la gouvernance des entreprises, suivant le modèle allemand, se pose aussi : redonner une voix aux salariés n’est pas la seule solution, mais contribuera à une réponse plus large. Il s’agit aussi de déterminer comment redonner des marges de manœuvre aux entreprises, sans compter les questions liées à la fiscalité, à la demande pour occuper totalement les usines et mieux répartir les coûts fixes, etc.
Il me semble que votre rapport devrait montrer la dimension systémique des solutions à apporter, en veillant à l’équilibre entre responsabilité publique et responsabilité privée. On ne s’en sortira que collectivement et pas en rejetant la faute les uns ou sur les autres.
M. Olivier Lluansi. Il est compréhensible de vouloir des leaders technologiques, mais ils ne se développeront pas sans un solide tissu industriel en soutien. Nous souffrons d’un retard d’investissement dans notre outil productif, y compris dans les industries de base – elles ne provoquent pas d’effet « waouh », mais sont indispensables. Il est nécessaire d’accompagner l’investissement productif dans tous ces secteurs-là.
Nous n’avons pas répondu à votre question sur l’acier : nous avons besoin d’acier et de chimie en Europe, sinon nous ne serons pas capables de produire les biens de haute technologie dont on peut rêver.
Notre politique industrielle a été déséquilibrée au profit des innovations de rupture et au détriment du socle de base ; nous devons rétablir cet équilibre. Les politiques gaullo-pompidoliennes de référence ont été menées pendant les Trente Glorieuses. Ceux qui ont inventé le TGV, les centrales nucléaires, la fusée Ariane et la Caravelle s’appuyaient sur un tissu industriel disposant de techniciens, peut-être pas aussi pointus qu’aujourd’hui, détenteurs d’un savoir-faire industriel. Nous avons oublié ce socle.
Nous ne rendrons les métiers industriels attractifs à moyen terme qu’en changeant l’organisation du travail mécaniste issue du fordisme et du taylorisme, qui n’est plus compatible avec les attentes de la société. Les jeunes générations s’expriment davantage à ce sujet, mais tout le monde souhaite disposer d’un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle.
Pour mener à bien ce changement, j’en appelle à la démocratie sociale : patronat et syndicats doivent se mettre autour de la table et se saisir des enjeux de l’organisation du travail, notamment de la participation des salariés au capital des entreprises et de la sécurité au travail. Cette dernière ne relève pas uniquement de l’investissement, mais aussi du management et de l’attention portée aux salariés postés et à ceux des fonctions de base.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous proposez d’adopter un objectif de réindustrialisation fondé sur l’équilibre de la balance commerciale des biens plutôt que sur la part de l’industrie dans le PIB. Cet indicateur me semble très pertinent : a-t-il retenu l’attention des pouvoirs publics ? Peut-être figure-t-il dans votre rapport non publié ? De tels objectifs sont sans doute peu attrayants, du point de vue médiatique.
Afin d’aiguiller nos travaux, pouvez-vous nous communiquer des exemples concrets d’entreprises étrangères ou françaises qui, après avoir mis en concurrence plusieurs implantations, ont finalement choisi de s’implanter à l’étranger ? Si vous les connaissez, pouvez-vous nous dire quelles ont été les raisons de ce choix ?
Enfin, dans votre propos liminaire vous avez évoqué la simplification et parlé de pouvoir dérogatoire. Vous avez expliqué qu’en France, cette simplification relevait davantage d’un changement de culture administrative que de la modification de textes réglementaires. À cet égard, l’exemple du foncier est éclairant ; face aux exigences nécessaires pour mener à bien la réindustrialisation, et compte tenu de l’indisponibilité à venir du foncier, quels dispositifs faudrait-il créer pour faciliter l’implantation de projets industriels ? Ce matin, j’ai évoqué avec Clément Beaune la possibilité de faire bénéficier de la « raison impérative d’intérêt public majeur » tout projet industriel créateur de nombreux emplois et souhaitant s’implanter sur une friche industrielle – donc déjà artificialisée. Une telle mesure vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?
M. Olivier Lluansi. L’industrie est souvent mesurée en points de PIB, mais elle a pour finalité la souveraineté. Or l’équilibre de la balance commerciale est un élément de souveraineté. Nos concitoyens sont sans doute peu nombreux à mesurer les choses en points de PIB ; en revanche, ils comprennent tous l’équilibre entre ce qu’on achète et ce qu’on vend. Il se trouve qu’une balance commerciale structurellement équilibrée équivaut à peu près à 12 ou 13 points de PIB, c’est-à-dire l’objectif ambitieux, mais réaliste, fixé par France Stratégie.
Les gains de productivité sont plus forts dans l’industrie que dans les services ; cependant cette règle sera peut-être amenée à changer avec l’intelligence artificielle. Il n’est donc pas étonnant que le poids de l’industrie dans le PIB décroisse même si, En France, il l’a fait trop rapidement : il faut maintenant qu’il augmente à nouveau jusqu’à atteindre un équilibre. Mais, dès lors que les gains de productivité sont plus élevés dans l’industrie, un objectif en points de PIB à dix ans sera comparativement plus faible dans ce secteur. Je ne recommande donc pas de faire d’un tel objectif, complexe et risqué, un sujet de communication politique.
La balance commerciale doit être mesurée sur une période assez longue : c’est une bonne chose pour l’industrie, qui a besoin de politiques de long terme, mais moins bonne pour la communication politique puisqu’elle oscille d’une année à l’autre.
Pour répondre à votre question, nous connaissons de nombreux exemples, parfois emblématiques, d’entreprises qui se sont implantées ailleurs qu’en France : Tesla s’est installée à Berlin pour des raisons foncières ; Intel a suspendu son projet d’implantation pour des questions d’aide publique. Le cas de l’usine de fabrication des freins en carbone de Safran n’est pas encore tranché : il y a quelques années, les médias s’étaient fait l’écho de son projet d’implantation à Lyon, qui a finalement été suspendu en raison du prix de l’énergie. Au-delà des noms célèbres, ces exemples illustrent les trois principales raisons qui motivent le choix de nombreuses entreprises ne pas s’implanter en France : la disponibilité du foncier, le soutien public – qu’il prenne la forme de subventions ou de mesures fiscales – et le prix de l’énergie.
La France est championne en nombre de projets d’installation mais, parce qu’ils sont petits, elle n’est pas championne en nombre d’emplois ou d’investissements étrangers. Nous manquons d’entreprises de taille moyenne – entre 200 et 300 emplois –, qui devraient être la cible de notre politique d’attractivité. Trendeo a produit une carte montrant que de nombreuses usines de taille intermédiaire sont implantées sur le pourtour de la France, en Belgique, en Allemagne et en Italie, comme si elles avaient évité la France en raison de sa complexité, tout en conservant une certaine proximité avec son marché.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Quand tout le monde cherche absolument à attirer les capitaux étrangers, on accorde beaucoup de subventions, d’aides d’État, mais on risque d’avoir beaucoup de déceptions. Ainsi, au Royaume-Uni, le gouvernement de Margaret Thatcher et les suivants ont cherché à réduire les effets de la désindustrialisation en versant de grosses sommes d’argent à des groupes étrangers qui, finalement, n’ont pas tenu leurs promesses et se sont désengagés du pays. Dans un contexte de restrictions budgétaires, chaque euro dépensé doit être efficace, bénéficier au secteur industriel et nous aider à atteindre nos objectifs en matière de souveraineté et de transition écologique.
M. Olivier Lluansi. Le besoin de foncier ne vous a peut-être pas été présenté ce matin de manière complète.
L’avantage d’avoir défini une trajectoire, c’est que l’on sait de combien d’hectares on a besoin pour implanter des usines, en se fondant sur une hypothèse de « compactification » – pour une même production et un même nombre d’emplois, les usines ont tendance à devenir plus petites. Il a ainsi été déterminé que 25 000 à 30 000 hectares supplémentaires seraient nécessaires pendant dix ans.
Pour ma part, je souscris aux conclusions du rapport sur la mobilisation du foncier du préfet Rollon Mouchel-Blaisot, qui considère que ces hectares supplémentaires peuvent venir de trois sources : les friches, la densification des tissus industriels existants, ou l’artificialisation des terres, qu’il faudra compenser. Si l’on décide de solliciter chacune de ces trois sources à hauteur d’un tiers, ce ne sont plus que 8 000 hectares de terres qu’il convient d’artificialiser en dix ans : on divise donc aussi par trois le taux d’artificialisation nécessaire au respect de notre trajectoire de réindustrialisation, qui ne serait pas de 15 % à 20 %, mais plutôt de 6 % ou 7 %. C’est plus que les 4 % actuels, mais moins que les chiffres avancés ce matin, qui ne tenaient pas compte de l’utilisation des friches ni de la densification des tissus industriels existants.
Certaines régions ont beaucoup de foncier mais peu de projets, et vice versa : l’utilisation des friches par des méthodes dérogatoires ne sera donc pas suffisante. Elle demeure toutefois nécessaire pour relancer notre réindustrialisation : la dérogation sera le seul moyen de simplifier les procédures, en attendant une évolution assez profonde de nos pratiques et de nos textes.
Mme Anaïs Voy-Gillis. Ce n’est pas parce que des friches existent qu’elles sont forcément disponibles et directement exploitables par les industriels. La dépollution et la mise en conformité de ces terrains constituent donc un enjeu financier.
Un autre enjeu est celui de la priorisation entre des projets concurrents. Certains acteurs économiques ont peut-être les moyens de payer le foncier plus cher que ne le peuvent les industriels : nous devons donc être clairs quant à nos priorités, à l’échelle nationale comme au niveau local.
Enfin, il faudrait demander avec fermeté aux groupes ayant décidé de quitter le territoire de remettre en conformité les terrains, afin que ces derniers puissent accueillir très rapidement de nouvelles activités industrielles.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Je vous remercie de répondre à certaines de nos questions par écrit et d’envoyer au secrétariat de notre commission d’enquête tout document que vous jugerez utile à nos travaux.
L’audition s’achève à seize heures vingt-cinq.
Présents. - M. Laurent Croizier, M. Sébastien Huyghe, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Frédéric Weber
Excusés. - M. Pierre Pribetich, M. Vincent Thiébaut, M. Stéphane Viry