Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Table ronde, ouverte à la presse, sur les politiques industrielles dans le monde, réunissant :

 M. Christian Saint-Etienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers

 M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine.........2

– Présences en réunion................................20

 


jeudi
20 mars 2025

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 6

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Pour cette table ronde consacrée aux politiques industrielles dans le monde, nous accueillons M. Christian Saint-Étienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), ancien conseiller de Paris, auteur de nombreux ouvrages dont le chapitre « Réindustrialiser » dans Des économistes répondent aux populistes, publié en 2022. Nous entendons aussi, depuis Hong Kong, M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine, auteur notamment de Bienvenue en économie de guerre ! en 2024.

Je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Christian Saint-Étienne et David Baverez prêtent successivement serment.)

Vous avez tous les deux beaucoup travaillé sur la confrontation géostratégique et économique entre les États-Unis et la Chine, ainsi que sur la place de la France et de l’Europe dans cet affrontement. On voit qu’une partie de notre industrie et de nos filières viticoles est affectée par des tarifs douaniers, d’abord chinois et désormais américains, et que chacune de ces deux puissances modifie son positionnement géostratégique.

Quel bilan tirez-vous de la politique économique conduite ces dernières années en la matière ? Quelles sont vos recommandations sur les politiques qui devraient être menées ?

M. Christian Saint-Étienne, professeur des universités émérite, titulaire de la chaire d’économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers. Il faudrait plusieurs heures pour traiter tous ces sujets, mais je vais aller à l’essentiel. David Baverez aura beaucoup de choses à dire sur la Chine et les États-Unis, mais j’ai également écrit plusieurs livres sur ce sujet car je m’y intéresse depuis de nombreuses années.

L’Union européenne a raté la troisième révolution industrielle. Plus de 200 chercheurs dans le monde travaillent sur cette dernière depuis que l’on a compris que nous assistions à une nouvelle révolution, après celle de la machine à vapeur dans les années 1780 et celle de l’électricité dans les années 1880. Nous avons mis vingt ans à nous rendre compte que nous étions entrés dans la révolution informatique dans les années 1980.

La notion de révolution industrielle ne reflète pas fidèlement la nature du processus. Il faut considérer une telle rupture comme une révolution systémique, qui concerne les modes de production et les sources d’énergie tout en ayant des implications majeures sur le plan social, sociétal et politique – ce qui n’est pas secondaire. Ce n’est pas un hasard si les deux grandes révolutions politiques, à la fin du XVIIIe siècle, interviennent au moment de la première révolution industrielle.

L’Europe et la France ont complètement raté la nouvelle révolution industrielle. C’est extrêmement dommage car les mathématiques sont au cœur de la révolution informatique. Il y a vingt ans, nous étions l’une des trois grandes puissances mathématiques dans le monde, avec les États-Unis et la Russie. Nous avons encore de beaux restes, mais vous savez que l’on a largement cassé l’enseignement des mathématiques en France. Il faut donc investir massivement dans ce domaine. D’autre part, même si des rapports avaient été publiés il y a quarante ans sur les transformations induites par l’informatique, l’effet global de cette dernière n’a pendant très longtemps pas vraiment été compris ni enseigné.

On parle parfois de quatrième révolution industrielle, mais ce n’est pas le cas. Chaque révolution industrielle comporte plusieurs révolutions technologiques. L’avènement de l’électricité ne s’est pas réduit à l’utilisation de cette énergie pour produire de la lumière. Cette étape a été suivie par l’invention du générateur puis du moteur électrique. Nous assistons à plusieurs révolutions technologiques depuis quarante ans et la phase actuelle est celle de l’accélération des mutations liées à l’intelligence artificielle. D’autres sont en gestation, dont l’informatique quantique. Si l’on arrive à la maîtriser d’ici à quelques années, elle permettra de multiplier par dix voire par cent la puissance de calcul actuelle.

En matière d’intelligence artificielle, 90 % des licornes dans le monde sont américaines ou chinoises. Ces deux pays font la course en tête et leurs gouvernements investissent massivement. On fait quelques efforts en France et en Europe, mais ils ne sont pas du tout à la hauteur de ce qui serait nécessaire. Nous sommes également très loin derrière la Chine et les États-Unis s’agissant de l’espace et des biotechnologies. Ces deux pays s’inscrivent dans une compétition scientifique et technologique majeure, alors que l’Europe est très en retard. Voilà pour le contexte global.

Lorsque l’on se penche sur les freins à la réindustrialisation, le deuxième niveau d’analyse est européen. Il ne sert à rien d’étudier un sujet si l’on évacue les choses désagréables : la France étant massivement désindustrialisée depuis vingt-cinq ans, nous avons perdu notre pouvoir d’influence en Europe, laquelle est actuellement dirigée par l’Allemagne, qui travaille très bien avec la Commission européenne et qui détermine l’essentiel des politiques.

Cela fait très longtemps qu’on sait que la Chine mène une politique d’exportations qui ne respecte pas les règles. Elle est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001, à la suite du 11 septembre 2001, sans signer les protocoles sur l’interdiction des subventions aux entreprises exportatrices et sur l’ouverture des marchés publics. L’Europe vient seulement de se rendre compte que nous n’avons accès qu’à 2 % des marchés publics chinois, alors que les Chinois ont accès à la quasi-totalité des nôtres – avec parfois des exemples extrêmes, lorsque des fonds européens versés à la Pologne servent à payer les entreprises chinoises qui réalisent les chantiers. Avec trente ans de retard, la Commission commence un peu à se rendre compte du désastre.

L’exemple des droits de douane sur les filières agroalimentaires, que vous avez évoqué, illustre directement la perte d’influence de la France. Ce qui se passe en 2025 est la répétition de 2018. La Commission européenne ressort une liste de produits américains sur lesquels elle va imposer des droits de douane, ce qui aura en retour pour effet que nos produits du même type seront taxés. Cette liste est révélatrice car elle épargne l’Allemagne, qui est la grande puissance exportatrice européenne ayant un excédent commercial avec les États-Unis, ainsi que les Pays-Bas, qui sont en fait le port d’entrée de l’Allemagne. Ces deux pays doivent être considérés comme un bloc. Le commerce de la France avec les États-Unis est pratiquement à l’équilibre, mais c’est nous qui prenons l’essentiel des « claques » américaines visant l’Europe. C’est une conséquence du travail insuffisant des autorités françaises au niveau européen, mais aussi de notre perte d’influence. De ce fait, on ne tape pas là où cela ferait vraiment mal aux États-Unis.

Donald Trump dit que le déficit commercial des États-Unis avec l’Europe est de 500 milliards ; il est en réalité de 150 milliards pour les biens mais, en revanche, les États-Unis enregistrent un excédent de 100 milliards pour les services, notamment informatiques. Or on ne cogne sur aucun produit numérique parce que les Allemands ne le veulent pas. Les entreprises américaines de ce secteur ont en effet conclu un nombre considérable d’accords avec des entreprises allemandes pour développer le cloud. L’Allemagne est par exemple le point d’entrée en Europe de Microsoft. Elle a donc très habilement orienté la liste des produits taxés de telle manière que les intérêts allemands soient les moins touchés.

Cela fait une quinzaine d’années que l’on sait que la Chine ne respecte pas les règles internationales. Il y a eu beaucoup de tentatives pour essayer de rééquilibrer les échanges mais, là encore, l’Allemagne a toujours interdit à l’Europe de prendre des mesures significatives parce que son modèle consistait à importer du gaz russe pas cher et à exporter en Chine. Même s’il y a forcément des gens intelligents qui comprennent ce qu’il se passe, il semble que le système de décision politique français n’y arrive jamais – ou en tout cas il n’agit pas avec la force nécessaire.

Compte tenu de tous ces éléments, quels sont les freins à la réindustrialisation ?

Je ne m’intéresse pas seulement aux questions industrielles. Les sujets géopolitiques et monétaires m’intéressent beaucoup aussi. La France est le seul grand pays qui, au cours des vingt-cinq dernières années, a accompagné sa désindustrialisation plutôt que de lutter pour l’empêcher. Au contraire, l’Italie a tout fait pour maintenir ses 25 000 très belles petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI), grâce auxquelles elle est devenue la quatrième puissance exportatrice dans le monde. On a toujours tendance à déplorer sa situation, mais l’Italie a de gros excédents commerciaux et la comparaison montre que c’est plutôt la France qui est le pays malade – ce qui n’a pas empêché le président de la République de contribuer, en 2020, à orienter l’essentiel des financements de l’Union européenne vers l’Italie. Cette dernière connaît un rebond dans tous les domaines, dont l’espace et les biotechnologies. La naïveté et l’incompréhension générale du système de décision stratégique français sont assez stupéfiantes dans le contexte international.

Vous m’avez demandé en préambule de déclarer si j’avais des intérêts. Il y en a un que je veux bien déclarer : je veux que la France reste une grande nation libre et indépendante – ce qui n’est plus le cas. Si l’on veut arrêter de faire les guignols, il faudrait réindustrialiser massivement.

Pour cela – et même si le sujet est parfois considéré comme ancillaire et n’intéresse personne – il faut disposer de terrains pour installer des usines. À l’Assemblée, au Sénat et dans d’autres cercles, de plus en plus de gens commencent à comprendre – et c’est le principal progrès depuis quelques années – que la désindustrialisation nous a d’une certaine façon tués. Mais il ne faut pas se flageller en permanence : des études significatives ont été réalisées depuis deux ans. Elles montrent que l’industrie manufacturière pèse 14,5 % du PIB en Europe alors qu’elle en représente 9,5 % en France. Nous avons donc un retard de 5 points de PIB à rattraper.

On pourrait se dire que cela n’a pas d’importance. Mais, dans tous les pays du monde, l’industrie exporte la moitié de sa production. Par ailleurs, plus des trois quarts des exportations mondiales hors énergie et matières premières concernent des produits manufacturés. Lorsque j’étais membre du Conseil d’analyse économique, le premier ministre Jean-Pierre Raffarin était revenu d’un déplacement en Chine en disant qu’il avait 20 produits à vendre alors que les Allemands en avaient 200. Cela fait quand même un moment qu’un certain nombre de personnes comprennent qu’il est difficile de vendre des choses quand on n’a pas d’industrie.

Certains disent que se fixer pour objectif de combler ces 5 points de retard serait trop ambitieux et que l’on devrait s’en tenir à 2 points. Comme vous êtes tous des responsables publics, vous savez que lorsque l’on se donne pour objectif de faire 2 points de PIB on n’aboutit qu’à 1 point. Pour en faire 2 ou 3, il faut se fixer pour objectif d’en faire 5 et de revenir à la moyenne européenne.

On sait que l’on a besoin de 10 000 hectares par point. Il en faudra donc 50 000. Comme 40 % peuvent être fournis par des friches, il faut trouver 30 000 hectares de nouveaux terrains, les équiper et, surtout, penser à leur alimentation électrique.

L’industrie actuelle et de demain est électrifiée, robotisée et numérisée. Ce n’est plus le XIXe siècle et cela ressemble de plus en plus à des laboratoires. L’alimentation électrique des terrains est un préalable indispensable. Nous construisons des centrales nucléaires et il faut peut-être réfléchir à utiliser nos quelques avantages comparatifs d’une manière nous bénéficiant davantage que si l’on se contente d’exporter de l’énergie en Allemagne.

Quelles sont les recommandations que je vous suggère ?

J’ai vécu six ans aux États-Unis et je ne tiendrais pas le même discours là-bas. Mais nous sommes en France et, une fois qu’une majorité se dessinera sur la nécessité de réindustrialiser, seul l’État pourra passer au-dessus des oppositions. Cela peut plaire ou déplaire, mais c’est ainsi.

Il faut donc créer une agence foncière nationale, avec pour objectif de mettre à disposition ces 50 000 hectares en six ou sept ans. Il est très important d’acheter vite les 20 000 hectares de friches et de les équiper rapidement car, ensuite, des escargots et des papillons s’y installeront et l’on ne pourra plus en faire des zones de production. La principale mission de cette agence foncière nationale sera de coordonner l’action des agences foncières régionales, qui existent déjà, car il faudra travailler avec les territoires.

Cette agence foncière nationale ne devra pas se limiter à réunir cinquante énarques autour d’une table pour déterminer quels sont les terrains disponibles. Je n’ai rien contre les énarques et il en faudra peut-être quelques-uns, mais l’industrie a changé de nature. Pour être exploitable, un terrain doit remplir certaines conditions en matière d’accès à l’énergie et aux réseaux logistiques. Les questions stratégiques doivent être examinées par des industriels et des logisticiens au sein d’un conseil d’orientation, afin de déterminer quels sont les besoins pour les vingt prochaines années. Si l’on ne procède pas de cette manière, il n’y aura pas de réindustrialisation et l’on pourra continuer à créer des commissions pendant trente ans.

Il faut prévoir l’alimentation électrique des terrains, les dépolluer et réaliser les fouilles archéologiques préventives, de telle sorte que l’on puisse proposer quelque chose de disponible en trois jours lorsqu’un investisseur étranger envisage de s’installer. Dans ce cas, on peut l’emporter.

Je connais bien la loi du 20 juillet 2023 visant à faciliter la mise en œuvre des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols et à renforcer l’accompagnement des élus locaux et son objectif zéro artificialisation nette (ZAN) et les questions écologiques, et je sais que l’on va dire que, 50 000 hectares, c’est monstrueux. Mais le pacte vert pour l’Europe prévoit de mettre en jachère 4 % de la surface agricole utile en France, ce qui représente 1,2 million d’hectares. Si l’on peut faire cela d’un trait de plume pour l’agriculture, pourquoi ne pourrait-on pas trouver 30 000 nouveaux hectares pour l’industrie, soit quarante fois moins ? C’est une question de volonté. Veut-on réindustrialiser ?

Il faut donc trouver des terrains, mais aussi mener une politique énergétique et une politique de formation. La réindustrialisation doit devenir une priorité nationale absolue et non être traitée comme un sujet parmi cent autres – du moins si l’on veut être sérieux et que la France reste une grande puissance indépendante.

Indépendant, on ne l’est jamais totalement, mais cela signifierait, pour notre pays, qu’il continue à exprimer ses opinions sur ce qui se passe au Moyen-Orient ou en Asie sans qu’on lui tombe dessus en lui disant de se taire car il n’est rien et n’a pas voix au chapitre. Il faut être une puissance industrielle si l’on veut rester une puissance qui a sa propre vision géopolitique, qui continue à développer son influence culturelle et linguistique.

Nous avons aussi besoin de réarmer, et le réarmement contribuera à la réindustrialisation. Je ne développe pas davantage, mais le patron de Dassault dit qu’il a un problème avec les sous-traitants pour augmenter massivement la production de Rafale. Et les sous-traitants disent qu’ils ont des problèmes de fonds propres et de terrains disponibles pour développer leurs ateliers.

On retombe toujours sur les mêmes sujets : fonds propres, terrains et formation. Mais, si l’on ne se décide pas à agir, il ne se passera rien.

M. le président Charles Rodwell. Merci pour ce panorama très complet, qui suscitera des questions.

Monsieur Baverez, vous avez théorisé quelques politiques publiques pour permettre à la France de rentrer dans une économie de guerre. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Pouvez-vous également décrire les perspectives des marchés chinois pour une partie de nos entreprises stratégiques ?

M. David Baverez, investisseur et spécialiste de la Chine. Il est très aimable de me consacrer du temps mais, de manière très modeste, je vous conseillerai de ne pas oublier d’écouter également les patrons de nos principales entreprises mondiales. Écoutez le président de Total, qui a déclaré il y a six mois, devant le Sénat, qu’il n’investirait plus dans l’énergie solaire en Europe. Écoutez le président de Michelin, leader mondial des pneus, qui a expliqué, il y a quelques semaines, qu’il pouvait en fabriquer partout dans le monde de manière profitable, sauf en France. Quant au président de Dassault Aviation, il a déclaré dans une interview, il y a deux jours, que, selon lui, la désindustrialisation allait s’accélérer en France. Ce sont ces gens-là qu’il faut avant tout écouter.

J’ai trois messages pour vous. Le premier ne vous plaira peut-être pas, mais je pense que la désindustrialisation de la France est en fait un choix politique. La globalisation ne nous est pas tombée dessus et les entreprises ne se sont pas désindustrialisées seules. Comme il n’y a plus de croissance en France, on a choisi délibérément de maintenir le pouvoir d’achat grâce à la déflation importée. Quand vous faites passer l’industrie de 20 % à 10 % du PIB, vous perdez certes 10 % des suffrages de ceux qui sont licenciés, mais vous gagnez 80 % des voix de ceux dont le pouvoir d’achat augmente. Cela m’avait été expliqué par un professeur de l’université de Georgetown : lorsque vous faites de la politique, votre véritable ennemi c’est l’inflation – Kamala Harris a pu le constater l’an dernier. Une déflation importée est en fait un gain politique.

Au début ça marche très bien, jusqu’au niveau où cela devient un problème politique, parce que cela vous « pète au nez ». C’est ce qu’a exprimé Scott Bessent, secrétaire du Trésor de M. Trump, avant sa nomination, en expliquant qu’il n’était plus d’accord pour la globalisation parce qu’elle desservait les États-Unis : lorsque la globalisation se fait avec des pays amis, comme l’Europe et le Japon à partir de 1945, elle fonctionne encore quatre-vingts ans plus tard, mais lorsqu’elle implique un pays non ami, comme la Chine, dont la production manufacturière passe de 30 % à 35 % du total mondial durant la crise du Covid, elle crée une dépendance – ce qui est la définition de l’économie de guerre. Lorsque la Chine mène délibérément une politique de pression sur sa population et sur le pouvoir d’achat – à l’exact inverse de la nôtre – pour subventionner des exportations de surcapacité industrielle à perte, on comprend bien qu’il y a rivalité systémique. Les Chinois, qui étaient enfermés à l’usine pendant que nous étions confinés chez nous durant le Covid, ambitionnent d’atteindre 45 % de la production manufacturière mondiale d’ici à 2030, c’est-à-dire de gagner encore dix points de production industrielle ou manufacturing mondial dans les cinq prochaines années. Évidemment, une bonne partie de nos usines sont en première ligne.

Ma première réflexion est donc que, d’une manière contre-intuitive, faire le choix de la réindustrialisation a un coût politique énorme, en raison du coût de pouvoir d’achat que cela représente pour les Français. Le pouvoir politique est-il prêt à prendre ce risque ? Dans les vingt dernières années, le « premier choc chinois », correspondant à l’entrée de l’OMC évoquée par le Pr Saint-Étienne, nous a servis, parce que la Chine a fait ce que nous ne voulions plus faire ou ce qui polluait, ce qui s’est traduit par un gain artificiel de pouvoir d’achat pour les Français.

Ma deuxième remarque est que nous avons à affronter un second choc chinois, bien plus violent et pernicieux que le premier, qui, comme je l’ai dit, nous a partiellement servis. Ce deuxième choc, que nous observons depuis le 20e congrès du Parti communiste chinois en 2022, procède, contrairement à ce qui est dit officiellement, du choix de stopper la croissance de la consommation intérieure chinoise et d’allouer les ressources de l’État uniquement aux subventions de surcapacité industrielle dans des industries-clés qui vendent à perte grâce à ces subventions. Ce modèle inédit repose sur une innovation à faible productivité, contre laquelle nous ne pouvons pas lutter. Alors que, pour nous, l’innovation est un gain de productivité, la Chine innove énormément, comme on l’a vu au Mondial de l’auto, en octobre dernier : face à une Renault R5 électrique à 35 000 euros, on trouve une BYD au même prix qui ressemble à une BMW – sachant que ce prix était celui d’une BMW en 2019 –, ou l’équivalent d’une R5 électrique, mais à 10 000 euros. L’innovation chinoise est en effet très importante – voilà encore deux jours, BYD affirmait avoir inventé la recharge électrique en cinq minutes pour 450 kilomètres d’autonomie –, alors que la productivité est très faible, puisque le gouvernement permet de baisser les salaires et subventionne l’industrie, qui n’a donc de contrainte ni de coût du capital ni de coût du travail.

Si je cite l’exemple de l’automobile, c’est pour pouvoir demander à votre commission de vérifier une statistique qui m’a été donnée et qui me semble si folle que je ne parviens pas à la croire. En effet, l’automobile, qui représente un peu moins de 10 % des emplois en Europe, compte pour 30 % de la recherche et développement et pour 50 % de la recherche et développement privée : pour un Chinois, mettre par terre l’industrie automobile européenne revient à mettre à bas tout l’écosystème de recherche européen. Nos trois leaders de semi‑conducteurs européens – STMicroelectronics, Infineon et NXP, sociétés respectivement franco‑italienne, allemande et hollandaise –, font chacun plus de 50 % de leur chiffre d’affaires dans l’automobile, mais toutes trois sont largement absentes de l’intelligence artificielle.

Nous avons fait un choix technologique de recherche totalement absurde et très concentré sur une industrie qui n’est pas, à mon avis, l’industrie d’avenir. Dans cette industrie, nous avons fait des choix technologiques qui portaient sur les technologies d’hier, et non pas sur celles de demain. Tout notre écosystème de R&D, en Europe comme en France, est donc en danger. Je vous invite, à cet égard, à auditionner des équipementiers automobiles, qui m’ont indiqué, à titre privé, des éléments que je n’ai pas la possibilité de vérifier, mais que votre commission pourra examiner en vertu des pouvoirs dont elle dispose : leur carnet de commandes leur donne une visibilité de deux à trois ans sur leur chiffre d’affaires, correspondant aux futurs modèles qui sortiront de nos usines à cet horizon, or les commandes destinées à leurs usines européennes étaient, l’an dernier, en baisse de 50 % à 70 %, au profit de leurs usines en Chine ou de leurs concurrents chinois. Il peut donc être intéressant pour votre commission de vérifier si, d’ici à deux à trois ans, nous fermerons la moitié de nos usines d’équipements automobiles en Europe.

Pour pousser la réflexion, il semble qu’il y ait, avec une marge brute de l’ordre de 20 %, une différence de coût de l’ordre de 30 points entre les activités réalisées en Chine et en Europe. Il pourrait, à ce titre, être intéressant pour votre commission d’étudier la société BYD, dont la vice-présidente exécutive déclarait voilà un mois, dans Les Échos, que, lorsque sa société vient en Europe, elle perd 15 points de marge. Si donc BYD a 30 points d’avance en Chine et en garde 15 lorsqu’elle vient en Hongrie, cela signifie que l’entreprise dispose de 15 points de subventions étatiques, contre lesquels la Commission européenne devrait lutter. Quant aux 15 points d’avance, ils s’expliquent par le fait que l’entreprise chinoise travaille d’une manière plus productive que ses concurrents européens. Il faut donc demander à ces derniers si, dans le cas où nous prendrions des mesures pour limiter les importations chinoises pendant cinq ans, ils pourraient gagner chaque année deux ou trois points de productivité sur cette période pour rattraper les Chinois.

L’automobile est un secteur très particulier. Mes amis chinois me disent que ce n’est pas eux qui détruisent l’automobile européenne, mais Bruxelles qui l’autodétruit. Il y a donc un second choc chinois, beaucoup plus violent que le premier, dont la sphère politique a bénéficié pendant les vingt dernières années. Nous en sommes à un point de rupture. C’est sans doute ce que veut dire le président de Dassault Aviation lorsqu’il évoque un risque d’accélération de la désindustrialisation en Europe dans les trois à cinq prochaines années.

Mon troisième point porte sur ce que j’appelle la « Chinamérique ». On lit tous les jours dans la presse occidentale que la Chine les États-Unis sont en guerre mais, si c’est vrai sur le plan politique, il y a en réalité, sur le plan du business – celui qui m’intéresse –, une entente, une coopération entre la Chine et les États-Unis : c’est ce que j’appelle la « Chinamérique ». Avec 500 à 600 milliards de dollars d’échanges commerciaux chaque année, les deux travaillent ensemble. J’en donnerai deux exemples, qui concernent deux sociétés emblématiques.

Meta, tout d’abord, qui est la société holding de Facebook, Instagram et WhatsApp, est interdit en Chine, comme tous les réseaux sociaux américains, mais la Chine est le deuxième marché mondial de Meta, qui compte parmi ses cinq premiers clients mondiaux deux sociétés chinoises : Shein et Temu, qui sont les rois de l’e-commerce, notamment pour les produits non-alimentaires. Ces deux sociétés représentent 22 % des volumes de La Poste en France et détruisent quotidiennement – même si j’ignore si cela relève du périmètre de votre commission d’enquête – toute notre distribution non-alimentaire. Je lis dans la presse qu’une loi serait en préparation pour lutter contre la mode éphémère ou fast fashion, mais elle traîne à l’Assemblée nationale et au Sénat depuis un an et n’a toujours pas été actée. À l’inverse, le président Trump, avec tous ses défauts, a signé en une journée un executive order visant à stopper ces envois depuis la Chine. Voilà une première illustration du fait que Chinois et Américains collaborent pour piller l’Europe. Ne croyez donc pas qu’il ne faille prendre de mesures que contre la Chine : soyez généreux dans votre approche et incluez les États-Unis dans votre réflexion.

Mon second exemple est celui de Nvidia, société bien connue qui produit des puces pour l’intelligence artificielle. Sur 100 milliards de dollars de chiffre d’affaires, 20 % sont réalisés à Singapour, soit environ 20 milliards de dollars américains. La consommation des Singapouriens étant estimée, au maximum, à 1 % de ces puces, 19 % des 20 % qu’ils importent se baladent un peu partout dans le monde. Une partie va en Malaisie, dans des centres de données ou data centers qui appartiennent aux private equities américains, c’est-à-dire aux investisseurs institutionnels privés américains, lesquels les louent pour une fortune à des sociétés chinoises comme DeepSeek, en leur disant qu’avec ces locations, ils pourront leur fournir des puces Nvidia dernier cri, qui sont interdites en Chine. Tout le monde est ravi : Nvidia, qui fait du chiffre d’affaires, les Singapouriens – à l’exception de vingt-deux d’entre eux, qui ont été arrêtés par la police voilà dix jours, sans doute à la demande des Américains – les private equities américains, qui obtiennent avec leurs data centers des rendements sur investissement dont ils ne rêvaient même pas, et la Chine, qui paie certes cher, mais qui considère que c’est, à l’échelle du pays, de l’argent bien investi. Nous, Européens, ne figurons pas dans cette équation qui permet à la Chinamérique de prospérer.

M. le président Charles Rodwell. Comment mesurez-vous les conséquences sur l’industrie française et européenne de la mise en œuvre de l’Inflation Reduction Act (IRA) américain depuis août 2022 et de la politique économique et fiscale mise en œuvre, dans une continuité assez prodigieuse, par les administrations démocrates et républicaines depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies, et accélérée sous l’administration Biden ? Considérez-vous que nous devons accélérer la mise en œuvre des politiques industrielles et l’union des marchés de capitaux à l’échelle européenne, ainsi que la réciprocité des marchés publics à l’échelle française et européenne pour faire face à ces politiques très agressives à notre égard ?

M. Christian Saint-Étienne. Au chapitre des choses désagréables… Je suis libéral, mais au service d’un État fort et d’une nation prospère, et totalement opposé à toutes les propositions de la Commission européenne, notamment à tous les rapports de nos chers amis italiens Mario Draghi et Enrico Letta. Il est curieux que personne ne comprenne que tout cela est au service de certains pays, mais certainement pas du nôtre. Il faut cesser d’être aveugles : ce sont les banques américaines en Europe qui ont, les premières, proposé l’unification des marchés de capitaux européens. Une grande partie de l’épargne européenne part déjà aux États-Unis, et cela ne ferait qu’accélérer le mouvement. J’y suis donc totalement opposé.

La question est complexe. Il faut que l’Europe réagisse, mais doit-elle le faire en confiant tous les pouvoirs à la Commission européenne ou, collectivement, par un concert des nations qui se coordonnent tout en travaillant avec leurs propres forces et poursuivent l’objectif global tout en s’efforçant de respecter leur identité, leurs racines et leurs intérêts ? Je précise que je suis, politiquement, centriste.

Le traité de Rome n’a confié que deux responsabilités à la Commission européenne : le droit de la concurrence et la politique commerciale. Or la Commission s’est plantée dans les deux domaines. En effet, elle a appliqué un droit de la concurrence de nature idéologique, qui n’a pas favorisé l’essor des entreprises européennes et qui était très différent de celui des États-Unis, qui est, quant à lui, dynamique. En Europe, le droit de la concurrence se concentre sur les parts de marché, tandis qu’aux États-Unis il se concentre sur l’innovation, de telle sorte qu’il n’y a pas de problème, aux États-Unis, à ce qu’une grande entreprise innove beaucoup, alors qu’en Europe, elle est considérée comme dangereuse si elle a 45 % de parts de marché. Ce sont là deux visions totalement différentes. Toujours est-il que, dans la pratique, et malgré les grands discours, la Commission européenne s’est plantée dans l’exercice de cette compétence.

En matière de politique commerciale, il est certes bon, compte tenu de la politique de Trump, de développer des accords commerciaux, et il faudrait pouvoir le faire avec l’Inde. Or, en voulant favoriser uniquement la concurrence, on s’adapte toujours trop tard, comme l’illustre l’histoire de Shein et de Temu, que M. Baverez vient de rappeler. Jusqu’à l’arrivée de Trump, on pouvait importer aux États-Unis des produits par la poste américaine jusqu’à une valeur de 800 dollars par jour sans payer de droits de douane, puis l’ordre exécutif de Trump évoqué par M. Baverez a ramené ce seuil à zéro. Il faut faire la même chose en Europe : il ne s’agit pas d’interdire Shein et Temu, mais de dire que c’en est fini de la possibilité de faire entrer des produits sans droits de douane, qui a des effets dévastateurs – on paie des droits de douane lorsqu’on exporte des produits chinois pour 8 000 euros, mais pas si on exporte dix fois pour 800 euros ! Dans un autre cercle, nous dirions qu’il faut arrêter d’être stupides, ouvrir les yeux et nous donner les moyens de réagir.

Trump est assurément un personnage détestable, qui déstabilise, outre lui-même et ses alliés, tout l’ordre international que les États-Unis ont construit pendant quatre-vingts ans mais, sur certains points, ce qu’il fait n’est pas stupide. Biden avait imposé des droits de douane de 100 % sur les voitures électriques, et nous de 10 % sur les voitures de M. Elon Musk, parce qu’il a une usine en Allemagne et qu’on ne voulait pas lui causer trop de problèmes. Au total, nous imposerons à 30 % les voitures électriques chinoises, mais les Chinoises construisent des usines en Europe et, qui plus est, en Hongrie : nous perdons sur tous les tableaux/

Si la réponse française est de tout transférer à l’Europe, y compris la défense, c’est une naïveté incroyable. L’Allemagne s’est donné pour objectif de prendre le leadership militaire en Europe et n’exclut plus, si on lit entre les lignes, de se doter de l’arme nucléaire. Même les Polonais y pensent. Il s’agit donc plutôt d’aller vers un concert des nations, mais cela suppose que la France se réveille, qu’elle se réindustrialise et qu’elle accélère son réarmement.

Quant à l’IRA, ce dispositif, dont Trump remet en cause une partie, m’inquiète moins que le CHIPS and Science Act américain du 9 août 2022. La première faiblesse en matière de souveraineté n’est pas liée à l’énergie, mais au fait de ne pas produire ses propres microprocesseurs. Quand on a compris que nous sommes dans la révolution informatique, on comprend aussi que, si on ne maîtrise pas ses logiciels et ses microprocesseurs, on est à la remorque des autres. Nous avons pourtant reçu une première gifle lorsqu’un problème d’approvisionnement en microprocesseurs, en 2022 ou 2023, a contraint à fermer des usines automobiles en Europe. Les Allemands réagissent en ouvrant deux usines de microprocesseurs pour l’industrie automobile allemande. Si nous étions sérieux, nous aurions une politique industrielle en France.

Une vraie politique industrielle, qui investirait sur les microprocesseurs et développerait des terrains bien situés pour les logisticiens et les industriels, afin d’attirer de l’industrie dans les années qui viennent et de mener une politique énergétique cohérente, ne coûterait que 30 milliards par an, alors que la dépense publique s’élève à 1 500 milliards : pouvons-nous réaffecter 2 % la dépense publique pour nous réindustrialiser ? Le CHIPS and Science Act montre que les Américains ont compris leur niveau de dépendance.

Dans dix ans, on réévaluera très fortement la politique de Biden, qui a très bien servi les intérêts des États-Unis, et on réévaluera dans l’autre sens de celle de Trump, qui détruit le système d’alliances des États-Unis.

M. le président Charles Rodwell. Les critiques les plus virulentes contre le projet d’union des marchés de capitaux proviennent des banques et des fonds d’investissement américains, précisément parce que la France a pris position contre l’introduction des fonds négociés en bourse ou Exchange Traded Funds (ETF) dans ce marché de capitaux, ce qui est une excellente nouvelle pour la souveraineté de notre pays et de notre continent.

M. Christian Saint-Étienne. Je précise que, si je considère qu’il faut se méfier de la réforme de l’intégration des marchés, il en irait autrement si nous étions capables de la faire en instaurant une préférence européenne. Indépendamment de tout cela, je suis favorable à l’évolution de la titrisation.

M. le président Charles Rodwell. C’est tout l’objet de la proposition.

M. Christian Saint-Étienne. La titrisation ne pose pas de problème vis-à-vis des Américains.

M. David Baverez. L’IRA a été un outil très puissant. Par nature, tout d’abord, il s’agit d’une réduction d’impôt, qui peut donc être appliquée très rapidement, à la différence des 750 milliards de subventions promis par Bruxelles à l’occasion du Covid et dont, quatre à cinq ans plus tard, 150 à 200 milliards seulement ont été déboursés. La réduction d’impôt est donc très supérieure à la subvention.

En deuxième lieu, l’IRA s’inscrit dans un ensemble et s’accompagne de mesures portant sur l’énergie, sur la défense et sur les logiciels, afin d’organiser le plus grand transfert de valeur d’Europe vers les États-Unis. Une société européenne ou américaine peut avoir, en croissance organique, des retours sur capitaux de l’ordre de 15 % à 20 %, voire bien plus. J’ai été surpris de constater l’an dernier qu’alors que, compte tenu des différences de valorisation des bourses – l’Europe accusant 50 % de décote par rapport aux États-Unis –, je m’attendais à ce qu’il y ait un grand nombre de fusions-acquisitions opérées par des sociétés américaines achetant des sociétés européennes, il n’y en a pas eu, pour la simple raison que la croissance organique aux États-Unis offrait des rendements supérieurs même à la décote de 50 % des sociétés européennes. C’est dire la puissance de l’IRA l’an dernier aux États-Unis.

Cela repose sur le choix politique de faire des déficits uniquement pour la production, ce qui est la définition de l’économie de guerre, alors qu’en Europe, et particulièrement en France, les déficits publics sont destinés à maintenir artificiellement le pouvoir d’achat et la consommation. Votre question renvoie donc à un vrai choix politique : sommes-nous prêts à changer la nature de nos déficits publics pour les consacrer à la production, et à cesser de favoriser artificiellement la consommation ? Je rappelle que le déficit public des États-Unis représente 8 % à 9 % du produit national brut (PNB), contre 5 % à 6 % pour la France. En économie de guerre, on fait des déficits publics – mais pour la production.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Face à la guerre économique menée à la fois par les États-Unis et la Chine – vous avez dit, monsieur Baverez, que « Chinois et Américains collaborent pour piller l’Europe » et, de fait, ils surinvestissent sur notre continent, cherchent à favoriser les transferts de technologies vers leur pays, subventionnent leurs propres productions et n’hésitent pas instaurer des barrières douanières pour se protéger –, l’Europe taxe les émissions de carbone et bloque les subventions. Ma première question est donc de savoir si elle adopte la bonne stratégie. À titre personnel, je pense que ce n’est pas le cas, comme en témoigne la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises, ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) et le droit de la concurrence exacerbée qui pénalise nos industries au bénéfice des industries extra-européennes.

Ma deuxième question est un peu plus constructive : selon vous, qui connaissez bien les écosystèmes économiques américain et chinois, de quelle politique industrielle pourrions-nous nous inspirer à l’échelle nationale et européenne au vu de ce qui marche dans ces pays ? Monsieur Baverez, vous avez donné une première indication en expliquant qu’il valait mieux favoriser les baisses d’impôts plutôt que les plans d’investissement.

Enfin, la réponse de l’Union européenne face aux barrières douanières et tarifaires américaines est-elle à la hauteur et comment l’Union européenne pourrait réagir face à la stratégie chinoise qui vise à produire en surcapacité pour inonder le marché européen ?

M. David Baverez. Cela fait beaucoup de questions pour un seul champion !

Je recommanderais de commencer petit pour monter en puissance, comme le font les Chinois et de le faire sur les quatre industries désignées comme prioritaires dans le rapport Draghi : la défense, la finance, les télécoms et l’énergie. Il s’agirait de réaliser une consolidation paneuropéenne dans ces quatre domaines et de pouvoir ainsi peser à la fois face à la Chine et face aux États-Unis.

Les tarifs ne sont pas le sujet. Dans le cadre d’une négociation, « the art of the deal » consiste à demander initialement ce à quoi je ne tiens pas pour obtenir beaucoup plus tard ce à quoi je tiens vraiment. Le vrai sujet est monétaire : nous allons vers une guerre monétaire. Tout le monde sait – les Américains les premiers et Scott Bessent est parfaitement au courant – que la guerre des tarifs est stupide, mais il s’agit simplement de jouer sur les parités monétaires et de répliquer, d’une façon ou d’une autre, les accords du Plaza de 1985, qui ont détruit la compétitivité japonaise. Ne vous attardez donc pas trop longtemps sur cette guerre des tarifs absurde. Passez plutôt du temps à comprendre les impacts monétaires. En économie, la monnaie est l’équivalent de l’« arme nucléaire » : si je joue avec votre monnaie, je frappe l’ensemble de votre économie.

Quant aux surcapacités de production de l’économie chinoise, je ne vois pas d’autres possibilités que de faire exactement l’inverse de ce qu’a fait le président de la République il y a un an quand il a reçu le président Xi Jinping. Nous avons un problème de définition : les Chinois estiment ne pas être en surcapacité parce qu’ils comparent leur capacité de production à la demande mondiale alors que nous comparons les capacités chinoises à la demande chinoise.

Un exemple concret, celui de l’automobile, permettra de mieux comprendre. Le marché chinois est de 25 millions de voitures et le marché mondial de 90 millions. La capacité de production chinoise est de 50 millions. Nous leur disons qu’ils construisent deux fois plus que ce qu’ils auraient dû construire et ils nous répondent qu’ils doivent encore doubler leur capacité. Nous ne parlons donc pas le même langage.

Nous n’avons pas d’autre choix que d’arrêter les exportations. Nous avons ici une carte à jouer pour les voitures électriques, dont, selon un sondage, 80 % des Français ne veulent pas. En effet, les États-Unis, avec des taxes à 100 %, ont fermé leur marché alors que le marché chinois est saturé puisque, à la fin de période 2024-2025, la Chine aura produit 30 millions de voitures électriques pour un marché de 100 millions de personnes disposant d’un pouvoir d’achat occidental, soit 30 millions de foyers.

M. Christian Saint-Étienne. Un choix fondamental doit être fait. Pour préserver la France, il va falloir en passer par une crise politique majeure en Europe et notamment par une remise en cause massive des relations franco-allemandes. Si nous ne sommes pas prêts à taper sur la table et à remettre en question la politique commerciale, industrielle et monétaire menée en Europe depuis trente ans, nous allons terminer comme une province allemande affaiblie. Nous sommes tellement sous la coupe de l’Allemagne que nous ne pourrons plus rien décider dans aucun domaine.

Je n’observe pas aujourd’hui, au sein des forces politiques françaises, une prise de conscience et une réponse cohérente stratégique à la hauteur des enjeux qui sont devant nous. Dans le contexte politique actuel, il n’y a aucune chance qu’on impose des droits de douane sur les importations de voitures chinoises. Si la France n’est pas capable de se tenir debout à nouveau, quel qu’en soit le coût politique et social, et de confronter l’organisation actuelle de l’Europe et la politique allemande, nous allons continuer d’être laminés.

M. le président Charles Rodwell. Des droits de douane sur l’importation de véhicules électriques chinois sont pourtant déjà appliqués par les pays européens.

M. Christian Saint-Étienne. Oui, mais ce n’est rien du tout, c’est peanuts ! Il faut faire comme les Américains.

M. le président Charles Rodwell. Comment jugez-vous l’utilité de ces droits de douane ?

M. Christian Saint-Étienne. Les Chinois les avalent car ces droits sont inférieurs à l’écart de marge et ne concernent que cinq ou six constructeurs de voitures électriques, dont un seul est à 30 % alors que les autres sont à 15 %. En plus, le yuan est déjà légèrement sous-évalué. La politique chinoise subventionne l’exportation des producteurs.

À moins d’imposer au moins 75 % de droits de douane sur les voitures électriques chinoises, la destruction de l’industrie automobile européenne continuera, mais cela suppose des choix colossaux alors que nous sommes contraints par des murs idéologiques d’une épaisseur phénoménale. L’industrie européenne excelle dans la voiture thermique à faible consommation d’énergie. Si on prend en considération le cycle complet de construction, une voiture thermique consommant 4 litres aux 100 kilomètres est écologiquement propre si on la compare à une voiture électrique produite en Chine grâce à de l’électricité au charbon et transportée par des porte-conteneurs qui fonctionnent au gazole.

Il faut se réveiller ! La politique américaine devrait nous inspirer, car tout ce que les Chinois ne vont pas exporter aux États-Unis, ils vont le déverser en Europe. Ils le font, c’est en cours. Va-t-on attendre la fermeture de milliers d’usines en Europe pour réagir ? De mon point de vue, c’est le dernier moment pour le faire. Tout le monde ici dans cette salle est bienveillant, intelligent et sympathique, mais il ne va rien se passer. On n’aura pas ce choc politique d’une violence telle que les peuples européens eux-mêmes exigeront cette nouvelle politique. Les élites européennes doivent réagir, mais je ne le vois pas venir et je ne suis pas optimiste sur ce point. Quant à une révolte populaire, elle supposerait que le peuple soit informé. Le débat que nous avons ce matin devrait animer l’ensemble des médias tous les soirs à vingt heures pendant trois semaines pour que les gens comprennent ce qu’il se passe.

M. le président Charles Rodwell. Les véhicules chinois sont taxés jusqu’à hauteur de 45,3 % – 35,3 % de surtaxes et 10 % de droits de douane.

M. Christian Saint-Étienne. Il me semble qu’il n’y a qu’une seule entreprise chinoise taxée à hauteur de 35 % et que la surcharge pour les Teslas est à hauteur de 8 %

M. le président Charles Rodwell. Très exactement 7,8 %.

M. Christian Saint-Étienne. Il faut vérifier, car ce ne sont pas les chiffres que j’ai à l’esprit. Peut-être David Baverez a-t-il les chiffres en tête. En tout cas, BYD n’est pas à ce niveau, car ils ont intelligemment négocié avec la Commission européenne.

M. David Baverez. De mémoire, BYD est à 18 %, un taux qui doit être comparé à une différence de marge de 30 points.

Mme Florence Goulet (RN). Le problème est similaire pour les panneaux photovoltaïques : en France, 90 % des panneaux installés sont de fabrication chinoise. Les subventions publiques dans ce domaine sont donc une absurdité économique : l’argent des contribuables subventionne indirectement l’industrie chinoise alors que nous devrions faciliter le développement d’une filière française ou, tout au moins, européenne.

M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Monsieur Saint-Étienne, vous avez raison de dire que les peuples doivent être mieux informés pour pouvoir mieux se réveiller et se mobiliser. Vous avez raison de dire que, depuis plusieurs décennies, la France a accompagné sa désindustrialisation au lieu de lutter contre elle.

Lorsque les peuples sont consultés, ils comprennent et, comme le peuple français l’a fait en 2005 à propos du traité constitutionnel européen, ils rejettent cette politique de la concurrence libre et non faussée. Malheureusement, on connaît la suite : le traité constitutionnel a été transformé en traité de Lisbonne, qui a été imposé par un coup de force antidémocratique.

Notre réindustrialisation demanderait 50 000 hectares : pour y mettre quelles usines ? Pour y produire quoi ? Pour répondre à quels besoins et dans quelles conditions, particulièrement environnementales, car, à la différence des années 1980 et 1990, les dérèglements climatiques provoquent des ravages un peu partout ?

Le réchauffement climatique est inéluctable et la bifurcation écologique est nécessaire tout simplement pour préserver la vie humaine sur cette planète. Cette bifurcation pourrait être un bien meilleur moteur de la réindustrialisation. Il faut mettre les moyens dans la production innovante d’énergie plus propre et plus durable, avec moins, voire aucune, émissions de gaz à effet de serre et sans rejet de déchets qu’on ne peut pas recycler. Il faut également produire le plus rapidement possible des matériaux permettant une meilleure isolation du bâti.

Vous avez évoqué le réarmement comme moteur potentiel de la réindustrialisation. C’est malheureusement la mode en ce moment. La production d’armes, qu’on finira par utiliser, est-elle un projet d’avenir pour la survie de l’humanité ? Je pense au contraire que c’est la lutte contre le réchauffement climatique pour préserver un environnement propice au maintien de la vie humaine qui doit être le point d’entrée de la réindustrialisation.

M. Christian Saint-Étienne. J’ai beaucoup écrit sur la nécessité d’une réindustrialisation verte. Les usines modernes sont électrifiées, ce qui suppose une électricité propre. Je rappelle que 60 % de l’électricité chinoise est produite à partir du charbon. Ce n’est pas le cas en France, ce qui devrait faciliter une réindustrialisation propre.

Celle-ci devra passer par le nucléaire. Je ne suis pas partisan du tout-nucléaire pour des raisons stratégiques, car les centrales nucléaires seraient la première cible en cas de guerre. Une part de 50 % est suffisante. On annonce une pluviométrie accentuée et des inondations de plus en plus fréquentes. Développons donc l’hydroélectricité sans revenir aux grands barrages : construisons plutôt des milliers de minibarrages répartis intelligemment afin d’améliorer la gestion de l’eau et de garantir une production d’électricité propre.

Il y a vingt-cinq ans, la désindustrialisation n’était pas plus rapide en France qu’ailleurs, mais, depuis, les élites européennes, et spécifiquement françaises, se sont plantées. Pourquoi ? Il y a un lien avec l’idéologie sous-jacente des 35 heures. Je suis d’accord avec M. le rapporteur et avec M. Baverez pour dire qu’on a accompagné la désindustrialisation en pensant que l’industrie était sale par nature. Aujourd’hui, nous savons que l’industrie peut être propre et c’est ce vers quoi nous devons aller.

En 2030, compte tenu des décisions déjà prises, l’Europe représentera 6 % des émissions mondiales de CO2 alors que l’Asie en représentera 60 %. Dans ces conditions, est-il intelligent d’importer autant de produits d’Asie fabriqués avec de l’énergie sale alors qu’on pourrait les produire ici avec de l’énergie propre ?

La réindustrialisation verte demande une stratégie globale sur l’énergie propre, la construction des usines ou l’intégration de la logistique, qui représente 10 % des coûts de production. Une concentration intelligente de zones industrielles bien conçues réduirait les flux. Il faut également y intégrer une politique de filières. Cette vision juste devrait être la mission fondamentale d’un premier ministre.

Les Chinois sont d’une intelligence diabolique. Jusqu’à la révolution de Xi Jinping en 2022, qui a changé la nature du régime, les élites étaient industrielles. Sous Deng Xiaoping, – je parle sous le contrôle de M. Baverez – six des sept membres du bureau politique étaient des ingénieurs. On comprend ainsi mieux comment les Chinois sont parvenus, du jour au lendemain, à dérouler des milliers de kilomètres de ligne de train à grande vitesse.

Les ingénieurs n’ont certes pas que des qualités, mais ils ont disparu des élites dirigeantes au cours des trente dernières années, ce qui est très problématique et ce qui explique en partie pourquoi les questions industrielles ne passionnent plus les élites dirigeantes. Cette expression ne recouvre pas seulement le Parlement et le gouvernement, mais également les cent principaux journalistes et éditorialistes qui font l’opinion. Les entendez-vous parler quotidiennement de la nécessité d’une réindustrialisation verte ? Elle est pourtant évidente, notamment en ce qui concerne le photovoltaïque.

Je suis très réservé sur l’éolien, notamment terrestre. En effet, un des derniers atouts de la France est son art de vivre, qui est un des éléments d’attraction : nous n’avons pas seulement les meilleurs cuisiniers mais aussi les plus beaux paysages. Il faut donc faire attention à l’éolien terrestre.

Le photovoltaïque n’a pas cet inconvénient, mais la loi impose de trouver un terrain de compensation en cas d’installation d’un champ photovoltaïque. Peut-être faudrait-il lever cette obligation, qui est un point de blocage au développement du photovoltaïque. Les panneaux photovoltaïques représentent, sous réserve de vérification, 25 % du coût de l’installation. Ils sont essentiellement importés de Chine, qui en assure 80 % de la production mondiale. Les Chinois se spécialisent dans la production et l’exportation des produits de la transition énergétique fabriqués notamment grâce à des centrales électriques au charbon. Je rappelle que le gouvernement chinois a autorisé le fonctionnement de cinquante de ces centrales au cours des trois ou quatre dernières années. C’est d’une perversité fascinante !

La transition écologique européenne se fait donc grâce à un « Buy Chinese Act ». Nous n’arrivons pas à faire de « Buy European Act ».

M. David Baverez. Nos réponses vont converger.

Je vous invite à écouter l’audition du président de TotalEnergies, qui est plus crédible que moi, au Sénat il y a un an : il y explique pourquoi il ne peut plus investir dans le photovoltaïque en Europe.

La Chine réalise 50 % des investissements mondiaux dans les énergies renouvelables. L’énergie solaire est intermittente et ne peut donc être stockée, ce qui empêche le développement de tout modèle d’affaires ou business model. Le prochain combat pour l’énergie solaire sera donc celui des gigabatteries. Je vous invite à étudier la société chinoise CATL (Contemporary Amperex Technology Co. Limited), qui en produit. Son invasion de l’Europe va commencer cette année et elle s’accélérera l’an prochain. L’objectif net zéro en 2050 passe par une réduction de la part des énergies fossiles de 80 % à 50 % dans le mix énergétique. Ce changement de 30 points se fera à hauteur de 15 à 20 points – cette proportion dépend des pays et elle est sans doute moins élevée pour la France – par l’énergie solaire, qui est donc capitale pour vingt-cinq prochaines années. Le solaire est la meilleure énergie pour atteindre les objectifs de net zéro, mais nous créons une dépendance totale vis-à-vis de la Chine.

Le réarmement est fait pour ne pas faire la guerre. Un grand avocat international iranien, qui mène des négociations internationales contre l’Iran, m’a demandé : qui a peur de l’Europe ? Tant que personne n’aura peur de l’Europe, nous ne serons pas crédibles. Le réarmement n’a donc pas forcément pour seul objectif de tuer des gens, il sert aussi à faire peur pour mieux négocier.

Je ne peux pas résister au plaisir de citer le cas de Schneider Electric, dont le président, Jean-Pascal Tricoire, est mon voisin à Hong Kong. Ce leader mondial dans un secteur d’avenir a fait le choix très contrariant de marier les composants physiques ou hardware et les logiciels ou software. Contre l’avis de tous les marchés financiers, il a acheté la société Aveva au Royaume-Uni, en 2017.

Nous disposons encore d’un avantage important vis-à-vis des Chinois dans l’industrie du software. Pour construire l’industrie du futur, il faut arrêter de raisonner en silo et d’opposer l’industrie aux services. Il faut au contraire mélanger les deux pour proposer notamment des services de proximité pour lesquels les Chinois ne pourront proposer d’offre. Se contenter d’installer des usines en France ne nous permettra pas d’être compétitifs. Il faut favoriser le développement d’écosystèmes reposant sur la confiance autour de sociétés comme Dassault Systèmes, leader français des softwares de travail collaboratif.

Pensez à la confiance. En quatre semaines, après l’élection du président Trump, les investisseurs ont vu qu’elle avait disparu, avec l’État de droit. Il est très facile de la perdre, mais il est très difficile de la reconstruire. L’Europe, et donc la France, est le seul espace au monde où on peut encore signer un contrat en confiance. Dans un contexte d’économie de guerre, il s’agit d’un énorme avantage compétitif vis-à-vis des États-Unis et de la Chine qui n’ont pas la crédibilité de l’Europe et de la France, mais nous ne l’exploitons pas.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Je remercie les intervenants pour leur argumentation frappée au coin du bon sens.

Parmi les nombreux sujets que vous avez évoqués, je souhaite revenir sur le rapport culturel, voire psychologique, au risque. L’Europe et la France devraient être guidées par un esprit d’innovation. Ne pensez-vous pas que l’extension à l’infini du principe de précaution, au nom d’un point de vue pseudo-environnemental, est devenue un poison lent qui empêche toute volonté de réindustrialisation ? Comment retrouver cette culture de l’innovation et de la prise de risque qui me semble avoir disparu, même chez nos élites industrielles ?

M. Pierre Pribetich (SOC). Je remercie à mon tour les intervenants.

M. Saint-Étienne a évoqué la création d’une agence foncière nationale. Au-delà des chiffres – le besoin serait de 50 000 hectares, dont 40 % proviendraient de la revalorisation de friches –, nous devons nous interroger sur notre naïveté sur la production des composants semi-conducteurs. Je le fais d’autant plus volontiers que j’ai été universitaire dans ce domaine. Les choix qui ont été faits, durant des décennies, de ne pas investir massivement dans cette industrie, qui peut être propre, sont aberrants.

Est-il selon vous concevable que la France, en concertation avec les autres pays d’Europe, investisse réellement pour garantir une forme d’indépendance ? La production de composants semi-conducteurs me semble être à la portée de nos ingénieurs et de nos techniciens.

Ma seconde question porte sur notre vision énergétique. Pour alimenter proprement les futurs sites industriels, nous devons sortir du modèle jacobin de la production d’énergie, à cause duquel 10 % de l’énergie se perd dans les câbles. Nous devons être inventifs et développer une stratégie énergétique girondine.

Monsieur Baverez, quelle politique monétaire préconisez-vous pour résoudre les problèmes que vous avez évoqués touchant à la place du pouvoir d’achat, aux choix de dédier la recherche et développement uniquement à l’industrie automobile et à la collaboration entre la Chine et l’Amérique ?

M. Christian Saint-Étienne. La culture du risque est un sujet-clé. Il faudrait donner au principe de responsabilité, plutôt qu’au principe de précaution, une valeur constitutionnelle. Le débat budgétaire de cet automne a ressemblé à un concours Lépine de nouveaux impôts. Or contester l’idée même de rendement revient à contester celle de prise de risque, puisque l’innovation et l’investissement demandent une prise de risque. Nos entreprises n’ont pas renoncé à prendre des risques, puisqu’elles en prennent hors d’Europe, mais le carcan qui a été constitué dessert ceux qui étaient censés en bénéficier.

Le rapport Draghi a mis en lumière ce que tout le monde admet et ce que certains disaient depuis un certain temps : la zone euro est devenue une zone de non-croissance relative. Au cours des vingt dernières années, sa croissance annuelle était de 1 % alors que celle des États-Unis était de 2 % et celle de la Chine, qui s’établit aujourd’hui à 3 ou 4 %, était de 7 à 8 %. Nous nous battons donc avec des pays qui croissent de deux à trois ou quatre fois plus vite et cela se poursuivra au cours des vingt prochaines années. Aussi nous faut-il rétablir une croissance rapide, qui doit être une croissance verte.

Pour développer une filière photovoltaïque, ce que nous savons très bien faire, des droits compensatoires devraient être imposés sur l’importation des panneaux chinois, mais la Commission européenne s’y est opposée. Sans crise politique majeure, nous n’irons nulle part. Le problème est le même pour notre industrie des pompes à chaleur, qui s’affaiblit alors que les Chinois investissent massivement.

Une politique de réindustrialisation doit être menée en cohérence avec une politique commerciale, une politique stratégique et une politique de formation. Celle-ci ne concerne pas que la culture du risque, elle doit également redonner aux gens le goût de l’industrie. Nous formons 60 000 ingénieurs de très bon niveau, mais seuls 15 % d’entre eux iront travailler dans l’industrie, qui n’est pas considérée : être ingénieur dans l’industrie, ce n’est pas chic et c’est sous-payé. Pour faire de l’industrie un enjeu de survie nationale, il faut revaloriser son image dans l’opinion, notamment auprès des jeunes.

La réindustrialisation ne pourra qu’être verte. Elle demande une politique de filières et d’écosystèmes, comme celui du logement propre. Grâce à une politique menée sous l’Ancien Régime, la France dispose de merveilleuses forêts de chênes. Aujourd’hui – summum de l’absurdité – les Chinois achètent notre bois de chêne pour fabriquer des parquets avant de les exporter en France. De telles contradictions, qui sont insupportables, donnent envie de hurler.

Nous avons d’excellents soldats, pas pour faire la guerre, mais pour l’éviter. Il ne faut pas être naïf : quand les autres pays s’arment, c’est pour s’en servir. Les États-Unis ne seraient pas aussi violents vis-à-vis de l’Europe si elle était solide sur le plan militaire. Ils n’osent que parce que nous sommes faibles. Je rêve d’un jardin d’Éden où tout le monde aimerait son voisin, mais cela n’existe pas. Nous devons donc nous préserver.

Nous devons mener une politique industrielle globale. Elle demande des investissements massifs et de mettre fin à cette politique de maintien artificiel du pouvoir d’achat grâce aux importations, qui ont détruit notre industrie. La réindustrialisation, si elle est bien menée, créera des emplois en CDI avec des salaires deux fois supérieurs à ceux des services à la personne et créera, pour chaque emploi industriel, deux à trois emplois dans les services. La réindustrialisation est aussi un moyen de donner un avenir à notre pays et à sa jeunesse.

M. David Baverez. Je voudrais terminer en vous redonnant un peu d’espoir. Pour un jeune de 25 ans vivant en Chine aujourd’hui, il n’y a plus de liberté d’entreprendre après la décision du président Xi, en 2022, de mettre le capital privé sous contrôle étatique. Un jeune aux États-Unis n’a plus la liberté de penser, entravée hier par le wokisme des Démocrates et aujourd’hui par la république technologique des Républicains. Le seul endroit où un jeune dispose aujourd’hui de la liberté de penser et d’agir, c’est l’Europe. La question est de savoir ce que nous voulons en faire.

Les semi-conducteurs sont une très bonne illustration de mes propos sur le second choc chinois. La Chine surinvestit massivement dans cette industrie pour en détruire la rentabilité. Je vous invite à vous pencher sur le cas de la société Soitec, ce bijou technologique français qui souffre considérablement de la production chinoise, dont la capacité par rapport à la demande est largement excédentaire. SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation), le leader chinois, investit 100 % de son chiffre d’affaires en capacités industrielles, ce que nous ne pourrions pas faire.

Enfin, concernant l’énergie, le danger principal auquel la France doit faire face est de se complaire dans le confort nucléaire. J’ai lu dans la presse il y a à peine deux jours que les prochains réacteurs seront mis en service en 2040, dans le meilleur des cas, et que leur énergie coûtera 100 euros du mégawatt, sans compter sur les surcoûts et les dépassements de délai. Arrêtons d’être arrogants avec notre nucléaire et remettons-nous au travail.

M. le président Charles Rodwell. Un grand merci pour votre participation.

Vous pourrez éventuellement compléter ces échanges en transmettant les documents que vous jugerez utiles et en répondant par écrit aux questions posées par le rapporteur et nos autres collègues et au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours en préparation de cette audition.

La séance s’achève à onze heures quinze.


Membres présents ou excusés

 

Présents. – M. Emmanuel Fernandes, Mme Florence Goulet, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Pierre Pribetich, M. Charles Rodwell, M. Thierry Tesson, M. Vincent Thiébaut, M. Frédéric Weber