Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
• Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne
• M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens
• M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode..........2
– Présences en réunion................................22
jeudi
20 mars 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 8
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures trente.
M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France par une table ronde réunissant des économistes qui travaillent au sein de laboratoires d’idées :
– Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne et administratrice de sociétés, après un parcours professionnel dans l’industrie, notamment chez Naval Group ;
– M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens et ancien directeur financier du groupe Accenture France ;
– et M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode et ancien rapporteur général adjoint du Haut conseil des finances publiques (HCFP).
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Je vous rappelle de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, M. Dominique Calmels et M. Olivier Redoulès prêtent successivement serment.)
M. le président Charles Rodwell. Madame de Bailliencourt, à la lumière des multiples fonctions que vous avez occupées et des rapports que vous avez publiés au nom de l’Institut Montaigne, pouvez-vous présenter votre doctrine en matière de sécurité économique, notamment pour nos industries, face à l’extraterritorialité du droit américain et du droit chinois ?
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt, directrice générale de l’Institut Montaigne. La question de la sécurité économique a partie liée avec la géopolitique. L’organisation des rapports de force issus de la seconde guerre mondiale a évolué. Les façons de faire désinhibées de l’Amérique et de la Chine prennent l’Europe en étau. L’Europe a investi dans le libre-échange, le marché ouvert, la démocratie et les droits de l’homme ; elle est désormais l’otage de politiques économiques agressives menées par les grandes puissances.
Dans cet étau, elle peine à définir sa stratégie et à organiser la cohésion de sa riposte ainsi que de son éventuelle contre-attaque. La sécurité économique consiste donc à déterminer comment nous doter d’instruments de réponse à la pression économique hégémonique de l’Amérique et de la Chine.
S’agissant plus précisément de la France et de l’efficacité de nos politiques publiques en matière de réindustrialisation, deux observations d’ordre général s’imposent.
Premièrement, nous n’avons pas de véritable stratégie d’ensemble. La loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte affiche l’ambition de faire passer l’activité industrielle de 11 % à 15 % du PIB. Nous avons élaboré des plans et pris des mesures à cet effet – vous-même, monsieur le président, y avez contribué par un rapport qui préconise des mesures visant à attirer les investissements directs étrangers (IDE).
Toutefois, des mesures éparses ne font pas une stratégie, et le saupoudrage échoue à répondre aux besoins. J’en donnerai un exemple simple : 5 milliards, c’est la totalité de ce que la France investit dans la technologie ; 50 milliards, c’est ce que l’entreprise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) investit en un an dans une seule usine à Taïwan. Nous avons un problème d’échelle et il faut le résoudre.
Deuxièmement, les mécanismes de réindustrialisation que nous nous efforçons de mettre en œuvre visent à compenser les effets d’une politique qui, au cours des trente dernières années, a résolument favorisé les services, la délocalisation et la consommation de biens pour la plupart importés. Il en résulte un accroissement de la charge fiscale et administrative pesant sur nos entreprises, un peu comme si nous leur avions attaché un boulet au pied avant de leur proposer des baskets et de leur demander de courir. En rétablissant d’une main ce que l’on a supprimé de l’autre, on crée de la complexité et de la bureaucratie.
Il y a donc beaucoup à faire. La sécurité économique est le premier niveau d’organisation d’une réponse à ce qui pousse contre la France et contre l’Europe, exigeant de notre part des réponses concertées. Avant d’entrer dans le détail des mesures appliquées, j’en citerai les effets pervers, au premier rang desquels la réduction générale des cotisations patronales sur les bas salaires, qui a enserré la réindustrialisation française dans un étau.
L’un des principaux obstacles auxquels nous nous heurtons est le prix de l’énergie, qui est trois fois plus élevé en Europe qu’en Chine. Les analystes s’accordent à dire que, même si nous consentons des efforts colossaux, il demeurera deux fois plus élevé qu’en Chine, en Inde et aux États-Unis à l’horizon 2050.
Il est donc urgent d’adopter une approche ferme et résolue si nous voulons nous maintenir. Qu’on la considère sous l’angle de la technologie, de l’innovation ou de la décarbonation, la décennie à venir est énergétique. Un industriel, pour faire des projets, investir et anticiper, a besoin de stabilité et de visibilité, qu’il s’agisse des composants de son activité, dont l’énergie fait partie, ou de la fiscalité.
M. le président Charles Rodwell. Monsieur Calmels, quelles sont les méthodes proposées par l’Institut Sapiens dans sa récente note intitulée Dette et déficit : en taxant les produits importés les plus polluants l’État pourrait récupérer 80 milliards d’euros ! pour décarboner notre économie et plus généralement notre industrie tout en les protégeant grâce à des politiques de compétitivité économique et environnementale ?
M. Dominique Calmels, cofondateur de l’Institut Sapiens. Il n’est pas certain que nous sachions pourquoi nous voulons réindustrialiser la France. Or il peut être utile de le savoir pour identifier les freins à la réindustrialisation.
S’agit-il de créer de l’emploi en France pour en augmenter le PIB et la productivité et faire reculer le chômage dans les territoires ? Si tel est le cas, les freins dont souffre la France tiennent à son problème bien connu de coût – celui de la production, induit par les salaires et les charges sociales, et celui facturé au client, induit par les fameux impôts de production, l’un et l’autre grevant notre compétitivité.
Si nous voulons faire revenir de l’emploi en France, encore faut-il qu’il serve à produire des biens qui peuvent être vendus, en France et à l’étranger. Compte tenu de notre compétitivité-prix, cela s’annonce très difficile. Si tel est l’objectif visé, alors il faudra faire des efforts pour réduire le coût de notre production et améliorer notre productivité.
Les leviers pour y parvenir sont connus. Il faut simplifier les normes. Réindustrialiser la France et y faire revenir de l’emploi induira la production de biens qui seront comparés à d’autres issus de pays aux règles complètement différentes des nôtres et parfois bien plus légères. Si nous voulons que nos entreprises réussissent, il ne faut pas les lester de boulets. Peut-être faut-il aussi envisager une campagne de communication pour améliorer l’image de l’industrie.
L’une des questions qui nous ont été adressées est de savoir comment l’intelligence artificielle (IA) révolutionnera l’industrie. Elle peut jouer un très beau rôle. Il est inévitable qu’elle en joue un – tel est déjà le cas. Il faut amplifier le mouvement, d’autant que l’intégration de l’IA aux activités industrielles peut améliorer leur image auprès des jeunes, friands de technologie.
Il faut peut-être aussi généraliser le champ de l’apprentissage. Augmenter le nombre de jeunes en apprentissage et en alternance, sans aller jusqu’à la pratique allemande, améliorerait leur intégration dans l’entreprise dès leur entrée sur le marché du travail.
S’agit-il, en réindustrialisant la France, d’en affermir la souveraineté ? Cette démarche, centrée sur le rapatriement de l’activité, se heurte aux freins économiques précités.
S’agit-il de développer les territoires ? L’idée n’est pas mauvaise mais on ne parachute pas une usine dans un territoire. Préparer nos territoires à recevoir des usines et de l’activité industrielle est un travail de longue haleine. Cela suppose de convaincre les habitants, dont les réactions sont parfois étonnantes, et de régler plusieurs problèmes, au premier rang desquels l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN) des sols, les longs délais qu’exige la construction d’une usine, voire l’amélioration d’une friche, l’accès à la 5G et la formation, notamment celle des jeunes, pour assurer la production.
Dans la note que vous évoquez, nous défendons l’introduction d’une TVA spécifique aux importations, non de façon indiscriminée, mais sur la base du constat que nous importons des biens de pays aux pratiques ni très sérieuses ni très raisonnables en matière d’émissions de carbone, qui consomment beaucoup d’énergie, davantage en brûlant du charbon qu’en développant un parc nucléaire.
Certes, taxer les importations a souvent pour effet – l’actualité le rappelle – d’être soi-même taxé en retour. Toutefois, seule une dizaine de pays, dont les pratiques sont particulièrement destructrices des écosystèmes, sont concernés. Les recettes espérées sont de l’ordre de 80 milliards.
M. Olivier Redoulès, directeur des études de Rexecode. Rexecode diffuse des publications régulières et des études ponctuelles, notamment sur les prélèvements obligatoires, l’industrie et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Nous publions un bilan annuel de la compétitivité française. Nous avons publié l’an dernier un tableau comparatif des stratégies de décarbonation des grandes régions industrielles du monde, étudiant notamment les effets des mécanismes d’atténuation des chocs énergétiques. Nos panoramas et diagnostics sectoriels, notamment dans les domaines de l’automobile, de la pharmacie et des services très qualifiés, qui s’apparentent en partie à une industrie, sont quant à eux réservés à nos adhérents. Nous menons également des enquêtes auprès des très petites, petites et moyennes entreprises (TPE‑PME) ainsi que des importateurs sans distinction des pays de provenance.
Sur la base de nos travaux, le constat que nous avons formulé récemment est que la réindustrialisation n’a pas vraiment commencé. Nous constatons des amorces et percevons des signes positifs, à tout le moins que nous voulons interpréter comme tels. Nous avons sans doute interrompu la descente amorcée au début des années 2000, sinon avant, d’après les chiffres de la part de la France dans les exportations européennes, dans la valeur ajoutée industrielle européenne et dans l’emploi industriel européen, et d’après ceux du commerce extérieur français dans son ensemble. Ces indicateurs suggèrent qu’une stabilisation a eu lieu au cours des dernières années.
Certes, l’emploi industriel s’est redressé depuis 2017. Toutefois, sa part dans l’emploi marchand non agricole a continué à diminuer. Nous sommes dans un entre-deux, où nous pensons discerner des effets des politiques de l’offre sans apercevoir un franc rebond autorisant à parler de réindustrialisation. C’est sans doute pourquoi nous nous interrogeons toujours collectivement treize ans après la publication en 2012 du rapport de M. Louis Gallois Pacte pour la compétitivité de l’industrie française.
Pour comprendre la situation, il convient d’analyser les facteurs qui gouvernent la décision d’investissement, et de sa localisation, par un chef d’entreprise. Certains l’y encouragent, d’autres l’en dissuadent.
Parmi les premiers, il y a l’écosystème déjà présent, et en son sein le stock de capital. Le capital installé a une force d’attraction de capital supplémentaire. Il y a ensuite l’accès aux ressources, notamment à la main-d’œuvre. Les industriels que nous interrogeons dans le cadre de nos enquêtes de conjoncture disent rencontrer de fortes difficultés de recrutement, comparables à celles qu’ils connaissaient en 2019 et un peu moindres qu’au sortir de la crise du Covid. L’accès au foncier – le ZAN est pour les industriels un sujet de préoccupation majeur – et à l’énergie complète cette deuxième catégorie de facteurs.
Il y a enfin l’environnement de leur activité : les infrastructures, les services publics, notamment de transport, les télécommunications et le logement. Il faut se souvenir que l’industrie est souvent installée dans des territoires ruraux et périurbains, où la question du transport et de son coût est centrale. Le dynamisme du marché intérieur joue aussi. Il a souvent été mis en avant pour attirer les investisseurs étrangers, en oubliant qu’ils viennent en France plus pour profiter de ce dynamisme que pour y produire.
Du côté des facteurs dissuasifs, il y a d’abord le coût : celui du travail, qui découle du niveau des charges sociales ; celui du foncier, qui découle de sa fiscalité ; celui des consommations intermédiaires, notamment l’énergie et les services aux entreprises. Il y a ensuite l’écosystème juridico-administratif, la complexité administrative et les délais d’obtention des autorisations étant deux sujets de préoccupation régulièrement cités par les industriels auxquels nous parlons.
La situation présente s’éclaire à la lumière de la tendance que nous avons eue, en France, à considérer que nos coûts élevés, nos normes exigeantes et notre complexité administrative mal maîtrisée étaient compensés par des avantages en matière de marchés, de services publics et d’infrastructures. Le constat implicite dressé par le rapport Gallois au début des années 2010 est que tel n’est pas le cas. Sous l’effet de la prise de conscience collective d’une désindustrialisation accélérée, notamment par comparaison avec le reste de l’Europe, nous nous sommes efforcés de desserrer les contraintes.
Nous avons fait des progrès, dont il faut toutefois constater qu’ils sont insuffisants. Deux exemples l’illustrent. D’abord, nous sommes toujours le premier pays d’Europe, et de loin, en matière de niveau des prélèvements obligatoires pesant sur les entreprises, qu’il s’agisse des cotisations sociales ou des impôts de production, autrement dit de rentabilité économique ou de valeur ajoutée. Ensuite, les facteurs qui nous avantageaient par rapport à nos partenaires européens, notamment les pays de l’Est de l’Europe, ne sont plus déterminants compte tenu de la convergence collective en matière d’attractivité, et ne justifient plus les surcoûts et le surcroît de complexité attachés à la localisation en France de la production.
Il résulte de ce qui précède que, parmi les freins à la réindustrialisation, le principal est notre insuffisante attractivité. Il faut agir sur les facteurs qui sont à notre main, en vue notamment d’une simplification administrative et d’une réduction des délais, dont le coût est faible pour les finances publiques, mais pas du point de vue de l’acceptation sociale, dans la mesure où cela signifie prendre plus de risques collectivement, lors de l’installation d’une usine par exemple, et en mécontenter les riverains.
Par ailleurs, comme l’a montré une étude que nous avons publiée en début d’année pour la fédération Syntec, la France se distingue par la surfiscalisation du travail qualifié. Les prélèvements obligatoires frappant les rémunérations supérieures à 1,4 Smic sont supérieurs à leurs équivalents ailleurs en Europe, sans que l’écart ne soit compensé par un revenu différé ou par des prestations sociales plus élevées. La question se pose de transférer cette surfiscalité vers d’autres bases fiscales. Sans préjudice d’orientations plus stratégiques sur lesquelles je pourrai revenir, ces deux aspects du problème doivent sans doute être approfondis.
Enfin, il faut favoriser l’accumulation du capital, qui est la condition sine qua non de toute base industrielle. La rentabilité économique est certes un facteur de localisation du capital, mais si nous voulons vraiment développer l’industrie, il faut permettre à la base industrielle de croître, non pendant quelques années mais sur plusieurs décennies. Il faut certes donner des perspectives, mais il faut aussi faire en sorte que le rendement du capital ne soit pas érodé chaque année par une surfiscalité. À trop freiner la croissance de l’arbre, on finit par obtenir un arbrisseau.
M. le président Charles Rodwell. Que pensez-vous, madame de Bailliencourt, de notre réaction à l’extraterritorialité du droit américain et surtout à notre dépendance aux normes comptables et financières des États-Unis ? Nous avons mis en œuvre la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), pour des raisons environnementales et écologiques, mais aussi parce que nous estimions que les normes comptables extrafinancières qu’elle introduit permettaient à la France et à l’Europe de rompre leur dépendance aux États-Unis en la matière.
Par excès de complexité, nous avons abouti à un blocage. Quelles pistes nous recommandez-vous, à nous législateurs, de suivre pour permettre à notre base industrielle de regagner une part d’indépendance vis-à-vis des normes et règlements américains ? Faut-il envisager la refonte de la CSRD ?
Monsieur Calmels, vous proposez de taxer les produits carbonés à leur entrée en Europe sur la base de nos normes écologiques. Quel regard portez-vous sur les mesures prises à l’échelle nationale, notamment la « loi industrie verte », et au niveau européen, notamment le Pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal (CIA), le potentiel Buy European and Sustainable Act (Besa), la taxonomie verte et les projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) ? Ces mesures vous semblent-elles à la bonne échelle ? Faut-il envisager des mesures complémentaires ? Que répondez-vous à l’argument selon lequel la taxation de produits importés risque de provoquer de l’inflation ?
Monsieur Redoulès, vous avez publié de nombreuses études sur la quantité de travail et sur son coût. Depuis sept ans, ce sujet nous obsède. C’est pourquoi nous avons mené la réforme des cotisations sociales, de l’assurance chômage et des retraites, adopté les ordonnances du 22 septembre 2017 relatives au dialogue social et aux relations de travail dites « ordonnances travail », mené la réforme de l’apprentissage et engagé celle du lycée professionnel.
Quelle direction faut-il prendre ? Vous avez évoqué la trappe à bas salaires créée par la réduction générale des cotisations patronales introduite par les réformes Fillon de 2010 et 2011. Faut-il rééquilibrer la courbe des cotisations ? Faut-il mener une seconde réforme de l’assurance chômage ? Faut-il alléger le coût du travail en menant une réforme de la retraite par capitalisation pour éviter de faire financer nos retraites uniquement par le travail ? Quelle piste recommandez-vous d’explorer pour alléger le coût du travail au profit de nos industries ?
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. La première chose que je préconiserais est la fin de la naïveté. L’Europe et la France sont attachées au libre-échange et au marché unique et ouvert, mais, ce faisant, nous omettons de nous doter des outils que les autres – la Chine, les États-Unis – utilisent contre nous. Je pense à l’Inflation Reduction Act (IRA) de M. Biden, qui est une politique de subventions en contradiction directe avec les règles du libre-échange ; aux mesures de coercition ; aux mesures tarifaires. Nous ne jouons pas dans la même cour.
Au fond, la question est de savoir comment utiliser l’échelon européen à la fois comme un marché accessible et comme un marché structuré. Car l’Europe n’est pas un marché structuré : chacun fait ce qu’il veut, la seule contrainte étant que cela s’inscrive dans le marché unique et ouvert et dans le libre-échange. Et nous voyons bien que les États membres, pour des raisons qui leur sont propres, organisent leur défense individuellement. Cela fait soixante-dix ans que nous essayons de faire de l’Europe un outil politique, mais nous n’avons toujours pas décidé s’il devait s’agir d’une fédération d’États, d’une communauté d’intérêts, ou d’autre chose encore. Cette question, qui relève de la souveraineté des États membres, ne se réglera pas instantanément, mais l’Union européenne pourrait à tout le moins consolider son marché continental face à la Chine et aux États-Unis, en répliquant par des mesures antidumping, par des tarifs douaniers, ou encore par le fameux mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) – même si son application me laisse songeuse, nous pourrons en reparler. Dit autrement, il faut que tout le monde joue selon les mêmes règles, car le jeu mondial est tel qu’il ne peut y avoir de bons élèves d’un côté et des dissidents de l’autre.
S’agissant de la directive CSRD, la logique est comparable. C’est une très belle idée, qui suit de très beaux principes, mais il s’agit bien d’un pari selon lequel l’investissement dans le verdissement de l’économie et le renforcement de la responsabilité des entreprises en matière sociale, économique et environnementale constituera un gage de productivité et ira dans le sens que le monde doit prendre. Cela me fait penser aux droits de l’homme et aux principes démocratiques, que nous voulons transposer partout. Or nous voyons bien que les Chinois sont complètement indifférents à cette politique, qu’ils utilisent néanmoins contre nous, pour nous vendre des composants décarbonés ; que l’Inde rejette totalement cette directive ; et que les États-Unis sont en train d’opérer un rétropédalage massif. Dans ces conditions, devons-nous poursuivre dans cette voie ou tout arrêter ?
Pour faire un autre parallèle, la situation est la même concernant l’industrie automobile, avec la fin programmée des véhicules thermiques. Les bons élèves veulent la préserver car cela fait des années qu’ils investissent, que leurs dépenses sont importantes et qu’ils veulent faire les choses bien, quand ceux qui n’ont pas pris le virage souhaitent profiter de la situation.
Mon avis est qu’il ne faut pas renoncer, mais alléger et simplifier les règles de manière drastique, afin de soutenir ceux qui ont accepté de participer. En revanche, il faut mettre un terme à cette ingénierie bureaucratique et administrative complètement hallucinante, qui prévoit des milliers de points de contrôle et qui nécessite de consacrer énormément de ressources humaines et matérielles. Il me semble que les priorités sont ailleurs.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Comme le président Rodwell, je souhaiterais savoir si vous avez des idées de réforme de la directive CSRD. Ce dispositif se voulait protectionniste, mais, comme vous l’avez montré en insistant sur sa dimension bureaucratique, il se révèle totalement contreproductif.
En matière environnementale, sociale et de gouvernance, les entreprises européennes obéissent déjà à des standards fixés par la réglementation européenne. Pour faire de la directive CSRD un véritable outil de protectionnisme, ne faudrait-il pas le réserver aux sociétés extraeuropéennes, dont nous ne pouvons garantir, justement, qu’elles respectent nos standards ? De cette manière, nos marchés publics ne seraient ouverts aux entreprises étrangères que si elles fournissent ce reporting extrafinancier. Une telle barrière administrative aurait d’ailleurs pour effet de réduire légèrement la compétitivité financière des offres extraeuropéennes vis-à-vis des offres continentales.
Rappelons que les marchés publics américains ne sont ouverts aux entreprises étrangères qu’à hauteur de 30 %, contre 90 % en ce qui concerne l’Union européenne. Dans la mesure où il semble très compliqué d’appliquer une préférence européenne, ne serait-ce pas pertinent de réserver la directive CSRD aux sociétés extraeuropéennes ?
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Je n’ai pas réfléchi à cette possibilité mais elle me semble difficile à appliquer compte tenu de la nature des entreprises concernées par cette directive. Il s’agit essentiellement de grands groupes, organisés en filiales, et qui importent et exportent. Les grandes entreprises du CAC40 ne réalisent que 10 % de leur activité sur le territoire national et rapatrient en France les dividendes de leurs filiales. Ces dernières seraient-elles concernées par la directive CSRD ? Votre idée est intéressante, mais je m’interroge sur son application pratique.
S’agissant des normes, je répète que la réflexion doit porter sur les règles du jeu que nous sommes prêts à accepter. Que les États membres adoptent les mêmes règles relatives à la compétitivité et à la comptabilité serait déjà quelque chose. Dans ce dernier domaine, nous avons sciemment choisi de nous mettre dans la roue des normes américaines, ce qui, dans la logique de la globalisation, avait du sens. Mais eu égard à l’actuelle refonte des grands systèmes économiques hégémoniques, ce choix est-il toujours pertinent ? Le fonctionnement de l’administration Trump est-il un phénomène ponctuel ou appelé à durer ? Historiquement, les États-Unis oscillent entre protectionnisme et interventionnisme tous les vingt ou trente ans vis-à-vis de l’Europe. En l’espèce, le balancier est reparti vers le protectionnisme, mais nous ne savons pas pour combien de temps.
Ce que nous constatons, c’est que les grandes chaînes d’approvisionnement et d’interdépendance sont en train de se redessiner. Nous évoquions l’importance de l’intelligence artificielle pour la France, mais 90 % des composants de nos infrastructures numériques ne sont pas produits sur le sol français. Ainsi, jusqu’où le reporting au titre de la directive CSRD devrait-il aller pour les entreprises étrangères ? Devrait-on aller jusqu’au scope 3 ? C’est une question à laquelle je ne saurais répondre dans l’instant et qui demanderait une étude très approfondie.
En tout état de cause, il me semble qu’il faut raisonner non en fonction des mesures, mais de la stratégie que nous poursuivons, de l’impact que nous en attendons et des moyens que nous nous donnons. Nous avons empilé des dispositifs qui, pris un par un, sont tous valides mais qui, réunis, ne constituent une stratégie cohérente ni pour la France, ni pour l’Europe.
M. Dominique Calmels. À la fin de notre note relative aux 80 milliards d’euros que l’État pourrait récupérer en taxant les produits importés les plus polluants, nous prenons l’exemple d’un t-shirt vendu à environ 15 euros pour montrer que l’impact d’une telle mesure sur l’inflation ne serait pas si élevé que cela.
Premièrement, en augmentant le prix d’un produit importé, on pourrait le rapprocher du prix de vente d’un produit fabriqué en France ou en Europe ; s’agissant des vêtements, nous savons où ils sont massivement fabriqués. La réduction de l’écart peut inciter le consommateur à choisir un produit provenant de plus près de chez lui.
Deuxièmement, plusieurs intermédiaires interviennent dans les importations, si bien qu’une hausse de 1 euro sur un produit vendu 15 euros pourrait être progressivement absorbée sans qu’elle ne se répercute sur le prix de vente final. Certes, l’augmentation du coût de départ peut conduire à un prix final plus élevé, mais le jeu en vaut la chandelle eu égard au montant total dont nous parlons.
Enfin, une telle mesure permet de s’interroger sur les conséquences extrêmement néfastes pour la planète des conditions de fabrication de ces produits très bon marché. Le but n’est pas de demander à chaque Français de dire si, oui ou non, cela les dérange de faire ce type d’achat, mais de les alerter et de leur indiquer qu’il convient certainement de dépenser 1 euro supplémentaire. Je répète que le montant global s’élève à 80 milliards d’euros, ce qui n’est pas rien.
En ce qui concerne le potentiel Buy European Act, au risque de me montrer trop réaliste – on a pu me le reprocher, mais c’est le propre des directeurs financiers –, si privilégier les achats européens est, sur le papier, est une formidable idée, est-elle réalisable ? Marie-Pierre de Bailliencourt vient de poser la même question : en nous engageant sur cette voie, sommes‑nous certains de nous en sortir avec des produits européens, que les consommateurs achèteraient ?
Nous savons bien que les géants du numérique dits Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne viennent pas d’Europe, et encore moins de France. Alors que nous accusons une très grande dépendance vis-à-vis d’eux depuis des années, l’Europe ne s’est pas mobilisée pour créer une proposition numérique concurrente. Dans la mesure où nous n’avons pas la même force de frappe, cette démarche ne pourrait être que progressive, mais nous ne l’avons même pas commencée. Dans ce contexte, si se lancer dans la réindustrialisation est une bonne idée, favoriser les achats européens est-elle la stratégie opportune ? Nous essayons d’établir des pare-feux autour de nous, de nous isoler, en estimant que nous sommes suffisamment intelligents et capables de produire et de vendre européen, mais nous voyons bien qu’il faudra des années avant que ce soit une réalité.
Il faut certainement défendre cette idée, car il y a des domaines où nous pouvons y arriver, mais, à l’image des normes comptables, nous risquons de fixer des règles qui contraindront encore davantage nos entreprises. Plutôt que de dépenser de l’argent pour faire tous ce reporting – je connais bien la question pour en avoir eu la charge dans mes fonctions précédentes –, ne faudrait-il pas le consacrer à l’innovation et à la recherche afin de nous mettre au niveau de nos amis chinois et américains ? D’aucuns diront que c’est peine perdue, mais je ne crois pas que ce soit impossible, car nous avons de bons chercheurs qui, s’ils sont motivés et correctement rémunérés, peuvent aboutir à des découvertes. Les grandes innovations ne demandent d’ailleurs plus de lourds investissements industriels, comme lorsque nous devions inventer le moteur à explosion ; elles sont désormais beaucoup moins coûteuses. Le plus important est d’avoir les êtres humains, les équipes qui ont des idées. Nous pouvons atteindre des résultats surprenants si nous libérons la créativité et si nous passons outre certaines règles qui nous ralentissent ; c’est le point de vue de l’Institut Sapiens.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Mme de Bailliencourt a parlé de stratégie globale : celle de l’Union européenne, fondée sur des instruments protectionnistes, n’est-elle pas contreproductive en matière de réindustrialisation ? Le MACF, par exemple, taxe les intrants, mais pas les produits finis ou semi-finis étrangers qui font concurrence à notre industrie. Quant à la directive CSRD, elle alourdit la bureaucratie.
Au fond, l’Union européenne ne nous mène-t-elle pas dans l’impasse en suivant une stratégie complètement différente de celle de la Chine et des États-Unis, pays qui soutiennent leur industrie par des subventions quand nous préférons taxer au nom de la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre ? Je ne dis pas qu’il ne faut pas œuvrer contre les émissions, ni qu’il faut tout subventionner, mais nous taxons au lieu de soutenir et de nous libérer de règles de concurrence beaucoup trop strictes.
M. Dominique Calmels. Je vais prendre votre question autrement. Nous avons produit un autre rapport soutenant que toute annonce devrait être précédée d’une étude d’évaluation. Nous sommes les champions du monde de l’annonce, mais il faut que nous apprenions à faire des études, rapides et sérieuses, sur les conséquences de nos décisions et propositions.
Par exemple, si l’interdiction de la vente de voitures thermiques à l’horizon 2035 est à première vue une bonne idée, nous nous apercevons qu’elle est difficile à réaliser, qu’elle va tuer une partie de notre industrie automobile et que, de toute façon, certains véhicules sont utilisés pendant vingt ans. Et si nous décidons malgré tout d’emprunter cette voie, alors notre stratégie est incomplète. Que faire, entre autres, des voitures qui ne seront pas électriques en 2035 ?
La logique est la même concernant la réindustrialisation. L’idée est consensuelle, mais nous ne sommes pas allés au bout de la réflexion sur ce que cela implique dans le détail. J’y insiste : nous manquons d’études préliminaires. Je sais que certains, en France, font des plaisanteries sur le commissariat au plan, mais il n’empêche que nous manquons de plan !
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le président Rodwell vous a aussi interrogé sur les Piiec : qu’en pensez-vous ?
Par ailleurs, je souscris totalement à ce que vous venez de dire. Je crains en effet que les décisions ne soient davantage prises en fonction des effets de mode et de l’idéologie que de la rationalité. Nous l’avons vu s’agissant du nucléaire ; nous le voyons avec l’interdiction de la vente des véhicules à moteur thermique. À ma connaissance, il n’y a aucun indicateur au vert concernant cette mesure, qui va supprimer au moins 100 000 emplois dans le secteur de l’industrie, sans compter la distribution et les services. De plus, comme l’indiquait ce matin David Baverez, cette interdiction va donner un énorme coup de frein à la recherche et à l’innovation en France étant donné que ce secteur est l’un de ceux qui y consacrent le plus de ressources.
M. Dominique Calmels. Si l’arrêt des véhicules thermiques en 2035 est la bonne décision, ou du moins si c’est la nôtre, il faut anticiper les conséquences et établir un plan d’action. Il faudra former et redonner un travail aux 100 000 personnes à reclasser. Dans la mesure où nous avons créé 1 million d’emplois en quelques années, c’est certainement possible, mais il y a des actions à mener.
Quant à votre dernière question, je n’ai pas de commentaire particulier.
M. Olivier Redoulès. En ce qui concerne le MACF, qui consiste à appliquer aux importations les mêmes exigences relatives aux émissions de gaz à effet de serre que celles que nous imposons à nos propres produits, l’idée découlait du bon sens. Cela étant, le dispositif ne s’applique que sur certains intrants, et non sur les produits finis. De plus, nous n’avons pas trouvé le moyen de neutraliser ce mécanisme en ce qui concerne nos exportations, si bien que nous taxons notre propre production. Le MACF illustre bien le fait que des mesures conceptuellement intéressantes se heurtent souvent à d’importantes difficultés opérationnelles.
S’agissant ensuite des stratégies de décarbonation, mon collègue Raphaël Trotignon le dirait mieux que moi : la Chine suit une démarche de mercantilisme vert, la transition écologique ayant constitué une occasion incroyable pour elle de se positionner sur des marchés où elle était absente, comme l’automobile ; tandis que les États-Unis ont adopté une approche fondée sur la valeur, avec des mécanismes de subvention, comme l’Inflation Reduction Act, qui ont rendu rentables les investissements verts. Ils ont donc créé de l’activité économique, car s’ils continuent d’exploiter le gaz de schiste – nous sommes bien placés pour le savoir, puisque nous le payons –, ils valorisent d’autres types d’investissements, proches de la neutralité technologique et grâce auxquels le mégawattheure a peu ou prou le même prix, quel que soit le mode de production, hors ajustements techniques.
Quant à la stratégie européenne, plus que de reposer, comme vous l’avez indiqué, sur la taxation – le marché du carbone étant limité –, elle s’appuie avant tout sur une forte réglementation. Or, si nous avons détruit la valeur du « brun », nous n’avons pas réellement valorisé le « vert ». Je confirme donc qu’il y a un problème dans l’approche industrielle. Certes, un plan comme le pacte vert a été conçu avant le Covid, lorsque nous menions la transition écologique par invocation : on affirmait qu’il fallait faire les choses d’une certaine manière et qu’il fallait se fixer certains objectifs. Le point de pivot n’est arrivé qu’après, quand nous avons évalué les investissements qu’une telle politique supposait et que nous nous sommes rendu compte que les choses devenaient très coûteuses. La France a aussi connu la crise des gilets jaunes, lors de laquelle nous avons compris que des mesures issues d’une approche trop descendante n’étaient pas admises par la population.
J’en viens à la question du coût du travail, qui est le résultat du salaire brut et des cotisations. Or le fait est qu’avec le Smic, nous avons un plancher relativement élevé – on peut trouver cela justifié, mais en comparaison avec le revenu médian des autres pays, c’est le cas – et que nous appliquons au travail un taux normal de prélèvement – je pourrai revenir sur le mot « normal » – également très élevé de 42 %. Il y a donc une singularité française.
Dès lors, le problème vient-il du niveau du smic et de ses effets sur l’échelle des salaires, ou bien du niveau des prélèvements ? Dans le premier cas, la question renvoie au mécanisme de formation des salaires ; dans le second, aux dépenses sociales – sur lesquelles je reviendrai également – que les prélèvements permettent de financer. Ces deux éléments sont à analyser sur les moyen et long termes.
À très court terme, ainsi que nous l’avons dit dans notre note sur la surfiscalisation du travail qualifié en France, nous appliquons aux salaires supérieurs à 1,4 smic des prélèvements supérieurs ou très supérieurs à ceux de nos voisins européens. L’écart s’accroît d’ailleurs à mesure qu’on progresse sur l’échelle salariale, mais sans que cela ne soit justifié par des revenus différés : je pense aux retraites et à l’assurance chômage, sur laquelle je pourrai aussi dire un mot.
Or du point de vue de la compétitivité économique, une surfiscalisation du travail qualifié n’est pas opportune. L’effort devrait être reporté sur d’autres assiettes fiscales, comme la consommation, mais il y a d’autres possibilités. En effet, un tel coût du travail nuit à l’attractivité des emplois. Les employeurs peinent à recruter et les salariés qualifiés, qui ont le choix du lieu de travail et qui voient la différence entre la valeur ajoutée qu’ils doivent créer pour leur entreprise et ce qu’ils touchent à la fin du mois, constatent qu’ils sont moins bien lotis en France que dans d’autres pays européens.
Pour atteindre nos objectifs en matière d’emploi, nous avons fortement baissé le coût du travail et par là introduit une progressivité, qui a considérablement réduit le rendement donc l’accumulation du capital humain et l’investissement éducatif. Cette politique a amputé la capacité d’augmentation des salaires tout au long de la vie professionnelle : il s’agit d’une redistribution avantageant le début de carrière au détriment de l’évolution salariale. Cet effet pervers n’a pas forcément été analysé, lacune qui renvoie à la place des études d’impact préalables.
La retraite par capitalisation pose la question du choix du modèle social. Voulons-nous que la pension de retraite couvre l’ensemble du salaire ? Elle pourrait pour partie relever d’un socle redistributif et pour une autre, contributive, s’apparenter à de la capitalisation. Une telle réforme peut s’envisager dans le temps. La retraite par capitalisation nécessite un patrimoine, lequel peut être constitué des actifs de fonds de pension. Ce système dégage une capacité de financement de l’économie qui ne se retrouve pas dans le modèle par répartition. Ponctionner un revenu pour le rendre dans cinquante ans s’oppose à l’accumulation d’un capital que l’on peut solliciter pour acheter une voiture ou une maison. Des éléments microéconomiques séparent les deux systèmes et incitent à déployer celui par capitalisation à partir d’une rémunération égale à 5 ou 6 smics, voire plus bas.
Les employeurs acquittent des cotisations chômage relativement élevées, de l’ordre de 4 % du salaire brut jusqu’à un plafond lui-même haut. Les cotisations des salariés ont été basculées vers la contribution sociale généralisée (CSG), mais l’effet économique est à peu près identique même si l’extension de la base leur a bénéficié. Ces taux sont deux fois supérieurs au niveau allemand. Certes, le système est relativement protecteur en termes de durée d’acquisition des droits et d’indemnités, mais il ne facilite pas la fluidité du marché du travail. Un mécanisme moins protecteur laissant davantage les gens s’assurer eux-mêmes serait préférable.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Rexecode a publié une étude montrant que le coût horaire du travail dans l’industrie manufacturière était inférieur de 1,50 euro en France par rapport à l’Allemagne : notre pays dispose donc d’un avantage de compétitivité-prix par rapport à notre voisin, pourtant il ne semble pas en tirer profit alors que le coût de la main-d’œuvre constitue l’un des freins à la réindustrialisation.
M. Olivier Redoulès. Le coût du travail en France est légèrement inférieur à ce qu’il est en Allemagne ou aux Pays-Bas, mais ce facteur n’est pas le seul à compter. La base industrielle en est un autre, essentiel. Or celle-ci s’est fortement réduite, que l’on prenne comme indicateurs la part de la valeur ajoutée de l’industrie, celle de l’emploi industriel ou celle des exportations du secteur. Lorsque la base industrielle est réduite, les économies d’échelle sont plus faibles, donc la production est moins compétitive, les fournisseurs comme les partenaires sont moins nombreux et les pôles de compétence moins développés. Tout cela génère des coûts structurellement plus élevés.
Nous avons mené des enquêtes régulières auprès de 500 importateurs de six pays européens : nous ciblions les biens de consommation une année sur deux et ceux d’investissement l’autre année. Nous demandions à ces acteurs de situer la France par rapport à une dizaine de pays, dont des partenaires européens, la Chine et les États-Unis, sur la base de plusieurs critères de prix et hors prix. L’Allemagne n’était pas perçue comme très compétitive sur les prix mais elle l’était sur la qualité, alors que la France était moins compétitive sur la qualité tout en étant aussi chère. Le ratio entre la qualité et le prix est inférieur en France, tout comme la variété des fournisseurs, signe de la désindustrialisation.
La compétitivité de l’Allemagne diminue depuis une dizaine d’années. L’apogée du cycle industriel de ce pays date de 2015. Depuis dix ans, on constate une contraction industrielle outre-Rhin. La part des exportations est stable quand la nôtre a fortement baissé, mais le déclin de sa production est très clair depuis la crise sanitaire. Les choix opérés en Allemagne au début des années 2000 ont porté leurs fruits et lui ont permis de dominer l’écosystème industriel européen ; le contexte a également joué un rôle dans cette réussite car le type de production chinois n’était pas ce qu’il est désormais. La situation s’est retournée et l’Allemagne n’est plus le bon étalon auquel se comparer.
Nos concurrents se trouvent de plus en plus dans le sud et l’est de l’Europe et au Maghreb. Les délocalisations dans le secteur automobile depuis 2019 ont bénéficié à ces régions, non à l’Allemagne. Les avantages comparatifs hors coûts qui différenciaient la France de nombreux pays européens se sont considérablement réduits, car certains pays, comme la Slovaquie, ont accumulé une forte base industrielle, notamment grâce à une main-d’œuvre très qualifiée et à la présence d’infrastructures. L’écart de coût entre la production française et celle de ces pays ne peut plus se justifier par les autres facteurs.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les impôts de production sont deux fois plus élevés en France qu’en Allemagne : ce facteur pèse sur la compétitivité-prix de notre pays.
La France manque de compétences industrielles de base. Comment jugez-vous l’efficacité des récents plans d’investissements déployés au cours de la dernière décennie ? Le plan France relance, lancé le 3 septembre 2020, visait à soutenir prioritairement les industries dites de base, notamment les PME de la sidérurgie ou de la robinetterie dont les compétences sont nécessaires à l’industrialisation de toute innovation. À l’inverse, le plan France 2030, doté de 54 milliards sur cinq ans, repose sur deux piliers égaux : le premier concerne la recherche et le second l’accompagnement du tissu économique. Ce plan néglige les secteurs du socle commun industriel au profit des start-ups, du financement d’innovations de rupture et de la nécessaire décarbonation. Ces deux types d’aides sont complémentaires, mais le choix stratégique effectué par le président de la République et les gouvernements précédents de privilégier les innovations de rupture au détriment du socle industriel fondamental n’explique-t-il pas le ralentissement économique, les difficultés que nous connaissons à industrialiser les innovations et le rachat de nombreuses pépites et licornes françaises par des fonds étrangers ?
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Le premier défaut de ces plans est le saupoudrage auquel ils procèdent. Nous devons dessiner une ambition claire puis effectuer des arbitrages courageux. Décider, c’est renoncer – et ce n’est pas simple. La Chine a annoncé qu’elle détiendrait 80 % de parts de marché dans dix secteurs technologiques en 2025 et elle a déjà presque atteint son objectif grâce à une politique conduite à marche forcée. Les États-Unis de Donald Trump ont décidé de redevenir great again et agissent à la hache.
La souveraineté et la dépendance ne sont pas deux termes totalement antinomiques à mes yeux, ils recoupent simplement les choix que nous effectuons. On peut accepter d’être dépendants sur les composants de nos infrastructures numériques tout en étant souverains sur des usages, des données et des applications dans des secteurs sensibles de la défense, de l’innovation, de l’énergie, de la mobilité ou de la santé. Nous pouvons également viser l’excellence dans des activités pour lesquelles nous souhaitons préserver notre compétitivité. À l’inverse, il me paraissait totalement inutile de développer un moteur de recherche français dans lequel nous avons englouti plusieurs dizaines de millions d’euros dix ans après la bataille. Microsoft vient de révéler qu’elle dotait son plan d’infrastructures numériques annuel de 85 milliards de dollars quand notre pays peine à dépenser 1 milliard d’euros. Nous ne pouvons pas lutter, donc il faut refuser les combats perdus d’avance et en privilégier d’autres qui nous correspondent et que nous souhaitons absolument remporter. Nous ne manquons pas d’atouts dans la technologie, l’IA, le quantique ou la biotechnologie. La plupart des sociétés de biotechnologie qui se font actuellement coter à New York sont d’origine française et sont financées par les impôts des Français. Notre marché de capitaux est insuffisant pour amorcer le pied de cuve de la réindustrialisation. Une start-up se voit proposer huit fois moins de capitaux en France qu’aux États-Unis : dans ce contexte, la tentation américaine est grande.
Il ne faut pas se contenter de subventionner les entreprises, car elles ont été étouffées par l’administration et la bureaucratie. Il est urgent d’augmenter la TVA et de baisser les impôts de production pour provoquer un choc de réindustrialisation rapide. C’est certes une question politique sensible dans un pays qui a fait du pouvoir d’achat l’alpha et l’oméga de son économie, mais les pouvoirs publics ont la responsabilité d’expliquer aux citoyens que des efforts sont à réaliser à court terme pour améliorer la situation à moyen et long terme.
Le premier mandat du président Macron fut marqué par des efforts importants sur l’impôt sur les sociétés (IS) mais un rétropédalage est intervenu dans le projet de loi de finances pour 2025, pour les raisons que tout le monde connaît. Ce changement trouble le message de la France. J’ai parlé ce matin devant cinquante investisseurs américains, qui se posent la question de leur départ. Mon devoir patriotique me conduit à tenter de les convaincre de rester grâce à nos atouts, qui ne sont pas toujours visibles, mais les investisseurs étrangers sont fébriles. L’une des raisons qui peut les conduire à rester dans notre pays est la sous-valorisation de nos actifs, car nous nous vendons mal.
Une urgence est attachée à l’enseignement, en particulier des mathématiques. Il faut réinvestir les fondamentaux et déployer des plans de formation destinés à résorber le décalage avec les besoins de l’économie, illustré par le fait que 577 000 jeunes sont sans emploi alors que 300 000 postes sont vacants. Les résultats du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) fait mal à notre pays, qui a su par le passé être un lieu d’excellence.
Les PME et les ETI se trouvent dans une vallée de la mort où elles sont laissées pour compte. La plupart de leurs patrons sont découragés d’investir par les tracas administratifs qu’accompagne la croissance. Les forces vives sont étouffées par le poids des contraintes administratives. J’ai dirigé une entreprise de technologie dans laquelle environ 30 % du bénéfice était englouti par la charge administrative – comptabilité, remontée d’informations, conformité aux normes et à la réglementation. On ne peut pas courir avec ces boulets au pied quand nos voisins et le reste du monde s’organisent de manière très différente.
Dans le domaine de la réglementation, des actions sont à mener à l’échelle européenne et nationale. Pour faire plaisir à M. le rapporteur, je vais donner deux exemples du poids du MACF : les émissions d’un bateau naviguant entre deux ports européens sont taxées à 100 % alors qu’elles ne le sont qu’à 50 % entre un port européen et un port tiers. L’Union européenne organise son propre désavantage compétitif. Par ailleurs, nous ne comprenons pas la chaîne de valeur d’un produit : le prix d’une voiture produite en Europe intègre le coût du quota carbone dont l’industriel a dû s’acquitter pour l’acier alors que le prix d’une voiture chinoise exportée en Europe est délesté du MACF.
Voici deux leviers d’action concrets et immédiats. L’Allemagne s’est révélée un partenaire compliqué dans ce domaine à cause de sa dépendance aux chaînes d’approvisionnement chinoises, qui s’articulait au commerce des composants verts – ou green trading. Le nouveau chancelier Friedrich Merz veut insuffler des évolutions dans ce domaine et souhaite rejoindre la cohorte d’une Europe qui a envie de se défendre.
M. Olivier Redoulès. Je souscris largement aux propos de Mme de Bailliencourt, notamment sur le choix français de privilégier le pouvoir d’achat, destiné à attirer les investisseurs étrangers par une croissance et une consommation plus élevées que dans les autres pays européens. Couplée à des décisions en matière de temps de travail et d’âge de départ à la retraite, cette stratégie a fait des prélèvements obligatoires et du déficit public les variables d’ajustement de la politique économique. Les prélèvements obligatoires n’ont pas les mêmes effets dans tous les secteurs, certains étant moins exposés car davantage protégés de la concurrence internationale. L’industrie ne fait pas partie de cette catégorie, donc la réindustrialisation exige de privilégier la compétitivité sur le pouvoir d’achat. Il faut d’abord produire suffisamment avant de distribuer des revenus, d’abord aux salariés. Le taux de partage de la valeur ajoutée est stable sur longue période : faut-il se satisfaire de ce résultat ? Pas forcément, même si on s’en justifie parfois en constatant la baisse qu’a connue la part salariale dans d’autres pays. Il est parfois préférable de recevoir une petite part d’un gros gâteau qu’une grosse part d’un petit gâteau : la France se situe dans la deuxième configuration car elle a déployé divers instruments pour maintenir la part du revenu des ménages, mais cette politique s’est faite au détriment de la création de richesses.
La Suède est une petite économie ouverte qui a résolu sa crise dans les années 1990 en réformant, comme d’autres pays, les mécanismes de formation des salaires et les prestations sociales. Le principe est de partir de la production de valeur et de la compétitivité, d’abord celle de l’industrie et des biens échangeables puis celle de l’ensemble de la chaîne économique. Peut-être faut-il s’inspirer de ce modèle, d’autant que la Suède n’est pas le pays des petits emplois mal payés – la modération salariale correspond davantage à la politique conduite en Allemagne.
Il faut distinguer la réindustrialisation de l’innovation. Certes, l’industrie est le lieu d’innovations importantes : nos dépenses de recherche et développement (R&D) sont faibles, mais leur niveau est plus flatteur si on le rapporte à notre socle industriel, lui-même limité. La R&D industrielle est liée à la capacité des entreprises à investir et à accumuler du capital : la rentabilité et la fiscalité du capital sont deux paramètres importants en la matière.
Les retours de terrain sur les plans déployés par l’exécutif ces dernières années sont plutôt favorables, à condition qu’ils ne se substituent pas à d’autres formes de soutien mais qu’ils les complètent. On pourrait considérer que ce n’est pas à l’État d’agir dans ce domaine, mais les autres pays, comme les États-Unis, soutiennent beaucoup, de manière plus ou moins avouée, l’innovation. Quelle est la légitimité de l’État par rapport à un investisseur privé ? Quand l’État investit, il doit supporter le coût des éventuelles pertes, alors qu’il serait préférable que le secteur privé essuie celles liées aux investissements risqués. Il faudrait analyser les raisons qui empêchent les investisseurs privés de prendre le relais : cette question mérite une étude approfondie.
M. Dominique Calmels. France Stratégie a publié en septembre un rapport dans lequel on peut lire que l’IA « pourrait augmenter la productivité industrielle française de 20 % d’ici 2030, soit un gain de 200 milliards d’euros. » Petit calcul d’épicier : sur les 200 milliards, 100 milliards serviront à amortir les investissements et à payer les salaires, et les 100 milliards de gains, taxés à 25 %, produiront une recette fiscale de 25 milliards, c’est-à-dire la somme que les pouvoirs publics cherchaient récemment. Il y a donc urgence à déployer l’IA dans l’industrie et dans les entreprises : la tâche est amorcée, mais il faut accélérer.
Les écoles françaises préparant au baccalauréat professionnel continuent à former de nombreux développeurs en informatique, alors qu’on n’en aura plus besoin dans quelques années. Certains jeunes éprouvent déjà des difficultés à trouver du travail dans cette branche. Le monde change ; il faut apprendre à anticiper.
L’enveloppe de 50 milliards du plan France 2030 représente le produit des taxes de production : la suppression de ces prélèvements ne serait-elle pas plus efficace pour notre économie ? Pour les dirigeants de start-up ayant besoin de fonds, le gouvernement pourrait se porter caution.
Il y a cinq ou six ans, nous avons lancé un cycle de conférences intitulé les « les rencontres de la France qui gagne », au cours duquel nous avons mis en avant six secteurs économiques dans lesquels des entrepreneurs pleins d’idées avaient réussi. Il a en revanche été difficile de trouver de tels entrepreneurs dans le domaine de la cybersécurité : nous sommes parvenus à trouver deux Français très compétents, mais ils avaient accompli leur brillant parcours aux États-Unis grâce au patron, français, de Moderna, qui les y a accueillis et qui a financé leur développement dans ce pays. Il faut que cela change.
M. Emmanuel Fernandes (LFI-NFP). Madame de Bailliencourt, vous avez confessé la grande naïveté de l’Europe, qui s’est laissé bercer par l’idée d’un commerce globalisé, sans contraintes et reposant sur une concurrence libre et non faussée, et qui se trouve désemparée face à la guerre commerciale que nous livrent désormais les États-Unis, pourtant le phare planétaire du néolibéralisme mondialisé. Vous avez également avoué que la politique conduite durant ces trente dernières années avait favorisé les services, les délocalisations et la consommation importée. Notre commission d’enquête progresse, puisqu’elle vient de mettre le doigt sur un premier frein à la réindustrialisation : la désindustrialisation n’est pas un phénomène subi, elle résulte de choix politiques qui se sont inscrits dans le logiciel du néolibéralisme globalisé. Il faut sortir de la politique économique menée depuis plusieurs décennies et poursuivie par le gouvernement en place.
Monsieur Calmels, vous nous interrogiez sur les raisons pour lesquelles la France voudrait se réindustrialiser. On pourrait invoquer l’objectif suivant : produire pour satisfaire les besoins des Françaises et des Français, à commencer par les besoins primaires – se loger, se nourrir, se vêtir, se soigner, se déplacer et se chauffer.
Dans ce cas, nous devons partir des besoins et donc abandonner la politique de l’offre et l’obsession de la baisse des coûts, alors que les aides publiques aux entreprises représentent près de 200 milliards par an, en cumulant les aides fiscales et les exonérations de cotisations patronales. Les résultats de cette politique sont nuls voire négatifs, puisque le solde net d’emplois industriels a diminué depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. On prête à Albert Einstein la formule suivante : « La folie, c’est de se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent ». Pourquoi donc répéter la même politique ?
On voit bien que la mise en concurrence avec des espaces économiques aux normes sociales et environnementales moins-disantes est un puits sans fonds, puisqu’il y aura toujours un compétiteur qui produira pour moins cher que nous.
Madame de Bailliencourt, vous considérez que les Français devraient encore faire des efforts, qu’ils doivent consentir à une baisse de leur pouvoir d’achat pour maintenir un système en pleine autodestruction. Mais jusqu’à quel point ? À partir de quand juge-t-on qu’un système n’est pas vertueux pour l’intérêt général, mais produit simplement du malheur ? Depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, il y a sept ans, le nombre d’inscrits à l’aide alimentaire a augmenté de 2,5 millions, pour atteindre 8 millions. Dans le même temps, le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes est passé de 500 milliards à plus de 1 200 milliards. Il y a un problème systémique, qu’il faut régler.
Vous évoquez le passage d’un système de retraite par répartition à un système par capitalisation, afin de gagner en compétitivité. Un consensus apparaît ainsi entre l’extrême droite, le centre et la droite, pour casser le système actuel de retraite. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Quand trouverons-nous un système vertueux qui protège l’environnement et l’intérêt général ?
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour l’objectivité de votre intervention. Vous avez simplement omis d’indiquer que 3 millions de Français ont retrouvé un emploi ces huit dernières années – mais je pense que vous alliez le faire.
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Monsieur Fernandes, une phrase est correcte, dans votre propos : tout cela est systémique. C’est une réalité. Le système né de l’après-guerre visait à globaliser les chaînes de production, d’approvisionnement et les éléments de la consommation. Il reposait sur un idéal de liberté garantie par le commerce et par le bouclier défensif américain, pour le bloc occidental, par le leadership idéologique de l’URSS puis de la Chine, pour le bloc oriental.
Ce système globalisé a été mis à mal par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. La politique chinoise, menée à bas bruit depuis 1979, est devenue beaucoup plus offensive. Elle s’est désinhibée, avec un projet affiché de faire du pays le leader économique mondial. La Chine a changé l’organisation des relations internationales et a structuré la dépendance occidentale à ses produits à bas coût, à travers un dumping, non pas pour faire preuve de gentillesse en nous vendant des produits bon marché mais pour conquérir nos marchés. Shein et Temu, les deux principales plateformes chinoises de commerce en ligne, ont vu leurs résultats bondir de 600 % au cours des six derniers mois. Actuellement, elles vendent davantage en France que la plateforme française La Redoute, Amazon et toutes les plateformes européennes.
Si le système se redessine actuellement, c’est également à cause du mouvement de balancier américain vers le protectionnisme, qui a commencé sous Obama. Face à cette nouvelle réalité, nous devons nous réorganiser. Il me semble que les instruments de notre réponse se trouvent à la fois à l’échelle française et à l’échelle européenne. Vous avez raison, le changement de paradigme est radical sur le plan économique. La guerre économique est ouverte depuis à peu près 2015. Nous en payons les frais.
Si nous ne changeons pas nos méthodes, nous produirons plus de malheur. Si nous voulons rendre à la France sa productivité, retrouver des salaires décents, l’envie d’innover, permettre aux Français d’espérer en demain, il faut changer de politique – et non accroître encore le déficit public, ou les soutiens économiques.
Le baromètre des territoires de l’Institut Montaigne montre que la France est très largement désespérée. La paupérisation est assez forte. Un certain nombre de politiques, de droite comme de gauche, doivent être revues, pour prendre en compte le nouveau cadre géopolitique.
M. Olivier Redoulès. Je ne sais pas trop ce qu’est le « néolibéralisme » que vous évoquez. La désindustrialisation française est une singularité au sein de l’Europe. Nous vivons pourtant dans le même système que nos voisins.
Nous observons une inflexion depuis 2022-2023, avec la crise énergétique, et l’accélération d’une stratégie chinoise dont les prémices sont apparues en 2015, avec le plan China 2025 – qui avait déjà suscité une réaction d’Obama.
La désindustrialisation en France au cours des trente dernières années a un caractère unique en Europe. Elle ne s’explique pas par le néolibéralisme. Nous devons plutôt interroger nos politiques publiques, nos choix.
Vous évoquez 220 milliards d’euros d’aides aux entreprises. Encore faudrait-il préciser le périmètre. Surtout, le ratio entre les prélèvements nets, après aides publiques, dont les entreprises s’acquittent et leur valeur ajoutée est supérieur en France à la plupart des pays européens, si ce n’est à tous. Dans notre modèle économique, la puissance publique prélève beaucoup et redistribue beaucoup. Ce modèle pourrait peut-être être interrogé.
Je ne sais pas d’où sortent vos chiffres concernant le solde net d’emplois industriels : 130 000 emplois industriels salariés ont été créés depuis 2017 dans le secteur manufacturier. On peut se désoler que la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total du secteur marchand ait légèrement baissé. Toutefois, l’emploi manufacturier a augmenté en valeur absolue. Ce sont des chiffres de l’Insee.
En outre, sur les 220 milliards d’aides aux entreprises que vous évoquez, 70 ou 80 milliards sont constitués d’allègements de charges. N’oublions pas que ces allègements correspondent à la prise en charge par la puissance publique de cotisations de salariés. Il serait possible de transformer ces allègements en baisse de cotisations et de diminuer les droits. Ces allègements introduisent une très forte progressivité du coût du travail, en comparaison des autres pays. Ce choix a pour conséquence de tasser très fortement les revenus du travail, au moins entre 1 et 1,6 smic. Une telle vision d’ensemble est nécessaire pour poser le bon diagnostic.
M. Frédéric Weber (RN). Pour réindustrialiser la France, il faudra changer de logiciel. Nous devons trouver un équilibre entre, d’un côté, l’économie libérale, ses besoins, ses difficultés, ses échelles – la France, l’Europe, le monde –, et, de l’autre, la responsabilité sociale.
On pourrait résumer vos propositions à celle de réduire les coûts. Mais pourquoi faire ? Des bénéfices flash ? En 2020-2021, à la suite de la crise du Covid, dans un contexte de difficultés d’approvisionnement, ArcelorMittal a augmenté ses prix et a enregistré 1 milliard d’euros de bénéfices en France. Seuls 60 millions ont été redistribués à ceux qui ont généré cette richesse. Cela nous engage à réfléchir sur le partage de la valeur, sans être spécialement antilibéral. Ce n’est pas un problème d’aider les entreprises, et de fournir un cadre qui leur permette d’être dynamiques, mais la société dans son ensemble doit y trouver son équilibre.
Le patron de Renault estime qu’avec l’entrée en vigueur des nouveaux barèmes issus du règlement du 17 avril 2019 établissant des normes de performance en matière d’émissions de CO2 pour les voitures particulières neuves et pour les véhicules utilitaires légers neufs et appelées réglementation Cafe (Corporate Average Fuel Economy), il est plus intéressant pour lui de mettre à l’arrêt les lignes de production du Renault Master – élu véhicule utilitaire de l’année – car il serait taxé s’il en produisait trop.
Le chien aboie, la caravane passe, dit-on. Mais peut-être l’écart est-il trop grand entre le temps de la réalité économique et le temps de la réflexion à Bruxelles. Nous devons mener un vrai débat sur notre réactivité.
Enfin, le groupe Volkswagen – la marque Audi notamment – et ArcelorMittal commencent à bas bruit à externaliser les fonctions support, par exemple l’établissement des fiches de salaire. Ainsi, 15 % des effectifs d’Audi seront transférés dans des pays émergents, tels que l’Inde et la Chine. ArcelorMittal avait déjà transféré une partie de ses activités connexes – fonctions support, chaîne logistique – en Pologne. Elles vont partir en Inde ; la fiche de paye d’un salarié de Dunkerque sera ainsi établie à Bombay. Or il serait évidemment difficile de taxer les flux informatiques avec le MACF. Cela pose de vraies questions.
Comment trouver une position équilibrée entre la nécessité d’aider les entreprises pour permettre leur dynamisme et celle d’assurer qu’elles sont socialement responsables, et partagent la valeur. Certains grands groupes – pas toutes les entreprises – ont mené une politique de rachat d’actions qui n’était pas vertueuse et n’est pas allée dans le sens de l’intérêt général – nous avions échangé sur ce point lors de l’examen du projet de loi de finances.
M. Olivier Redoulès. Je ne sais pas si la France peut être qualifiée de pays « très libéral ». Peut-être que je comprends mal votre intervention, mais il faut se méfier de la tentation protectionniste. Certes, nous risquons d’être amenés à des politiques protectionnistes, car nous entrons dans une phase de fragmentation des échanges mondiaux – qui touche d’ailleurs davantage les biens que les services, même si ceux-ci pourraient également être concernés.
En Asie, les pays ayant adopté des trajectoires protectionnistes ne s’en sont pas forcément mieux sorti que les autres – certains ont plutôt réussi, mais d’autres ont créé une économie sous-optimale, avec des retards de développement. Je ne suis pas foncièrement opposé au protectionnisme, mais il faut garder une vue d’ensemble. Les gains permis par le libre-échange concernent davantage les importations que les exportations. Le libre-échange donne accès, pour le meilleur et pour le pire, a une grande variété de biens et de services. Si nous limitons la capacité des entreprises françaises ou allemandes à externaliser certaines fonctions en Inde, nous accroîtrons leurs contraintes, dans un contexte concurrentiel.
Faut-il seulement prendre en compte les coûts ? Non, la preuve, certains pays européens sont très compétitifs, si l’on en juge par leur balance commerciale et par la part de l’industrie dans leur économie, malgré des coûts élevés. Il faut apprécier l’équilibre d’ensemble, qui comprend les salaires, les infrastructures, la fiscalité et les mécanismes d’ajustement par rapport aux cycles économiques, qui sont plus compliqués à comparer.
De fait, si les investissements industriels n’affluent pas autant que nous le voudrions en France, c’est parce que nous ne sommes pas les mieux positionnés. Nous pouvons agir sur différents facteurs, dont les coûts. L’avantage de ce dernier facteur est qu’il est beaucoup plus mesurable que d’autres, tels que les infrastructures. Par exemple, je constate depuis vingt ans que nous mettons en avant la qualité des infrastructures françaises, mais force est de constater que jusqu’à récemment – puisque d’actuellement, l’Allemagne connaît une récession industrielle –, ce facteur a moins joué que d’autres dans le choix de localisation des investissements.
Sur 1 milliard de bénéfices, ArcelorMittal n’aurait redistribué que 60 millions, dites-vous. Il faut analyser de tels chiffres sur une période longue. Les politiques de distribution des dividendes peuvent être ponctuelles – je ne sais pas, en l’occurrence, si c’est le cas. Par ailleurs, le secteur concerné est très capitalistique. Il n’est donc pas étonnant que les actionnaires bénéficient d’une part importante de la valeur ajoutée. Il faudrait regarder les chiffres en détail.
Les rachats d’actions ont mauvaise presse. Comme le versement de dividendes, ils consistent en une liquidation du patrimoine des actionnaires. Ces pratiques impliquent que les entreprises ont des liquidités, mais pas forcément de perspectives d’investissement. Certes, les entreprises pourraient également choisir d’augmenter les salaires ou de verser des primes – elles le font, en général. En tout cas, en reversant les fonds aux détenteurs des actions, les entreprises permettent de les réallouer de manière plus judicieuse dans l’économie. Cela n’aurait pas de sens qu’une entreprise conserve trop de liquidités, sans perspective d’investissement ou de croissance. Bien sûr, chaque situation doit être évaluée individuellement. Comme partout ailleurs, chez les chefs d’entreprise, certains prennent les bonnes décisions, d’autres non.
M. Dominique Calmels. Une entreprise ne peut pas fonctionner sans ses salariés et le partage de la valeur est une bonne chose. Toutefois, parmi les nombreux systèmes de partage de la valeur, la plupart sont taxés selon un forfait social de 20 %, si bien que les entrepreneurs en viennent à se poser des questions : ne vaut-il pas mieux passer par des augmentations ? Ils renoncent ainsi au partage de la valeur, pour rétablir les choses.
Si le système était plus simple, il serait plus vertueux. Surtout, il ne faut pas forcer les entreprises. Vous répondrez qu’il existe de mauvais employeurs, qui ne donneront rien, mais n’oublions pas les pratiques de mise au pilori ou name and shame : ceux qui ne verseront pas de bonus seront pointés du doigt et ne parviendront plus à recruter. Les employeurs sont toujours rattrapés par leur politique sociale.
En ce qui concerne votre exemple, n’oublions pas la période où Arcelor allait mal et a bénéficié d’aides.
M. Frédéric Weber (RN). Dès que les entreprises vont mal, elles sont aidées.
M. Dominique Calmels. Oui, mais peut-être pas tant que cela. Et il faut maintenir une production d’acier en Europe. Il faudrait étudier les résultats d’ArcelorMittal sur plusieurs années. De même, tout le monde a évoqué les 17 milliards de profits de CMA-CGM, mais nous devons prendre en compte les résultats de cette entreprise pour les dix années précédentes – les pertes étaient catastrophiques.
Mme Marie-Pierre de Bailliencourt. Nous vivons un moment singulier. Les défis et les menaces s’accumulent – notamment la fin de la soutenabilité de notre modèle social, pour des raisons de démographie, de déficit, de compétitivité, et à cause de pressions extérieures. La menace militaire monte, ce qui nous donne l’opportunité de réinvestir des instruments régaliens et de capitaliser sur nos forces. Notre industrie de défense est à l’intersection de beaucoup de ces questions. Elle est organisée en filières d’excellence. Elle est assez bien répartie sur l’ensemble du territoire. Elle est reconnue mondialement pour son expertise. Elle porte l’innovation, le progrès, l’IA, les supercalculateurs, la cybersécurité, le quantique, les évolutions environnementales – avec les matériaux intelligents –, et notre résilience, grâce à ses chaînes d’approvisionnement.
Plutôt que de regarder le verre à moitié vide, nous pouvons nous projeter dans l’avenir, en nous rappelant que nous ne manquons pas d’atouts. L’Europe est également en train de se réveiller. Elle sait désormais qu’il est temps de se défendre – c’est ce que j’appelle la fin de la naïveté. Peut-être un bien sortira-t-il de toutes ces menaces. Croyons en nos forces vives, en notre industrie. Elle n’est pas morte, seulement empêchée. Il ne tient qu’à vous, messieurs les parlementaires, de faire en sorte qu’elle soit libre.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de votre participation et de répondre par écrit aux questions qui vous ont été envoyées.
La séance s’achève à dix-huit heures trente.
Présents. – M. Emmanuel Fernandes, M. Alexandre Loubet, M. Pierre Pribetich, M. Charles Rodwell, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber.