Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’attractivité économique de la France, réunissant :
• M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting ;
• M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France ;
• M. David Cousquer, directeur de Trendeo....................2
– Présences en réunion................................24
Jeudi
27 mars 2025
Séance de 11 heures 30
Compte rendu n° 11
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à onze heures trente.
M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France. Ce matin, nous recevons les auteurs de baromètres destinés à mesurer l’attractivité économique de la France. Je souhaite la bienvenue à :
– M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France, qui publie avec l’American Chamber of commerce in France (AmCham) un baromètre annuel sur l’attractivité de la France auprès des investisseurs américains ;
– M. David Cousquer, directeur de Trendeo, qui publie un baromètre mondial sur les investissements industriels ;
– et M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting, qui publie un baromètre de l’attractivité économique de la France.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
MM. Lhermitte, Marchal et Cousquer prêtent serment.
M. Olivier Marchal, président de Bain & Cie France. Je vous remercie pour votre invitation concernant le sujet critique de l’industrie en France, un enjeu majeur pour notre pays. Je précise en préambule que je m’exprime ici au titre de Bain, en tant qu’observateur depuis une vingtaine d’années des questions relatives à l’attractivité et la compétitivité des entreprises en France.
L’historique de l’évolution de l’industrie en France est désormais bien connu ; 30 ans de déclin. En 1980, le ratio industrie/PIB était similaire en France et en Allemagne. Depuis, celui-ci a baissé de 50 % en dans notre pays contre seulement 15 % outre-Rhin. La raison principale est assez simple ; elle se résume à un déficit de compétitivité. Depuis dix ans, l’hémorragie a été interrompue et un frémissement se fait sentir, se traduisant par une légère remontée du nombre d’emplois et de sites actifs en France. Cependant, cette remontada demeure très timide et l’industrie française demeure en queue de peloton en Europe.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, je m’appuierai sur quelques éléments issus de deux baromètres. Je tiens d’abord à préciser que le contexte politique instable à l’œuvre depuis deux ans a changé la donne. Le moral des industriels est en baisse, ces derniers éprouvent des difficultés à gérer le manque de visibilité et de stabilité.
Le baromètre Bain-AmCham 2025 sur l’attractivité de la France pour les investisseurs américains est établi sur la base de l’expression d’opinions de 151 dirigeants d’entreprises américaines implantées en France et qui y dégagent un chiffre d’affaires global de 95 milliards d’euros.
En 2025, les perceptions de ces entreprises sur les perspectives économiques du pays s’établissent à leur plus bas depuis dix ans. La perception de l’attractivité de la France par rapport aux autres pays européens demeure positive ; 39 % des sociétés américaines ont cette opinion, contre 17 % d’opinions négatives. En revanche, cette bonne perception s’érode de manière assez substantielle cette année, largement en raison du manque de stabilité politique et des perspectives économiques maussades.
Dans le détail, les sociétés industrielles partagent le même constat, dans une tonalité encore plus assombrie. Ainsi, 54 % d’entre elles font état d’un avis négatif concernant les perspectives économiques du pays contre 45 % pour l’ensemble des entreprises et seulement 18 % d’entre elles conservent une perception positive de la France.
De son côté, le baromètre de la compétitivité réalisé par Syntec Conseil interroge depuis une quinzaine d’années 500 entreprises de toutes tailles, des très petites entreprises (TPE) et petites et moyennes entreprises (PME) aux grands groupes. Il témoigne également d’un pessimisme accru sur les perspectives d’activité à court terme, de problèmes de recrutement, de rétention des talents, de préoccupations concernant les coûts de l’énergie, des matières premières et de gestion financière de l’entreprise, pour les sociétés industrielles spécifiquement. Depuis dix ans, les principaux freins identifiés demeurent les mêmes : la fiscalité pesant sur les entreprises ; le coût du travail – notamment du travail qualifié – et les lourdeurs administratives.
Ce baromètre marque également un scepticisme assez prononcé sur la capacité du pays à relever ces enjeux, dans un contexte de manque de stabilité. Les sociétés industrielles témoignent également d’un pessimisme plus prononcé que l’ensemble des entreprises sondées. Quand le pessimisme à l’égard de l’avenir de l’économie se situe en moyenne à 60 %, il s’établit à 64 % pour les sociétés industrielles, qui se déclarent à 76 % pessimistes quant à la capacité du pays à se réformer.
Face à ces constats, quelles sont les options disponibles ? La première consiste à ne pas faire grand-chose ou à poursuivre ce qui a été inscrit dans le budget 2025. Il s’agirait là à terme d’une catastrophe pour l’industrie française qui, je le rappelle, est sous-estimée dans toutes les dimensions. En effet, au-delà de l’estimation du poids de l’industrie dans le PIB, évalué entre 10 % et 11 %, il ne faut pas oublier qu’un emploi industriel génère 1,5 emploi indirect et 3 emplois induits.
Une autre option consiste à mettre en place des mesures techniques. Celles-ci présenteront un intérêt pour certains segments de l’industrie, mais en réalité, elles ne changeront pas véritablement la donne. C’est la raison pour laquelle il convient de mener un travail bien plus systémique. Celui-ci consisterait ainsi à se fixer une grande ambition pour gagner deux ou trois points d’industrie dans le PIB, sur une période de dix ans.
Pour y parvenir, il faudrait lever les freins pesant sur l’attractivité et la compétitivité industrielle et qui portent en pratique sur le coût du travail, la fiscalité et les lourdeurs administratives. Malheureusement, les marges de manœuvre sont nulles dans le contexte financier actuel de notre pays et de son endettement. Cependant, nous pouvons fixer un cap, qui consiste d’abord à offrir de la visibilité aux industriels et permettrait d’amplifier de manière radicale le petit frémissement que j’évoquais précédemment.
À ce titre, cinq choix devraient à mon sens être opérés.
Premièrement, il s’agirait d’investir dans la compétitivité à travers un allègement de la fiscalité et la réduction des cotisations sur le travail, notamment le travail qualifié, puisque les salaires dans l’industrie sont plus élevés qu’ailleurs.
Deuxièmement, il conviendrait d’effectuer des investissements d’avenir dans des domaines incontournables comme la défense et l’innovation, mais également des réinvestissements dans le secteur public, par exemple dans la formation et la rémunération des enseignants.
À cet effet, il importerait, troisièmement, de mettre en œuvre un véritable chantier de modernisation de l’efficacité de la dépense publique, c’est-à-dire réinvestir dans certains domaines tout en diminuant les coûts dans d’autres.
Quatrièmement, il est nécessaire d’accroître le travail en France. À ce titre, je rappelle que le déterminant principal de la prospérité d’un pays ne porte pas sur le nombre d’heures par semaine, ni l’âge de la retraite, mais le nombre d’heures travaillées par habitant. En France, le nombre d’heures travaillées par habitant s’établit à 600 par an ; il est supérieur de 10 % en Allemagne et de 16 % en Europe.
Enfin, le dernier pilier est selon moi le plus important : tout ceci ne peut se réaliser que dans le cadre d’un pacte gagnant-gagnant entre les entreprises et les salariés. Le pouvoir d’achat doit augmenter : un tiers des Français dispose d’un reste à vivre trop faible à la fin du mois. Le salaire net est insuffisant et souffre d’un écart colossal avec le salaire brut.
Nous devons réfléchir à des mécanismes pour faire en sorte que l’effort effectué en faveur de la compétitivité soit directement bénéfique aux revenus des salariés et au pouvoir d’achat des Français.
M. Marc Lhermitte, associé au sein de EY Consulting. Nous révélerons cette enquête dans deux mois, mais je vous fournirai aujourd’hui un certain nombre de ses éléments.
Depuis plus de vingt ans, EY analyse l’attractivité de la France pour les investissements étrangers. Cette observation est essentielle à l’accompagnement de nos clients, grandes entreprises, entreprises de taille intermédiaire (ETI) et PME, françaises ou internationales. Elle l’est aussi pour nos propres décisions d’investissement, notamment en France, où nous sommes présents depuis plusieurs dizaines d’années, et où nous recruterons en 2025 près de 2 000 personnes.
Lors de mon propos liminaire, j’aborderai trois principaux aspects : les leçons que nous pouvons tirer d’une décennie assez dynamique pour l’attractivité de la France, et notamment les investissements industriels ; ce que nous pouvons observer chez nos concurrents européens, notamment ceux qui attirent plus d’emplois et plus de projets et enfin, les messages très concrets, exigeants, mais encourageants, de la part des dirigeants internationaux.
En premier lieu, je souhaite évoquer les jalons et les motifs de satisfaction d’une décennie d’attractivité retrouvée, notamment au plan industriel. En 2013, nous attirions au total 515 implantations et extensions. La France était en troisième position européenne, loin derrière le Royaume-Uni (799 projets) et l’Allemagne (701 projets). Notre image était celle d’un pays coûteux, complexe et changeant – quand les qualités de notre pays étaient peut-être moins mises en lumière – au moment où se déployaient d’importants investissements industriels dans une Europe en voie d’élargissement vers l’Est.
En 2017, après une période de réveil de notre attractivité, qui ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron, mais du rapport de Louis Gallois du 5 novembre 2012 et de l’encouragement offert par la réduction – toute relative – du coût du travail grâce au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), nous avons observé une forte progression des annonces d’investissement et d’implantation étrangers. Cette progression a été accélérée par les mesures annoncées au début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, notamment celle concernant la réduction progressive de l’impôt sur les sociétés (IS) et les ordonnances de réforme du marché du travail du 22 septembre 2017 dites « ordonnances Pénicaud ».
En 2018, nous dépassions l’Allemagne pour atteindre la deuxième position et en 2019, nous prenions la première place européenne en nombre de projets. En 2019, c’est particulièrement dans les activités de production, dans les usines que nous avons marqué les esprits : 409 projets en France (soit 34 % des parts de marché en Europe) contre 161 projets en Allemagne et 132 projets au Royaume-Uni. Cette progression était probablement liée en grande partie à un effet de rattrapage.
En 2023, nous avons conservé cette première place européenne pour la cinquième année consécutive avec plus de 1 200 investissements au total, dont 530 implantations ou extensions d’usines, ce qui nous plaçait loin devant le Royaume-Uni (150) affaibli par le Brexit et la Pologne (95).
Quels sont les facteurs de redressement de notre attractivité ? Ces derniers sont évidemment multiples et corrélés à des situations individuelles ou sectorielles, à des marchés ou des modèles économiques très différents. Mais s’il faut retenir un facteur commun, je tiens à souligner aujourd’hui l’environnement de confiance qui a été créé progressivement sur dix ans et qui s’est maintenu ces dernières années, à travers la lisibilité et la stabilité qui l’ont accompagnées, deux conditions importantes pour planifier des investissements dans un environnement international complexe et chaotique.
Quand on les interroge sur la différence française, les industriels mentionnent souvent les grands marchés et donneurs d’ordre, français ou européens, dans l’aéronautique, la grande consommation, la santé, l’énergie et les services. Progressivement, ces industriels ont reconnu une amélioration relative de notre fiscalité – qui demeure néanmoins soumise à de forts reproches –, le maintien d’un haut niveau de compétences et la qualité de nos infrastructures. Mais ils soulignent surtout les promesses tenues par l’État et les acteurs locaux, dont les régions. Progressivement, les entreprises ont repris confiance car les engagements publics ont été respectés dans le temps, malgré la persistance d’une pression fiscale assez lourde. N’oublions pas que parmi les pays de l’OCDE, nous sommes à la fois champions d’Europe de l’attractivité, mais également de la fiscalité.
Simultanément, nos deux grands concurrents, le Royaume-Uni et l’Allemagne, ont connu des mutations institutionnelles, politiques et industrielles très importantes. À titre d’exemple, le Brexit a effacé 40 % des investissements industriels étrangers et l’Allemagne a perdu un peu le cap et sans doute une partie de la confiance, ralentie par des coûts élevés et un affaiblissement de son export qui s’est accentué ces trois dernières années. Ces facteurs, mutations et transformations ont jeté le doute et, in fine, profité à la France.
Certes, les industriels émettent encore des reproches à l’encontre de notre pays, qu’ils trouvent encore coûteux et un peu complexe, mais dans notre enquête d’octobre 2024, 75 % d’entre eux témoignent de leur intention d’investir en France d’ici 2027. La France est ainsi la deuxième économie de la deuxième région économique mondiale.
Néanmoins, l’analyse approfondie des investissements industriels et la dynamique que j’évoquais il y a un instant, comportent des réserves ou des nuances. Nous réattirons des projets industriels, mais ceux-ci ne créent pas suffisamment d’emplois. En 2023, en moyenne, les implantations ou extensions d’usines génèrent 35 emplois en France par projet, loin derrière l’Espagne (364 emplois par projet), l’Allemagne (150) et le Royaume-Uni (100).
Manifestement, la création d’emplois se heurte au coût chargé de la main d’œuvre, parmi les plus élevés en Europe, quand bien même notre productivité corrige en partie cette donnée. Bien que notre droit du travail ait été aménagé pour renforcer la flexibilité, la rapidité et la fluidité, il inspire encore trop de défiance, notamment lorsqu’il s’agit d’envisager les aléas dans le temps et les éventuelles procédures collectives. Ce dernier élément est capital : dans leur plan d’investissement, les entreprises évaluent le risque par pays en cas de retournement de conjoncture.
Ensuite, en France, les investisseurs étrangers procèdent très majoritairement par extension de leurs usines existantes. En 2023, 89 % des investissements industriels ont ainsi été des extensions. Cette répartition est une conséquence des coûts salariaux et de notre droit du travail, mais aussi de la difficulté face aux délais, à l’acceptabilité de projets industriels dans certains territoires par des élus et des populations, au mille-feuille territorial et réglementaire de la France.
Enfin, depuis mars 2022 et au fil des années 2023 et 2024, cette dynamique de réinvestissement semble marquer le pas. Les courbes s’infléchissent, les enquêtes d’opinion témoignent toutes d’un trouble et d’inquiétudes face au contexte mondial, européen et national. Sur le plan mondial, cela se manifeste par l’écart de compétitivité et de moyens avec les États-Unis et la Chine, illustré par le Rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024, la puissance des politiques d’attractivité et l’agressivité commerciale américaine. En contrepoint, il faut relever les limites de notre système et de notre compétitivité à l’exportation. Or les industriels investissent notamment en France dans le but d’exporter ensuite depuis le territoire national, en Europe, dans les pays du Sud et le Moyen-Orient. Plus récemment, il convient de souligner la difficulté à prendre des décisions dans un contexte politique différent et l’inflexion de notre politique d’offre sous contrainte budgétaire.
Notre enquête réalisée il y a quelques semaines montre qu’aucune entreprise n’annule ses projets en France sous l’effet d’un contexte national et international plus difficile. En outre, 30 % des 200 dirigeants interrogés les maintiennent, mais 50 % d’entre eux les réduisent ou les reportent face au contexte international et national.
Pour conclure, quels messages les industriels étrangers que nous interrogeons et côtoyons lancent-ils à la France ? D’abord, ils sont en France, ont besoin de la France et veulent plus de France. Cependant, ils nous invitent à prolonger l’effort de compétitivité et de visibilité engagé depuis dix ans, à ne surtout pas l’arrêter en chemin. Selon eux, il est essentiel de maintenir voire de réduire les marqueurs fiscaux qui ont nourri l’augmentation des investissements en France et de limiter leur aménagement à l’élimination de mesures anti-abus ou d’ajustements ponctuels.
Ils nous disent parallèlement, comme une condition sine qua non à la reprise de leurs investissements que les acteurs publics – État, collectivités, protection sociale – doivent produire un effort décisif sur son train de vie. Ils sont prêts à coopérer, à innover, à moins demander, tant que la France améliore sa situation financière. Ils sont très attentifs à ce que le pays s’engage dans la réduction de sa dépense, de ses déficits et de sa dette.
Leur troisième exigence est la suivante : la vie de leur entreprise n’a pas besoin d’être protégée ou privilégiée mais simplifiée et allégée, à commencer par celle des plus jeunes et des plus petites entreprises (équipementiers, sous-traitants, fournisseurs).
Enfin, lors de nos conversations et de nos enquêtes, ils évoquent une exigence fondamentale, qui est apparue même vitale ces dernières semaines. Elle concerne une Europe plus forte, plus offensive et plus décisive, en relai d’une France qui ne peut agir seule dans le domaine industriel. Ils demandent la mise en place d’une véritable union des marchés de capitaux, de coopérations scientifiques et industrielles, d’une décarbonation accélérée par des moyens décuplés tels qu’évoqués par le plan Draghi.
M. David Cousquer, directeur de Trendeo. En préambule, je souhaite dire quelques mots sur Trendeo, un cabinet d’analyse économique que j’ai créé en 2007 et qui a la particularité de travailler à partir ses propres données. Depuis 2009, nous compilons l’information sur l’emploi et l’investissement en France dans tous les secteurs, et depuis 2016 nous collectons les annonces d’investissement industriel au sens large (Recherche et développement, production manufacturée, production d’énergie). Globalement, nous obtenons une bonne corrélation entre nos données sur les variations de l’emploi et les données de l’Insee en France. Nous publions régulièrement des analyses.
Le premier article mentionnant les informations Trendeo date de 2009, à propos de la suppression de plus de 34 000 emplois par la filière automobile en France. Nous avons ensuite construit notre indicateur sur les ouvertures et fermetures d’usines en 2011 à la demande d’un journaliste des Échos, qui a donné lieu à la publication d’un article le 20 décembre 2011 intitulé « Désindustrialisation, près de 900 usines françaises ont été fermées en trois ans ». En juin 2019, avec les données issues de notre base mondiale, nous avons indiqué que l’investissement dans le véhicule électrique et hybride avait dépassé l’investissement dans le moteur thermique. Nous y montrions déjà qu’en Asie, en 2018, 50 % des investissements automobiles se réalisaient dans le véhicule électrique ou hybride, contre 20 % en Europe et 25 % en Amérique.
J’ai beaucoup réfléchi sur le sujet de la réindustrialisation et eu l’occasion de m’y plonger en 2020, puisqu’au milieu du confinement, la Banque des territoires nous a commandé une analyse des dépendances industrielles. La crise avait révélé certaines fragilités dans la chaîne d’approvisionnement française, dont la pénurie de masques au premier chef. Nous avons terminé ce travail par une vingtaine de recommandations, dont les principales sont les suivantes : encourager la robotisation et plus généralement renforcer le secteur des machines en France ; jouer la carte des villes moyennes ; articuler les niveaux d’intervention et distinguer montée en gamme, production en grande série et niveau technologique. À ce sujet, il est souvent indiqué que la solution consiste à monter en gamme. Je crois, à l’inverse, que le problème général de l’industrie française réside dans son incapacité à reconquérir le bas de gamme, d’avoir perdu cette bataille. Le focus sur le haut de gamme conduit à se concentrer sur quelques niches, en ouvrant la place aux productions étrangères pour les objets du quotidien. Pourtant, nous savons faire de l’entrée de gamme en France, comme le montre l’exemple de la société Bic, qui exporte 60 % des produits qu’elle fabrique en France. La situation est similaire pour le modèle Yaris de l’entreprise Toyota, qui est un des rares constructeur a régulièrement augmenté ses effectifs en France. Il importe également de ne pas craindre de monter de grands projets et de produire de grands volumes.
Par ailleurs, il est nécessaire que les régions investissent plus dans leurs champions locaux. Elles ne devraient pas hésiter à entrer au capital des PME les plus prometteuses, pour les suivre, trouver des partenaires et les épauler. Je souligne en outre le rôle de la défense comme donneur d’ordre et l’importance des ports, qui disposent notamment d’importantes surfaces foncières. Je pense notamment à Port-Jérôme, Dunkerque ou Fos : aujourd’hui, les grands projets industriels se réalisent aussi en lien avec les ports. Enfin, la formation est essentielle et à ce titre, il apparaît important de retoucher la réforme récente du baccalauréat qui semble éloigner assez fortement les élèves, notamment les jeunes filles, des spécialisations scientifiques.
Je souhaite terminer mon intervention sur le grand foncier. Depuis au moins les années 2000, aucun terrain de plus de 200 hectares n’est immédiatement disponible en France. Pourtant, il existe un marché pour ce type de projets. Depuis 2016, nous avons recensé, dans notre base mondiale, 1 529 projets supérieurs à cette taille. La France en a obtenu 0,2 %, et occupe la cinquante-quatrième position, entre le Qatar et la Norvège, alors que dans l’ensemble des projets recensés dans notre base mondiale, toutes tailles confondues, la France est en onzième position, derrière l’Allemagne, avec 1,7 % des projets recensés.
Cette question foncière constitue un bon exemple de la complexité des problèmes de la réindustrialisation. Les ressorts sont notamment d’ordre sociologique, d’urbanisme et d’acceptabilité. En effet, il est extrêmement difficile de faire accepter l’ouverture d’une usine et cette difficulté croît avec la taille de l’implantation. Pour éviter de tels freins, il me semble nécessaire de préparer en amont des zones et ne pas attendre la survenue d’un projet. On pourrait par exemple imaginer dans chaque région une zone de plus de 400 hectares pré-aménagée, acceptée, incluant éventuellement des compensations écologiques. De telles solutions faciliteraient les grands projets industriels, les plus compétitifs et les plus robotisés.
Le livre Leadership de Henry Kissinger, publié en 2022, évoque notamment la réussite de Singapour, portée par Lee Kwan Yew. Arrivé au pouvoir en 1959, il avait su relever des défis de toute nature pour faire de Singapour une puissance économique locale. Celui-ci disait que le facteur clef de la réussite avait consisté à climatiser les bureaux. En permettant aux cadres de travailler dans la journée plutôt que seulement tôt le matin et tard le soir, il affirmait avoir enclenché une spirale vertueuse.
J’ignore si le grand foncier en France en 2025 est l’équivalent de la climatisation dans le Singapour des années 1960, mais il faut savoir chercher dans toutes les directions pour réindustrialiser la France.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour la clarté de vos explications.
Quelles conclusions tirez-vous de la politique de l’offre que nous avons menée depuis maintenant huit ans ? Pouvez-vous décrire plus précisément les conséquences concrètes de l’instabilité provoquée par le vote de la censure du gouvernement Barnier et l’introduction d’une hausse de l’IS et de la hausse des cotisations ? Quels éléments de correction rapide devons-nous apporter pour contrer cette chute de la confiance ?
Ma deuxième série de questions concerne le coût du travail et, plus globalement, le financement de nos entreprises. En matière d’évolution des cotisations, la création d’une trappe à bas salaire en 2010-2011 a engendré un effet très néfaste pour l’industrie. Vous êtes-vous penchés sur les travaux de la mission confiée à Antoine Bozio et Ėtienne Wasmer concernant le rééquilibrage de la pente des cotisations ? Surtout, la solution ne réside-t-elle pas dans un système de retraites par capitalisation, afin de diminuer le coût du travail, financer notre système social mais aussi, à terme, nos entreprises industrielles ?
Enfin, vous avez évoqué l’échelon européen et la nécessité d’adopter un régime uniformisé dans un certain nombre de domaines. Vous avez souligné également un besoin criant d’Europe. L’Europe a établi des mécanismes décriés, probablement à juste titre, du fait de leur complexité, comme le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Certains d’entre nous ici présents souhaitent peut-être le supprimer, d’autres l’étendre. Quel est votre avis sur cette question ? Faut-il étendre ce mécanisme d’ajustement carbone aux frontières aux produits finis, pour mieux protéger nos industries européennes de la décarbonation ?
M. Olivier Marchal. La politique de l’offre menée à partir de 2014-2015 a clairement été très bénéfique aux entreprises étrangères qui réfléchissaient à des investissements en France, mais également aux entreprises françaises. Le droit du travail alors beaucoup trop lourd a été assoupli, des efforts substantiels ont été effectués concernant la fiscalité vieillesse et les impôts de production. Un long chemin doit cependant être parcouru en matière d’impôts de production, puisque le surcoût demeure très substantiel par rapport aux entreprises de la zone euro ou aux entreprises allemandes, à hauteur de deux points de PIB, soit 50 à 60 milliards d’euros.
Ensuite, l’arrêt du rebond ne date pas de la dissolution, mais de 2022, comme en témoigne notre baromètre Bain-AmCham. En effet, dès 2022, il n’y avait pas de majorité claire à l’Assemblée nationale et les entreprises étaient conscientes que les bonnes décisions seraient plus difficiles à prendre. Au moment des débats budgétaires, des propositions et annonces ont engendré un effet très néfaste sur l’optimisme des entreprises en France.
Les mesures prises ont ainsi coûté aux entreprises une douzaine de milliards d’euros dans le budget 2025. Après dix ans d’une politique de l’offre qui proposait chaque année des bonnes nouvelles, nous avons ainsi connu de mauvaises surprises, parfois au dernier moment, alors que les entreprises avaient finalisé leur budget quelques semaines auparavant, qu’elles avaient présenté au comité européen ou au siège mondial. Pour les entreprises, un tel changement de paramètres au dernier moment est terrifiant et impacte très durement l’image de la France à l’étranger.
Vous nous avez également demandé ce qu’il faudrait entreprendre pour corriger cette chute de la confiance. À court terme, il faudrait déjà assurer les entreprises qu’elles ne connaîtront plus de mauvaises nouvelles cette année. Même si je suis conscient qu’il ne sera pas envisageable de conduire des actions décisives en matière de fiscalité et de coût du travail en 2025, il s’agit dans l’immédiat de communiquer certains messages, transmettre certains signaux.
Il est nécessaire de rassurer les entreprises industrielles sur le fait que des mesures définies comme temporaires ne deviendront pas définitives. L’idéal consisterait également à atténuer une ou deux des mauvaises surprises précédemment évoquées, mais la véritable bataille à mener concernera l’année 2026.
S’agissant du coût du travail, le problème ne porte pas du tout en France sur les salaires, qui ne sont pas très élevés et sont même parfois trop bas par rapport à ceux de nos partenaires européens. Le véritable enjeu porte en réalité sur les cotisations patronales et salariales, qui in fine pèsent toutes deux sur le coût du travail ; et sur l’écart entre le salaire brut payé par les entreprises et le salaire net effectivement touché par les salariés. En France, cet écart est en effet le plus élevé.
Il a été décidé, pour de bonnes raisons, d’aider le travail peu qualifié, à hauteur de 1 smic, voire 1,5 smic. Pour un smic, le total des cotisations s’élève à 17 % du brut en France, contre 46 % en Allemagne. Mais pour le travail qualifié d’un ingénieur en usine doté de dix à quinze ans d’expérience et payé cinq fois le smic, les cotisations s’établissent à 55 % du brut en Allemagne, et à 80 % en France. Pour un salaire équivalent à dix fois le smic, elles s’élèvent à 49 % en Allemagne, mais à 83 % en France. Il existe donc un écart de 34 % sur le salaire brut, qui constitue un surcoût pour l’entreprise et dont le salarié ne profite pas.
M. David Cousquer. S’agissant de vos questions sur la politique de l’offre et la censure, deux éléments doivent être mentionnés. Depuis 2022, et l’agression russe de l’Ukraine, nous avons constaté un net ralentissement et la dissolution a aggravé cette tendance. Notre indicateur Usines a par exemple plongé au deuxième semestre. En 2024, le comportement des grands groupes a fortement joué : plus que les PME et les ETI, ils ont supprimé de l’emploi et surtout ralenti leurs décisions d’investissement. Or si ces reports de décisions d’investissement sont bien moins douloureux immédiatement, ils sont tout aussi néfastes, à terme.
S’agissant de la politique de l’offre, un aspect me semble important. Il concerne le regard posé sur ce que M. Marchal a appelé le « frémissement » de l’industrie. Si l’on décompose la séquence depuis 2009, on observe que tous les secteurs industriels ont amélioré leur position de 2016 à 2024. Ce rétablissement a été moins prononcé que dans d’autres pays, mais il est malgré tout intervenu. Je ne saurais dire s’il est entièrement lié à la politique de l’offre, mais quoi qu’il en soit, il faut relever que la France a connu une reprise de sa réindustrialisation. Les difficultés actuelles ne doivent pas le faire oublier.
Les impôts de production français demeurent par ailleurs trop élevés par rapport à ceux enregistrés en Allemagne. Il est impossible de maintenir en France un écart de coût équivalent à deux points de PIB par rapport à l’Allemagne.
S’agissant des cotisations sociales, compte tenu de leur structure et du fait que l’industrie connaît souvent des salaires plus élevés, le système actuel est plutôt défavorable aux entreprises industrielles. Dès lors, elles bénéficient moins de mesures favorables de baisse des cotisations. À titre personnel, je suis favorable au basculement de l’intégralité des cotisations sociales sur l’impôt sur le revenu (IR). Je reconnais que cette position est quelque peu radicale, mais certains agissent de la sorte, avec réussite. Elle aurait le mérite d’instaurer une neutralité entre les différents secteurs de l’économie française.
S’agissant du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières en Europe, je ne suis pas compétent pour pouvoir vous répondre. Je relève néanmoins que dans la querelle qui oppose les États-Unis au Canada, l’Ontario a menacé le les États-Unis de représailles tarifaires. En conséquence, il me semble que la rapidité dans la prise de mesures compte tout autant que leur portée et leur forme. Je pense donc que les mesures européennes, quelles qu’elles soient, doivent être réalisées le plus rapidement possible.
M. Marc Lhermitte. La proposition de M. Cousquer sur l’indexation des cotisations sur les revenus me semble particulièrement intéressante.
L’impact de l’instabilité politique est avéré : comme je l’ai indiqué précédemment, quelle que soit la taille des entreprises et le secteur dans lequel elles évoluent, la moitié des dirigeants interrogés en septembre-octobre 2024, au pic de l’incertitude, nous ont indiqué qu’ils reportaient leurs décisions, faute de visibilité.
Dans notre malheur, il faut cependant essayer de demeurer positif et constructif. D’abord, les problèmes de nos compétiteurs sont plus graves que les nôtres. Je le ressens à titre personnel lorsque j’anime nos équipes européennes et que je discute avec mes collègues britanniques ou allemands en ce moment. En Allemagne, le changement de cap politique est très compliqué et fait l’objet de nombreuses discussions. Au Royaume-Uni, plus de 70 milliards de livres de fiscalité supplémentaire ont été annoncés, s’ajoutant au diagnostic désormais consensuel que le Brexit a constitué la pire des erreurs. De leur côté, mes collègues espagnols ont le sourire et les Italiens semblent s’en sortir plutôt bien. Ces éléments nous feront toujours plaider en faveur de plus d’Europe, quelles que soient les reproches que l’on peut adresser à cet ensemble européen trop « réglementeur » et peut-être un peu trop immobile.
Ensuite, dans les enquêtes d’opinion internationales, l’image de la France demeure relativement bonne. Il existe ainsi un très grand contraste entre l’opinion de dirigeants interrogés à New-York, Berlin, Tokyo ou Séoul et celle des dirigeants que nous questionnons en France, qui sont les plus prompts au French bashing, lequel revient en force, à mon grand regret. Ce crédit extérieur doit être pris en compte, tout en apportant les correctifs nécessaires, pour communiquer vis-à-vis de l’extérieur sur les avantages concurrentiels qui demeurent en France, notamment en matière de qualité des infrastructures et des compétences. Il s’agit également de transmettre l’idée que les modifications concernant l’IS ne constituent que des ajustements ponctuels, pourvu que nous tenions ces engagements.
Ensuite, je partage les propos exprimés précédemment par MM. Marchal et Cousquer sur le coût du travail. En Europe, nous sommes malheureusement en tête en matière de pression fiscale sur les entreprises et à la deuxième place en matière de dépense publique. Toutes les actions qui contribueront à modifier cette donne seront donc les bienvenues.
Je suis par ailleurs assez d’accord sur l’analyse de l’exonération de charges sur les bas salaires, qui ne constitue probablement pas la meilleure aventure pour le modèle économique des industriels. De fait, la question de l’abaissement des charges sur le personnel qualifié se pose. Je plaide en faveur d’une diminution de la pression fiscale sur les employeurs et les salariés, qui ne pourra être que bénéfique. Les études d’impact que vous suggérez sur les mesures confirmeront ces éléments.
S’agissant de votre question sur l’Europe, je ne suis pas suffisamment compétent pour vos répondre, mais il existe de très bons spécialistes – notamment chez EY – des questions relatives à l’ajustement carbone aux frontières et son extension aux produits finis. Dans l’enquête que nous menons actuellement et nos conversations quotidiennes avec des industriels européens, trois grands sujets émergent.
Le premier a trait au fossé énergétique, qui demeure un immense problème en termes de raccordement et de vitesse d’exécution. En matière énergétique, la France demeure bien placée, mais la problématique va bien au-delà du territoire domestique.
Le deuxième est directement lié au choc provoqué par la politique commerciale extrêmement agressive de Donald Trump. Nous observons ainsi une hausse très spectaculaire du pourcentage d’entreprises (82 % dans l’enquête que nous dévoilerons la semaine prochaine) qui se déclarent prêtes à participer à des dispositifs et des mesures qui favoriseront l’autonomie stratégique de l’Europe ou de pays membres de l’Europe. Ce taux se situait ainsi autour de 40 % il y a encore peu de temps. Les termes de « souveraineté » ou « d’autonomie stratégique » n’ont jamais été très populaires auprès des entreprises car ils impliquent une forme de protection d’un certain nombre de marchés. Les entreprises y voyaient un bénéfice autant qu’une perte ou un risque. Désormais la vision a évolué et nous sommes même allés un peu plus loin dans l’enquête en identifiant 7 000 produits critiques, qui ne se limitent pas à la défense, à la santé ou aux terres rares. Je partage les propos de mon camarade et ancien associé Olivier Lluansi, que vous avez auditionné le 13 mars dernier, concernant l’importance des achats publics aux niveaux français, et européens pour cette autonomie stratégique.
Le troisième sujet consiste à innover ensemble. De nombreux intervenants vous ont certainement confirmé qu’il n’est plus possible d’afficher une cinquantaine de pôles sectoriels en France, quand il en faudrait cinq en Europe, ni de se satisfaire du si faible niveau de coopération industrielle et scientifique. Les industriels eux-mêmes ont du mal à franchir les frontières dans leurs propres institutions de recherche. Les pays membres doivent collaborer pour faire venir un certain nombre de chercheurs et se doter de certains fonds, que les industriels sont prêts à abonder.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie d’avoir partagé vos analyses. Je souhaite d’abord vous interroger individuellement, avant de vous soumettre des questions collectives. Monsieur Marchal, vous avez mentionné le pessimisme croissant des investisseurs concernant des investissements potentiels qu’ils pourraient effectuer sur le sol français. Ce pessimisme s’exerce-t-il également vis-à-vis des autres pays européens ? Autrement dit, le mal est-il exclusivement français ou plus généralement européen ?
Monsieur Cousquer, je souhaite revenir sur votre indicateur concernant le solde d’ouverture et de fermeture d’usines. Au titre de l’année 2024, vous avez mentionné un solde négatif de dix-neuf, soit une première depuis 2015. En revanche, le baromètre du ministère de l’économie indique un solde positif de quatre-vingt-neuf ouvertures d’usines. Comment expliquez-vous ce différentiel ?
Enfin, monsieur Lhermitte, lors de votre première intervention, vous avez mentionné un contraste entre les stratégies des entreprises. D’une part, les sociétés françaises, toutes tailles confondues, ont tendance à vouloir s’internationaliser et investir à l’étranger. D’autre part, les investisseurs étrangers ont tendance à davantage se tourner vers la France. Comment expliquez-vous ce distinguo ? Comment expliquez-vous le « désintérêt » des investisseurs français pour la France ?
M. Olivier Marchal. Je souhaite nuancer la perception qui a pu être établie de mon propos initial. Je ne voudrais pas donner l’impression que tous les industriels étrangers estiment subitement que la France constitue le dernier endroit où il faut investir. Je parle d’une érosion de la confiance, d’un certain pessimisme quant à l’avenir et d’un scepticisme sur la capacité du pays à se réformer. Dans notre baromètre Bain-AmCham, lorsqu’ils sont interrogés sur l’image de la France dans leurs sièges respectifs aux États-Unis, une majorité d’entre eux considèrent qu’elle demeure bonne ou très bonne. En revanche, cette proportion diminue lorsqu’il s’agit de groupes industriels.
Les entreprises étrangères valorisent des atouts français qui sont parfois sous-estimés. Je pense par exemple au positionnement de la France sur les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). La France possède une électricité parmi les plus décarbonées d’Europe. Ce critère est très important pour le choix d’ouverture d’une usine, mais également pour un jeune employé américain, qui y attache une forte importance. Je pense également à l’attractivité de notre pays pour les collaborateurs d’une entreprise étrangère. Si l’on interroge 250 traders en leur demandant où ils souhaitent aller s’ils doivent quitter Londres, ils privilégieront Paris à Francfort ou Amsterdam même si l’analyse économique a montré qu’il est 20 % plus onéreux de s’implanter en France pour une entreprise.
Ensuite, notre étude interrogeait des investisseurs américains, mais j’échange également avec des dirigeants français d’entreprises allemandes, japonaises ou scandinaves qui sont présentes en France. Ils me tiennent exactement le même discours que les investisseurs américains. Ils soulignent les mêmes aspects positifs sur la France, raison pour laquelle ils y sont implantés depuis des décennies, mais font part des mêmes critiques, notamment depuis deux ans.
En résumé, il n’existe pas de décalage entre ces perceptions. La France est freinée par des problèmes spécifiques qui nuisent à notre image selon tous les investisseurs et l’Europe dans sa globalité est affectée, elle aussi, par des problèmes spécifiques, concernant notamment le prix de l’énergie. Notre énergie décarbonée ne constitue pas un handicap vis-à-vis de l’Allemagne, mais la comparaison avec les États-Unis n’est pas à notre avantage.
M. David Cousquer. Je me permets de vous transmettre un graphique qui présente deux courbes.
|
En bleu, figure l’indicateur Trendeo sur les usines, l’indicateur vert étant celui de la direction générale des entreprises (DGE). Le ministère a souhaité intégrer deux niveaux dans son indicateur, quand nous n’en utilisons qu’un seul.
Nous avons créé notre indicateur sur l’ouverture et la fermeture d’usines en France en 2011, à la demande d’un journaliste. Il a d’abord fallu déterminer le périmètre des usines, ce qui n’est pas aisé. Quand nous entrons des données, nous intégrons à la fois le secteur de l’entreprise et le type d’activité du site. Par exemple, Renault évolue indubitablement dans le secteur automobile, mais la société peut poursuivre des projets différents, à la fois des usines, mais également des projets de recherche et développement (R&D), de logistique, de services.
Ensuite, nous avons décidé de nous concentrer exclusivement sur les ouvertures et les fermetures, sans intégrer les réductions d’effectifs ou les extensions, que nous suivons aussi par ailleurs. Je précise à ce titre que les extensions et les réductions d’effectifs représentent une part important des gains et des pertes d’emplois. En outre, la France est un pays dans lequel les extensions exercent un poids de plus en plus important dans le développement industriel. Il me semble que cela est lié à la difficulté de trouver du foncier disponible.
La DGE a créé un indicateur double, en complétant son indicateur sur les ouvertures et fermetures par une comptabilisation des extensions et des réductions d’effectifs significatives. Elle comptabilise les ouvertures effectives, non pas au moment de l’annonce, mais du démarrage de l’usine ; le même raisonnement s’appliquant aux fermetures. De son côté, Trendeo comptabilise les informations lorsqu’elles sont annoncées, souvent douze à dix-huit mois avant l’implantation du site pour les très grands projets.
Le graphique que je vous ai transmis compare l’indicateur de la DGE à l’indicateur Trendeo « cœur », enrichi par l’intégration des extensions et réductions. Vous pouvez constater qu’ils présentent des tendances extrêmement proches. Le ministère a choisi de communiquer sur l’indicateur étendu, qui reste positif, alors que l’indicateur cœur est négatif, aussi bien pour la DGE que pour Trendeo. Il s’agit d’une question de communication et je ne peux reprocher au ministère de ne pas être particulièrement alarmiste dans son approche. Notre indicateur est un choix délibéré, mais il présente également des avantages.
M. Marc Lhermitte. Monsieur le directeur, vous avez raison de mentionner un sujet très intéressant à creuser, qui ouvre de nombreux pans d’action. Les entreprises françaises se sont très fortement internationalisées en dix ans, ce qui constitue selon moi un mouvement bénéfique et salutaire pour elles car elles étaient peu investies à l’international et peu présentes dans les grands appels d’offres internationaux, au Moyen-Orient, aux États-Unis, en Asie, dans les zones émergentes. Il ne s’agit pas seulement des entreprises du CAC 40 ou du SBF 120, mais également des ETI et des PME, qui constatent que ni la France ni même l’Europe ne suffisent plus pour consolider leur chiffre d’affaires ou tout simplement survivre. Les entreprises italiennes avaient d’ailleurs été précurseurs dans ce mouvement, qu’elles avaient entamé une décennie auparavant.
Le contraste que M. le rapporteur mentionne est donc intéressant à relever mais il me semble utile de creuser un champ explicatif. Certaines des entreprises dites à capitaux étrangers sont présentes en France depuis 100, voire 150 ans. Siemens peut par exemple se targuer d’être présente sur le sol français depuis plus longtemps que Renault. De son côté EY est implanté dans l’Hexagone depuis près de cent ans.
Parmi les 20 000 entreprises étrangères présentes en France, un petit groupe d’entre elles, souvent les plus importantes, est particulièrement actif. Vous recevrez d’ailleurs cet après-midi les représentants de DZA Entreprises étrangères en France, un des animateurs principaux de cet écosystème d’entreprises à capitaux étrangers. Ces acteurs ont un avis aiguisé et sont intéressés au redressement de l’attractivité de la France, qui fonde aussi leur crédibilité dans leurs discussions avec leurs collègues. Ils sont d’ailleurs peut-être sous-utilisés au quotidien comme témoins, observateurs et peut être accompagnateurs d’entreprises.
Par ailleurs, si le mouvement d’internationalisation est effectivement indéniable depuis une dizaine d’années, de nombreuses entreprises françaises ne savent pas vers quel interlocuteur – public ou public-privé – se tourner, quand toutes les régions et la plupart des départements disposent d’une agence régionale de développement. De même, Business France réalise un travail formidable dans l’accompagnement des industriels étrangers. En revanche, il n’existe presque pas d’équivalent pour accompagner et argumenter de la même façon auprès des ETI, des PME et des groupes français, qui n’ont pas les mêmes éléments de langage et ne se voient pas aussi souvent.
J’ai ainsi plaidé en faveur de l’idée que des acteurs comme Business France ou des organisations dédiées à l’accompagnement, l’attractivité et le développement économique dans les régions et les intercommunalités, ouvrent leur champ d’action à un certain nombre d’entreprises françaises nées en France et sensibles à une délocalisation. Il faudrait en résumé consacrer des forces plus conséquentes à l’accompagnement d’entreprises françaises, de la même manière qu’on le pratique avec succès pour les entreprises à capitaux étrangers.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez évoqué l’enjeu des allégements fiscaux qui ont bénéficié à la compétitivité de nos entreprises. Mais si une baisse de la fiscalité est bien intervenue en faveur des entreprises, leur compétitivité n’a-t-elle pas été plombée par « l’impôt paperasse », c’est-à-dire toutes le coût des lourdeurs administratives que nous pouvons déplorer ?
J’ignore si vous avez la possibilité d’évaluer effectivement la charge que ces lourdeurs peuvent représenter pour la compétitivité des entreprises en France. Mais selon le rapport Draghi, on pourrait estimer à près de 47 milliards d’euros le coût annuel pour les entreprises en France de l’application des normes issues l’Union européenne. Selon la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap), ce montant s’établirait à une vingtaine de milliards d’euros.
Comment ces normes sont-elles perçues par l’ensemble des investisseurs étrangers qui envisagent de venir en France ? Je pense notamment à la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD), qui devrait peser à hauteur de 4 milliards d’euros sur la compétitivité de nos entreprises en France chaque année.
M. Olivier Marchal. En matière de normes, nous sommes confrontés à un double problème. Le problème européen est très bien décrit dans le rapport Draghi, qui explique que l’on a souffert trop longtemps d’une inflation normative incroyable. À la suite de sa parution, des normes qui étaient envisagées ont d’ailleurs été supprimées, notamment dans le domaine des services financiers.
Le cas de CSRD est assez symptomatique. Face à un problème qui mérite de trouver des solutions, de bonnes intentions voient le jour, mais elles se traduisent par des mauvaises mesures car ces dernières sont édictées par des personnes qui ne sont pas connaisseuses de la réalité des entreprises. Ce faisant, on crée une usine à gaz. A titre personnel, je considère que l’effort suscité par CSRD se réalise au détriment du temps qu’une entreprise devrait consacrer pour la gestion et le développement de son activité. Le même raisonnement s’applique à la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D). Mais la France porte également sa part de responsabilité, dans la mesure où elle surtranspose les normes européennes. Il s’agit là d’un mal endémique.
Ces éléments engendrent un impact majeur sur l’attractivité et la compétitivité de la France. Toutes les entreprises implantées en France, qu’elles soient françaises ou étrangères, considèrent que sur le sol national, leur compétitivité est affectée par trois problèmes majeurs, qui sont de manière décroissante les suivants : la fiscalité, le coût du travail et la complexité administrative. Le rapport annuel sur l’index de complexité des affaires dans le monde classe la France à l’avant-dernier rang dans le monde, seule la Grèce parvenant à faire moins bien dans ce classement.
M. Marc Lhermitte. Je partage l’essentiel des propos de M. Marchal. Cette complexité pèse plus qu’elle ne le devrait. Au-delà, il me semble essentiel de préserver l’intention qui était portée par la CSRD ; l’objectif consiste bien à diminuer l’empreinte carbone et à améliorer l’impact écologique de tous les secteurs et tous les pans de l’activité. De plus, il s’agit d’un marqueur positif pour la France, qui a favorablement marqué les esprits dans deux dimensions : la French Tech et la « Green » France, la France verte. Nous devons maintenir cette appréciation positive, ne serait-ce que pour diminuer l’impact sur l’environnement de nos activités, mais aussi parce que cet aspect peut également constituer un différenciateur d’activité, lorsque nous aurons surpassé le maelstrom actuel marqué par les crises, les conflits et les guerres commerciales.
Certes, nous souffrons d’un nombre trop élevé de normes, mais comme M. Marchal l’a souligné, cette complexité administrative française ne figure qu’au troisième rang des problèmes structurels, derrière la pression fiscale sur les entreprises et le coût du travail. Commençons donc par nous attaquer à ces deux premiers freins.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur Lhermitte, vous avez indiqué qu’en moyenne, les implantations ou extensions d’usines génèrent 35 emplois en France par projet contre 150 en Allemagne. Quelles en sont les raisons ? N’est-ce lié au fait que les investissements directs étrangers (IDE) se concentrent essentiellement sur des innovations, pour profiter des dispositifs comme le CICE ou le plan d’investissement en France 2030 ? À l’inverse, n’a-t-on pas quelque peu négligé ce socle industriel de base, qui permet finalement le développement économique ? Je relie ce point aux propos de M. Cousquer sur le manque de productions bas de gamme, qui ne sont pas suffisamment assumées.
M. Marc Lhermitte. L’Allemagne connaît un taux de chômage de 3,5 %, avec des bassins d’emplois extrêmement tendus, sauf dans un certain nombre de Länder, essentiellement dans l’ex-Allemagne de l’Est. L’Allemagne a choisi de se concentrer de manière sélective sur l’attraction de projets stratégiques transformants très volumineux, dans le véhicule électrique, dans l’industrie chimique ou dans l’énergie. Ceci s’est accompagné d’une mobilisation extrêmement rapide de très grands fonciers, jusqu’aux portes de Berlin. Je pense notamment à l’implantation d’une usine de véhicules électriques, qui constitue l’un des très gros coups dernières années.
Ensuite, l’Allemagne dispose d’un système d’innovation public-privé très performant, organisé autour du Fraunhofer Gesellschaft, institut allemand spécialisé dans la recherche en sciences appliquées, et d’autres mécanismes régionaux, qu’il s’agisse des Länder, du réseau des caisses d’épargne allemandes ou Sparkassen ou des instituts de transfert de technologie. Ces structures sont plus expérimentées qu’en France, même si des progrès ont été réalisés dans notre pays autour des projets de recherche technologique CEA Tech du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d’un certain nombre de nos organismes de recherche. Ce système allemand n’a peut-être pas plus de qualités que son équivalent français, mais il bénéficie néanmoins d’une plus grande reconnaissance sur le plan international.
M. le président Charles Rodwell. À quoi correspond le Fraunhofer Gesellschaft ?
M. Marc Lhermitte. Il s’agit d’un institut spécialisé dans la recherche en sciences appliquées, l’équivalent d’un rassemblement de différents instituts français comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les CEA Tech, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria).
M. Olivier Marchal. La France souffre d’un sous-investissement dans la R&D et l’innovation. L’innovation ne sert pas uniquement à créer de nouveaux produits, elle permet également de mieux fabriquer des produits existants, y compris des produits à moins haute valeur ajoutée. L’exemple de la société Bic a été cité un peu plus tôt. Si les produits de cette entreprise sont extrêmement simples, leurs usines sont extrêmement impressionnantes. En France, les dépenses consacrées à l’innovation s’établissent à 2,2 % du PIB, contre 3,2 % en Allemagne et 3,6 % aux États-Unis.
Pour autant, nous ne sommes pas si mauvais : dans notre baromètre, 76 % des entreprises américaines estiment que l’écosystème d’innovation en France est bon, que les ingénieurs qualifiés sont de très grande qualité, de même que nos infrastructures technologiques. De plus, certains dispositifs sont appréciés comme ceux de France 2030 ou le crédit d’impôt recherche (CIR), qui fait par ailleurs l’objet de critiques concernant des effets d’aubaine. Néanmoins, lors de mes discussions avec des chefs d’entreprise, tous me disent que le CIR a été déterminant dans le maintien ou l’implantation de leurs centres de R&D. Ces dispositifs ont ainsi fourni une aide précieuse dans des investissements risqués.
M. David Cousquer. S’agissant de « l’impôt-paperasse » évoqué par M. le rapporteur, il convient également de mentionner l’importance d’un effet taille. Je suis ainsi convaincu que les petites entreprises sont plus directement frappées par le formalisme que les grands groupes, qui disposent de départements ou de directions pour se charger de ces questions. De plus, les grands groupes reportent parfois le formalisme CSRD qui leur est demandé sur leurs fournisseurs. Il devient donc de plus en plus compliqué d’être fournisseur d’un grand groupe, même si l’on est directement exonéré du formalisme. De même, il est difficile pour une PME de dix à quinze salariés de répondre à des appels d’offre ou de remplir des démarches pour le CICE.
Les mêmes observations peuvent être effectuées à propos de France 2030. Le dispositif de France Relance était en revanche très facilitateur pour les entreprises, et notamment les plus petites d’entre elles. À ce titre, l’inversion de tendance ressentie en 2022 a naturellement été provoquée par des événements majeurs comme la guerre en Ukraine ou la hausse des taux d’intérêt, mais l’arrêt de France Relance a également eu un effet très négatif.
Je ne veux pas non plus jeter la pierre aux grands groupes français, qui jouent également un rôle important pour l’écosystème. Mais dans le secteur des semi-conducteurs, je regrette que de belles PME n’aient pas été rachetées par des grands groupes français et soient donc passées sous pavillon étranger. Ainsi, UnitySC qui réalise des outils de détection des défauts sur les semi-conducteurs a été rachetée par Merck en juillet 2024, de même qu’IC’Alps, spécialisée dans la conception de circuits spécifiques, par SealSQ, filiale du Suisse WiseKey. De son côté, Kalray, spécialiste des microprocesseurs de fortes capacités de calcul avec une faible consommation a vendu sa branche Data Acceleration Platform à l’américain DataCore. Enfin, à Cesson-Sévigné, en Bretagne, la société Secure-IC spécialisée dans la sécurité des systèmes électroniques embarqués a été racheté par l’américain Cadence.
Je ne suis pas opposé aux acquisitions, qui peuvent constituer des opportunités de croissance pour une entreprise. Mais lorsqu’elles interviennent de manière un peu systématique dans une branche, cela témoigne d’un défaut, d’un « trou dans la raquette ». Dans un écosystème, les grands groupes ont évidemment leur place, mais je pense que le formalisme et les questions de paperasserie doivent aussi s’adapter à ce phénomène et peut-être prévoir des mesures spécifiques en général pour les petites entreprises.
M. Lionel Vuibert (NI). Ayant effectué trente ans de ma carrière dans l’industrie, je me retrouve dans nombre de vos commentaires. Je crois également que le CIR constitue un atout majeur de nos dispositifs et représente un exemple-type d’un avantage concurrentiel réel pour notre pays. Il permet ainsi à la France d’être à la première place en matière de centres de recherche et d’innovation en Europe. Il est possible de s’interroger sur plus petites structures, mais nous savons pertinemment que l’innovation coûte cher.
Par ailleurs, il me semble que la robotisation peut permettre de résoudre un certain nombre de problématiques qui ont été évoquées. En effet ce domaine connaît de profondes mutations, notamment sous l’effet de l’intelligence artificielle (IA), qui portent à la fois sur les robots mécaniques mais également les cobots. La robotisation est clef pour l’industrie, notamment car elle peut offrir une solution aux problématiques de recrutement ou de fabrication de produits à bas coûts dans l’industrie.
À court terme, une solution ne consisterait-elle pas à mettre en place un système de suramortissement ou d’aide aux entreprises pour pouvoir accélérer dans ce domaine ? Cela me semble d’autant plus nécessaire que nous accusons un très grand retard en matière de robotisation par rapport aux Allemands ou aux Italiens.
M. Olivier Marchal. Je partage ce constat sur le terrifiant retard de la France en matière de robotisation. En France, pour 10 000 employés, il existe 186 robots, contre 264 aux Pays-Bas, 295 aux États-Unis et 429 en Allemagne, certains pays asiatiques étant quant à eux au-delà de 1 000. Ce retard explique notre incapacité à être compétitifs sur des gammes de produits où nous pourrions l’être si nous disposions de la capacité d’investir.
Ce sujet soulève deux questions à mon sens : une question de capacité d’investissement et une question de formation des dirigeants à ces nouvelles technologies manufacturières sur lesquelles ils ne sont pas toujours sensibilisés, particulièrement les patrons d’ETI et de PME. Or il est exact que les Italiens et les Allemands le sont bien plus, par comparaison. Les patrons de ces pays participent régulièrement à des foires administrées industrielles – l’une d’entre elles se déroulera par exemple la semaine prochaine à Hanovre – où ces solutions sont exposées et ils sont globalement mieux sensibilisés, notamment dans les territoires, sur ces nouvelles technologies.
M. Marc Lhermitte. Le premier « réveil » français a porté sur les centres de recherche et le CIR y a indubitablement contribué. Il demeure un outil extrêmement puissant et particulièrement copié ailleurs.
L’opérationnalisation de l’investissement en robotique peut être très lourd et complexe, notamment, pour les PME. Au-delà des robots mécaniques, il faut effectivement mentionner les robots digitaux, qui ne remplaceront pas les femmes et les hommes, mais les accompagneront, les « augmenteront ».
Par ailleurs, j’estime que l’accent doit plutôt être porté sur les crédits d’impôt plutôt que sur d’autres manières de financer. Ces dernières années, les travaux de nos entités réparties à travers le monde sur la loi américaine sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act ou IRA), le CIR ou les dispositifs mis en place dans les pays émergents qui attirent de nombreuses entreprises attestent que le crédit d’impôt constitue ainsi le bon levier, a fortiori pour un pays qui subit une forte pression fiscale.
L’étude de l’IRA américain montre qu’en face des sept années de crédit d’impôt, de très fortes contreparties sont exigées, avec l’implication des états fédérés et un traitement rapide, de l’ordre de quelques semaines. En Europe et singulièrement en France, les entreprises en Europe sont souvent assez étonnées de ne pas se voir imposer autant de contreparties qu’en Californie, au Texas ou au Maryland, contreparties que ces mêmes entreprises acceptent bien volontiers. Dans ces états, l’aide par crédit d’impôt permettant aux entreprises de s’équiper en robots ou en véhicules électriques s’accompagne d’une lettre de garantie d’un certain nombre d’investissements et de créations d’emplois pour une durée donnée, d’ailleurs assez longue.
Il me semble donc que votre commission d’enquête pourrait creuser utilement ce double volet de crédits d’impôt et de contreparties dans le cadre des mesures que vous serez conduits à proposer. Nous pourrions d’ailleurs vous assister dans cette réflexion, si vous le souhaitez. Dans le cas du CIR, l’effet d’aubaine existe certes, mais les contrôles rigoureux doivent également être mentionnés.
M. David Cousquer. J’ai participé il y a une dizaine d’années à une étude sur le potentiel de créations d’emplois dans la robotique en France et avais d’ailleurs interrogé Bruno Bonnell à cette occasion, qui m’avait accordé l’honneur de présenter avec moi les conclusions dudit rapport, à Lille.
Les robots sont essentiels pour moi, car ils constituent des facteurs d’innovation majeurs, notamment lorsqu’ils sont couplés à des secteurs traditionnels. J’avais été par exemple frappé de voir qu’une PME fabriquait des robots pour découper la viande dans les usines de viande, afin de faciliter la sécurité des opérateurs, en minimisant leurs chutes et leurs coupures. D’autres robots, provenant également de PME, servent à nettoyer les coques de bateaux ; des cobots permettent aux handicapés de marcher.
La start-up française Exotec, qui produit des robots pour les entrepôts logistiques, constitue à ce titre l’une de nos licornes ; mais nous ne disposons pas de grands groupes dans ce segment. Nous en sommes curieusement absents alors même que nous possédons des fleurons dans la conception industrielle, à l’image de Dassault Systèmes, qui figure parmi les leaders mondiaux dans son domaine. En résumé, la France survalorise peut-être l’intellect, le cerveau, au détriment de la main.
Je suis également favorable au suramortissement. Lorsque le plan concernant quatorze filières prioritaires avait été lancé, j’avais fait part de mes réticences : quand quatorze filières sont prioritaires, aucune ne l’est vraiment. Encore une fois, les deux filières qui me semblent prioritaires en France sont la robotique et le prix de l’énergie. Nous devons à la fois surinvestir le segment de la robotisation de l’industrie et bénéficier d’une énergie à bas prix.
M. Frédéric Weber (RN). Je vous remercie pour votre travail d’étude et vos analyses, mais tiens à vous faire part d’une remarque personnelle. Deux millions d’emplois ont été supprimés en plus de trente ans ; sans lien avec la censure du gouvernement Barnier.
Ensuite, quelles sont vos pistes de travail pour conforter la R&D ? Vous évoquez par ailleurs le coût du travail, même s’il convient de distinguer en l’espèce les PME et ETI des grands groupes internationaux. En tant que députés de la nation, nous sommes mus par la recherche de l’intérêt général. Dès lors, quand des entreprises dégagent des surprofits, il est nécessaire d’exiger un partage plus équitable de la valeur. Il serait ainsi possible d’envisager une taxation sur les rachats d’actions, qui ne mettraient pas les sociétés en difficulté, puisqu’il s’agit de surprofits. Quelle est votre position à ce sujet ?
S’agissant de la formation, je tiens à évoquer celle des techniciennes et techniciens supérieurs, qui constitue a priori aujourd’hui une vraie difficulté. Je constate en effet que de nombreuses entreprises sont obligées d’aller recruter des personnes dont la formation n’est pas alignée avec leur cœur de métier. Je pense notamment des lignes de production dans l’automobile, les sous-traitants de la sidérurgie ou de la métallurgie. Ces entreprises en viennent parfois à aller jusque dans les prisons, pour recruter des détenus. En conséquence, comment pouvons-nous agir pour redonner à notre jeunesse l’envie de se tourner vers des métiers de l’industrie ?
Enfin, si nous voulons aller de l’avant, il faut également faire preuve de cohérence dans l’ensemble du spectre industriel. À ce sujet, j’attire votre attention sur le fait que la nouvelle convention collective de la métallurgie n’est pas vertueuse pour encourager des salariés à venir rejoindre ce secteur. À titre d’exemple, elle a complètement mis de côté l’ancienneté dans l’entreprise. En outre, elle a été réalisée de manière complètement hétérogène d’une entreprise à l’autre. Renault interprète différemment cette convention collective qu’ArcelorMittal, sans que le Medef ne s’en offusque. Pourtant, de réelles difficultés ont vu le jour, jusqu’à conduire certaines personnes à quitter l’industrie sidérurgique ou métallurgique, à la suite de leur reclassification. Ces aspects doivent être améliorés si nous voulons demain retrouver une industrie réellement pérenne et surtout conserver nos emplois.
M. Olivier Marchal. Vous avez complètement raison de mentionner le rôle de l’intérêt général concernant le coût du travail. Je réfléchis depuis une quinzaine d’années à la manière d’améliorer l’attractivité et la compétitivité de la France et j’estime que les solutions sont à ce titre extrêmement simples. Mais en la matière, le courage nous manque.
Il convient de bien prendre en considération l’intérêt général, et en particulier celui du salarié. Aujourd’hui, la réflexion sur le coût du travail doit s’inscrire dans une démarche « gagnant-gagnant » entre la compétitivité de l’entreprise et le pouvoir d’achat du salarié. Or les facteurs majeurs qui viennent grever ce pouvoir d’achat concernent la trappe à bas salaires et la structuration du financement du système social qui handicape le travail qualifié ou très qualifié et donc l’industrie, où les salaires sont plus élevés.
Des solutions existent néanmoins. Nous devons pouvoir réduire le poids qui pèse sur l’entreprise et donc sur le travailleur, en termes de financement du secteur social. La protection de notre système social est essentiellement financée par le travail, donc par l’entreprise et le salarié. Il importe d’une part d’alléger quelque peu le coût du système social dans certains domaines, mais surtout, d’autre part, de trouver des financements alternatifs.
M. Cousquer a mentionné à juste titre la piste de l’IR pour certaines des cotisations, mais il faut également parler de la TVA. En France, le taux effectif de la TVA (9,7 %) est inférieur à la moyenne européenne. Il serait possible de transférer deux points de cette TVA effective depuis l’entreprise – et donc le travail – vers la TVA affectée à la consommation. Cette opération équivaudrait à quarante milliards d’euros. Ce faisant, si le dirigeant d’entreprise retrouve des coûts plus compétitifs, il diminuera légèrement ses prix pour gagner en parts de marché. Si les partenaires sociaux sont raisonnables dans leur dialogue, ils parviendront à partager cet avantage de compétitivité.
Il s’agit là d’un des seuls moyens disponibles pour réformer notre pays. En matière de compétitivité et d’attractivité, il existe deux manières d’aborder le sujet. Soit nous nous demandons où placer les fauteuils sur le pont du Titanic, soit nous cherchons à discerner où sont situés les icebergs, sur notre trajectoire.
M. Marc Lhermitte. Le raisonnement conduisant à la surtaxation des profits ou des « surprofits » est établi à partir de louables intentions, mais il me semble quelque peu rapide et surtout dangereux.
D’une part, l’étude des mesures établies dans ce domaine par des instituts internationaux neutres, dans d’autres économies, atteste qu’elles ont très rarement fonctionné. L’effet marginal sur la collecte des recettes a été très souvent décevant et même négatif quand on le compare à l’effet induit sur l’image du pays qui l’a pratiquée. Par ailleurs, ce discours constitue une forme d’exception française ; peu de pays l’ont mis en œuvre. Or si nous avons rattrapé une partie de notre retard d’attractivité sur nos concurrents, nous demeurons encore « sous surveillance ». D’une certaine manière, la France agace toujours.
Ensuite, de nombreuses actions doivent être entreprises pour réformer notre système de formation. À ce titre, il semble pertinent de s’intéresser aux expérimentations et actions locales, dans des bassins d’emploi des villes et agglomérations moyennes. Des entreprises, accompagnées par des dispositifs très légers qui ne coûtent pas plus cher peuvent parvenir à reformer et faire évoluer un certain nombre de compétences. Je pense ici au bassin de Dunkerque et ses initiatives dans le domaine des batteries automobiles ou celui de Figeac dans le domaine de la sous-traitance aéronautique. Des expérimentations extraordinaires sont ainsi conduites pour aller chercher plus de compétences là où elles manquent, particulièrement chez les femmes, parfois chez les seniors, dans des métiers de main qui disparaissent un peu, et les attirer dans l’industrie. Ces expérimentations me semblent devoir être étendues et votre commission pourra peut-être soumettre quelques propositions dans ce domaine.
M. Roger Chudeau (RN). Je vous remercie pour vos éclairages très précieux pour la commission. Je souhaite évoquer la question de la main-d’œuvre. Vous avez souligné à juste titre la qualité nos ingénieurs qui sont très créatifs et très recherchés sur le plan international. À l’occasion de son audition devant notre commission, France Stratégie nous a indiqué que pour pouvoir faire passer la contribution de l’industrie à 12 % de PIB, il faudrait former chaque année pendant dix ans 75 000 nouveaux opérateurs de tous niveaux, depuis l’opérateur de base jusqu’à l’ingénieur de de conception. Ce chiffre s’élèverait même à 100 000 personnes en intégrant le remplacement des salariés qui partent à la retraite.
Quel est votre éclairage à ce sujet ? Dans la perspective de la réindustrialisation et du réarmement, à tous les sens du terme, de notre pays, n’y a-t-il pas là un goulet d’étranglement ? Comment le surmonter ?
M. David Cousquer. Je tiens à répondre en premier lieu aux questions de M. Weber. Dans le domaine de la R&D, il est pertinent de disposer de mesures de type CIR. À partir de nos données, nous observons qu’il existe un lien très fort entre le nombre de projets manufacturiers et les projets R&D. Il est toujours possible d’établir des mesures fiscales pour faciliter la R&D, mais les problématiques de recherche naissent très souvent de difficultés rencontrées dans la production, dans l’amélioration d’un produit.
Ensuite, comment attirer plus de personnes dans l’industrie ? L’industrie est particulièrement consciente de cet enjeu et a notamment mis en place l’opération « L’Usine extraordinaire ». Des opérations sont menées sur site, en ouvrant les usines. Il me semble important d’agir de la sorte, d’emmener les classes pour leur montrer comment fonctionne une usine et la grande diversité des activités qui y sont menées.
Ensuite, des efforts doivent être accomplis concernant la formation continue. Mais la principale source d’inquiétude concerne la formation initiale. La proportion d’élèves évoluant dans des classes scientifiques diminue depuis la réforme du baccalauréat. Il est impératif d’inverser cette tendance.
M. Olivier Marchal. La formation constitue effectivement un enjeu essentiel, pour mener à bien la réindustrialisation. Il y a quelques années, la disponibilité de la main d’œuvre en France représentait un atout de notre pays par comparaison avec nos voisions européen, aux yeux des entreprises. Mais cette disponibilité ne cesse de diminuer. Le niveau de formation demeure bon, mais l’adéquation avec les besoins des entreprises n’est pas idéale. Cet enjeu prend naissance dès la maternelle et le primaire. Les classements du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) sont éloquents en la matière. Notre avenir sera sombre si des correctifs ne sont pas immédiatement mis en œuvre.
Deux autres sujets d’importance concernent les lycées professionnels et l’apprentissage. Des efforts considérables ont été entrepris. En dépit des coûts associés et des déperditions massives qui demeurent, l’intention est la bonne dans le domaine de l’apprentissage. Il faut poursuivre dans cette voie, qui permettra d’améliorer les taux d’emploi des jeunes, plutôt que de les orienter vers des « impasses » universitaires, qui conduisent certains Bac+5 à occuper des postes de caissiers dans les supermarchés.
En revanche, le lycée professionnel, qui rassemble un tiers des lycéens français, constitue une grande source d’inquiétude. Environ 80 000 élèves des lycées professionnels décrochent chaque année. À 17 ans, ils se retrouvent sans diplôme, sans formation, et nous savons vers où cela conduit.
Ces enjeux ne se traitent pas efficacement rue de Grenelle, mais dans les territoires, les communes, départements et régions ; impliquant des formes d’autonomie pour pouvoir créer de meilleures passerelles entre la capacité de formations locales et les besoins de l’écosystème des sociétés présentes sur ces territoires.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. La réforme du lycée a été instaurée en 2019. Entre 2019 et 2022, les filières scientifiques ont vu le nombre d’élèves dramatiquement chuter, passant de 52 % à une trentaine de pourcents. Comment percevez-vous cette évolution, ainsi que la suppression de matières scientifiques obligatoires, en particulier des mathématiques, pour les premières et les terminales ? Elles ont été rétablies, mais malheureusement seulement de manière optionnelle.
J’ai cru comprendre que la réforme du baccalauréat souhaitait mettre un terme au « marquage social » par les mathématiques, qui étaient réservés aux bons élèves. Il a donc été décidé d’établir une filière extrêmement mathématisée, mais de ne pas « imposer » de mathématiques à ceux qui n’en voulaient pas et qui voulaient juste poursuivre de bonnes études. Mais cette louable intention a échoué, en rendant la filière mathématique complètement effrayante, conduisant de nombreux élèves à s’en écarter. Les filières scientifiques sont ainsi devenues une forme d’épouvantail.
Dans une start-up nation, il est important de savoir prendre conscience de ses erreurs. Le principe d’une start-up réside bien dans sa réactivité vis-à-vis des signaux de marché. Ce n’est pas grave de se « planter », mais il importe de s’en rendre compte et de corriger le tir rapidement.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à onze heures vingt.
Présents. – M. Pierre Cordier, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert