Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’intelligence économique, réunissant :
• M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député, auteur de rapports au Premier ministre sur l’intelligence économique ;
• M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la sécurité extérieure, ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique ;
• M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique ;
• M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian 2
– Présences en réunion................................22
Jeudi
27 mars 2025
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 13
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quinze heures quarante.
M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous tenons à présent une table ronde sur l’intelligence économique, réunissant en visioconférence, M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député du Tarn, auteur de rapports au Premier ministre intitulés « Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale » en juin 2003 et « À armes égales » en septembre 2006 ; M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique ; M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique (EGE) et M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian. Monsieur Pierucci, tout le monde se souvient comment vous avez été accusé de corruption en 2013 par le gouvernement américain, arrêté puis emprisonné aux États-Unis avant d’être fort heureusement libéré. Messieurs, je vous souhaite la bienvenue et je vous remercie de répondre à notre invitation.
Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je vous précise également que si, pour répondre à une question, vous deviez révéler des informations sensibles que vous ne souhaitez pas diffuser publiquement, vous pourrez à la place vous engager à répondre soit ultérieurement, soit par écrit.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Carayon, Juillet, Harbulot et Pierucci prêtent serment.)
M. Bernard Carayon, maire de Lavaur, ancien député. Mon propos s’attachera en premier lieu aux questions de réindustrialisation et de politique industrielle. J’aborderai dans un second temps l’intelligence économique et sa politique publique.
Je me réjouis d’abord de la tenue de cette commission d’enquête, qui succède à d’autres efforts parlementaires. Je me souviens avec un peu de nostalgie du rapport d’information que j’avais rendu en 2005 pour la commission des finances sur les outils de la politique industrielle, et qui m’avait d’ailleurs valu d’être traité de « colbertiste » par le président de la commission des finances. Je le revendique. À cette époque, les questions de politique industrielle, de souveraineté et de patriotisme économiques demeuraient encore des sujets tabous.
Le primat de l’industrie concerne en réalité la révélation d’un « carré magique ». L’industrie constitue le moteur de la recherche et des enracinement locaux, de la promotion sociale et de la souveraineté technologique. Aucun pays dans le monde n’est puissant sans grande industrie, ni sans industrie de souveraineté. De même, il n’existe pas de politique industrielle sans politique publique qui s’y attache.
Quelles sont les conditions générales et politiques de redressement industriel et de réindustrialisation ? Il faut d’abord disposer d’un véritable consensus politique et syndical sur les objectifs, et ensuite d’une véritable continuité dans l’effort, laquelle passe aussi par l’unité de l’État.
Je crois me souvenir qu’en 2015 et 2018, l’État était un peu fracturé sur la question de la transition écologique et de la taxonomie. Ce concept avait été imaginé au ministère de la transition écologique entre 2015 et 2018, en particulier par le conseil général de l’environnement du développement durable, et entériné par la direction générale du Trésor. Cette même taxonomie a empêché la filière nucléaire d’être considérée comme une énergie durable, brisant notamment les conditions de son financement public. Il faut ensuite faire preuve d’un véritable courage diplomatique, en Europe et dans le monde ; le sens de l’intérêt national doit guider les responsables de la politique industrielle.
De plus, il convient d’établir une véritable stabilité fiscale dans le temps et une débureaucratisation des dispositifs publics, très nombreux, qui caractérisent la politique publique française en matière d’industrie. Enfin, il faut réunir des conditions spécifiques. Cette politique publique doit d’abord faire l’objet d’une véritable impulsion au sommet de l’État. Ensuite, la politique énergétique doit être claire et évidemment adossée à la filière nucléaire. À ce titre, à l’occasion de la programmation pluriannuelle de l’énergie, les parlementaires ont l’occasion de s’exprimer sur le sujet et de marquer leur attachement à la filière nucléaire, condition clé du redressement industriel français.
En outre, il est nécessaire de disposer de ressources financières. Je plaide depuis longtemps pour un fonds stratégique français. Le fonds stratégique d’investissement (FSI) en a constitué une des premières étapes, avant la Banque publique d’investissement (BPIFrance), dont j’avais sollicité la création auprès de Nicolas Sarkozy en 2008.
Enfin, il faut des conditions juridiques, qui doivent être négociées, voire imposées en Europe. Il importe en effet de faire évoluer le droit des concentrations et l’interdiction générale des concentrations, qui constitue la doctrine de base de la Commission européenne. Le seul critère pertinent qui doit être retenu doit être celui du marché européen et celui du marché national.
Il convient ensuite d’élargir le périmètre stratégique des activités économiques, justifiant ainsi la dévolution d’aides directes, c’est-à-dire sectorielles, alors que la Commission a toujours privilégié les aides transversales, ce qui est stupide. Je tiens à souligner au passage que le filtrage des investissements extra-européens n’est pas obligatoire. À ma connaissance trois ou quatre pays font exception à l’application d’un filtrage juridique des investissements étrangers non désirés. Ce filtrage doit s’appuyer aussi bien sur des considérations environnementales que réglementaires, thématiques ou sociales.
La Chine n’a pas signé les chapitres essentiels sur le droit syndical et le droit des salariés de l’Organisation internationale du travail (OIT). Dès lors je ne comprends pas que nous n’en prenions pas acte pour appliquer un principe de réciprocité : dès lors que la Chine ne respecte pas les droits des travailleurs, il n’y a aucune raison d’accepter l’importation de produits qui découlent de l’absence de signature de ces conventions fondamentales.
D’une manière générale, le droit de la concurrence doit être modelé à l’aune des intérêts européens et, à défaut, des intérêts nationaux ; et non pas à l’aune des intérêts de nos partenaires extra européens. Enfin, d’une manière plus spécifique, la protection ne doit pas porter uniquement sur les secteurs stratégiques, mais aussi les métiers stratégiques. Depuis longtemps, les entreprises françaises et européennes font appel à des cabinets anglo-saxons dans le domaine du courtage d’assurance, de la normalisation, de la certification, du conseil financier. Or la porosité de ces cabinets avec les organismes décisionnels centraux est totale.
Ensuite, j’ai créé la politique publique d’intelligence économique à proprement parler et en ai défini la doctrine. Je me suis efforcé d’en assurer la promotion, à travers à peu près un millier de conférences en France. Pour y parvenir, il a été nécessaire de faire sauter un certain nombre de tabous. Les libéraux ne voyaient pas d’un bon œil l’établissement d’une politique publique, ni la définition d’une nationalité des entreprises. Beaucoup considéraient encore à l’époque que les entreprises appartenaient à leurs clients, à leurs actionnaires, ou alors au marché.
Il fallait ensuite faire reconnaître l’existence d’entreprises stratégiques. Je pense notamment à celles intervenant dans les domaines de l’énergie, de la défense, des technologies de l’information, de la pharmacie, de certains pans de l’industrie agroalimentaire, du spatial ou de l’aéronautique. Il était également nécessaire de faire resurgir l’idée d’une politique industrielle, qui avait été l’apanage des années de Gaulle et Pompidou, notamment sous l’impulsion de Bernard Ésambert, le formidable conseiller de Georges Pompidou en la matière. Il fallait en outre rappeler l’urgence d’appliquer le principe de réciprocité dans le libre-échange, lequel réclame du courage.
En résumé, l’intelligence économique constitue naturellement une doctrine de protection technologique, juridique, financière, réputationnelle de nos entreprises. Elle vise également à accompagner nos entreprises sur les marchés internationaux, à influencer les organisations internationales juridiques ou politiques, où s’élaborent les normes qui s’imposent ensuite à nos entreprises. Elle représente en quelque sorte l’éclairage du champ de bataille.
Avant mes travaux, l’intelligence économique n’était qu’une méthode d’entreprise au service des entreprises. Or il s’agit bien d’une politique publique, que j’ai adossée au concept de « patriotisme économique », lequel n’est pas de l’ordre du nationalisme puisqu’il concerne la défense et la promotion de nos intérêts dans le respect de la réciprocité, c’est-à-dire l’application dans le commerce international du principe de courtoisie que nous connaissons dans les relations privées.
M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement au sein de la direction générale de la Sécurité extérieure, ancien haut responsable chargé de l’intelligence économique. Nous vivons une véritable guerre économique entre tous les pays, au sein de laquelle nous n’avons pas d’amis. Il suffit de constater les mauvais coups que nos partenaires allemands nous ont joués depuis cinq ans dans le domaine de la défense pour se convaincre que nos plus proches alliés peuvent aussi être nos pires ennemis dans ce marché concurrentiel.
Dans ce conflit économique majeur international, les entreprises et les pays eux-mêmes sont concernés. Dans cette lutte, celui qui gagne est celui qui détient les meilleures informations. La guerre en Ukraine en fournit une illustration parfaite : le plus grand risque qu’encourraient récemment les Ukrainiens concernait une éventuelle rupture de la transmission des renseignements par les Américains.
Il en va de même pour les politiques publiques et pour les stratégies d’entreprise : aujourd’hui, il n’est plus possible de nous en sortir si nous ne disposons pas des bonnes informations. Or ces informations ne sont pas exclusivement disponibles en sources ouvertes, il faut identifier là où elles se trouvent, les récupérer et les traiter, de manière à en extraire les éléments permettant d’optimiser la décision et de choisir la meilleure stratégie. Seule la détention et l’exploitation des bonnes informations offrent la possibilité de changer la situation.
Pour y parvenir, il faut ainsi mettre en œuvre un certain nombre de techniques. À ce titre, l’intelligence artificielle (IA) multiplie aujourd’hui les capacités d’analyse et de synthèse, tout en offrant un certain nombre de précisions. Il convient également de s’attacher aux aspects juridiques. L’exemple des sanctions européennes contre des actifs russes depuis le début de la guerre en Ukraine fournit une illustration de la guerre économique. Mais si la partie adverse est en mesure de les prévoir, elle peut s’en sortir. Les Russes, instruits des premières sanctions après la guerre en Crimée, ont commencé à imaginer quelles seraient les sanctions européennes après l’invasion de l’Ukraine et ont pris les mesures nécessaires pour s’y préparer.
Au-delà de ces éléments juridiques, il faut également envisager la partie financière. Indiscutablement, celui qui possède de l’argent dispose d’un avantage concurrentiel face celui qui n’en a pas. À ce titre, puisqu’il est question d’intelligence économique et de réindustrialisation de la France, nous devons regarder la vérité en face : les banques françaises sont les moins prêteuses du monde vis-à-vis de leurs entreprises. Nous avons perdu l’Afrique francophone non pas en raison de décisions politiques, mais essentiellement parce que toutes les banques françaises ont abandonné l’Afrique, considérant que les risques étaient trop importants face à leurs critères. Elles y ont été remplacées par d’autres, les banques marocaines en particulier, qui y gagnent beaucoup d’argent. De même, nombre de start-ups prometteuses françaises quittent le territoire français pour rejoindre les États-Unis ou la Chine, qui les ont identifiées et les rachètent.
En résumé, une entreprise ou un État doit d’abord identifier ses besoins réels et définir sa stratégie, mais également analyser la concurrence et l’environnement. Quarante-sept technologies clés sont identifiées au niveau mondial. Actuellement, les Chinois en maîtrisent trente-sept, dont huit en situation de monopole ; les Américains en ont sept et l’Europe seulement trois. L’objectif industriel consiste à déterminer lesquelles peuvent être développées ou récupérées, plutôt que de se disperser.
La guerre économique constitue à la fois un moyen de connaissance qui permet d’être plus performant, mais aussi un moyen d’identifier les opportunités, les menaces et les failles de l’adversaire.
M. Christian Harbulot, directeur de l’école de guerre économique. En complément, je tiens à rebondir de manière quelque peu polémique, afin que cette commission d’enquête laisse une trace durable. Je travaille sur ces sujets depuis une quarantaine d’années et je déplore que nous soyons toujours confrontés à un angle mort : en France, nous ne voulons toujours pas intégrer dans notre matrice de raisonnement ce qu’est l’accroissement de puissance par l’économie.
Cet accroissement de puissance par l’économie ne constitue pas simplement un enjeu de politique de grandeur ou de développement grâce à une industrie forte. Il s’agit de bien comprendre que des pays utilisent l’économie dans un cadre global. En France, nous n’avons malheureusement pas voulu nous constituer une mémoire.
En matière de guerre économique, trois dimensions sont à l’œuvre. La première concerne l’économie de guerre, dont on commence un peu à parler aujourd’hui et qui suscite un débat sur sa matérialité. La deuxième est quasiment inconnue, bien que la France y ait réussi de très belles opérations durant le premier conflit mondial. Il s’agit de la guerre économique du temps de guerre, étudiée par l’historien Georges-Henri Soutou et archivée au service historique de la défense. Durant la première guerre mondiale, par des moyens de renseignement mais aussi par des actions, la France a ainsi parasité les échanges de contrebande transitant par les pays neutres. À l’époque, le ministère de la guerre avait fini par créer un véritable système de gestion du renseignement et de l’information à un niveau stratégique, qu’il a voulu confier au pouvoir politique civil, au lendemain de la guerre. Mais le pouvoir politique n’a pas voulu l’intégrer, ce qui est regrettable.
D’autres pays ont pourtant agi de la sorte et ont enregistré de belles réussites. Le Japon a initié l’ère Meiji pour se sauver de la colonisation occidentale. La Corée du Sud a agi de la même manière, à la fin de la guerre de Corée, afin de ne pas être absorbée par la Corée du Nord, qui possédait les usines construites au préalable par les Japonais. La Chine de Deng Xiaoping a usé d’une stratégie de double langage en prétendant tendre la main à l’Occident pour s’éloigner du modèle communiste. Il a fallu attendre la fin des années 1990 pour que l’ambassade de France à Pékin commence à envoyer des éléments de compréhension de ce double langage, qui a permis à la Chine de profiter d’immenses transferts de technologie, non pas dans le but de nous rattraper, mais bien nous dépasser.
La troisième dimension concerne la guerre économique du temps de paix, qui est malheureusement un « trou noir » en France. Il s’agit d’un tabou que le monde libéral, mais aussi le monde socialiste, n’a pas voulu étudier en France avant le rapport Martre. À l’époque, nous envisagions l’affrontement uniquement sous l’angle des puissances, en omettant le périmètre des entreprises. Mais le commissariat général du plan nous a interdit de formaliser ce que cela recouvrait.
À l’époque du général de Gaulle, pourtant le président le plus puissant de la Ve République, Ambroise Roux, patron de la Compagnie générale d’électricité (CGE), a freiné les velléités de développement de la politique industrielle dans le domaine de l’industrie informatique. Ce faisant, il a saboté la politique du général de Gaulle dans un domaine de construction de la puissance, au-delà d’une simple politique publique. Lorsque nous avons débuté le rapport Martre, si nous avions voulu aborder ces questions, l’aile ultralibérale et l’aile tiers-mondiste du plan nous auraient interdit d’inscrire cette observation noir sur blanc.
Malgré tous les rapports qui ont été publiés, nous n’avons pas su nous doter en France d’une culture de la guerre économique. À cause de ces interdits, Bernard Carayon a été contraint de se rabattre sur un périmètre, au sein duquel nous avons tenté de faire passer des messages. Mais ces derniers n’ont pas été entendus ; il subsiste encore aujourd’hui un blocage mental sur ces questions.
Or nous ne pourrons jamais envisager une réindustrialisation si nous ne la couplons pas avec une vision de la reconstruction de la puissance de la France. Pour y parvenir, il faudrait que le monde politique dispose de la culture nécessaire. Si face aux présidents américain, chinois, russe ou turc, nous courbons l’échine en ne voyant pas les actions qu’ils mènent et leurs logiques d’affrontement, nous ne pourrons pas nous en sortir.
En octobre dernier, nous avons organisé un colloque international sur la guerre économique du temps de paix. À cette occasion, Greg Kennedy, du King’s College de Londres, nous a indiqué que sur tout l’arc indopacifique, le volet de la sécurité économique a été complété par un volet offensif. À titre d’exemple, les Chinois instrumentalisent leur flotte de pêche dans une logique de provocation et de rapport de force, embarquant par exemple à leur bord des personnels armés pour intimider les pêcheurs étrangers.
Face à ces rapports de force, nous n’opposons que des éléments classiques de nature juridique. Mais pour exprimer la puissance française face à des adversaires qui chercheront à exploiter nos contradictions et nos points faibles, nous devons nous doter d’une culture officielle de la guerre économique, mais aussi mobiliser des forces.
Dans le domaine de la réindustrialisation, à mon modeste niveau, je vois apparaître des gens que l’on ne voyait pas au préalable. Il s’agit de personnes âgées de 50 à 60 ans, qui veulent servir leur pays face à ses adversaires, qu’ils soient situés à l’Est ou à l’Ouest. À l’époque où Alain Juillet exerçait de hautes responsabilités, il n’était pas aisé de trouver des honorables correspondants ou des agents d’appui pour coaliser des forces sur un territoire donné, ne pas se faire piller, développer des projets industriels et se confronter à des forces très importantes.
Je parle ici de véritable combat économique, qu’il faudrait expliquer et enseigner. Quelques initiatives tendent à poindre dans ce domaine, mais elles demeurent extrêmement parcellaires. Au-delà du combat économique, figure le combat informationnel, mais dans ce domaine également, nous campons toujours sur une culture strictement défensive, de type ligne Maginot. Nous observons les menaces, nous les constatons, mais ensuite, que faisons-nous ?
Nous avons les preuves que les Russes qui ont manipulé un certain nombre de hackers pour déstabiliser des hôpitaux français, mais nous avons été incapables, y compris au niveau de la société civile, de manifester devant l’ambassade russe à Paris, le centre spirituel et culturel orthodoxe russe du quai Branly ou auprès des communautés russes à Meudon ou à Boulogne pour leur dire : « vous êtes citoyens français, vous en pensez quoi ? ». Si un pays comme la France n’est pas capable de déclencher une contre-attaque informationnelle et de l’orchestrer comme savent le faire les Anglo-Saxons, par des relais dans la société civile, autant arrêter tout de suite. Nos protestations sont légitimes et il est normal que nous nous exprimions sur ces sujets.
M. Frédéric Pierucci, ancien directeur des ventes et du marketing mondial chaudières d’Alstom, fondateur et président du cabinet Ikarian. Je dois vous faire part d’une certaine tristesse : l’ensemble des intervenants que vous recevez ont passé leur vie à parler d’intelligence économique, mais nous nous retrouvons aujourd’hui devant une énième commission, pour ressasser les mêmes propos. J’espère vraiment que votre commission sera la dernière sur l’intelligence économique et que la France passera enfin aux actes.
J’ai passé à peu près un tiers de ma vie en Chine, un autre tiers aux États-Unis, et un dernier tiers en Europe. J’ai exercé des responsabilités dans le monde industriel avant de me lancer dans l’intelligence économique à la suite de l’affaire Alstom que vous avez évoquée. Je partage les propos qui ont été tenus précédemment. Au plus haut niveau, il existe toujours un déni concernant le fait que nous sommes en guerre économique permanente, non pas depuis l’élection de Donald Trump, mais depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
À la fin de la deuxième mondiale, l’ordre mondial a été forgé par les États-Unis, qui ont édicté des règles que nous avons bien sûr appliquées pendant très longtemps. Les Américains dominaient la partie occidentale. Les Européens, les Japonais ont commencé à créer des industries dans les domaines de l’énergie, des télécoms, du spatial. Les États-Unis étaient alors trop occupés à lutter contre l’URSS pour se soucier de notre développement. Mais dès que nous avons commencé à sortir la tête hors de l’eau et à les concurrencer sur certains marchés, des règles ont été édictées et ce phénomène s’est accentuée à la fin de la guerre froide.
À cette époque, toutes les agences de renseignements se sont retrouvées en quelque sorte au chômage et les Américains ont réorienté le renseignement politique vers le renseignement économique. Je pense ainsi que 60 % des effectifs des agences de renseignement américaines se consacrent au renseignement économique depuis les administrations de Gorges Bush Senior et Clinton. Tout le monde le sait, mais le déni de l’existence de la guerre économique persiste.
La guerre économique se distingue de la concurrence loyale par l’aide active de l’État aux entreprises. Aux États-Unis, l’Office of Foreign Assets Control (OFAC) du département du Trésor explique aux entreprises du reste du monde avec qui elles peuvent commercer et sous quelles conditions, au besoin en prononçant des sanctions à l’encontre des récalcitrants. Le département du commerce agit quant à lui en parfaite coordination avec la stratégie des entreprises américaines. Le département de la justice établit pour sa part quantité de législations, par exemple la réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international (International Traffic in Arms Regulations ou ITAR), les normes contre la corruption (Foreign Corrupt Practices Act ou FCPA) ou dans le domaine numérique avec le Cloud Act. Les Américains ont également pris le contrôle du système Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) pour espionner toutes les transactions bancaires depuis le Patriot Act.
L’ensemble des actions a eu pour objet d’éteindre la concurrence étrangère, particulièrement européenne. Je rappelle que huit entreprises françaises ont subi de lourdes amendes de la part des États-Unis, au même titre que d’autres entreprises européennes, notamment allemandes. Cependant, les États-Unis ont commis l’erreur de faire rentrer la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), induisant désormais une guerre économique à trois, voire à plus, compte tenu de l’émergence des Brics.
Aux États-Unis, l’alignement entre les services de l’État et les grandes entreprises est total. Celui-ci est en revanche problématique en France, dans la mesure où l’État n’est pas censé servir les intérêts privés. Si nous ne levons pas ce blocage, si nous ne nous alignons pas, nous continuerons à jouer à armes inégales. Le système chinois extrêmement centralisé est à ce titre parfaitement clair et s’inscrit dans des perspectives à long terme. Les Américains, mais aussi les Allemands, agissent de la sorte. La société Siemens, en banqueroute, a reçu 15 milliards d’euros de prêts garantis par l’État pour assurer son sauvetage, sans que le gouvernement allemand ne soit allé à Bruxelles demander l’approbation de la Commission européenne.
Désormais, il n’y a plus de règles. Si nous continuons à nous inscrire dans le déni, nous allons dans le mur et nous continuerons à perdre les dernières industries qu’il nous reste.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour vos interventions liminaires extrêmement intéressantes. Ma première question concerne notre niveau d’information, notamment la guerre informationnelle que vous avez évoquée. Quel est l’état de la couverture à la fois défensive et offensive, notamment par nos services de renseignement, mais aussi par les différentes lois de programmation qui ont été votées sur ce sujet, tant sur le volet intérieur, le volet militaire et le soutien à l’activité économique ? Notre niveau informationnel est-il suffisant ? Surtout, le niveau de coopération avec d’autres pays, européens ou extra-européens, est-il utile en la matière ?
Ma deuxième question concerne spécifiquement le décret sur le contrôle des investissements étrangers, le fameux décret du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable, dit « décret Montebourg », réformé à plusieurs reprises pour répondre à la sous-valorisation de nos entreprises face à celle des entreprises américaines. Dans ce décret, le caractère stratégique et les secteurs associés à ce contrôle défensif sont-ils suffisamment bien définis ? Ce débat a resurgi lors de la cession de Doliprane par Sanofi. Certains considèrent ainsi que les filières pharmaceutiques de ce type ne sont pas suffisamment stratégiques pour faire l’objet d’un contrôle. Faut-il réviser les processus de filtrage ?
Enfin, nous considérons communément que la sécurité de nos entreprises passe évidemment par leur financement grâce à des capitaux nationaux. En France, les capitaux nationaux sont quasi exclusivement envisagés sous l’angle des capitaux publics. Or de nombreux pays dans le monde, à commencer par les États-Unis, font toujours ou presque appel à des capitaux privés pour sécuriser le financement de leurs entreprises nationales.
Ces dynamiques se sont accélérées avec l’Inflation Reduction Act (IRA) de l’administration Biden et les mesures prises par Donald Trump depuis son élection. Au-delà du caractère informationnel défensif, devons-nous d’urgence apporter des réformes à notre capacité de mobiliser des capitaux nationaux ? Faut-il réorienter l’épargne des Français à travers des mesures incitatives, adopter un mécanisme de retraite par capitalisation pour créer des fonds de pension qui puissent financer notre industrie dans un moment où nos capitaux publics ne peuvent plus suffire à soutenir nos entreprises françaises ?
M. Bernard Carayon. Aucun d’entre nous ne peut répondre à la question sur la qualité des renseignements économiques procurés par nos services spécialisés. Je peux cependant indiquer que j’étais rapporteur du budget du renseignement et en particulier de la DGSE, il y a une vingtaine d’années. À l’époque, les moyens humains, techniques et financiers de la partie économique de la DGSE étaient très limités. Ils ont fortement progressé au fil des années, mais je crois que dans le cadre des efforts consentis par l’État à la défense, nos services de renseignement devraient être renforcés financièrement. Je pense aussi bien à la DGSE qu’à la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou à l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi).
À l’époque, j’avais plaidé pour la transformation de la direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (DCSSI), rattachée au secrétariat général de la défense nationale (SGDN) de l’époque en une agence permettant de répondre de manière plus souple et plus rapide aux problèmes de sécurité des systèmes d’information des administrations publiques comme des entreprises de souveraineté.
Ensuite, je regrette que le filtrage des investissements étrangers relève du niveau d’un chef de bureau en France. Pour ma part, j’ai voulu créer une politique d’intelligence économique et non une politique administrative gérée par des chefs de bureau. Or une telle politique publique nouvelle, comme l’ont été en leur temps celles de la sécurité routière, des villes ou du développement durable doit être portée au départ par le président de la République. Malheureusement, aucune impulsion n’est venue du sommet de l’État, ni de la part de Jacques Chirac, de Nicolas Sarkozy – même s’il a créé sur ma proposition le fonds stratégique d’investissement devenu ensuite secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale –, ou d’Emmanuel Macron, en dépit d’un certain nombre d’efforts.
Le contrôle des investissements étrangers doit d’abord être aussi souple que possible. Les Américains utilisent comme référence la notion de sécurité nationale, qui permet d’utiliser le levier du comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (Committee on Foreign Investment in the United States – CFIUS). Au nom de la sécurité économique nationale, les Américains peuvent bloquer ce qu’ils veulent, y compris le concurrent d’un fabricant de biscuits de guerre aux États-Unis.
En Europe, nous ne sommes pas assez mûrs pour pratiquer une telle politique. La « doctrine d’emploi des forces » de la Commission européenne n’est pas du tout adaptée à la guerre économique, même si celle-ci a commencé à effectuer son aggiornamento depuis la crise du Covid et la guerre en Ukraine. À ce titre, l’un des problèmes majeurs de la réindustrialisation réside dans l’incapacité de la Commission européenne à fermer la parenthèse d’une doctrine iréniste et libérale qui n’a pas de sens. Les États-Unis passent pour être la patrie du libéralisme, mais les Américains sont en réalité extrêmement interventionnistes.
S’agissant de la question du périmètre stratégique, puisque nous n’employons pas la notion de sécurité économique nationale ou de sécurité économique européenne, il faut donc ajouter les secteurs selon l’actualité. Cependant, à partir du moment où le ministre de l’économie et des finances étend par décret les secteurs, des recours peuvent être déposés devant les tribunaux administratifs. Or nous n’avons aucune garantie que la juridiction administrative soit ultra-patriote.
S’agissant des capitaux, je suis partisan de la création d’un fonds stratégique qui serait constitué des participations stratégiques de la Caisse des dépôts et consignations, de BPIFrance et du portefeuille de l’Agence des participations de l’État, soit un total de 200 milliards d’euros. Ce fonds ferait appel à l’épargne des Français sous forme d’emprunts à dix ans, avec un objectif de 100 à 120 milliards d’euros. Les réseaux bancaires traditionnels pourraient distribuer ces produits d’épargne à dix ans, avec une fiscalité dégressive par tranche et par année. Ce fonds serait d’ailleurs complémentaire d’un certain nombre fonds qui sont nés dans les régions à l’initiative de leurs présidents. BPIFrance agit aujourd’hui comme une banque, régulée comme telle par la Banque centrale européenne (BCE), mais ses interventions n’ont pas été majeures au sein des secteurs dans lesquelles nos dépendances sont tragiques.
M. Alain Juillet. Je connais bien le monde des services de renseignement pour y avoir longtemps travaillé et je préside toujours l’amicale des anciens des services spéciaux de la défense. Nous demeurons très en retard dans le domaine de l’information économique fournie par les services, ce qui est très inquiétant, en dépit des efforts consentis ces dernières années. Nous sommes encore très loin du niveau de connaissance de l’économie des services des grandes puissances mondiales, et nous le payons chèrement.
Le premier problème a trait au mode de recrutement des services, qui se concentre sur des spécialistes du cyber, des militaires, des diplômés en sciences politiques. Les services disposent certes de personnes qui comprennent l’économie dans ses grandes lignes, mais n’ont pas de spécialistes des entreprises ou des grands domaines mondiaux auxquels il faut s’intéresser comme l’alimentaire, la santé, la défense, l’aéronautique ou le spatial. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une question de moyens ou d’effectifs, mais de rationalisation et d’affectation des moyens. La situation a heureusement évolué, mais pendant très longtemps, les services se sont surtout concentrés sur la lutte antiterroriste.
Il convient donc de repenser cette organisation, ce qui relève d’abord d’une volonté politique. Les services de renseignement sont généralement dirigés par des personnes très compétentes dans certains domaines, comme la sécurité ou les relations internationales, mais ils méconnaissent souvent le monde économique, le monde des entreprises.
S’agissant du contrôle des investissements étrangers, nous avons créé en 2005 le premier décret dévolu à cet aspect. Mais à l’époque, on nous a rétorqué que c’était interdit par Bruxelles, à l’exception du domaine régalien de la sécurité militaire. En conséquence, nous avons mis en place un décret qui contrôlait les investissements étrangers dans ce domaine. Fort heureusement, le système s’est ensuite agrandi.
Pour répondre à votre question, le format actuel du contrôle des investissements étrangers n’est pas pertinent, dans la mesure où il ne couvre toujours pas l’ensemble des secteurs stratégiques de la France. Il serait pourtant possible de mettre en place des règles intérieures au niveau national pour défendre les intérêts français face à des attaques extérieures, quelles que soient les objections de Bruxelles.
Quand nous avons négocié le décret sur les investissements étrangers, nous avions imaginé que le contrôle des investissements serait piloté au niveau du premier ministre, mais Bercy ne voulait surtout pas qu’il lui échappe. Je pense qu’il s’agit là d’une erreur, dans la mesure où Bercy poursuit des intérêts propres qui ne sont pas forcément les intérêts de la nation. Avec le temps, nous nous sommes rendu compte que très souvent, les entreprises étrangères qui signent les accords avec Bercy ne les respectent pas et contournent l’obstacle. En conséquence, les services de contrôle doivent être en mesure de vérifier régulièrement le respect des engagements.
S’agissant des financements, nous sommes à la lutte avec des grands pays qui agissent tous dans le cadre de partenariats public-privé extrêmement étroits. On ne peut pas comprendre la réussite spatiale d’Elon Musk si l’on oublie que l’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace ou National Aeronautics and Space Administration (Nasa) lui a fourni ses dossiers et fourni son expérience, sans contreparties. Les avancées spatiales chinoises ne peuvent se comprendre si l’on ne prend pas en compte le travail permanent de leurs services de renseignement qui espionnent pour eux en permanence et leur envoie des informations sur ce qui est entrepris ailleurs. En France, les services travaillent avec les grands groupes, mais pas avec l’ensemble des entreprises. Pourquoi favoriser quelques grands groupes français au détriment du reste de l’écosystème ? Il y a là une distorsion du droit de la concurrence, sur le plan juridique.
La France connaît un taux d’épargne des particuliers très élevé, mais cette épargne n’est pas suffisamment utilisée. Aujourd’hui, il est question de financer la défense en prenant de l’argent à tout le monde, mais il s’agit d’une erreur ; nous n’inciterons personne à effectuer des investissements en agissant de la sorte. Il faut penser autrement, à travers des fonds tels que ceux qui existent dans d’autres pays, qui sont capables d’investir massivement.
Si tel n’est pas le cas, les entreprises, et particulièrement les plus petites d’entre elles, iront se financer ailleurs. Simultanément, il faut que nos finances inspirent confiance, naturellement.
M. Christian Harbulot. S’agissant des ressources humaines, le ministère de l’intérieur, et notamment la DGSI, avait fourni un effort important pour embaucher des contractuels en dehors de la sphère policière, en particulier pour la contre-ingérence économique. Malheureusement, cet effort s’est tari, en raison de logiques que je qualifierais de corporatistes. Le ministère a ainsi dissuadé des personnes pourtant très motivées à rejoindre cette activité, y compris des énarques. La machine repart en arrière sans pour autant qu’un bilan n’ait été effectué sur la perte d’efficacité et de diversification des connaissances dans le contre-espionnage économique, notamment de nature policière. Il faudrait poser cette question d’efficacité à Céline Berthon, la directrice de la DGSI.
Ensuite, nous ne nous donnons pas les moyens d’agir. Pour échapper au risque d’une lourde sanction américaine en 2016, Airbus a accepté d’engager un cabinet d’avocats américain pour mener un audit interne, qui leur a permis d’accéder à des données stratégiques du groupe. Les services ont alors adopté une posture intéressante, en demandant aux politiques de les laisser perquisitionner ce cabinet à Paris, mais l’autorisation n’est jamais venue. Le politique n’a pas pris ses responsabilités.
M. Bernard Carayon. Je rappelle néanmoins qu’il n’est pas possible d’entrer dans un cabinet d’avocats sans une ordonnance du président du tribunal de grande instance.
M. Christian Harbulot. J’en conviens. Mais nous ne nous sommes pas non plus donné les moyens de convaincre le président du tribunal de grande instance. N’oublions pas qu’à une époque, Charles Pasqua n’avait pas hésité à expulser le chef d’antenne de l’Agence centrale de renseignement ou Central Intelligence Agency (CIA) à Paris, ainsi qu’un certain nombre de ses collaborateurs lorsque ceux-ci avaient tenté d’approcher un haut fonctionnaire français.
Si nous voulons défendre les intérêts vitaux de notre pays, nous devons mettre en place une « machine de guerre » économique, pour pouvoir obtenir des résultats tangibles. Je souscris à la proposition de Bernard Carayon concernant la Caisse des dépôts et BPIFrance, mais il faut être conscient qu’il s’agirait là d’une révolution culturelle dans le monde financier français.
L’enjeu consiste donc bien à créer l’impulsion nécessaire, qui ne peut être que politique. Tant que les partis politiques ou les dirigeants politiques ne s’empareront pas de ce type de mobilisation, tout demeurera très compliqué.
M. Frédéric Pierucci. Les mécanismes de contrôle n’ont jamais fonctionné, comme nous avons pu le constater pour Alcatel ou Alstom. Au-delà, il faut prendre conscience des démarches entreprises par les administrations américaines, quel que soit le parti au pouvoir, depuis Obama. Il existe en effet une véritable continuité dans l’action économique des présidents américains. Ceux-ci incitent les entreprises étrangères, notamment les plus énergivores, à s’implanter sur le sol américain pour bénéficier d’un coût de l’énergie quatre fois inférieur à celui de l’Europe, en plus d’avantages fiscaux non négligeables et d’une protection juridique spécifique.
L’executive order de Donald Trump du 10 février 2025 est à ce titre limpide, puisqu’il prévoit l’arrêt des poursuites contre les entreprises américaines coupables de corruption à l’étranger, tout en les maintenant pour les entreprises non américaines. Ce faisant, il crée un système féodal, en transmettant le message suivant : « Si vous restez dans notre cour, vous serez protégés des foudres de l’administration américaine. Si vous êtes en dehors, vous ne le serez pas ». Le président Trump a produit un autre executive order il y a deux jours, qui interdit à quatre cabinets d’avocats américains de participer aux appels d’offres publics et même de pénétrer dans des bâtiments publics, car ceux-ci défendaient des entreprises qui s’opposaient aux intérêts et aux règles édictées par Trump actuellement.
Ces manœuvres d’intimidation fonctionnent. Les grandes entreprises allemandes de la Ruhr se déploient aux États-Unis pour demeurer compétitives et ce mouvement s’accélèrera. En conséquence, le problème des investissements étrangers en France deviendra bientôt un non-problème. Il s’agira d’y répondre de manière bien plus globale. À ce sujet, nous pouvons intervenir car nous disposons d’un avantage compétitif que nous n’utilisons pas suffisamment : la France produit l’énergie la moins chère d’Europe. Nous devons d’abord nous intéresser à nous avant de nous intéresser au reste du monde, et notamment à l’Europe. Nous ne parviendrons pas à élaborer une réponse commune à vingt-sept États ; il existera toujours des divergences, que les États-Unis savent d’ailleurs initier et exploiter habilement.
Ensuite, il faut des financements, mais surtout des commandes publiques. Les entreprises américaines et chinoises ont été bâties sur ces commandes publiques, comme nous avons également su le faire pour bâtir des entreprises comme Alcatel ou Alstom à une autre époque. Nous ne pourrons pas rattraper le retard sur le numérique si l’État continue à ne pas montrer l’exemple. Chaque décision consistant à transférer nos données sur des clouds de Microsoft, de Google ou d’Amazon accroît un peu plus encore le fossé technologique qui nous sépare des entreprises américaines. Je rappelle ainsi que 80 % de nos données sont actuellement stockées aux États-Unis.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie d’être présents aujourd’hui. Il est bon d’entendre un tel discours pragmatique concernant les menaces économiques qui guettent la France. Je suis moi aussi persuadé que nous sommes en guerre économique, y compris en temps de paix. Si je synthétise la pensée de M. Harbulot, je dirais que la question de l’intelligence économique relève d’abord d’une volonté politique plutôt que d’une organisation, même si davantage de moyens devraient être consacrés aux politiques de renseignement économique.
Je souscris également à la proposition de M. Carayon de constituer un fonds souverain français permettant de mobiliser l’épargne des Français. J’ajouterais que nous pourrions également mobiliser des ressources naturelles non exploitées par la France, dont les ressources d’hydrocarbures non conventionnels, à condition que leur exploitation soit écologique. Un rapport commandé par M. Montebourg en 2012 aurait ainsi démontré qu’une telle exploitation pourrait générer des recettes de près de 100 milliards d’euros sur une trentaine d’années.
Des exemples récents attestent d’agressions économiques de la part d’alliés qui sont en réalité nos concurrents économiques. Je pense notamment aux interventions de l’Allemagne dans une campagne d’influence contre la filière nucléaire. De même, lorsque l’entreprise General Electric s’est emparée d’Alstom, elle s’était engagée à embaucher 1 000 personnes supplémentaires. Finalement, autant d’emplois ont été supprimés.
Au regard de ces deux exemples, quels ont été selon vous les défaillances des dispositifs de renseignement et de la volonté politique ? Dans quelle mesure la France peut-elle finalement défendre ses intérêts en matière d’intelligence économique dans le cadre de l’Union européenne (UE) ? Le marché unique européen n’est-il pas finalement le parfait théâtre d’une guerre économique en temps de paix ? Quels leviers juridiques la France et l’Europe pourraient-elles élaborer pour contrer les agressions permises par l’extraterritorialité du droit américain ?
M. Christian Harbulot. J’estime qu’il est anormal qu’une petite école comme l’école de guerre économique ait été la seule à établir une grille de lecture des actions économiques de l’Allemagne. J’aurais souhaité qu’un tel rapport soit réalisé une institution ou une administration française et que ce rapport constitue ensuite une arme de négociation et même une arme de pression.
La France doit développer des notions de combat indirect pour mener la guerre économique du temps de paix. Les Anglo-Saxons nous ont appris qu’ils nous attaquaient de manière indirecte, essentiellement par des instruments de sociétés civiles, qu’il s’agisse de fondations, d’associations, d’ONG ou de cabinet d’avocats spécialisés. Il est nécessaire d’inventer l’orchestration de ce combat indirect en France. À ce titre, je ne suis pas sûr que le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) soit le mieux placé pour agir en ce sens.
M. Bernard Carayon. L’extraterritorialité du droit américain précède l’extraterritorialité du droit chinois. Le Parlement français a répondu par la transposition d’une directive européenne, via le droit civil. Je suis partisan d’une transposition par le droit pénal, le seul qui soit réellement dissuasif. Les Américains n’hésitent pas agir de la sorte, et M. Pierucci peut malheureusement le confirmer, ayant vécu la détention dans une prison américaine. Je rappelle ainsi que la violation du secret des affaires aux États-Unis est passible de vingt-cinq ans ou trente ans de prison maximum.
De telles actions ne peuvent intervenir qu’à la suite d’initiatives bipartisanes. Lorsque j’ai voulu faire voter ma proposition de loi sur le secret des affaires, je me suis heurté à de nombreuses réticences, y compris au sein de l’administration française. Ensuite, les Allemands et Américains sont nos « pires amis ». Il y a quelques années, Naval Group a subi une campagne de déstabilisation, qui arguait à tort que les fiches techniques des sous-marins que nous nous apprêtions à vendre à l’Australie étaient disponibles sur internet. Or il est apparu que cette information avait été diffusée par les Allemands.
Il faut également évoquer la responsabilité des élites. Lorsque M. Barroso a quitté la présidence de la Commission européenne, il est parti chez Goldman Sachs, qui avait été à l’origine du maquillage des comptes de la Grèce, dont l’UE a dû régler la facture. Trouvez-vous cela normal ? Trouvez-vous normal que l’ancienne commissaire à la concurrence et vice-présidente de la Commission européenne Neelie Kroes soit partie travailler chez Uber en ayant négocié ce recrutement avant la fin de son mandat ? Trouvez-vous normal que Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne et ex-gouverneur de la Banque de France, aille chez Pimco plutôt que chez un gestionnaire d’actifs européen ou français ? Trouvez-vous normal que l’ex-commissaire européen Thierry Breton, qui avait pourtant porté l’étendard des intérêts industriels européens rejoigne Bank of America ? Trouvez-vous normal que l’État français ait recours à des cabinets anglo-saxons pour définir ses stratégies, alors que nous disposons d’excellents experts en France ?
Le haut- commissariat au plan pourrait constituer un formidable outil d’anticipation si nous pouvions y mutualiser l’ensemble des expertises publiques, voire privées, sur tous les sujets stratégiques. Aujourd’hui, la plupart des ministères régaliens dispose d’une direction des affaires, mais leurs travaux ne sont pas mutualisés. La vision de l’État sur les grands enjeux est complètement paralysée, émiettée.
Dans le même ordre d’idées, la France ne dispose pas d’un programme commun d’enseignement universitaire sur les questions de guerre économique. Très rares sont les grandes écoles qui proposent un enseignement de ce type. Seule l’EGE de Christian Harbulot répond justement aux enjeux de l’analyse et de l’action.
M. Alain Juillet. Il faut d’abord définir ce que nous entendons par intérêts stratégiques ou secteurs stratégiques avant de mobiliser les moyens de l’État sur ces sujets. Ensuite, lorsque nous avons débuté l’intelligence économique en France, nous avions suggéré de transformer le commissariat général au plan, alors en sommeil, en une « machine de guerre » pour l’intelligence économique, chargée de mener des travaux de prospective et de rechercher l’information afin d’établir la politique qui pourrait être menée en France. Enfin, l’affaire Alstom illustre à la perfection le déni dont l’administration et le politique ont pu faire preuve, alors même que les informations étaient toutes connues. Lorsque de tels blocages subsistent, il est impossible d’agir.
M. Frédéric Pierucci. Comme vous l’avez souligné concernant le rachat des activités « Énergie » d’Alstom, plus de 1 000 emplois ont été détruits. General Electric a dû payer une amende de 50 millions de dollars prévue dans les accords et le fonds Maugis a été dédié à Belfort pour investir dans des entreprises créant de la richesse sur ce territoire. J’ai recréé une société à Belfort en embauchant des anciens personnels d’Alstom et nous avons essayé de bénéficier de subventions pour redynamiser Belfort. Mais j’ai découvert que General Electric pouvait exercer son veto à l’obtention de ces subventions et, bien naturellement, nous n’avons reçu aucune subvention.
Par ailleurs, à la suite des différentes affaires Total, Technip, Alcatel et Alstom, des initiatives ont été menées. La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dite « loi Sapin 2 », une loi défensive, a permis de récupérer 2,25 milliards sur les affaires Airbus et Société générale. Elle nous permet de « laver notre linge sale en famille » et de faire en sorte que les amendes soient payées au Trésor français plutôt qu’au Trésor américain.
Le deuxième volet de l’extraterritorialité concerne les sanctions économiques. Or en la matière, la France et l’Europe sont intégralement alignées sur les sanctions économiques américaines, alors que nos intérêts divergent dans de nombreux marchés. Dans le domaine numérique, le Cloud Act américain permet aux services de renseignement américains de demander à tous les fournisseurs de services américains de leur transférer les données des entreprises et des individus français, même si ces données sont stockées en France. En réalité le Cloud Act a été établi à la suite des révélations d’Edward Snowden, pour protéger les entreprises américaines qui enfreignaient les lois européennes en transférant des données des Européens et en espionnant des Européens.
Pourtant, après le scandale Snowden, aucun procureur français ou européen n’a poursuivi la centaine d’entreprises américaines qui ont travaillé avec l’Agence nationale de sécurité ou National Security Agency (NSA) pour espionner massivement les entreprises et les élites politiques françaises ou européennes. Nous les laissons nous violer et nous ne disons rien. Non seulement ils continuent, mais ils le légalisent, à travers le Cloud Act. À l’issue du Cloud Act, les États-Unis et l’Europe se sont accordés sur le transfert des données transatlantiques. Après les arrêts « Schrems I » du 6 octobre 2015 et « Schrems II » du 16 juillet 2020 de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), de nouvelles négociations sont intervenues. Mais la dernière mouture de l’accord n’est pas plus protectrice.
Pour agir, il faut du courage. Nous en avons fait preuve dans le domaine défensif avec la loi Sapin 2, mais le courage n’est pas venu de l’UE. Les Allemands y étaient opposés, de même que les pays du Nord et de l’Est de l’Europe. Dès lors, nous devons intervenir au niveau national. Les services de renseignement ont clairement indiqué que la meilleure réaction face au Cloud Act consiste à stocker les données stratégiques et sensibles des entreprises et de l’État sur des serveurs français. Mais l’État français a fait le contraire. Comment voulez-vous que les entreprises s’y retrouvent ? Encore une fois, l’État doit montrer l’exemple.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je suis totalement d’accord avec vous pour déplorer un manque de courage politique, une forme de lâcheté, voire de trahison vis-à-vis des intérêts de la nation.
Je souhaite vous soumettre un cas pratique, celui de l’équipementier LMB Aerospace, qui fournit des systèmes de refroidissement pour nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, nos chars Leclerc et nos Rafale. La société Photonis a été sauvée grâce au verrou opposé par Bercy, à la suite d’une intense campagne médiatique. Malheureusement, cette mobilisation semble faire défaut dans le cas de LMB Aerospace, qui pourrait être cédée à l’américain Loar Group. Quel est votre avis à ce sujet ? Les députés d’opposition que nous sommes n’ont-ils pas un devoir d’alerte pour essayer de contraindre le gouvernement sur de tels dossiers ?
M. Bernard Carayon. Sur de tels sujets, majorité et opposition doivent s’allier. En 2011, j’ai appris par un administrateur d’Air France que la compagnie française allait acheter des Boeing pour renouveler sa flotte de longs courriers. J’ai alors réussi à mobiliser 200 députés, depuis le parti communiste jusqu’à la droite de l’UMP. À l’issue d’une intense campagne médiatique, nous avons pu inverser le rapport de force. En conséquence, je ne peux que saluer le combat patriote que vous envisagez de mener concernant LMB Aerospace.
M. Alain Juillet. La médiatisation peut faire partie des solutions. Il m’est arrivé de préconiser à certaines personnes qui venaient me voir d’alerter Le Canard enchaîné ou Mediapart. Simultanément, il faut se méfier des médias, car ils peuvent être achetés par les uns ou les autres. Lors de l’affaire Alstom, General Electric, qui disposait d’importants moyens financiers, a usé de campagnes d’influence pour démolir systématiquement les options qui n’étaient pas les leurs. Il faut réagir, et tous les moyens sont bons pour réagir.
M. Christian Harbulot. L’école de guerre économique constitue en quelque sorte un lieu d’expérimentation du combat indirect. Si vous parvenez à initier une démarche transpartisane sur ce cas d’école, je mobiliserai toutes les forces de l’EGE pour vous appuyer de manière indirecte sur les réseaux sociaux, dans des logiques de résonance, voire à travers des manifestations de rue. Je pense que nous pourrons faire preuve d’une réelle efficacité, laquelle a déjà été démontrée par le passé, dans certains cas très précis.
M. Frédéric Pierucci. Je ne comprends pas pourquoi il n’existe pas de consensus politique sur de tels sujets. Quel parti peut s’opposer à la défense d’une entreprise française stratégique contre des ingérences étrangères ? Aux États-Unis, démocrates et républicains s’allient en pareilles circonstances. En Allemagne, les partis défendent l’industrie. Pourquoi n’arrivez-vous pas à vous mettre d’accord ?
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Je vous remercie pour vos témoignages et le courage dont vous faites preuve depuis longtemps.
Pendant des années, il n’était pas possible de critiquer l’atlantisme dans un média français sans passer pour un complotiste, un fou, un agent russe. Le mot a d’ailleurs presque disparu du vocabulaire politique et médiatique depuis la fin de la guerre froide. Or il existe bien des institutions ayant pignon sur rue, comme l’American Chamber of Commerce (AmCham) ou la Trilatérale, qui ne sont pas des lieux de complot, mais des lieux d’influence.
J’ai présidé en 2023 une commission d’enquête sur les ingérences étrangères. Lors de son audition, le parquet national financier a débuté son intervention par un propos libre, dans lequel il a indiqué que la première des ingérences était constituée par l’ingérence économique américaine. Malheureusement, le rapport de cette commission a indiqué les ingérences américaines se trouvaient « à la lisière » de ses travaux. Vous avez là une partie de la réponse à votre question, M. Pierucci.
Lors de vos différentes carrières, comment avez-vous perçu ces différents réseaux d’influence atlantistes ? Pourquoi existe-t-il une telle omerta les concernant ? Lorsque l’époux de Mme Gaymard – qui a présidé l’AmCham – était député, aucune commission d’enquête n’a été déclenchée au sujet d’Alstom, comme par hasard. Quand celui-ci n’a plus été député, une commission d’enquête initiée par le groupe dans lequel M. Gaymard siégeait a comme par hasard été lancée.
Avez-vous rencontré ces réseaux ? Avez-vous pu étudier leur influence dans l’appareil d’État français et les milieux d’affaires ? La question vaut également pour les milieux d’influence de nos amis allemands. Je rappelle que le terme « couple franco-allemand » n’est même pas traduit à Berlin.
M. Bernard Carayon. Les réseaux atlantistes sont à la fois anciens et puissants. Il est d’ailleurs assez curieux que l’Europe et particulièrement la France ait toujours témoigné une telle admiration pour les Américains qui nous ont pourtant si souvent spoliés. Il ne faut pas oublier que les Américains, qui sont bien sûr nos « amis » ne se sont engagés dans la première guerre mondiale qu’en 1917 après que le Lusitania ait été torpillé. De même, ils ne sont entrés en guerre contre l’Axe que lorsque qu’ils ont été attaqués eux-mêmes par le Japon en 1941. Roosevelt faisait payer chèrement, avec des taux d’intérêt élevés, les sommes qu’il livrait à Churchill au début de la guerre. Les Américains n’ont jamais agi de de manière gratuite. D’une certaine manière, l’Otan a eu pour contrepartie la construction du marché européen dans lequel ils ont souvent, dit-on, tenu le crayon. Des journalistes comme Christophe Deloire ont d’ailleurs écrit très utilement à ce propos, en se fondant sur les archives déclassifiées de la CIA.
Les élites françaises ou européennes trouvent formidable d’avoir la possibilité d’envoyer leurs enfants étudier à Stanford ou à Cambridge. Comment peut-on se brouiller avec des gens qui attirent tant de talents, tant d’argent, tant de puissance ? Lorsque j’ai été le premier parlementaire à évoquer le patriotisme économique, la politique industrielle et la guerre économique, je me faisais à chaque fois attaquer par ceux qui étaient très proches de ces cercles atlantistes. Sur les sujets des droits de l’homme et des migrants, George Soros affecte chaque année plus d’un milliard de dollars des revenus de son capital de vingt-quatre milliards de dollars à des politiques qui sont souvent d’ailleurs contraires aux politiques européennes ou nationales.
M. Christian Harbulot. Lors de la création de l’EGE en 1997, nous avons eu « l’honneur » de recevoir la visite d’une femme que la direction de la surveillance du territoire (DST) a par la suite identifié comme une agente de la CIA, ce qui témoigne du professionnalisme de l’Agence.
De 1945 jusqu’à il y a peu, la plupart des forces vives françaises s’étaient habituées à être dépendantes des États-Unis. Désormais, la plupart des gens proches de l’atlantisme espèrent qu’un changement de cap interviendra dans deux ans aux États-Unis, à la faveur des élections de mi-mandat.
Hélas, ce n’est que l’effondrement de notre système industriel qui permettra d’entraîner une réaction. Cette-dernière viendra de personnes qui disposent déjà d’une certaine expérience, de personnes qui ne se seraient jamais mobilisées au préalable, mais qui sont désormais prêtes à se battre pour ce pays, sur le plan économique et informationnel. Dès lors, à condition que le politique se manifeste sur ce terrain, il est possible d’espérer des avancées.
M. Alain Juillet. À partir du moment où l’on s’attaque à des intérêts américains ou que l’on dévoile des opérations que les États-Unis préparent, il faut s’attendre à affronter, en France, de terribles campagnes de la part d’un groupe de pression qui défend les intérêts américains. J’ai reçu des coups de toutes parts et j’ai pu constater que ce système était particulièrement puissant, à telle enseigne que certains baissent les bras. J’ai par exemple connu plusieurs fonctionnaires et salariés d’entreprise qui ont décidé de baisser pavillon car ils redoutaient les risques encourus. Lutter contre ce phénomène comporte une part d’inconscience, mais il faut bien se dire que l’intérêt national doit primer.
M. Frédéric Pierucci. Il suffit pour s’en convaincre d’établir une cartographie des acteurs français et américains de l’affaire Alstom et d’observer ce qu’ils sont devenus par la suite. Une ébauche a été esquissée par le documentaire Guerre fantôme : la vente d'Alstom à General Electric.
Les Américains n’ont jamais changé, ni caché la stratégie de guerre économique qu’ils poursuivent, quels que soient les présidents. Je vous encourage à lire les différents executive orders des différents occupants de la Maison Blanche. En 2000, James Woolsey, ancien directeur de la CIA, expliquait dans le Wall Street Journal que les États-Unis espionnaient nos entreprises dans des buts de guerre économique.
Mme Florence Goulet (RN). Les ONG constituent également des groupes de pression très importants. Des ONG allemandes proches des écologistes n’ont-elles pas œuvré à déstabiliser la filière nucléaire française ?
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle des cabinets de conseil dans cette guerre économique ?
M. Robert Le Bourgeois (RN). Vous avez évoqué des actions d’influence, mais nous pourrions également citer le programme Young Leaders de la French-American Foundation, qui cible le plus haut sommet de l’État en France.
À l’inverse, quelles seraient les actions d’influence les plus urgentes que nous pourrions mener, pour autant que nous en soyons capables ? Sur quelles géographies ? Auprès de quels publics ? Comment embarquer les médias français dans cette guerre économique ?
M. Alain Juillet. Le concept d’ONG est né d’une idée extrêmement généreuse, puisqu’il s’agit de défendre l’intérêt général de manière bénévole. Mais en réalité, l’idée a été pervertie par certains, qui les ont transformés en machines de guerre utilisées contre nous. La grande majorité des ONG sont ainsi financées par des États ou des entreprises, et elles nous font du tort. Dans le nucléaire, des ONG ont été financées par les Allemands, pour nous détruire. Les ONG sont devenues une arme de guerre internationale et il faut les considérer comme telles.
Les plus grands cabinets de conseil sont américains et il est certain que les informations qu’ils récupèrent partent aux États-Unis. Je me souviens d’un cabinet de conseil qui conduisait l’informatisation des impôts en France. Nous, professionnels, avons alerté sur les portes dérobées ou les backdoors qui allaient être implantées à cette occasion. De même, l’utilisation à grande échelle de cabinets de conseil américains par certains ministères constitue un scandale.
Ensuite, la presse sert aujourd’hui les actions d’influence, dans la mesure où tous les organes de presse sont orientés et suivent une « ligne éditoriale », qui permet de mener des actions d’influence ou de défendre des personnes et organisations dont ils sont proches. C’est la raison pour laquelle il faut toujours consulter plusieurs médias pour s’approcher de la vérité.
Pour les professionnels, l’action d’influence consiste justement à savoir utiliser ces médias pour faire rentrer dans l’esprit des gens, de manière directe ou indirecte, les messages que l’on veut faire passer. Il s’agit d’un travail de longue haleine, qui ne peut être mené à travers une seule campagne. Inversement, les professionnels sont capables de détecter, notamment pour le compte des entreprises, les campagnes d’influence conduites par des spécialistes. Quand ces opérations sont identifiées, des contre-mesures peuvent être prises. Malheureusement, peu d’entreprises agissent de la sorte, et l’État français encore moins.
J’ai suivi la création récente du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais des campagnes d’influence sont poursuivies en France par des lobbyistes, en particulier par des agences spécialisées. Ces dernières utilisent tous les moyens disponibles pour influencer les cibles. À ce sujet, Mme von der Leyen n’a pas agi autrement pour promouvoir le Green Deal en Allemagne, en France et ailleurs, afin que les populations, qui y étaient opposées, finissent par l’accepter.
M. Bernard Carayon. La plupart des ONG œuvrent aujourd’hui dans deux secteurs d’activité : l’environnement et l’éthique des affaires. Or dans ces deux domaines, l’opacité de leur financement et le caractère non démocratique de leur fonctionnement sont les deux règles principales. J’en parle en connaissance de cause, ayant par le passé produit un baromètre de transparence et de gouvernance démocratique des ONG. Particulièrement instructif, il ne trouvait malheureusement aucun écho auprès de la presse.
Les ONG environnementales comme Greenpeace et Oxfam, les ONG spécialisées dans l’éthique des affaires comme Trace et Transparency International ont toujours défendu des thèses ou des intérêts hostiles aux intérêts nationaux français. De même, une fédération d’associations environnementalistes, France nature environnement, qui attaque un chantier qui m’est cher, celui de l’autoroute A69 Castres-Toulouse, est financée par l’État, les ministères de la souveraineté industrielle, de l’agriculture, de la transition écologique, de l’éducation nationale, ainsi que par l’Agence de la transition écologique, l’Office français de la biodiversité, la SNCF et La Poste.
De nombreuses ONG sont financées par l’État, mais aussi par des entreprises qui veulent se prémunir du risque d’être attaqué. Je pense notamment à Trace, qui propose des intermédiaires commerciaux « vertueux » à des entreprises, en leur promettant en échange que si elles recourent à ces derniers, elles ne souffriront pas de problèmes de conformité. En revanche, si les entreprises refusent, elles deviennent « blacklistées », impures.
Transparency International conduit depuis de longues années un indice public de corruption complètement « bidon ». Comme par hasard, les pays les plus soumis aux Américains sont toujours en tête du classement. Lorsque la France avait décidé, sous l’impulsion de Jacques Chirac, de ne pas aller faire la guerre en Irak, nous avions perdu une dizaine de places dans ce classement. Pourquoi nous, Européens, n’agirions-nous pas de la sorte ?
M. Christian Harbulot. Certaines ONG rechignent à dévoiler leurs sources de financement. Or en sources ouvertes, nous disposons des moyens de réaliser une cartographie excessivement précise des ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger ou de structures privées.
À ce titre, les propos de M. Carayon sont très pertinents : le financement français des ONG est totalement incohérent par rapport aux enjeux d’un pays comme le nôtre, en matière de développement industriel. À l’EGE, nous travaillons sur un aspect qui nous semble très intéressant sur le plan sociologique : les rentes de situation. Ainsi, les ONG comme Médecins du monde ou Médecins sans frontières qui sont apparues au lendemain de la guerre du Biafra étaient initialement composées de médecins bénévoles ou quasi bénévoles. Au fil des décennies, la situation a évolué et les états-majors des ONG les plus puissantes sont désormais constitués de personnes qui touchent le salaire d’un cadre supérieur d’une multinationale. De tels salaires, qui s’apparentent à des rentes de situation, ne les incitent pas à quitter leur emploi.
Nous sommes ainsi capables de dresser une autre cartographie, afin de différencier d’une part les « braves gens » qui répondent à une vocation, se battent pour un idéal et ne reçoivent pas d’argent et d’autre part, ceux qui mènent de véritables carrières à haut revenu dans ces ONG et qui en définissent les stratégies d’action. Grâce à l’établissement de la sociologie du jeu des acteurs, nous pouvons discerner ceux qui ont intérêt à gagner de l’argent le plus longtemps possible, en brandissant comme prétexte des combats de nature humanitaire.
En résumé, nous avons les moyens de nous inscrire dans une confrontation informationnelle et de faire passer des messages, d’autant plus que trop de scandales ont éclaté. Je souligne ainsi qu’un tribunal américain vient de condamner Greenpeace États-Unis à payer plusieurs centaines de millions de dollars à la suite à la plainte déposée par une entreprise américaine. Le vent de l’ouest commence à tourner, les rapports de force s’inversent.
M. Frédéric Pierucci. Vous avez certainement vu que Donald Trump vient de supprimer les financements de l’Agence des États-Unis pour le développement international ou United States Agency for International Development (Usaid), ce qui revient pour les États-Unis à se tirer une balle dans le pied. En effet, cet organisme possède aussi sa face sombre. Usaid a ainsi financé l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), qui regroupe un réseau journalistes d’investigation qui avaient notamment mis à jour les Panama Papers.
Il y a deux mois, Mediapart et deux autres journaux ont révélé que l’OCCRP était en réalité financé par l’Usaid et que les enquêtes de OCCRP étaient dirigées par la Maison-Blanche et le département d’État américain, avec pour mot d’ordre de ne pas enquêter sur les intérêts américains. C’est la raison pour laquelle les Panama Papers ne ciblent aucune entreprise américaine, aucun cabinet d’avocats états-unien. Malheureusement, très peu de monde se fait l’écho de ces révélations pourtant fracassantes, quand on repense aux soi-disant grands scandales sortis par cette organisation de journalistes supposés indépendants.
Dans le même ordre d’idée, lorsque Dassault était en concurrence avec les Américains pour vendre des Rafale à l’Égypte, Transparency International Royaume Uni avait sorti un classement des entreprises de défense sur le volet éthique. L’ONG avait ainsi classé de un à cinq les entreprises les plus éthiques en termes de conformité, d’anticorruption. Au terme de celui-ci, les sociétés américaines obtenaient toutes la meilleure note, quand Dassault devait se contenter de la plus mauvaise, au même titre que Soukhoï par exemple. Or ce classement n’est pas anodin car les banques et autres organismes financiers regardent et utilisent ces données lorsqu’il s’agit d’accorder des prêts aux entreprises.
Ensuite, la DGSI a dévoilé publiquement l’année dernière plusieurs documents qui incitent les entreprises françaises à ne pas utiliser des cabinets anglo-saxons lors de leurs audits. Enfin, toutes les données financières des entreprises ayant bénéficié des prêts garantis de l’État à l’occasion du Covid ont été enregistrées sur le cloud d’Amazon Web Services. En résumé, nous avons offert aux Américains toutes les données des entreprises françaises affaiblies par la pandémie.
En guise de conclusion, je vous indique que je fais partie de l’association appelée Le Retour de l’Industrie en France (RIF), qui réunit des industriels de tous secteurs d’activité. Nous avons produit deux documents, « Reconstruire les fondations de notre industrie » et « La France sous-traitée – Manifeste pour un retour de l’industrie en France ». Je vous invite à les lire, dans la mesure où ils contiennent de nombreuses recommandations formulées par les professionnels eux-mêmes. Peut-être pourriez-vous également inviter utilement le président de cette association lors de vos auditions.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie.
Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit aux questions posées aujourd’hui lors de cette audition – notamment par M. le rapporteur – ainsi qu’au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-sept heures cinquante-cinq.
Présents. – M. Laurent Croizier, Mme Florence Goulet, M. Sébastien Huyghe, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Thierry Tesson, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber