Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Renaud Dutreil, ancien député, ancien secrétaire d’État puis ministre des PME, du commerce, de l’artisanat et des professions libérales, responsable du capital-investissement chez Mirabaud Asset Management              2

– Présences en réunion................................19

 


Mercredi
2 avril 2025

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 16

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à dix-sept heures cinq.

M. le président Charles Rodwell. Mes chers collègues, nous accueillons à présent M. Renaud Dutreil. Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d’avoir accepté de répondre à nos questions.

Vous avez mené notamment trois carrières successives. Après une première carrière au Conseil d’État, vous êtes entré en politique en étant élu député de l’Aisne puis de la Marne, pendant huit années. Vous avez ensuite été secrétaire d’État, puis ministre aux PME, au commerce, à l’artisanat, aux professions libérales et à la consommation. Dans ce cadre, vous avez porté le projet de loi pour l’initiative économique en 2003. Vous avez également été ministre de la fonction publique et de la réforme de l’État. En 2008, vous avez quitté la vie politique pour diriger la filiale américaine du groupe LVMH, avant de vous engager et d’investir dans plusieurs entreprises du patrimoine vivant. Vous êtes aujourd’hui notamment responsable du capital investissement chez Mirabaud Asset Management.

Avant de vous donner la parole, je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Dutreil prête serment.)

M. le président Charles Rodwell. En préambule, pourriez-vous nous expliquer la genèse du fameux pacte Dutreil, ainsi que la méthode parlementaire et politique que vous avez mise en œuvre pour faire voter une telle réforme ? Ensuite, considérez-vous qu’il serait aujourd’hui nécessaire de mettre à jour ce pacte Dutreil, compte tenu des enjeux auxquels sont confrontées les entreprises ? Je pense notamment à la robotisation et la numérisation, entre autres domaines.

M. Renaud Dutreil, ancien député, responsable du capital-investissement chez Mirabaud Asset Management. J’ai quitté la vie politique depuis quelque temps. Mais ces dernières années, mes activités ont été assez étroitement associées à des entreprises de caractère industriel, sujet qui me tient à cœur.

En préambule, la France constitue l’un des pays qui s’est le plus désindustrialisé. Environ 90 % de la responsabilité de cette désindustrialisation repose sur les politiques. Cette situation renvoie au lointain écho de Saint-Simon qui, en 1840, avait frappé les esprits avec sa parabole sur la querelle des abeilles et des frelons ; les abeilles industrieuses et les frelons politiques. Cette fable demeure toujours d’actualité.

Les 10 % restants de cette responsabilité sont partagés entre le patronat et les syndicats. En effet, la vocation des organisations patronales et des organisations syndicales aurait été de défendre notre industrie, ce qui n’a pas été le cas. Le patronat, a été passif dans ce combat pour défendre l’industrie française. De leur côté, les syndicats ont très largement agrandi leurs sujets d’intérêt et de lutte, au lieu de défendre les salariés de l’industrie.

Ensuite, quand il est question d’industrie, il faut s’intéresser aux modes de capitalisme que l’on souhaite privilégier ou combattre. Aujourd’hui, il existe trois formes de capitalisme, dont les caractéristiques sont très liées aux différentes nations. Le premier est un capitalisme d’État, qui a repris une certaine vigueur récemment, étant représenté par la Chine et la Russie, pays dans lesquels existent des entrepreneurs, mais ces derniers sont étroitement contrôlés par un appareil politique. Mais l’on voit également revenir en force aux États-Unis un tel capitalisme d’État. Dans celui-ci, le pouvoir politique prend des décisions de caractère économique et s’immisce dans la vie des entreprises.

Le deuxième capitalisme, essentiellement anglo-saxon, est le capitalisme financier. Il repose sur l’abondance des liquidités dans des pays qui possèdent une grande capacité à drainer l’épargne vers les entreprises de façon fluide et naturelle, à travers des professionnels de la finance. Aux États-Unis, notamment à partir d’une certaine taille, seulement 20 % des sociétés sont des entreprises familiales. La plupart des détentions de capital majoritaire y sont liées à des professionnels de la finance, des fonds d’investissement ou des marchés financiers.

Le troisième capitalisme est peut-être celui qui est le plus proche de notre identité, en Europe et en France. Il s’agit du capitalisme familial, dans lequel la majorité du capital est très souvent détenue par un entrepreneur ou la famille de cet entrepreneur. En France, les entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui représentent 25 % des salariés du secteur privé, disposent pour 52 % d’entre elles d’un actionnaire familial comme actionnaire majoritaire. De plus, près de 17 % d’entre elles ont un actionnaire familial minoritaire, qui joue un rôle important dans la gouvernance de l’entreprise. En Europe, ce type de capitalisme est extrêmement fort en Allemagne – chacun connaît le rôle du Mittelstand, cette idée d’une entreprise familiale, indépendante, avec un attachement fort à son territoire – mais aussi en Italie, en Suède et il est également marqué aux Pays-Bas.

Dans ce monde où les capitalismes s’affrontent, l’Europe et la France ont plutôt fait le choix du capitalisme familial, auquel notre industrie est particulièrement liée. À ce sujet, l’État actionnaire a connu des réussites, mais a également commis de nombreuses erreurs, qu’une famille, et peut-être même des fonds d’investissement, n’auraient pas commises. Il suffit notamment de penser en France aux errements de la politique énergétique et du nucléaire.

Dans notre pays, le capitalisme financier paraît très difficile à implanter, pour des raisons évidentes. Ainsi, notre épargne n’est pas canalisée vers les entreprises. Cependant, la France est un pays d’épargnants, puisque cette épargne s’élève à 6 000 milliards d’euros, hors immobilier, soit deux fois la dette publique. Mais cette épargne travaille très peu. Or dans un pays, la vocation naturelle de l’argent est bien de travailler et, si possible, dans l’intérêt dudit pays.

En France, les comptes à vue représentent près de 700 milliards d’euros, soit une épargne réglementée, sans parler d’une très large partie de l’assurance-vie, qui sert à financer la dette publique. Notre capitalisme financier est donc extrêmement malade. Le fait que notre système de répartition des retraites ne permette pas de canaliser vers les entreprises une partie des retraites constitue évidemment un autre handicap. Il nous reste donc le capitalisme familial. Celui-ci est encore très solide et il nous faut à tout prix le préserver.

L’industrie s’organise autour de deux facteurs, deux inputs : le capital et le travail. Premièrement, le capital se rémunère sur le risque qu’il prend. Dès lors, toute politique qui dissuade le risque pénalise l’industrie. De son côté, le facteur travail est frappé par une aberration typiquement française : on a fait porter sur le travail, notamment le travail industriel, l’essentiel du financement de la protection sociale. Il s’agit là d’un véritable suicide collectif. Le fait que dans notre pays l’écart entre le salaire net et le coût pour une entreprise d’un salarié soit le plus important du monde industriel prouve que la France n’a vraiment pas compris comment il fallait financer son système de protection sociale.

Des pays comme le Danemark, qui souhaitent conserver leur industrie, disposent de systèmes de protection sociale extrêmement généreux, mais n’ont pas pour autant sacrifié leur industrie pour le financer. En conséquence, il ne s’agit pas de libéraliser ou de ne pas libéraliser le système de protection sociale, mais de trouver un mode de financement qui préserve l’industrie. Malheureusement, nous n’y sommes pas parvenus en France.

En résumé, parmi les trois capitalismes possibles, je pense qu’il faut privilégier le capitalisme familial. De plus, parmi les deux facteurs essentiels pour disposer d’une industrie forte, il faut privilégier la rémunération du risque, qui entraîne les décisions d’affectation du capital. Enfin, il faut alléger de manière draconienne le coût du travail dans l’industrie, en transférant le financement de la protection sociale sur d’autres acteurs de la société que ceux qui travaillent dans l’industrie.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Parmi les différents modèles existants, quel modèle de financement par capitalisation recommanderiez-vous, à la lumière vos activités actuelles et des responsabilités politiques et publiques qui ont été les vôtres par le passé ? Enfin, s’agissant du basculement du financement de la protection sociale, quels différents modèles préconisez-vous ? Par exemple, faut-il assumer de basculer une partie du financement de la protection sociale sur la consommation, notamment à travers le financement par la TVA ?

M. Renaud Dutreil. Ce que je vais vous proposer exige une immense dose de courage, pour des responsables politiques qui doivent se faire élire. Si l’on voulait uniquement poursuivre l’intérêt du pays, il conviendrait d’abord de réduire très fortement les cotisations des salariés pour rapprocher le salaire net du salaire brut. J’évalue à peu près à 80 milliards d’euros le transfert que l’on pourrait ainsi réaliser des cotisations sociales payées par ceux qui travaillent vers d’autres acteurs de l’économie. Ce faisant, il serait possible de créer un treizième mois de pouvoir d’achat allant directement dans la poche des salariés.

Cette mesure privilégie volontairement ceux qui travaillent. En France, la tendance consiste très souvent à privilégier ceux qui travaillent entre 1 smic et 1,6 smic. J’y suis opposé et estime qu’il faut privilégier l’ensemble des salariés, quels que soient leurs revenus. En effet, l’industrie de demain fera de plus en plus faire appel à des gens qualifiés, dont les salaires sont supérieurs à cette fourchette de 1 à 1,6 smic. Si l’on veut attirer les talents dans l’industrie, il faut attirer des personnes dont les rémunérations peuvent aller jusqu’à deux fois, trois fois, quatre fois le smic, voire plus. En conséquence, il ne faut pas plafonner le transfert.

Il est aussi possible d’imaginer réaliser des économies sur notre système de protection sociale. Nous ne sommes pas obligés de réaliser un transfert de prélèvements obligatoires. Sur ces 80 milliards d’euros, nous pourrions réaliser des économies entre 15 milliards d’euros et 20 milliards d’euros, ce qui suppose un sacrifice de la part de ceux qui bénéficient de ce système de protection sociale. Mais cela fait partie de l’équation.

Où trouver les 60 milliards d’euros restants ? Mon idée consiste à transférer le financement de la protection sociale de ceux qui produisent à ceux qui ne produisent pas. Le meilleur outil pour y parvenir a été inventé en France ; il s’appelle la TVA. Je considère qu’une grande partie du transfert du financement de la protection sociale, notamment pour tout ce qui relève plutôt de la solidarité, devrait passer à la TVA.

Je suis conscient de la difficulté pour un candidat à une élection d’inscrire à son programme la hausse de la TVA. Cependant, je considère qu’il serait envisageable de faire passer la TVA de 20 % à 25 %, tout en élargissant la TVA à taux réduit, afin que le choc de pouvoir frappe moins ceux dont les revenus sont les plus faibles, ainsi que les produits indispensables à ces derniers. Autrement dit, il y a probablement un arbitrage à réaliser entre la TVA à taux plein et la TVA à taux réduit, voire une TVA zéro, notamment pour des produits comme les fruits ou les légumes, qui sont aussi nécessaires en termes de santé publique.

En résumé, l’équation concerne un transfert, depuis ceux qui produisent vers ceux qui ne produisent pas, parmi lesquels figurent naturellement les retraités. Cela implique donc le courage d’indiquer qu’un arbitrage entre les générations doit intervenir. Mais si nous ne l’opérons pas, nous aboutirons à une impasse financière concernant les retraites, puisque la capacité à produire finance la protection sociale. En étouffant petit à petit notre industrie, le résultat sera bien pire que le fait de transférer le financement de la protection sociale sur ceux qui ne produisent pas, via la TVA.

Je n’oublie pas non plus de souligner la nécessité de réaliser des économies sur la protection sociale. En observant les cinquante dernières années, on constate que les dépenses sociales et les dépenses publiques ont progressé de onze points de PIB et les prélèvements obligatoires ont augmenté de six points, les cinq points de différence correspondant à la dette. Ces derniers ont été financés par le pari que les Français seraient capables de rembourser un poids de plus en plus lourd de dette publique. Il s’agit là d’un très mauvais calcul qu’aucun entrepreneur n’aurait jamais réalisé, mais que le monde politique a choisi d’opérer. Sur les onze points de dépenses sociales, sept sont liés aux retraites, trois à la santé et un aux différents revenus de solidarité. La France a préféré privilégier ceux qui ne produisent pas par rapport à ceux qui produisent.

J’en viens ensuite à votre question. Pourquoi avons-nous élaboré en 2002 cette loi qui a perduré jusqu’ici, que la gauche et la droite ont validé ? Une forme de consensus s’était en effet établie autour du pacte Dutreil, mais je constate qu’il n’existe plus aujourd’hui. J’ai regardé attentivement les amendements qui ont été déposés en commission des finances pour la loi de finances 2025. S’ils étaient votés, ils se traduiraient par la destruction de notre capitalisme familial, pourtant le pilier le plus important de notre économie. Je pense que ceux qui sont à l’origine de ces amendements rêvent d’une société appauvrie dans laquelle les producteurs seraient vraiment réduits à la portion congrue.

Le capitalisme familial souffrait énormément en 2002, après l’augmentation très marquée de la fiscalité sur la transmission décidée par la majorité socialiste élue en 1981, qui avait fait passer les taux marginaux de transmission à des montants extrêmement élevés, lesquels sont d’ailleurs encore en vigueur. Entre 1981 et 2001, un très grand nombre d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises ont disparu, quand elles ont augmenté en Italie, en Angleterre, en Allemagne et en Suède.

La plupart des familles qui détiennent un patrimoine économique l’ont placé pour l’essentiel dans leur entreprise. Par conséquent, lorsque l’État leur demande de payer 45 % d’impôts au titre de la transmission, elles se retrouvent fragilisées. Ensuite, pour s’acquitter de cet impôt, l’entreprise doit la plupart du temps, soit distribuer énormément de dividendes, soit céder du capital. À l’époque, un très grand nombre d’ETI françaises étaient donc rachetées, non pas par des familles françaises, mais par des entreprises étrangères.

En 2002, nous avons donc décidé de créer cet avantage fiscal pour la transmission, dicté uniquement par un intérêt patriotique. Il s’agissait essentiellement de protéger la détention par des familles françaises d’entreprises françaises. Je compare toujours les entreprises familiales à des arbres, dont les racines sont implantées dans les territoires, en zone rurale ou dans des petites villes.

Si l’on change la nature du capital et si le capital passe dans des mains qui n’ont pas de lien avec ce territoire, on rentre alors dans une autre logique, une logique de performance financière, qui domine le capitalisme anglo-saxon. Je ne remets pas en cause cet objectif de performance financière, qui a ses mérites. Mais quand le propriétaire d’une ETI française est à New York à Singapour ou en Allemagne, il n’attache pas d’intérêt au territoire sur lequel elle a grandi. À partir du moment où le seul critère devient la performance de l’entreprise, il peut être conduit à décider de délocaliser les actifs de l’entreprise, qu’ils soient matériels ou humains.

Dans ce cas, vous courrez un très grand risque que cet arbre se transforme en bois de chauffe qui peut être transporté sur des camions et implanté dans un autre pays. Les entreprises qui ne sont pas familiales ne sont plus des arbres, mais des entreprises « à roulettes ». Elles se déplacent très facilement en fonction des différents intérêts de leurs actionnaires.

De leur côté, les actionnaires familiaux entretiennent la plupart du temps un lien fort avec le territoire d’implantation. Prenons l’exemple de deux industries manufacturières très classiques, qui ne sont pas liées à des technologies d’innovations : l’industrie de la chaussure et l’industrie de la maroquinerie. Dans l’industrie de la chaussure, dans les années 1990, il y avait autant d’emplois en France qu’en Italie, c’est-à-dire entre 80 000 et 90 000 emplois. Désormais, il n’y en a plus que 3 000 en France, mais toujours 90 000 en Italie. Les Italiens ont ainsi réussi à conserver une industrie manufacturière de la chaussure, qui représente des dizaines de milliers d’emplois, quand nous avons complètement perdu notre savoir-faire et notre industrie manufacturière. À l’inverse, dans la maroquinerie, qui effectue un travail assez voisin – des activités de couture et de découpe de produits liés au cuir –, nous avons créé plus d’emplois industriels qu’il n’y en avait il y a trente ans.

Pourquoi avons-nous connu des tendances opposées dans deux industries voisines ? L’un des raisons essentielles est liée aux familles qui ont incarné en France l’industrie de la maroquinerie et qui ont voulu conserver un lien très fort avec notre pays. Ainsi, des entreprises comme Vuitton ou Hermès vendent dans le monde entier l’idée du « made in France ». Elles ne vendent pas uniquement un objet fonctionnel, elles vendent aussi une culture et un savoir-faire et elles considèrent que dans la valeur du produit figure le savoir-faire des ouvriers et des artisans français. À l’inverse, dans l’industrie de la chaussure, les familles qui avaient fondé les marques ont disparu très rapidement. Une marque française comme Louboutin produit l’intégralité de ses chaussures en Italie, faute d’avoir pu trouver en France des ateliers capables de produire les modèles que son dirigeant voulait créer.

Une politique qui s’attaque aux entreprises familiales et à la transmission familiale des entreprises s’attaque à ses racines et risque de provoquer une très forte perte du patrimoine industriel d’un pays. Tous les pays d’Europe qui ont conservé un capitalisme familial extrêmement fort ont mis en place des systèmes fiscaux favorisant la transmission familiale des entreprises. En France, depuis vingt ans, le nombre de nos ETI a progressé pour atteindre le nombre de 6 000 entreprises. Partout en France, la transmission intrafamiliale entreprise fonctionne mieux qu’auparavant. Malgré tout, nous demeurons très en retard. En Suède, le taux de transmission intrafamiliale atteint 80 %, contre près de 70 % en Italie et 65 % en Allemagne. Dans notre pays, il est inférieur à 25 %. En conséquence, elles sont plus vulnérables, dans la mesure où lorsqu’elles sont transmises hors de la famille, elles sont parfois rachetées par des professionnels de l’investissement, des fonds de capital investissement, qui ont vocation à revendre assez rapidement – dans une période de moins de dix ans – les actifs qu’ils développent.

Exerçant moi-même ce métier, je constate que la principale différence entre ces formes de capitalisme tient dans le rapport au temps. Les marchés financiers ont une vision du temps qui est quasiment la seconde ou la nanoseconde ; le capital investissement a de son côté un horizon entre cinq et dix ans, mais le capitalisme familial regarde bien plus loin.

Jamais un fonds d’investissement américain n’aurait pris la décision de créer une entreprise comme Dassault Systèmes. En effet, il a fallu une dizaine années sans dividende avant que Dassault Systèmes ne devienne une entreprise rentable pour l’actionnaire. Ce choix très risqué n’a pu être assumé que par un actionnaire familial, en l’occurrence Serge Dassault, qui déployait une vision du long terme. Or cette entreprise est aujourd’hui un des plus beaux fleurons de notre industrie.

Un pays comme la France ne peut ni s’appuyer sur un capitalisme d’État capable de mobiliser de la ressource financière, puisque notre État extrêmement endetté est incapable aujourd’hui de financer des projets industriels ; ni sur un capitalisme financier extrêmement embryonnaire en France, notamment du fait de nos choix de de financement des retraites. Notre seule solution réside donc dans le capitalisme familial, qu’il faut le défendre à tout prix.

M. le président Charles Rodwell. Pouvez-vous justement nous dire un mot sur la retraite par capitalisation ? 

M. Renaud Dutreil. Je suis à l’origine d’un système de retraite par capitalisation, puisque j’ai mis en place un décret créant le seul fonds de pension français dans la fonction publique, qui avait été vigoureusement combattu par la plupart des syndicats à l’époque. Mais il faut du temps avant qu’un système de retraite par capitalisation ne produise du rendement. Or les décisions politiques sont court-termistes.

Entre le moment où l’on établit un système par capitalisation et le moment où l’accumulation du capital génère un rendement capable de servir des retraites de façon importante, une vingtaine d’années sont nécessaires. En revanche, une fois qu’il est mis en place, il est bien plus intéressant pour les retraités. Aujourd’hui, la façon dont l’épargne des Français est gérée produit un rendement très faible, lié à l’endettement public et au taux que l’État sert. En revanche, les rendements liés à l’investissement dans les entreprises sont beaucoup plus élevés. Les retraités français ne profitent pas du succès des entreprises puisque leur système de retraite n’est pas actionnaire de cette économie.

De son côté, l’État rémunère très peu cet argent, dans son propre intérêt. Dès lors, il s’oppose à ce qu’une partie de l’assurance-vie soit dirigée vers les entreprises. La direction du Trésor n’a aucun intérêt à ce qu’une partie des 2 000 milliards d’assurances finance l’industrie française plutôt que le gouffre abyssal de la dette publique. En conséquence, la combinaison de notre système de gestion de l’épargne et de notre système d’endettement public empêche l’industrie d’accéder à une ressource prête à prendre du risque.

Or, l’industrie a toujours reposé sur la prise de risque. Lorsque la France est devenue l’une des plus importantes puissances industrielles d’Europe, cette révolution n’a pas été financée par l’État, mais par l’épargne des Français, qui se détermine en fonction du rendement proposé. Si nous voulons financer non seulement l’industrie mais aussi nos grandes transitions (la transition énergétique, la transition démographique, la transition cognitive, la transition éducative), nous devons nous tourner vers des épargnants, comme au XIXe siècle. Il y a eu des abus, des dérives, des excès, et cetera, mais ce moment d’apogée économique a davantage été financé par l’épargne des paysans que par l’État français.

Cela implique de réaménager un certain nombre de dispositifs. Je suis favorable à ce qu’une part de 10 % de l’assurance vie, environ 200 milliards d’euros, soit fléchée vers les entreprises françaises et que l’avantage fiscal de ce dispositif dépende de ce fléchage. Ce système serait dans l’intérêt de tout le monde : l’épargnant verrait le rendement de son portefeuille d’assurance-vie amélioré, les entreprises bénéficieraient d’un afflux de capitaux et nous parviendrions à financer de façon saine notre impératif de grandes transitions.

À l’opposé, les régimes de retraite des professions libérales connaissent une situation absurde. Ces régimes disposent de réserves techniquement « longues », afin d’investir sur de longues périodes. J’ai essayé de réformer un décret de 2002, mais la technostructure française s’y est opposée sans raison. Celui-ci limite à 5 % des réserves des caisses de retraite des professions libérales les montants qui peuvent être investis dans les entreprises. Ce niveau est très faible quand on le compare aux autres régimes de retraite très prudents dans le monde, qui placent 15 % à 20 % de leurs réserves longues dans des entreprises, ce qui leur permet de générer des rendements plus élevés. Ainsi, des milliards qui pourraient être débloqués pour les entreprises françaises sans augmentation des prélèvements obligatoires. Cet exemple atteste de l’existence de solutions peu coûteuses, mais qui ne sont pas utilisées. Le principal opposant à ce système est la direction de la sécurité sociale (DSS), une administration extrêmement perturbatrice de notre efficacité économique et qu’il faudrait probablement supprimer. J’avais d’ailleurs proposé qu’elle soit intégrée à Bercy.

En résumé, le capitalisme familial offre un très grand potentiel, dès lors que l’on crée de la stabilité fiscale, pour augmenter le nombre d’ETI françaises capables de donner des emplois à nos concitoyens. Ces sociétés sont en mesure de mener des opérations de rachat en France et à l’extérieur. Or l’économie d’aujourd’hui a besoin de consolidation, le changement de taille est impératif. Ensuite, ces ETI françaises sont dotées de grandes capacités d’innovation et sont très agiles. Ayant vécu dix ans aux États-Unis, je peux d’autant plus louer l’ingéniosité des entrepreneurs français, leur capacité à combiner le rationnel, indispensable dans la gestion d’une entreprise, et la créativité. Notre culture est à la fois cartésienne, mais accorde également une grande place à l’imprévu, à la créativité, à l’innovation. Nous sommes un pays extrêmement doué pour entreprendre, mais le système dans lequel les entrepreneurs évoluent est culturellement hostile ; il n’existe pas de soutien populaire à la réussite entrepreneuriale en France. De fait, de nombreux entrepreneurs sont enclins à partir s’installer dans des pays plus accueillants, ce qui doit nous alerter.

Ensuite, notre pays est aujourd’hui très tributaire des ETI plus que des grands groupes qui, dans un monde déglobalisé, cherchent à produire sur leurs marchés. De plus en plus, les grands groupes ajusteront leurs capacités de production aux marchés dans lesquels ils veulent chercher de la croissance. Aujourd’hui, la logique d’export est contrecarrée par la déglobalisation lancée par le président américain, notamment à travers la hausse des droits de douane. Dès lors, nous avons encore plus besoin des ETI, nous devons les conforter dans leur développement, au titre d’une priorité nationale en matière industrielle.

Ces entreprises ont besoin de stabilité, mais sont traumatisées par l’incertitude politique qui pèse aujourd’hui et qui se manifeste notamment à l’Assemblée nationale depuis quelques mois. Elles ne peuvent pas prendre de décision, établir des plans à dix ou quinze ans quand l’environnement fiscal, juridique et politique devient instable. Aujourd’hui, de nombreuses décisions d’investissement sont stoppées en France parce que le système politique est entré en turbulences, entraînant un véritable gâchis pour notre économie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je partage votre point de vue sur le pacte Dutreil, qui favorise la transmission familiale des entreprises et a suscité des effets extrêmement bénéfiques pour la croissance de nos entreprises, leur pérennité et leur ancrage territorial. En outre, il constitue un instrument de protectionnisme et je relève avec satisfaction que vous avez pu le préciser. De quelle manière ce pacte devrait-il selon vous évoluer aujourd’hui, au regard des enjeux contemporains ?

M. Renaud Dutreil. La première réforme devrait consister à supprimer cet impôt sur la transmission. Les bons impôts sont ceux qui taxent les flux, de façon régulière. Or cet impôt taxe l’entreprise une fois tous les vingt à vingt-cinq ans. De fait, pour apprécier le coût et le bénéfice pour la collectivité des pactes Dutreil, il faudrait être capable de mesurer sur vingt ans la situation d’une entreprise qui reste en France par rapport à celle d’une entreprise qui a été rachetée par un fonds de pension américain, c’est-à-dire la TVA et l’impôt sur les sociétés générés, le nombre d’emplois créés. Dès lors, s’interroger sur le coût des pactes Dutreil dans le budget est absurde et traduit juste une méconnaissance de ce qu’est l’économie aujourd’hui.

L’impôt sur la transmission est un mauvais impôt, car il vient frapper l’entreprise à un moment de fragilité, dans des périodes très éloignées les unes des autres. Je prône donc sa suppression. Si on ne le supprime pas, il me paraîtrait pertinent d’allonger la durée de détention des titres dans des pactes à dix ans – un « super Dutreil » – contre six ans aujourd’hui. Mais il faudrait assortir cette contrainte supplémentaire d’une forme de bonus en contrepartie, c’est-à-dire une réduction supplémentaire des droits de transmission. Cette piste me semble intéressante, dans la mesure où elle rejoint l’intérêt national. Vous avez d’ailleurs raison de souligner que ces dispositifs fiscaux doivent être lus à l’aune de l’intérêt du pays. L’intérêt du pays consiste ainsi à garder ces entreprises en France, les territoires, et à leur assurer une continuité.

Ensuite, lorsque cette loi Dutreil a été votée en 2003, puis en 2005, j’ai commis une erreur, puisque j’ai introduit une obligation de participation d’un membre ou de plusieurs membres de la famille à l’opérationnel. En effet, ces entreprises ont été la plupart du temps créées et développées par un individu doué, mais la biologie ne garantit pas que ses enfants ou petits-enfants le soient tout autant et montrent de réelles prédispositions au management. Dès lors, il faut distinguer la gouvernance familiale et le management opérationnel ; accepter que dans une entreprise familiale un manager soit recruté sur le marché du travail en fonction de sa compétence. Hermès, l’une des entreprises les plus performantes de notre pays a la chance de posséder de bons dirigeants, qui sont aussi des membres de la famille, mais elle a réussi à créer une gouvernance familiale qui, aux côtés du management, joue son rôle. Or ce rôle rejoint l’intérêt national, c’est-à-dire garder les emplois en France, former les salariés et bien les rémunérer.

En résumé, mes deux propositions consistent donc à créer ce « super pacte Dutreil » et à lever la condition de management parmi les membres de la famille.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le retrait de cette conditionnalité d’appartenance à la famille me semble effectivement très pertinent. Une deuxième critique également adressée au pacte Dutreil concerne son contournement, notamment l’optimisation fiscale qu’il peut permettre. Quels garde-fous pourraient-ils éventuellement être opposés à de telles pratiques ?

M. Renaud Dutreil. Ce problème est inhérent aux bons dispositifs : ils ont toujours attiré des « super malins » qui essayent de les employer pour des raisons qui n’ont pas été voulues par le législateur. Heureusement, la France possède un système extrêmement puissant de contrôle du juge, qui peut sanctionner l’abus de droit si des excès voient le jour.

Mais tirer parti de quelques exemples qui ont été montés en épingle, comme le chalet à Megève ou le yacht de Saint-Tropez qui sont inclus dans un pacte Dutreil, me paraît surtout constituer un argument pour ceux qui veulent démanteler ce dispositif. Or aujourd’hui, la législation est déjà extrêmement complexe, bien plus que lorsque j’ai fait voter cette loi. En effet, l’administration fiscale a créé de l’incertitude et de la complexité pour en réduire l’impact.

Lorsqu’il ne peut pas passer par le législateur, l’État a comme seul instrument la doctrine, puis la jurisprudence. Il crée ainsi de la complexité et de l’incertitude, qui constituent des facteurs rédhibitoires pour les décisionnaires et, in fine, découragent un certain nombre de personnes à recourir à ce dispositif fiscal. En réalité, il revient au juge de sanctionner les excès, les abus, et le juge dispose aujourd’hui de tous les moyens pour agir en ce sens.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez fait l’éloge du capitalisme familial, ce dont je ne peux que me réjouir. Lorsque qu’il n’existe pas de solution pour une transmission d’entreprise au sein de la famille, ses dirigeants ont tendance à se tourner vers leurs voisins ou un échelon localisé de proximité. Vous avez créé par le passé des fonds d’investissement de proximité (FIP), qui visaient à mobiliser en partie l’épargne des Français en faveur du financement de l’industrie locale. Quel jugement portez-vous sur ce dispositif ?

Ensuite, ne pensez-vous pas que nous pourrions faire appel à un fonds d’investissement à l’échelle nationale, par exemple un fonds souverain français, puisque j’ai tendance à considérer la communauté nationale comme une deuxième famille ?

Ce fonds souverain pourrait reposer sur les atouts de la France, avant même de remettre en question notre système de retraite. Comme vous l’avez effectivement évoqué, le XIXe siècle a vu la France bénéficier d’un essor industriel majeur, d’une révolution qui a été permise grâce à l’épargne des Français. La France dispose de gisements gaziers qui pourraient être exploités de manière écologique. Ne pensez-vous pas que la rente énergétique qu’ils constituent pourrait venir abonder ce fonds souverain ?

M. Renaud Dutreil. BPIFrance constitue déjà une forme de fonds souverain, qui joue un rôle très important. Aujourd’hui, la majorité des fonds d’investissement français voient BPIFrance figurer parmi ses actionnaires ou investisseurs. En tant que fonds de fonds, BPIFrance joue un rôle essentiel pour stimuler l’industrie du capital investissement.

Si nous voulions aller beaucoup plus loin, nous serions obligés de trouver des ressources pour ce fonds souverain. Comme vous l’avez souligné, tous les grands fonds souverains du monde en Norvège, en Russie ou dans les pays du Golfe tirent aujourd’hui leurs moyens des ressources énergétiques. Ces dernières génèrent ainsi des marges brutes considérables, qui permettent à ces fonds souverains d’être alimentés en liquidités. Il faudrait donc trouver une ressource de cette nature en France.

Mais si nous parvenions déjà à disposer d’une industrie nucléaire permettant aux industriels d’avoir une énergie peu coûteuse, cela constituerait un formidable atout de compétitivité pour notre pays. Le choix de la filière nucléaire s’impose aujourd’hui. L’énergie demeure coûteuse, mais un jour, elle sera illimitée et gratuite. Entre temps, cette filière constitue l’unique solution et elle peut également créer une rente collective, dont une partie peut être canalisée vers les entreprises, soit par un coût de l’énergie faible, soit parce qu’une partie de la ressource collectée par l’État irrigue des fonds d’investissement, lesquels financent nos entreprises.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quel jugement portez-vous sur les fonds d’investissement de proximité ?

M. Renaud Dutreil. Pour moi, il s’agit d’un échec ; je ne connaissais pas cette industrie lorsque j’ai créé un fonds d’investissement de proximité. L’idée de fonds régionaux d’investissement est une bonne idée, mais à l’époque j’ai obéi à un peu un réflexe typique de de Bercy, qui consiste à créer un bonus fiscal pour l’épargnant. Une telle création aboutit à en réalité à fausser le parcours d’investissement du fonds. Dans le cadre des FIP, les gérants des fonds expliquaient ainsi aux souscripteurs qu’ils avaient déjà gagné 25 % de rentabilité grâce à l’avantage fiscal.

Au lieu d’aller chercher la performance par leur travail d’investisseurs, ces gérants de fonds sont devenus ce que les Américains appellent des « fat cats », des chats bien gras, qui se sont extrêmement bien rémunérés avec des frais de gestion au lieu d’aller chercher de la performance. Cet argent n’a donc pas joué son rôle d’accélérateur de la performance des entreprises en France. Si c’était à refaire, je le referai sans la « carotte » fiscale.

En revanche, l’idée d’avoir des fonds régionaux qui finance des petites et moyennes entreprises est pertinente. Cependant, dans le secteur du patrimoine vivant que j’apprécie particulièrement, il ne faut pas se bercer d’illusions. Un investissement chez un artisan verrier ne dégagera jamais un taux de rentabilité interne (TRI) impressionnant. Dès lors, il est très difficile de créer des fonds d’investissement de proximité en espérant financer les entreprises de ma région qui sont peu ou moyennement rentables. La logique des fonds d’investissement consiste malgré tout à dégager des niveaux de performance assez élevés, ce qui nécessité de très bons entrepreneurs et des modèles d’entreprise performants. Mais dans certains métiers, il est malheureusement difficile de créer de la valeur, ce qui rend le financement de ces entreprises compliqué.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans ce cas, l’échelle nationale ne vous apparaît-elle pas plus pertinente, tout en intégrant des guichets d’entrée localisés, des interlocuteurs de proximité à l’échelle régionale ?

L’éclatement de la compétence économique accordée aux régions dans notre pays ne dilue-t-il pas tous les efforts de financement ou toute vision globale en matière industrielle et, par conséquent, ne freine-t-il pas les ambitions d’une véritable réindustrialisation en France ? Ne faut-il pas privilégier la déconcentration à la décentralisation ?

M. Renaud Dutreil. Il semble effectivement nécessaire de privilégier des fonds nationaux plutôt que des fonds régionaux, dotés de verticales d’expertise. Les fonds généralistes, aujourd’hui très nombreux, ne sont pas forcément les plus appropriés pour défendre l’intérêt d’un pays, car ils chercheront davantage la performance financière.

Je préfère des fonds nationaux, idéalement dessinés pour soutenir une activité stratégique pour le pays, lié à ses grandes transitions et abondés par un mix de fonds publics et de retour sur investissement comme BPIFrance. Je demeure persuadé qu’il faut aller chercher l’épargne des Français, non pas pour leur confisquer, mais pour mieux les rémunérer. Dans ce cadre, l’assurance-vie représente une source évidente pour ces fonds nationaux, puisque l’État consent aux souscripteurs d’assurance-vie un avantage fiscal. Or tout avantage fiscal doit disposer d’une contrepartie en termes d’intérêt national. C’est pourquoi j’ai préalablement indiqué ma préférence en faveur d’un fléchage de 10 % de l’assurance-vie vers les entreprises françaises.

M. Frédéric Weber (RN). Le but de cette commission d’enquête consiste à trouver de manière transpartisane des solutions pour l’industrie et la France. Je souhaiterais obtenir des éclaircissements sur des propos que vous avez tenus. Ainsi, vous avez longuement évoqué le capitalisme familial. En étant légèrement provocateur, on pourrait estimer que Mittal constitue dans son genre une forme d’entreprise familiale.

Ensuite, vous vous êtes déclaré favorable au transfert du financement de la protection sociale vers la TVA. Cela doit-il être envisagé de la même manière pour une très petite entreprise (TPE), une PME, une petite et moyenne industrie (PMI) et une multinationale ? Concernant la vertu ou non de ce processus, je voudrais donner un exemple. La TVA a été diminuée dans la restauration dans l’idée de permettre une augmentation des salaires. Malheureusement, la réussite n’a pas été au rendez-vous. En réalité, ce n’est que parce que la main-d’œuvre a manqué que les salaires ont été réhaussés.

M. Renaud Dutreil. Pour diverses raisons liées au progrès technique, à l’allongement de la durée de la vie en bonne santé et à la qualité des infrastructures, notre société devient une société de loisirs. Mais dans cette société du dé-travail, le travail doit être payant ; il doit être revalorisé. Ceux qui travaillent doivent voir leur pouvoir d’achat augmenter. La mesure que je propose agit en ce sens, puisqu’elle se traduit par un treizième mois. Elle consiste en un transfert des cotisations salariales – et non des cotisations patronales – qui se trouvent dans le bas de la feuille de paye. Ce transfert se ferait ainsi au profit de tous ceux qui travaillent, sans plafonnement. Il y a une double injustice pour les travailleurs entre ce que coûtent les salariés pour l’entreprise et ce qui tombe réellement sur le compte bancaire des salariés. L’employeur trouve qu’il paie beaucoup quand les salariés trouvent qu’ils ne touchent pas beaucoup. Il s’agit d’un marché faussé ou d’une injustice du système. Il faut rapprocher la perception du salaire de l’employeur et du salarié en diminuant toutes les couches intermédiaires de prélèvement qui viennent diminuer ce qui arrive sur le compte en banque du salarié.

Aujourd’hui, les jeunes ont le sentiment qu’ils doivent payer pour les retraites de gens qui vont vivre de plus en plus âgés. Ceux qui rentrent sur le marché du travail aujourd’hui à 25 ans savent bien que dans un système par répartition, leurs cotisations ne servent pas à leur propre retraite. Mais ils constatent que le nombre de personnes à la retraite, vivant de plus en plus âgées, ne cesse de croître.

À l’époque où j’ai commencé à travailler, la situation était très différente ; le ratio entre actifs et retraités était bien plus élevé. Le système par répartition était juste, mais il est aujourd’hui devenu injuste ; il impose aux générations entre 25 ans et 50 ans un fardeau qui est beaucoup plus lourd que celui de leurs prédécesseurs. Cette injustice générationnelle engendre un effet dissuasif sur le travail.

Si nous voulons que les jeunes Français aient envie de travailler, il importe de bien les payer. Un ingénieur français qui a suivi des études pour être très performant doit être très bien payé, au moins autant qu’un ingénieur en Allemagne. Il faut revaloriser le travail et, partant, redonner du pouvoir d’achat à ceux qui travaillent. Ce faisant, nous en prendrons un peu à ceux qui ne produisent pas, mais il s’agit aussi d’une manière de pérenniser et de garantir leur retraite.

Si nous maintenons le système en l’état, dans un pays qui aura extraordinairement vieilli du fait de la baisse de la natalité, un déséquilibre interviendra au profit des populations vieillissantes, où une partie des gens n’auront pas intérêt à travailler et où notre industrie sera réduite comme peau de chagrin, soit une économie de consommation. Si tel est le cas, nous serons confrontés à une impasse majeure, quelles que soient nos opinions politiques. En effet, l’endettement, qui n’est que solution facile à court terme, a désormais atteint ses limites.

Il faut anticiper le financement des retraites pour des personnes qui partent à la retraite maintenant, mais qui seront probablement en bonne santé à 95 ans et auxquels il faudra assurer un train de vie et un pouvoir d’achat. La seule manière d’y parvenir consistera à s’appuyer sur une économie très performante, avec des gens qui produisent suffisamment pour qu’une partie de la richesse qu’ils créent puisse être orientée vers la population vieillissante. Si tel n’est pas le cas, nous nous heurterons à une impasse financière qui sera tragique.

La solution consistant à taxer les riches est une solution évidemment séduisante, car elle touche une faible partie de la population. Naturellement, tous ceux qui ne s’incluent pas dans la catégorie des riches estiment qu’ils ne paieront pas. Je comprends l’existence d’une forme de consensus pour faire payer les riches. Mais ces riches sont des individus libres, qui peuvent librement décider de partir, ne comprenant pas pourquoi ils resteraient dans un pays qui les taxe à ce point.

La France a déjà connu pareil exil, au moment de la révocation de l’édit de Nantes. Les protestants, dont nombre d’entre eux étaient entrepreneurs, sont partis à l’étranger créer des entreprises dont certaines existent toujours à Hambourg, en Hollande et ailleurs. Les travaux des historiens ont ainsi établi que le résultat a été désastreux pour notre pays, puisque nous avons fait partir des entrepreneurs qui créaient de la richesse. De même, dans les années 1980, la France a également connu un exode important d’entrepreneurs. Il est possible de les mettre en prison, de les empêcher de quitter la France, mais sa performance risque de diminuer très fortement.

Aujourd’hui circule l’idée d’une fiscalité applicable lors du départ de France, ou exit tax qui serait tellement importante qu’elle empêcherait les entrepreneurs de partir, et en ferait en quelque sorte des prisonniers financiers. Mais ces entrepreneurs trouveront toujours des moyens de partir. Ils seront probablement prêts à sacrifier leur patrimoine en France pour aller en recréer un ailleurs, forts de leur capacité à créer de la valeur.

La personnalité des entrepreneurs que je connais, qui sont très riches sur le papier, n’est pas définie par leur compte en banque. En réalité, ils sont toujours dans un mouvement de création et ont toujours envie de créer, d’entreprendre et de lancer de nouveaux projets. Si on les empêche de le faire, ils iront le faire ailleurs. Je ne vois donc pas de solution ; taxer les riches me semble être une mauvaise « bonne » idée.

M. Robert Le Bourgeois (RN). Je souhaite revenir sur un sujet qui me paraît intéressant et que vous portez depuis longtemps, celui des entreprises du patrimoine vivant. En 2005, vous avez créé ce label de grande valeur et avez contribué à son développement. Quelles sont aujourd’hui ses perspectives de développement ? Depuis l’origine, 3 600 labels ont été créés, mais aujourd’hui le stock plafonne à 1 000. De manière un peu incantatoire, le gouvernement prétend revenir à 2 500 entreprises labellisées fin 2025.

Certains leviers existent, à l’instar d’un crédit d’impôt assez minime ou de référents dans les chambres de commerce, qui sont sans doute insuffisants pour faire vivre et développer ce label, qui entretient pourtant une partie de notre patrimoine industriel, dans les territoires, notamment dans ma région, la Normandie. Comment envisagez-vous l’avenir de ce label qui, encore une fois, me paraît essentiel pour la réindustrialisation ? Quels leviers devrions-nous mettre en place afin que les objectifs annoncés soient respectés ?

M. Renaud Dutreil. Je vous remercie pour cette question. Je suis effectivement très attaché à ce label. Je l’avais créé en m’inspirant de ce que les Japonais ont réussi à réaliser autour de leur identité nationale dans les entreprises. Les Japonais l’ont conçu à leur manière, en établissant un statut qui est non pas lié à l’entreprise mais à la personne, le statut de trésor national vivant. Ce pays est très attaché à la transmission des savoirs et valorise fortement les trésors vivants, qui sont souvent des artisans disposant d’un savoir-faire artisanal exceptionnel. En France, nous avons transposé cette idée, mais en l’appliquant aux entreprises plutôt qu’aux personnes.

Ensuite, j’ai été très déçu de la manière dont mes successeurs ont sous-utilisé ou ignoré ce label, dans la mesure où il dispose d’un immense potentiel. Il est aujourd’hui attribué à des géants comme Dior ou Vuitton, mais aussi à des artisans sans aucun salarié. Ces entreprises partagent en commun un savoir-faire accumulé par des générations dans notre pays. Grâce aux grands entrepreneurs de l’industrie du luxe, ce savoir-faire qui se traduisait essentiellement par des produits manufacturés, est devenu un soft power, non pas un pouvoir lié à des objets, mais un pouvoir lié à la capacité d’orienter le désir des consommateurs dans le monde entier. Nous devons aux grands acteurs du luxe cette grande réussite d’avoir créé dans le monde entier une désirabilité pour des produits fabriqués en France. Aujourd’hui une Brésilienne, une Chinoise ou une Polonaise ont en commun d’avoir envie d’acheter un parfum français plutôt qu’un parfum roumain.

Nous pourrions appliquer ce soft power dans d’autres secteurs que les vins et spiritueux ou l’industrie du luxe, qui est essentiellement l’équipement de la personne, notamment les vêtements, les bijoux, les parfums, les chaussures. Dans l’art de la table ou le domaine de la maison, nous n’avons pas réussi. En effet, nous aurions également dû créer une industrie du meuble française capable de réussir aussi bien que l’industrie du parfum. Un intérieur français, une « déco » française fascine aussi bien un Japonais qu’un Chinois, qu’un Américain. À titre d’investisseur, j’ai essayé d’apporter ma contribution en investissant dans une très petite entreprise, Les Manufactures Alain Ducasse, qui produit du chocolat très haut de gamme, qui est cher, mais offre une proposition assez moderne : plus de goût, moins de sucre, moins de gras, moins de sel.

Nous sommes capables de créer des géants dans l’assiette, mais ce sujet nous renvoie aux problèmes de notre agriculture qui a été écartée de cette stratégie et, pour partie, happée par la gigantesque broyeuse qu’est la grande distribution française. Il ne faut pas sous-estimer le tort que des dirigeants comme Michel-Édouard Leclerc ont causé dans notre pays, avec leur modèle essentiellement axé sur le prix bas. Nous aurions dû réussir pour l’assiette, ce que nous avons réalisé pour les vins et spiritueux. En effet, dans le monde entier, les gens consomment moins en volume, mais plus en qualité, et nous aurions dû être présents face à cette révolution. Il en va de même pour la maison. Nous devrions être capables de vendre des meubles dans le monde entier. Les Belges sont bien meilleurs que nous dans le secteur de l’ameublement et les Italiens ont également gardé une industrie de l’ameublement extrêmement puissante à l’international.

En résumé, il existe des domaines où ce patrimoine vivant est lié à cet art de vivre français, dont l’origine tire ses racines chez un roi mégalomaniaque, Louis XIV. En effet, celui-ci a financé dans tous les secteurs ce qu’il y avait de mieux, en faisant venir les plus grands talents du monde entier. Il est par exemple allé chercher des artisans spécialistes des miroirs en Italie, donnant naissance à la manufacture des Glaces de miroirs en 1665, devenue ensuite Saint-Gobain. De fait, il est impressionnant de constater à quel point cet art de vivre à la française remonte à cette époque. C’est notre patrimoine, soyons en fiers. Des filières entières doivent être reconstruites sur ce savoir-faire.

Monsieur le député, vous êtes élu d’une région spécialisée dans le lin. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des agriculteurs très performants et une terre qui est parfaite pour le lin, mais nous avons quasiment détruit notre système de production centré autour de la filature, du tissage, de la teinture. Mais rien n’est irréversible. Demain, dans d’autres secteurs du patrimoine vivant, nous pourrions devenir aussi bons et aussi créateurs d’emplois que le sont nos maroquiniers ou nos parfumeurs. J’estime donc que ce label mériterait effectivement d’être soutenu beaucoup plus qu’il ne l’est aujourd’hui. À l’époque d’ailleurs, j’avais créé des incitations fiscales qui ont été supprimées par mes successeurs, dont un crédit impôt apprentissage, afin de faciliter la transmission des savoirs. En effet, ces métiers dépendent en grande partie de la transmission d’un savoir-faire d’un maître à un jeune apprenti.

Il existait en outre un avantage fiscal lié à l’innovation. En effet, il ne s’agit pas uniquement de reproduire les produits d’avant. La grande réussite des grands du luxe français a précisément consisté à combiner le passé et l’innovation, en faisant leur la formule « le passé qui rassure et le futur qui excite ». Les Japonais adorent notre passé, mais ils ont besoin aussi d’être un peu excités, provoqués. Les designers permettent précisément d’apporter cette touche d’originalité et d’innovation.

En conséquence, il faut inciter ces entreprises du patrimoine vivant à investir dans le design, les nouvelles technologies, de nouveaux outils. Elles doivent être capables de se moderniser. Quoi qu’il en soit, il existe un très grand potentiel dans le patrimoine vivant français. Il suffit pour s’en convaincre d’observer la part de l’industrie horlogère en Suisse, qui constitue son propre patrimoine vivant et qui est en grande partie issue d’un savoir-faire de Franche-Comté.

Nous aussi, nous pouvons réussir dans les domaines de la maison, de l’assiette, du sport, de l’architecture et de la construction. Dans certains secteurs, il faut « premiumiser », monter en gamme et être capable de créer de la désirabilité pour créer des marges brutes plus élevées. Il faut donc échapper à la « grande distribution », où les marges sont faibles et où les grandes entreprises sont incapables d’investir dans l’innovation, dans l’internationalisation, dans la consolidation. La grande distribution française a condamné nos PME à rester petites et moyennes. Tel est le résultat du système qui a été mis en place dans les années 1960 avec des entreprises comme Leclerc, ou d’autres.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous étiez ministre durant les années 2000. Vous avez donc connu depuis le gouvernement la libéralisation du marché de l’énergie à l’échelle nationale, mais aussi européenne. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce processus et notamment sur les règles européennes de tarification du prix de l’électricité, qui ont été beaucoup décriées à la suite de la guerre en Ukraine ? Celles-ci indexent indirectement le prix français de l’électricité, parmi les moins chères à produire d’Europe, sur le prix européen du gaz.

Pensez-vous que la France se prive d’un atout compétitif majeur, d’autant plus qu’au regard de la volatilité des marchés mondiaux, nous avons été contraints de débourser plus de 70 milliards d’euros pour venir en aide aux entreprises et aux particuliers ? Depuis 2007, le prix de l’électricité a ainsi doublé.

M. Renaud Dutreil. Je ne suis pas un spécialiste des questions d’énergie, mais en tant que citoyen, je constate que les marchés européens ont été construits sur un présupposé de globalisation et de libéralisation. Nous sommes désormais passés dans un autre monde, qui est un monde de déglobalisation et de délibéralisation, qui nous oblige à nous adapter. Il importe de jouer maintenant en Europe un patriotisme européen qui ait du sens.

La France isolée de l’Europe est un nain ; la France, meneuse ou leader en Europe, est une puissance. Il faut utiliser l’Europe comme un levier et non comme une machine à réglementer, à régulariser, à s’occuper de la vie quotidienne des gens sur tous les sujets. Il convient d’opérer une bascule complète de l’Europe, afin qu’elle se concentre sur des sujets essentiels.

Parmi ceux-ci, figure la capacité à bénéficier d’une énergie peu coûteuse, domaine dans lequel la France peut être une grande gagnante. Ainsi, il faut instituer un rapport de force avec l’Allemagne, dont la ligne actuelle est différente, afin que la France produise une énergie nucléaire et puisse la vendre avec une certaine liberté. Il faut effectivement retrouver notre souveraineté sur le prix de l’énergie, mais en essayant également de pouvoir la vendre à nos voisins qui n’ont pas créé comme nous une industrie nucléaire puissante.

M. le président Charles Rodwell. Ma question concerne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui a été mise en œuvre en 2023, mais de manière incomplète et imparfaite, puisqu’elle taxe les matières premières et les matières brutes, sans taxer les produits finis carbonés qui arrivent sur le territoire européen.

Certains d’entre nous souhaitent supprimer ce mécanisme. D’autres veulent au contraire l’étendre aux produits finis, dans une logique de « protectionnisme environnemental », à une période de démondialisation où l’ensemble des zones économiques mondiales, notamment les États-Unis, augmentent leurs droits de douane et taxent les importations dans leur propre espace économique. Estimez-vous que ces instruments poursuivent une bonne direction et pourraient permettre, par exemple, de financer la baisse massive d’impôts, tels que les impôts de production, qui pèsent aujourd’hui sur l’industrie française ?

M. Renaud Dutreil. Je ne connais pas très bien le sujet de la taxe carbone, mais je pense qu’il faut passer d’une fiscalité « stupide » à une fiscalité « intelligente », autrement dit à une fiscalité qui sert les intérêts du pays plutôt qu’à une fiscalité qui les pénalise.

Nous avons parlé précédemment de la proposition consistant à alléger les prélèvements obligatoires qui pèsent sur ceux qui produisent et de basculer ces prélèvements sur ceux qui consomment. Le président américain considère pour sa part que la TVA est un tarif. Mais il s’agit d’une idée fausse, puisque tout le monde la paye quand on consomme. Il ne s’agit pas d’un tarif qui s’applique aux produits étrangers, mais il est vrai que lorsque l’on accroît la TVA, on augmente un prélèvement sur les produits qui sont fabriqués en dehors du pays.

La fiscalité « intelligente » doit épouser en réalité des stratégies industrielles. Aujourd’hui, il faut penser l’impôt comme venant au secours d’une stratégie économique et industrielle, et non pas comme un simple outil de redistribution. Cet effet redistributif représente un objectif tout à fait louable, mais il ne sert pas nécessairement l’intérêt du pays à long terme.

M. le président Charles Rodwell. À l’aune de ces crédits d’impôts qui servent une stratégie industrielle, quelle évaluation établissez-vous aujourd’hui, trois ans après leur mise en œuvre, des premières mesures liées à l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis ? À notre échelle, nous avons essayé de s’inspirer de l’IRA pour voter les crédits d’impôt liés à la loi relative à l’industrie verte et au projet de loi de finances rectificative qui s’en est suivi. Faut-il adopter cette logique à l’échelle nationale et européenne ?

M. Renaud Dutreil. Il existe déjà un outil de cette nature, le crédit d’impôt recherche (CIR), dont l’effet est extrêmement puissant. De nombreuses entreprises m’ont ainsi indiqué que ce CIR leur permet de payer leurs ingénieurs à des salaires comparables à leurs concurrents étrangers. Il s’agit d’une compensation à la trop forte taxation du travail qualifié en France.

Si l’on allégeait la feuille de paye comme je le préconise, il serait possible de recadrer ces mécanismes de compensation, qui n’existent en réalité que pour compenser le fardeau des charges sociales. De fait, très souvent, nous créons en France un crédit impôt parce que le système de taxation général est devenu excessif et destructeur de l’intérêt général. Les pactes Dutreil relevaient de la même logique : si la fiscalité de la transmission s’établissait à 20 %, peut-être n’auraient-ils jamais été créés, car ces 20 % auraient été intégrés dans les stratégies des familles.

En résumé, il s’agit toujours du même problème, celui d’une fiscalité très lourde qui crée en compensation des îlots de protection. Il serait pertinent que ces îlots de protection soient moins nombreux, mais la fiscalité générale beaucoup plus basse.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous parlez de la nécessité de mettre la fiscalité au service de l’intérêt général, et notamment des intérêts du pays, idée que je partage évidemment. Mais il conviendrait également de mettre la dépense publique, même si elle est excessive, au service de l’intérêt national. Par conséquent, je souhaite connaître votre avis sur la mise en place d’une priorité locale, un critère de localisation dans les marchés publics permettant aux acheteurs publics, s’ils le souhaitent, de réaliser un choix qualitatif et non pas seulement quantitatif dans l’attribution des marchés publics. Cette pratique est notamment à l’œuvre en Allemagne. D’après une étude d’un expert de l’industrie, Olivier Lluansi, cela permettrait d’augmenter de près de 15 milliards d’euros les achats manufacturiers, compte tenu des 90 milliards d’euros de marchés publics actuels. Cette proposition vous semble-t-elle aller dans le bon sens ?

M. Renaud Dutreil. Cela me semble constituer une très bonne idée. Il est tout à fait envisageable de procéder par paliers. Sous certains seuils, le maire de la commune pourrait ainsi choisir ses fournisseurs sans passer par des procédures trop lourdes.

Je possède une boulangerie dans un territoire rural, qui en compte quatre au total. Le pain acheté par les écoles provient d’un industriel situé à 300 kilomètres. Nos quatre boulangeries se sont ainsi réunies pour rendre visite au président du syndicat intercommunal des écoles élémentaires et lui proposer d’acheter son pain localement. Il nous a répondu que les règles de d’appel d’offres lui interdisaient. Cette situation est absurde. Nous ferions mieux de relocaliser un certain nombre de marchés publics pour des montants faibles, tout en conservant la concurrence, qui va dans l’intérêt de l’usager. À la manière d’autres pays, il s’agirait de ne pas privilégier systématiquement les concurrents asiatiques par rapport aux producteurs locaux.

Dans un autre registre, par exemple pour les uniformes de nos soldats ou de nos policiers, il est quand même parfois navrant de voir que des entreprises du patrimoine vivant de ce secteur en France soient exclues de tels marchés pour de faibles écarts de prix, au profit d’entreprises situées en Asie. En conséquence, il faudrait certainement instituer une priorité pour les entreprises, notamment celles du patrimoine vivant, en matière de marchés publics.

M. le président Charles Rodwell. Nous sommes sur le point d’achever cette audition. Monsieur le ministre, souhaitez-vous ajouter quelques mots en guise de conclusion ?

M. Renaud Dutreil. En conclusion, je voudrais simplement ajouter une note d’optimisme : nous pouvons redevenir un pays industriel, parce que nous disposons encore d’ingénieurs. Il faut continuer à former les bons ingénieurs.

Nous sommes également un pays qui possède une épargne très abondante, qui peut être mise à la disposition de ces ingénieurs afin qu’ils explorent le futur, qui est rempli de ressources. Nous ignorons ce que sera l’humanité demain, mais de nombreuses choses restent à inventer. Pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe siècle, un très grand nombre des inventions dont l’humanité a profité ont été l’œuvre de cerveaux français. Il existe effectivement une fierté française, qui est très liée au respect de la science et des scientifiques et qu’il faut aussi diffuser à l’école pour avoir, demain, de nombreux entrepreneurs dans un pays qui les soutient, les reconnaît, les valorise et les finance.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez compléter nos échanges si vous le souhaitez, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour préparer cette audition et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.

La séance s’achève à dix-huit heures cinquante-cinq.

 


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Pierre Cordier, M. Emmanuel Fernandes, M. Robert Le Bourgeois, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert, M. Frédéric Weber

Excusé.  M. Éric Michoux

Assistait également à la réunion.  M. Pierre Meurin