Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Etienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France, et M. David Ester, vice-président « projets »               2

– Présences en réunion................................16

 


Jeudi
3 avril 2025

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 18

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à quatorze heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Nous reprenons les auditions de la commission d’enquête. Nous entendons aujourd’hui M. Etienne Tichit, directeur général, et M. David Ester, vice-président « projets » de Novo Nordisk France. Messieurs, je vous souhaite la bienvenue.

Monsieur Tichit, vous avez gravi les échelons au sein de Novo Nordisk et vous êtes également vice-président de PolePharma, cluster regroupant les industriels du médicament implantés en Centre-Val de Loire, Île-de-France et Normandie.

Votre réussite est celle de Novo Nordisk, entreprise danoise spécialisée dans les traitements contre le diabète mais aussi dans l’hémostase, l’hormone de croissance, les traitements hormonaux et l’obésité. Du fait du succès de certains traitements, dont le célèbre Ozempic, Novo Nordisk est désormais la première capitalisation boursière européenne ; elle représente 4 % du PIB danois et 1 % des emplois dans le pays. Depuis 1961, elle dispose d’un site de production en France à Chartres.

Je vous remercie par avance de nous déclarer tout intérêt, public ou privé, de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Étienne Tichit et David Ester prêtent successivement serment.)

M. le président Charles Rodwell. Pourquoi les investissements de Novo Nordisk en France ont-ils atteint un niveau record ces dernières années ? Ce choix est-il confirmé aujourd’hui ? À quels enjeux votre entreprise est-elle confrontée dans notre pays ?

M. Étienne Tichit, directeur général de Novo Nordisk France. Novo Nordisk est une entreprise danoise de santé qui a choisi la France il y a plus de soixante-six ans. Les récents investissements, très conséquents, montrent que ce choix s’est renforcé au fil du temps.

Les engagements de Novo Nordisk la distinguent. Nous avons pour ambition d’apporter de la santé à large échelle face à des maladies chroniques qui connaissent malheureusement un fort développement sur notre territoire comme dans le monde entier. En tant que Français, notre ambition est aussi de défendre l’attractivité de notre pays.

À l’heure où la France connaît des difficultés économiques et budgétaires importantes, je salue la volonté du législateur de maintenir le dialogue avec les acteurs économiques et de santé que nous sommes. Notre objectif est le même : faire le point sur ce qui fonctionne et déterminer ce qu’il faudrait corriger pour améliorer le tir. Je vais expliquer les raisons qui ont motivé nos choix d’investissement et, surtout, les leçons que l’on peut en tirer.

Je précise au préalable que Novo Nordisk n’est pas un acteur économique comme les autres : détenue par une fondation, cette entreprise veille à concilier la préservation de l’environnement avec des enjeux de santé importants. Le secteur de la santé, très réglementé, impose une qualité de travail irréprochable, la disponibilité des médicaments majeurs et une attention constante à la souveraineté, européenne et française. Pour reprendre les propos tenus la semaine dernière par Théo Guillaumot, directeur de projets Relocalisation des industries de santé à la direction générale des entreprises (DGE), la régulation économique doit être adaptée et en cohérence avec les enjeux de souveraineté. Cela vaut de l’économie industrielle, notamment dans le secteur de la santé.

Par ailleurs, notre filiale cherche à valoriser l’attractivité du territoire français, dont nous sommes un ambassadeur auprès de nos maisons mères dans un contexte de compétition interne entre les différents sites lorsqu’il s’agit d’augmenter nos capacités de production et de verdir notre production.

Novo Nordisk est spécialisée dans les maladies chroniques, comme le diabète et l’obésité, mais aussi dans des maladies rares, comme les troubles de la croissance et l’hémophilie. Elle emploie 77 000 personnes à travers le monde, dans 80 pays, et met ses solutions à disposition dans 170 pays. Le diabète et l’obésité sont un vrai défi tant en matière de santé publique que du point de vue industriel. Face à la multiplication du nombre de personnes touchées, il faut trouver des solutions à grande échelle, décarbonées et disponibles partout. On estime qu’il y aura en 2035 dans le monde environ 800 millions de diabétiques et 3,3 milliards de personnes – trois fois plus qu’actuellement – en situation d’obésité. Il faut donc de l’innovation, de la recherche et développement (R&D), mais aussi un outil industriel qui réponde à la demande de façon à délivrer la valeur en santé.

Notre identité danoise guide chacune de nos décisions. La fondation qui nous détient cherche à apporter des traitements de pointe dans des aires thérapeutiques à fort impact pour la vie, mais travaille aussi sur d’autres maladies aux effets majeurs – comment se préparer aux futures pandémies, lutter contre l’antibiorésistance ou accélérer la prévention des maladies infectieuses et la lutte contre elles. En 2024, la fondation a investi 1,35 milliard d’euros, soutenu 1 800 projets et permis plus de 6 000 publications de recherche. Dans notre modèle d’entreprise, les revenus générés par les différentes entités commerciales contribuent à soutenir la fondation et ses grands projets mondiaux.

Novo Nordisk a un lien historique fort avec la France. Il s’agit du premier site industriel en Europe en dehors du Danemark, avec le développement d’une filiale en 1959 et l’ouverture d’un site industriel à Chartres en 1961 – un site emblématique, spécialisé dans la production de cartouches et de flacons d’insuline, qui fournit aussi un assemblage de tout premier plan de stylos préremplis prêts à l’usage, pour l’ensemble des patients. Grâce à un investissement de 130 millions d’euros réalisé en 2019, nous avons, en 2022, commencé le conditionnement d’un médicament de la classe des analogues du GLP-1, ce qui nous permet d’évoluer dans les gammes thérapeutiques les plus pointues de notre portefeuille.

Le site de Chartres compte actuellement près de 1 800 salariés, soit un total de 2 200 collaborateurs en France en incluant la filiale. Nous sommes fiers d’être le premier employeur d’Eure-et-Loir et de fournir du made in France à plus de 10 millions de patients dans 85 pays. C’est une success story, au service de la France et de 84 autres pays. En juin 2022, notre entreprise a reçu de la chambre de commerce et d’industrie France International et de Business France le trophée de la meilleure implantation étrangère en France. Cela prouve notre valeur économique et même écologique. Cette histoire franco-danoise a connu une étape importante en novembre 2023 : Novo Nordisk a investi un montant historique – 2,1 milliards d’euros – pour le site de Chartres, dans la perspective d’un doublement de la taille de l’usine.

Au-delà des aspects économiques, il existe une coopération entre les États, dont témoigne la visite d’État qui a eu lieu en France il y a quelques jours, avant que le Danemark ne prenne, au mois de juillet, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Cette collaboration est importante, en raison des enjeux de souveraineté en matière de défense, d’énergie et de santé, trois sujets majeurs et stratégiques pour l’Europe. Par ailleurs, depuis 2019, nous avons mis en place une alliance de santé franco-danoise avec cinq acteurs dont nous partageons les racines : ils sont détenus par des fondations, disposent de sites industriels en France et accélèrent leur décarbonation. Ensemble, nous avons rédigé un manifeste visant à rendre le système de santé plus résilient, souverain et puissant sur le sol français.

Si nous avons fait le choix de la France, c’est qu’elle possède de formidables atouts : une main-d’œuvre hautement qualifiée et reconnue ; un très bon ancrage dans le territoire, avec des partenaires et des fournisseurs locaux ; des infrastructures de pointe ; du foncier à disposition ; un accompagnement local. De plus, la France est compétitive dans le domaine de la décarbonation, ce qui permet la production de médicaments verts. Il existe un certain nombre d’éléments facilitateurs : le crédit d’impôt recherche (CIR), dont nous souhaitons qu’il perdure, voire qu’il soit abondé ; le dispositif du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS), qui permet aux entreprises de santé de bénéficier de mesures d’attractivité.

Le virage économique pris par la France depuis 2017 pour réindustrialiser le territoire a connu une phase d’accélération dans le cadre de Choose France et de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte dite « loi industrie verte ». Ces excellents signaux permettent d’envisager des investissements à grande échelle, en faveur de la santé verte, sur notre site de Chartres.

Notre pays a plus que jamais besoin de fierté et d’optimisme. Nous essayons de porter haut les couleurs de la France au Danemark. Cependant, une prise de conscience s’est opérée en matière de compétitivité : il nous est difficile de continuer à envisager une accélération en l’absence d’une prévisibilité suffisante des taxes et des prix, voire du contexte général. La concurrence internationale s’est exacerbée, si bien que l’attractivité de la France représente un défi permanent.

Nous réalisons nos investissements en fonction de l’attractivité macroéconomique et sectorielle dans les différents pays. Elle repose sur trois leviers : les conditions de production – les savoir-faire, l’énergie, la localisation en lien avec les lieux de production, la faisabilité en termes d’accès ; la prévisibilité financière et normative ; la régulation économique spécifique aux produits de santé – l’inflation, le coût du travail et de la mise aux normes ne sauraient être reportés sur le patient et sur le consommateur final. Ces particularités mettent notre secteur sous pression depuis l’épisode du Covid-19.

Depuis plusieurs années, nous constatons un déséquilibre entre les leviers d’attractivité. Il s’explique par un décrochage sectoriel. Si les coûts de production n’ont jamais constitué un atout pour la France eu égard à d’autres pays, ils sont plus que jamais sous pression, en raison de l’absence de revalorisation et de la très faible reconnaissance de l’innovation sur le sol français. Par ailleurs, le cadre réglementaire est devenu instable et imprévisible, privant nos entreprises des perspectives à moyen terme nécessaires à la conciliation des enjeux industriels, de recherche et développement et de santé.

Les conditions de production sont de plus en plus difficiles. Elles sont caractérisées par une fiscalité toujours plus élevée et des coûts globaux en nette hausse, en particulier ceux de l’énergie. L’inflation normative – la sur-régulation du médicament – est quant à elle devenue totalement imprévisible, allant à contresens des leçons qu’il aurait fallu tirer de la crise du covid-19 : renforcer notre souveraineté sanitaire.

Je prendrai deux exemples pour illustrer mon propos. Tout d’abord, la clause de sauvegarde – une fiscalité spécifique aux industriels du médicament en cas de dépassement par rapport à ce que prévoit le budget de la sécurité sociale –, qui était censée être exceptionnelle, a littéralement explosé depuis dix ans, ce qui prive les industriels d’une partie significative du produit de leur développement. Je peux en témoigner, étant aux commandes de Novo Nordisk depuis plus de cinq ans et depuis plus de vingt-cinq ans dans l’entreprise. Elle réduit une industrie stratégique à une variable d’ajustement budgétaire ; les difficultés d’approvisionnement en produits de santé commencent à en faire prendre conscience. S’y ajoute le fait que le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS), voté chaque année, n’offre aucune perspective de pluriannualité pouvant garantir la stabilité.

Deuxièmement, une politique d’évaluation et d’accès au marché du médicament particulièrement complexe et restrictive. On pourrait dire qu’elle se caractérise par l’application du principe de précaution ou par l’évaluation excessive. Elle aussi réduit une industrie stratégique à une variable d’ajustement. Il est vraiment difficile d’obtenir la reconnaissance d’une innovation par le maintien du prix du médicament dans le temps, comme d’avoir des perspectives en matière de taxation. En France, les politiques de régulation et d’accès aux médicaments sont des freins considérables. Il faut les intégrer dans un modèle économique global, à l’heure où nos voisins européens renforcent leur politique pro-business et gagnent ainsi en attractivité, dans la recherche et développement comme dans la production.

À l’échelle mondiale, la production française est passée de 5,8 % en 2008 à 2,9 % en 2023. Autrefois à la première place en matière d’accès aux médicaments, la France figure désormais au sixième rang des pays producteurs de médicaments en valeur, derrière la Suisse, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni. Le constat est inquiétant : sur les 508 médicaments autorisés en Europe entre 2017 et 2022, 48 seulement sont fabriqués en France, contre 122 en Allemagne, 97 en Irlande, 74 aux Pays-Bas. Ce n’est pas la taille du pays qui est en cause, mais les mesures en matière d’attractivité.

Le décrochage de la France en matière d’industrie pharmaceutique a de lourdes conséquences, en raison du caractère stratégique du secteur – pierre angulaire de notre souveraineté et de notre compétitivité – pour la France et pour l’Europe. Notre dépendance aux importations de médicaments s’est accrue et constitue aussi une perte de chance pour les citoyens. Comme le préconise le rapport de Mario Draghi du 9 septembre 2024, il convient de renforcer la compétitivité européenne, afin de réduire les dépendances et de mettre en cohérence les politiques industrielle et de santé.

Nous gardons toutefois espoir dans l’avenir et avons décidé de maintenir notre investissement en France. Celle-ci dispose d’un beau potentiel industriel, à condition d’activer les bons leviers. La réindustrialisation est liée à la possibilité du maintien de nos industries, pour les acteurs déjà présents, et de l’implantation de nouveaux venus.

Parmi les éléments qui la favoriseraient, la pluriannualité des politiques publiques, en matière de dépenses ou d’investissement, garantirait une meilleure prévisibilité. La simplification administrative gagnerait à s’appliquer au champ du secteur particulier du médicament, qui doit toujours être en avance sur les standards européens pour être compétitif localement. Il faut également valoriser notre production décarbonée, marque distinctive de l’industrie pharmaceutique en France.

Il nous faut donc trouver les conditions économiques permettant aux acteurs de santé d’investir et de construire leurs usines ; le prix du médicament et la régulation doivent encourager la réussite des entreprises sur le sol français.

Telles sont les conditions pour que Novo Nordisk continue à investir et que d’autres acteurs industriels s’établissent en France, étendent leurs sites industriels et les décarbonent. Voilà ce qui permettrait de concrétiser l’ambition d’autonomie stratégique défendue depuis le covid, dans un contexte géopolitique désormais particulièrement chahuté.

M. le président Charles Rodwell. Au-delà de votre pouvoir de conviction, quel rôle la politique de l’offre menée ces dernières années a-t-elle joué dans la décision prise par votre maison mère de faire confiance à la France en y investissant plus de 2 milliards d’euros ? Je pense à la baisse des impôts de production, de l’impôt sur les sociétés, au maintien du crédit d’impôt recherche ou au crédit d’impôt figurant dans la loi industrie verte.

À la lumière de votre expérience au sein non seulement de votre entreprise, mais aussi du comité stratégique de filière, considérez-vous comme suffisants les efforts réglementaires et financiers du gouvernement pour accompagner la décarbonation d’entreprises comme la vôtre ?

Ma dernière question concerne l’enjeu de la production de médicaments en France. Vous avez dressé un constat sans appel, que nous partageons tous, sur la perte de compétitivité de la France en matière industrielle dans le secteur du médicament. Quelles mesures recommanderiez-vous pour redresser la barre ? Quels sont les modèles économiques existant dans d’autres pays, notamment européens, soumis à la même réglementation et qui s’en sortent mieux ? Au-delà de la clause de sauvegarde et de l’absence de visibilité d’un PLFSS à l’autre, la perte de compétitivité sur le prix du médicament constitue un gros enjeu en France. De quelles clés de compréhension et de quelles propositions pouvez-vous nous faire part, à l’heure où l’industrie européenne, dont votre secteur, est touchée par la guerre tarifaire et commerciale menée par Donald Trump ?

M. David Ester, vice-président projets de Novo Nordisk. En 1961, Novo Nordisk s’est dotée d’un site français parce que l’entreprise grossissait et voulait s’implanter hors du Danemark, dans un pays européen situé à proximité des patients. Chartres a été choisie pour plusieurs raisons : sa proximité avec Paris, la qualité des infrastructures routières et ferroviaires, les liaisons aériennes, la stabilité de la fourniture d’énergie – critère essentiel pour l’industrie – et le foncier disponible. La surface du site, qui a connu un développement continu, a été multipliée par dix depuis l’origine. L’investissement record de 2 milliards d’euros couronne une croissance et une confiance continues : rappelons que nous avons investi plus de 500 millions dans ce site au cours des vingt dernières années. Le site est stratégique, car il fut le premier à être ouvert hors du Danemark et demeure notre plus grosse implantation à l’étranger. La croissance de l’emploi y a été significative puisque le nombre de collaborateurs employés à Chartres est passé de 600 à 1 800 en vingt ans. Cette évolution témoigne de la confiance de notre groupe.

Une des raisons essentielles du récent investissement a été le facteur temps : le temps de mise en œuvre du projet et le délai au bout duquel les premiers produits arrivent chez nos patients. Aujourd’hui, tout évolue vite, qu’il s’agisse de la situation mondiale, de l’innovation ou de la concurrence. Nous avons pu concourir et mener à bien ce projet grâce à la libération rapide du foncier nécessaire à l’extension du site. C’est l’un des premiers critères que l’on prend en considération avant de lancer un tel investissement. Il n’est pas si simple de passer de 11 à 23 hectares. L’objectif était que les délais soient compatibles avec les besoins de nos patients et la demande croissante de produits.

Nous nous sommes appuyés, forts de l’expertise accumulée depuis plus de soixante ans à Chartres, sur les personnes, les ressources et les compétences disponibles sur place. Nous sommes considérés comme un centre d’excellence pour lancer de nouvelles lignes, de nouveaux produits et développer de nouvelles technologies dans le cadre de ces investissements. Nous l’avons prouvé par le passé ; nos investissements et notre croissance continus l’attestent.

Pour résumer, la réalisation rapide du projet et la prompte mise en route des équipements constituaient deux facteurs clés.

À cela s’ajoute la dimension économique et fiscale. Un des éléments importants qui conduit à s’engager dans un tel projet est le retour sur investissement. Nous avons analysé, en interne, ce que nous allions produire et le retour sur investissement attendu, en nous projetant à une certaine échéance. Un laboratoire pharmaceutique comme le nôtre déploie son activité dans un environnement très régulé ; nous sommes soumis à un grand nombre d’autorisations réglementaires. Aussi faut-il compter plus de cinq ans entre le lancement d’un projet de cette envergure et l’arrivée du premier produit chez le patient. Les contraintes réglementaires applicables à notre profession allongent les délais, ce qui rend indispensable la prédictibilité en matière de coût du travail et des énergies, de prix de vente des produits et, plus généralement, concernant tout ce qui entre dans le calcul du retour sur investissement. Il est primordial de pouvoir anticiper la fiscalité. La réduction du coût du travail est évidemment un élément favorable, mais le facteur essentiel est la prédictibilité pour pouvoir adapter l’outil industriel au retour sur investissement souhaité.

M. Etienne Tichit. Les entreprises de santé retirent certes un bénéfice de la diminution des impôts, tels que l’impôt sur les sociétés, mais elles sont soumises à des taxes sectorielles, y compris environnementales, et à la clause de sauvegarde. Les taxes sectorielles ont représenté pour notre société, entre 2019 et 2024, un montant cumulé de 200 millions d’euros, à rapporter à un chiffre d’affaires annuel de quelque 650 millions d’euros. Le montant de la clause de sauvegarde, qui présente un caractère imprévisible, a été multiplié par treize au cours de cette période, ce qui va à l’encontre des mesures de soutien à l’investissement. Nous nous sommes efforcés, malgré tout, de maintenir nos investissements. Nous espérons une amélioration dans ce domaine. Nous souhaitons que le budget du médicament soit recapitalisé afin que nous ne subissions plus la clause de sauvegarde. On pourrait à tout le moins envisager un dispositif permettant de déduire les investissements industriels du montant fixé. Il convient, en tout état de cause, de faire en sorte que celles et ceux qui font l’effort d’être en France et de décarboner leur industrie puissent sortir de cette assiette et de cette spirale horrible.

Je suis chargé de la mise en œuvre de la feuille de route de la décarbonation des industries et technologies de santé, qui regroupent le médicament, la chimie fine, le dispositif médical et le diagnostic, soit près de 2 000 entreprises. Nous avons remis à la puissance publique un premier rapport sur le médicament et la chimie fine en novembre 2023. Nous avons constaté que les entreprises étaient très volontaires sur le sujet, mais qu’elles étaient confrontées à une difficulté de mise en œuvre qui appelle plusieurs correctifs.

Moderniser l’outil de production, relocaliser et lancer de nouveaux processus plus verts représente évidemment un coût. En France, nous avons tout pour gagner en attractivité, en particulier une électricité 50 à 100 fois moins carbonée que dans les pays asiatiques. Les entreprises peuvent donc tirer un bénéfice de la relocalisation de productions énergivores. Le nucléaire représente une chance à cet égard.

Cela étant, il faut assurer une reconnaissance, d’une façon ou d’une autre, des efforts de développement, de modernisation et d’installation des industries de santé en France. Le meilleur moyen de le faire est d’augmenter les prix pratiqués en France, qui sont les plus bas d’Europe, pour les inscrire dans la moyenne européenne. Par ailleurs, on peut faire en sorte que la commande publique s’oriente vers des produits verts, sans compromettre, évidemment, le bénéfice pour la santé, qui doit demeurer la priorité. À molécule et dose équivalentes, il faut privilégier les produits plus verts.

Il existe déjà un certain nombre d’outils, à l’image du Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) et différents types d’aides, qui relèvent tant de l’Union européenne que de la France – ces dernières étant accordées par des structures locales, régionales et nationales. Toutefois, nombre d’entreprises ne les sollicitent pas car, pour remplir les dossiers, elles doivent faire appel aux prestations de sociétés de conseil dont le coût excède souvent le montant de l’aide. En outre, le délai d’attente avant le versement de cette dernière est souvent incompatible avec le temps dont disposent les entreprises. Notre industrie est extrêmement normée. Il faut tester les lignes et s’assurer que le produit sera de la plus haute qualité possible lorsqu’il arrivera chez le patient. Il faut obtenir les certifications de la part des différentes agences. Trois à cinq ans sont nécessaires entre l’émergence d’une idée et la mise à disposition du médicament auprès du patient.

Nous avons donc proposé la création d’un guichet unique auquel les entreprises pourraient adresser les dossiers, qui se présenteraient tous sous un même format et seraient ensuite remis à l’agence concernée, qu’elle soit française – locale ou nationale – ou européenne.

Il conviendrait également d’harmoniser les normes et les références françaises et européennes, la question étant de savoir qui doit s’aligner sur qui. Face à la multiplicité de normes, les industriels ne savent plus comment procéder. Ils privilégieront toujours un pays qui applique les normes les plus proches de celles du marché régional – en l’occurrence, du marché européen.

S’agissant du développement de procédés de récupération et de recyclage, il faut tenir compte du fait que, par exemple, on ne peut pas réutiliser un plastique qui a servi à la réalisation d’un dispositif injectable pour fabriquer un dispositif du même type. La norme joue ici un rôle extrêmement important. Chaque fois, qu’il s’agisse de dispositifs médicaux ou de processus industriels, il faut refaire la validation – réenregistrer les dossiers, procéder au marquage CE, etc. –, ce qui demande du temps et de l’argent. Pour décarboner, il faut adapter la production, mais aussi gérer la partie administrative.

Notre secteur va subir, en France, une taxe nouvelle sur l’eau, destinée à la dépollution des eaux urbaines, qui va nous coûter près de 1,2 milliard par an pendant dix ans. Curieusement, seules les industries de la santé et des cosmétiques seront soumises à cette taxation.

Nous avons identifié un certain nombre de leviers d’action mais, comme on le voit, des pressions supplémentaires font leur apparition, tant dans le domaine des normes que sur le plan fiscal.

M. David Ester. Dans le cadre des projets menés en France, chacun intègre, désormais, l’enjeu environnemental : on fait des bétons et des aciers décarbonés, par exemple. Cela devient un standard dans de nombreux domaines. Nos racines et notre expérience danoises nous conduisent à prendre en considération, au-delà des projets individuels, l’écosystème dans son ensemble, autrement dit les zones industrielles, les villes, les agglomérations. Nous regardons comment les rejets de l’un pourraient être utilisés par l’autre et, ce faisant, créer une symbiose. Nous nous sommes associés à l’agglomération de Chartres pour être labellisés Territoires d’industrie avec Cosmetic Valley, qui est proche de nous. Nous essayons de favoriser une réflexion globale, en nous demandant, par exemple, si nos rejets d’eau ne pourraient pas être utilisés par une blanchisserie voisine, etc. Il existe des initiatives et des incitations, mais il serait intéressant de créer quelque chose dans cet esprit à une échelle plus large.

M. Etienne Tichit. Dans le cadre de la feuille de route, nous traitons de la mutualisation. On peut produire de l’énergie à partir de la biomasse ou de capteurs solaires dans une usine, mais on peut aussi mutualiser la production à l’échelle d’une zone d’aménagement concerté (ZAC).

L’enjeu, pour nous, est d’avoir une production différenciée. S’il ne s’agissait que de produire à grande échelle, à un faible coût, en respectant des normes environnementales souples, la France ne serait pas le pays idéal où s’installer. Nous acceptons de produire en France à un certain tarif notamment parce que nous avons pour ambition de décarboner entièrement notre entreprise d’ici à 2045. Dans cette optique, le choix de la France se justifiait par l’existence de l’énergie nucléaire. L’extension de notre site nous permettra d’aller un peu plus vite tout en renforçant la décarbonation et en apportant des garanties de qualité concernant les produits que nous fournissons au reste du monde.

Si nous fabriquons des produits décarbonés, c’est en vue de répondre à une commande européenne. Les pays scandinaves valorisent à hauteur de 30 % les critères environnementaux dans la note attribuée à leurs médicaments. L’Angleterre a une position similaire : le National Health Service (NHS) a intégré des critères environnementaux dans son évaluation. En France, nous travaillons avec la DGE, dans le cadre de la feuille de route, sur l’emploi de critères environnementaux pour parvenir à des traitements plus propres. Si l’industrie est plus propre et plus verte, elle deviendra plus compétitive et sera à même de répondre à une commande européenne en croissance.

Nous fournissons près de 1 million de patients en France, mais le site industriel de Chartres produit pour 10 millions de patients : l’exportation vers les pays voisins est donc un enjeu essentiel. Faire fonctionner une usine pour fournir des personnes vivant au coin de la rue ne répond à aucune logique industrielle. En revanche, mettre à l’échelle un outil industriel de grande taille, ou le faire revenir en France, le décarboner et vendre des produits au reste de l’Europe, c’est un bon modèle. Parallèlement, il est important d’avoir accès au marché français et de voir l’innovation et l’investissement reconnus en France.

M. le président Charles Rodwell. Pourrez-vous nous envoyer des informations complémentaires concernant la future écotaxe sur la pollution des eaux usées à laquelle sont soumis les secteurs de la santé et des cosmétiques ? Nous souhaiterions comprendre pourquoi vous êtes ciblés spécifiquement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le choix que vous avez fait d’investir plus de 2 milliards d’euros à Chartres pour produire un nouvel antidiabétique va à l’encontre de ce que nous disent beaucoup d’industriels. Vous avez installé des centres de recherche au Danemark et au Royaume-Uni et un site de production en France. Comment expliquer que vous ne cherchiez pas à développer également la recherche sur le sol français malgré l’existence de dispositifs comme le crédit d’impôt recherche et la possibilité de recevoir des financements dans le cadre des appels à projets de France 2030 ?

M. Etienne Tichit. L’Angleterre valorise la recherche et l’innovation, par le prix, et les produits pharmaceutiques de pointe, auxquels elle donne un accès rapide. Cela étant, nous investissons aussi en France : en janvier 2024, j’ai mis à l’échelle un centre de recherche, essentiellement pour des médicaments en phase III d’essais cliniques, qui emploie une quarantaine de personnes. Nous menons en France des travaux de recherche exclusivement clinique. Mon ambition est de faire en sorte que tous les essais cliniques menés par Novo Nordisk aient une résonance en France. Cela étant, notre fondation, qui exerce une forte influence sur nos choix et nos valeurs, nous dit que nous ne devrions pas faire de recherche médicale dans des pays où nous ne sommes pas sûrs de pouvoir commercialiser nos produits. Cela peut compliquer certains projets.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans quelle mesure le principe de précaution, qui a valeur constitutionnelle dans notre pays, freine-t-il l’innovation dans votre secteur ?

M. Etienne Tichit. Ce principe explique en grande partie que, depuis mon retour sur le territoire français, il y a cinq ans, je n’aie commercialisé aucun produit ou innovation de santé remboursé en France. L’un de nos produits est commercialisé et remboursé, depuis 2021, en Roumanie.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France subit de plus en plus de pénuries, notamment de médicaments essentiels ; 70 à 80 % des principes actifs pharmaceutiques sont fabriqués en Inde et en Chine. Je reviens à une question du président à laquelle vous n’avez pas tout à fait répondu. Eu égard aux pratiques menées dans d’autres pays, notamment européens, quels dispositifs, au-delà des enjeux généraux de compétitivité, pourraient inciter à la relocalisation d’industries pharmaceutiques en Europe et en France ?

M. Etienne Tichit. Aucun industriel de santé ne peut accepter les pénuries. Nous mettons tout en œuvre, avec les autorités de santé, pour fournir les traitements dans l’ensemble des territoires. Toutefois, le marché se caractérisant par la libre circulation des produits, il y a toujours un risque que des pays viennent piocher dans les réserves de la France, où les prix sont les plus bas. En tant qu’industriels, nous le déplorons et faisons tout pour l’éviter : notre objectif est de produire des médicaments pour répondre aux besoins des patients dans un certain nombre de territoires. La question du prix est importante. Si l’on neutralise les effets de bord sur les prix, il y a de fortes chances que les traitements restent au sein des territoires.

J’insiste sur le fait que ces situations ne sont pas imputables à l’industriel. Le principe de précaution est important, mais ne doit pas compromettre la santé des Français. Les mesures prises en Europe, qui permettent d’avoir un point d’entrée pour les études cliniques, un protocole unique, sont bénéfiques à notre industrie et à l’Union. L’évaluation centralisée du bénéfice du médicament en Europe pourrait améliorer les choses, pour peu que les États ne procèdent pas à une réévaluation. Il faut s’assurer que chacun a un accès identique au médicament, dans le cadre d’un marché véritablement unique. À l’heure actuelle, une personne vivant en Roumanie a plus de chances d’avoir accès à certains médicaments qu’une personne vivant en France. Il faut mener une politique de santé à l’échelle européenne.

La France pourrait améliorer son attractivité en ayant un niveau de taxation soutenable et, surtout, en offrant de la prévisibilité budgétaire. Si l’on n’a pas de perspectives pendant trois à cinq ans, cela compromet les projets de recherche et développement (R&D), les projets industriels et cela peut même conduire à s’interroger sur la nécessité d’opérer dans un pays qui, comme la France, représente 4 % du marché mondial.

Notre ambition, en tant que Français, est de porter haut les couleurs de notre pays et de faire en sorte que la France soit perçue comme attractive au sein de notre groupe. Nous nous employons à contribuer à la souveraineté sanitaire, qui est essentielle. Si nous réalisons 2,1 milliards d’investissement sur l’outil de production en France – à rapporter aux 10 milliards investis par Novo Nordisk l’année dernière –, c’est pour être sûrs que les patients puissent bénéficier de tous les traitements nécessaires à l’avenir. Nous avons bien conscience des enjeux capacitaires et de l’importance de fournir des produits verts pour répondre à une demande qui accordera de plus en plus d’importance aux critères environnementaux.

Dans ce contexte, il faut articuler politique industrielle et politique de santé – ou, à tout le moins, politique du médicament.

M. David Ester. Je l’ai dit, quand nous mettons en fonctionnement de nouvelles capacités de production, la question du temps est décisive pour fournir les patients au plus vite. Or, pour prendre un exemple, l’approbation du permis de construire est bloquée tant que la Commission nationale du débat public (CNDP) n’a pas évalué le projet ; cette évaluation est liée au montant des investissements, et non à leur impact environnemental. La démarche, aussi intéressante soit-elle, ne devrait pas être bloquante. Quand nous avons annoncé le projet de Chartres, il était passé par de nombreuses étapes en interne jusqu’à sa validation par le conseil d’administration (board) et nous avions déjà lancé les demandes de permis de construire. Nous avons ensuite bénéficié d’un processus de rattrapage accéléré, avec le soutien de la CNDP. Si nous avions suivi le processus habituel et annoncé le montant de l’investissement avant de lancer la demande de permis de construire, cela aurait allongé les délais d’un an et nous n’aurions pas obtenu l’accord de la maison mère pour une implantation en France. C’est un vrai frein à ses yeux.

M. le président Charles Rodwell. Voilà un point sur lequel nous sommes en mesure de vous rassurer. Notre assemblée examine actuellement un projet de loi de simplification de la vie économique qui propose de sortir les projets industriels du giron de la CNDP. Il devrait être adopté, à défaut d’unanimité, par une large majorité. Dans un deuxième temps, j’espère que nous supprimerons purement et simplement cette commission.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avions déjà proposé la suppression de la CNDP dans le cadre du projet de loi relatif à l’industrie verte. Je ne suis pas choqué par l’existence d’un organe permettant aux industriels qui le souhaitent d’organiser des débats publics avec des arbitres reconnus dans le cadre de leur stratégie d’acceptabilité sociale et d’ancrage territorial, c’est-à-dire de leur stratégie en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cependant, telle qu’elle existe, la CNDP ne fait qu’allonger les délais, alourdir les procédures et donner une voix à des associations systématiquement opposées à tout projet.

Je me permets de vous poser une question concernant un frein que vous semblez avoir rencontré. Vous avez déclaré que la libération du foncier pour l’extension de votre site de production s’était faite assez facilement. Toutefois, dans une déclaration que cite le questionnaire que nous vous avons envoyé, le vice-président de Chartres Métropole chargé du développement économique affirme que « la loi ZAN [zéro artificialisation nette] est venue perturber les choses ». Pouvez-vous expliciter cette contradiction ?

M. David Ester. La question du foncier se pose très tôt dans le processus, avant même de soumettre le dossier en interne. Nous avons donc rapidement engagé des discussions avec les élus locaux pour savoir ce qu’il était possible de faire. Les dispositions « Zéro artificialisation nette » de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dites « loi ZAN » n’ont pas été un frein direct au développement du site dans la zone industrielle ; cependant, en limitant la construction de logements, elle pose un problème d’attractivité pour les nouveaux collaborateurs. Le projet de Chartres s’accompagne de 500 embauches. Comme nous ne souhaitons pas entrer en guerre avec nos voisins, nous devons attirer dans le bassin d’emploi des compétences venues du reste de la France et de l’Europe. Les premières questions que l’on nous pose sont : y a-t-il des médecins, des écoles, des infrastructures sportives, de quoi loger ma famille ? Nos collaborateurs veulent une maison et un jardin.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je vous remercie pour cet éclairage pertinent. Nous avons reçu ce matin le directeur général de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et le directeur de l’investissement de la Banque des territoires, avec lesquels nous avons évoqué la question du foncier nécessaire pour réindustrialiser la France, mais il est vrai que le foncier induit n’est pas pris en compte dans les 25 000 à 30 000 hectares nécessaires pour atteindre l’objectif d’une part de l’industrie dans le PIB de 15 % en 2035. Nous allons nous pencher sur le sujet.

Le projet d’extension a-t-il été retardé par des études environnementales complémentaires liées à la biodiversité ou avez-vous eu la chance d’être préservés de l’installation d’un crapaud d’une couleur particulière ou d’une alouette au surnom étonnant ?

M. David Ester. Nous n’y avons pas été confrontés. L’extension du site de Chartres s’est faite sur une friche industrielle autour du site existant ; il n’y a donc pas eu d’artificialisation des sols. Mais cela pourrait être le cas ailleurs.

M. le président Charles Rodwell. Avez-vous fait appel au dispositif emploi-logement pour loger les employés impatriés et les personnes recrutées hors département avec l’aide de l’agglomération et de la région Centre-Val de Loire ? Ce mécanisme est destiné à aider les entreprises dans les secteurs où le marché immobilier est particulièrement tendu.

M. David Ester. Je ne crois pas, mais nous sommes en relation avec Action logement et les acteurs locaux et nous nous sommes rapprochés de la ville de Chartres dès la phase de lancement du projet pour nous assurer des capacités de logement à venir et faire part des attentes des candidats. Du point de vue quantitatif, il n’y a pas de problème ; c’est le type de logement qui ne convient pas, car beaucoup de nos collaborateurs ne souhaitent pas vivre en appartement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’énergie est au carrefour des trois exigences que vous avez évoquées : prévisibilité, décarbonation et coûts de production. Vous avez dit, monsieur Tichit, que les industriels français devraient bénéficier d’une facture correspondant plus ou moins au coût de production plutôt qu’au prix moyen européen. Était-ce bien le sens de votre pensée ?

M. Étienne Tichit. Je ne me suis pas prononcé sur le coût de l’énergie. Quand je parlais du prix moyen européen, c’était surtout par rapport au prix du traitement.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez subi l’explosion des factures énergétiques pendant la crise. Je suppose que vous avez bénéficié du bouclier tarifaire. Dans quelle mesure avez-vous dû adapter la production à la crise énergétique ?

M. David Ester. Le site de Chartres consomme à la fois de l’électricité et du gaz. Nous avons été directement touchés par la hausse du tarif de l’électricité. Toutefois, par hasard, six mois avant la crise, nous avions mis en service la chaudière à biomasse installée dans le cadre d’un dispositif visant à réduire à zéro les émissions de carbone liées à la production, ce qui a fortement limité l’impact de la hausse du prix du gaz. Le retour sur investissement a été plus rapide que prévu ! Au total, cependant, la crise énergétique s’est traduite par la hausse du coût unitaire de production tandis que le prix de vente n’a pas évolué. Cette contrainte est une source de stress.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je terminerai par une question similaire à celle que j’avais posée au patron de Toyota France lorsque nous l’avons auditionné. Vous êtes un groupe danois qui a fait le choix de la France. Selon vous, quels sont les atouts de la culture industrielle danoise dont la France devrait s’inspirer ?

M. David Ester. Vu du siège, il est complexe, voire nébuleux, de faire aboutir un projet en France. L’obtention des autorisations et la coordination des services y sont plus compliquées que ce dont les Danois ont l’habitude, chez eux ou dans d’autres pays. La question de la simplification et de l’accompagnement pourrait être résolue par un guichet unique. Du fait de notre implantation historique et du caractère très réglementé de l’environnement pharmaceutique, nous avons bénéficié d’un accompagnement de proximité dès la phase de lancement du projet, grâce à une charte d’accueil signée par la préfecture et le département qui a permis de réunir les acteurs locaux chargés de faire avancer le projet ; ces mêmes personnes ont siégé au sein du comité de pilotage qui en a assuré le suivi.

Il me semble que Toyota a bénéficié de l’aide d’un sous-préfet dédié. Voilà une piste d’amélioration : une seule personne servant de point d’entrée pour simplifier les démarches, coordonner les actions et synchroniser les agendas afin de faciliter la compréhension du parcours et la maîtrise du temps. Cela existe dans d’autres pays européens pour les projets d’investissement significatifs.

M. Étienne Tichit. Dans la culture danoise, et plus généralement dans le secteur de la santé, la solution passe toujours par l’innovation. Le Danemark considère la santé comme un secteur stratégique et la R&D y est plus simple grâce à une validation plus rapide des protocoles. Il y a des normes et des réglementations, sans surtransposition excessive. La logique est la suivante : accélérer la recherche et la mise en service de l’outil de production, c’est accélérer l’accès au médicament et garantir une certaine stabilité. Certes, le niveau de taxes y est élevé, mais il est équilibré par un environnement prévisible, par des mécanismes d’accompagnement relativement simples et par la reconnaissance de l’innovation par le prix.

Nous avons besoin d’accélérer pour améliorer la souveraineté sanitaire et industrielle française et réduire les dépendances vis-à-vis de l’étranger. Les entreprises de l’industrie de la santé créent des emplois qualifiés et porteurs de sens : quand on va à l’usine, c’est pour sauver des vies, en soignant des maladies chroniques qui, souvent, affectent des personnes que l’on connaît. La France doit faire le choix de l’innovation. Cela implique de simplifier au maximum, d’accompagner le secteur par des mesures lisibles et de lui donner de la prévisibilité en ce qui concerne les budgets, les taxes et la reconnaissance de l’innovation par le prix.

Nous essayons de faire valoir auprès de notre groupe que la France peut devenir un champion européen, mais le siège a encore besoin de nous en raison de la complexité française et de la difficulté d’opérer sur le marché français. C’est le moment d’agir. Nous croyons qu’il est possible d’assurer une production différenciée à grande échelle, de créer de l’emploi et d’améliorer la santé du plus grand nombre, notamment face aux maladies chroniques qui envahissent notre quotidien. Il faut réconcilier le modèle économique de santé avec le modèle économique industriel : on ne peut pas ouvrir des usines sans servir les patients français, de même qu’on ne peut pas servir les patients français sans usines.

M. David Ester. Une autre surprise pour la maison mère est la faible attractivité de l’industrie auprès des étudiants en France. Il y a des préjugés sur l’industrie. Elle fait peur : on croit que c’est sale et que cela fait du bruit, alors que ce n’est plus du tout le cas. Nous participons à des initiatives pour la faire connaître au niveau local, nous assurons des tournées en bus pour faire découvrir l’industrie pharmaceutique et nous ouvrons largement nos portes, mais nous avons de vraies difficultés à recruter pour faire tourner les sites de production. La pénurie est particulièrement visible pour les techniciens de maintenance : il est difficile d’attirer des jeunes, de trouver des écoles et même des parcours de formation adaptés pour les personnes sans emploi. De même, nous souhaitons attirer des profils compétents dans les nouvelles technologies, l’informatique, l’automatisation, la robotisation et l’intelligence artificielle afin d’innover pour que nos projets soient encore performants dans trente à cinquante ans.

Il y a une action à mener au niveau national pour nous aider à faire connaître l’industrie aux élèves et à leurs familles. N’importe quel chef de projet ou responsable d’entreprise vous dira qu’il a du mal à recruter des conducteurs de ligne et de techniciens de maintenance ; s’il y parvient, il faut souvent un ou deux ans pour que la personne soit opérationnelle. D’autres pays privilégient la formation de ces profils et le soutien à l’industrie.

M. Thierry Tesson (RN). J’ai trouvé votre description précise et nuancée, mais aussi contradictoire et un peu négative. Cette approche correspond au paradigme qui commence à émerger au sein de la commission : tous les entrepreneurs que nous recevons parlent de difficultés liées à la prévisibilité – c’est une évidence –, à la reconnaissance de l’innovation et à la temporalité, notamment dans l’industrie de la défense.

En tant qu’ancien inspecteur d’académie, je connais bien le problème de la formation, toujours difficile à résoudre. Je dis parfois aux entrepreneurs : « Adoptez le circuit court, assurez la formation vous-mêmes ! » Les lycées professionnels ont été conçus comme des prestataires pour les entrepreneurs, mais il existait autrefois des écoles industrielles.

Vous prenez le risque d’installer une nouvelle unité de production à Chartres, où vous êtes implantés depuis 1961. Est-ce un pari parce que, en dépit de tout ce que vous nous avez expliqué, les choses ne vont pas si mal ? Ou avez-vous un espoir qu’elles s’améliorent ?

M. Étienne Tichit. Votre question est frappée au coin du bon sens. Nous avons eu la même réflexion en interne. Le site de Chartres permettait une certaine rapidité d’exécution : nous savons opérer sur ce territoire, nous avions un accès au foncier et aux compétences. S’il avait fallu créer une usine à l’autre bout de la France, nous serions peut-être allés ailleurs.

Voilà le message que je voudrais faire passer : il faut prendre soin de l’existant, car il peut toujours partir. On veut rapatrier pour rapatrier, mais le retour de molécules peu intéressantes sur le sol français ne doit pas se faire au détriment des entreprises qui fabriquent des traitements de pointe. Celles-ci, même quand elles ne s’étendent pas, investissent pour devenir plus vertes, recrutent et mobilisent des compétences locales. Au départ, nous n’avions en Europe que des sites en France et un site au Danemark. Nous venons d’acquérir un site industriel en Italie et un autre en Belgique. La concurrence interne va augmenter.

M. Thierry Tesson (RN). Et en Algérie !

M. Étienne Tichit. Nous n’opérons pas directement en Algérie.

Les choix se feront en fonction de critères rationnels, mais aussi de la stratégie de l’entreprise, qui est de produire à proximité des patients. Nous avons des usines dans chaque zone géographique – Amérique du Nord, Amérique du Sud, Europe, Asie. En cela, Novo Nordisk se distingue d’autres entreprises qui choisissent de tout produire en Asie et de ne relocaliser que certaines tâches. Le site de Chartres couvre les besoins des pays proches depuis 1961.

Je reste optimiste en ce qui concerne la France. J’ai vécu sept ans à l’étranger pour Novo Nordisk – je m’occupais de l’accès aux marchés en Europe –, je pourrais très bien ne pas faire le choix de la France, mais j’aime mon pays et je veux m’assurer qu’il ait toutes les clés dans ce moment charnière. Comme David Ester, je pense que nous ne devons pas lâcher la France et nous dérober en partant à l’étranger. C’est la raison pour laquelle nous défendons notre secteur en France. Mon engagement auprès de Polepharma vise à faire fonctionner toute la filière, et pas seulement une entreprise qui commercialise des médicaments. Pour cela, il faut mettre en commun les compétences. La décarbonation est l’occasion d’aller plus vite en s’appuyant sur de nouveaux critères qui peuvent faire gagner la France. Allons-y ! En dialoguant avec la puissance publique, j’essaie de contribuer à créer l’équation qui permettra d’avoir un champion de la santé en France. C’est un débat qui dépasse la seule question de l’outil industriel.

M. Frédéric Weber (RN). L’entreprise Novo Nordisk est solide et ses résultats, qui viennent de paraître, laissent présager un développement favorable.

Le plan de M. Macron pour sauver l’industrie pharmaceutique en 2023 a-t-il amélioré la continuité de l’approvisionnement en médicaments ? Une question posée hier dans l’hémicycle semble indiquer le contraire.

Novo Nordisk vend-il ses produits au même prix en France et en Roumanie ?

M. Étienne Tichit. Des efforts ont été faits pour accompagner le secteur pharmaceutique – loi relative à l’industrie verte, allégement de l’impôt sur les sociétés –, mais la volonté de réindustrialisation se télescope, à l’étape de la commercialisation, avec des taxes et des baisses de prix. Il faut assurer la cohérence entre ces deux volets : du côté industriel, il faut simplifier et accompagner les entreprises avec un guichet unique ; de l’autre côté, il faut une stratégie de santé qui investisse dans la santé des Français. Sans cela, on propulse la fusée, mais elle heurte un plafond et finit par retomber au sol.

La tarification varie d’un pays à l’autre. Pour le médicament dont nous parlions tout à l’heure, il n’y a pas eu de discussion sur le prix car les études cardiovasculaires qui ont été publiées cette année n’étaient pas encore disponibles ; le médicament n’a donc pas été considéré comme un traitement antidiabétique du fait du principe de précaution. Pourquoi est-il autorisé en Roumanie ? Le gouvernement roumain a certainement considéré qu’il allait changer la vie des patients en remplaçant les injections par des comprimés. En France, la Haute Autorité de santé a fait un choix différent. Si nous voulons réellement une Europe de la santé, il faut aussi bâtir une Europe de la R&D, avec une politique industrielle et une tarification homogènes. Il me semble qu’une convergence se prépare en la matière.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie pour cette présentation. Nous aurions aimé vous poser de nombreuses autres questions, notamment sur l’emploi, qui fera l’objet d’une table ronde juste après cette audition. Vous pourrez compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé et en nous transmettant tous les documents que vous jugerez utiles.

 

La séance s’achève à seize heures cinq.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Thierry Tesson, M. Frédéric Weber

Excusé.  M. Éric Michoux