Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) 2
– Présences en réunion................................15
Jeudi
10 avril 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 23
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.
M. le président Charles Rodwell. Nous concluons nos auditions en entendant M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (Bpifrance) depuis 2013, mais votre parcours professionnel inclut notamment des expériences chez France Télécom et Capgemini.
Vous avez auditionné 47 entrepreneurs, politiques, syndicalistes et fonctionnaires pour votre livre publié en juin 2022 et intitulé La Désindustrialisation de la France (1995-2015). Cet ouvrage dresse un état des lieux des politiques industrielles menées en France depuis 30 ans, présente vos conclusions et propose des perspectives pour l’avenir, au-delà de votre mandat à la tête de Bpifrance.
Je vous remercie de nous déclarer tout autre intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Nicolas Dufourcq prête serment.)
M. Nicolas Dufourcq, directeur général de la Banque publique d’investissement (Bpifrance). Je me remémore avoir été entendu par une commission d’enquête parlementaire sur la désindustrialisation qui s’est tenue il y a quelques années, présidée par Guillaume Kasbarian. Mon livre synthétise les entretiens que j’ai menés et retrace l’histoire d’un passé qui nous a longtemps accompagnés et peine à s’estomper.
Le contexte intellectuel de 2021-2022 était marqué par l’après-Covid. Nous étions en plein plan de relance, dans une dynamique post-Covid très positive. L’économie se portait remarquablement bien et nous lancions France 2030. L’idée prévalait qu’avec de la discipline, une bonne organisation, de la volonté, de la détermination et des capitaux suffisants, nous pourrions atteindre nos objectifs en appliquant des protocoles simples.
Un excès d’enthousiasme s’est alors manifesté. Certains évoquaient la possibilité de remonter à 15 % du PIB industriel, alors que nous atteignions à peine 10 %. J’ai toujours fait preuve de lucidité et de prudence, conscient que nous traitons de l’histoire longue et des structures profondes de la société française. On ne résout pas ces problèmes du jour au lendemain par décret.
J’ai toujours estimé qu’en étant particulièrement performants, en attirant des investissements privés du monde entier, en nous déployant largement sur une période de quinze ans, nous pourrions envisager de remonter vers 12 % du PIB, lui-même croissant annuellement de 1 %. L’objectif était d’augmenter progressivement, point de base par point de base, le potentiel de la France, notamment pour financer l’État-providence et une société équilibrée.
Cette ambition impliquait le recrutement de 600 000 à 700 000 personnes, le rééquipement de la France avec un nombre considérable de réacteurs nucléaires pour une nouvelle industrie électrique, la formation de nombreux ingénieurs, techniciens, préparateurs et ingénieurs des méthodes nécessaires à l’industrie. Cela supposait également un changement, un aggiornamento culturel et mental important, visant à raviver le désir d’industrie.
C’est dans cette optique que nous avons lancé, il y a près d’une décennie, le mouvement de la French Fab, avec comme label le coq bleu. Nous l’avons conçu comme l’étendard nécessaire à cette nouvelle armée d’entrepreneurs, d’industriels et d’ingénieurs qui allaient réindustrialiser le pays. À l’instar d’une formation militaire qui a besoin d’une fanfare, nous avons fait composer un French Fab Anthem qui est disponible en version électro et en version grand orchestre. Nous vous la transmettrons. Un drapeau, un emblème étaient nécessaires, car l’industrie est profondément ancrée dans la société, la région, le territoire, la géographie. Il faut du temps pour espérer une remontée.
Le temps a passé. Que constatons-nous ? Notre diagnostic n’était pas erroné. Nous commencions déjà à l’époque à prendre conscience que d’autres pays lançaient également des initiatives remarquables dans l’industrie. L’Allemagne, par exemple, a publié une stratégie de réindustrialisation, ce qui est notable pour un pays déjà fortement industrialisé. Tous les pays s’y sont mis, rendant l’environnement très compétitif.
Nous savions que la Chine préparait quelque chose, mais nous n’avions pas mesuré l’ampleur de ses projets. Durant la période de la pandémie de Covid, une certaine arrogance occidentale s’est manifestée, considérant que la Chine avait mal géré la crise, que sa croissance était artificielle, que sa consommation était en berne. L’Occident dans son ensemble a péché par arrogance en sous-estimant ce qui se passait réellement en Chine. Il suffisait de s’y rendre. Certes, pendant un certain temps, les déplacements étaient impossibles, mais la réouverture s’est opérée fin 2022, début 2023. En y retournant, nous avons découvert que les Chinois avaient construit et continuaient de construire des surcapacités gigantesques dans toutes les filières industrielles, y compris les plus technologiques et les plus avancées scientifiquement. Aujourd’hui, on trouve en Chine des usines aux dimensions colossales. L’usine BYD, par exemple, s’étend sur six kilomètres sur sept, soit sept fois la taille de l’usine Tesla au Texas. Les produits qui en sortent sont extraordinairement digitalisés, bien conçus et intéressants. La qualité peut parfois être discutable, mais nous avons dépassé ce stade.
Le défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui équivaut à trente fois ce que représentait le Japon dans les années 1990. Si vous interrogez les grandes fédérations industrielles, qu’il s’agisse de la mécanique, de la chimie, de la pharmacie ou des acides aminés, toutes font face à au moins cinq concurrents chinois de qualité, proposant des produits ultra-compétitifs à des prix 50 à 80 % inférieurs aux produits occidentaux.
Cette compétitivité s’explique en partie par des subventions massives. Le modèle chinois repose sur un financement régional des usines, la région se rémunérant en prenant 3 % du capital de l’entreprise, elle-même surévaluée. Ainsi, chacune des 55 régions chinoises ambitionne d’avoir sa propre usine de microprocesseurs, d’acides aminés, de batteries, chacune voulant être l’équivalent d’une France industrielle.
La Chine déploie une stratégie industrielle d’une ampleur considérable, avec des plans tels que Wuhan 2030, Shenzhen 2030 et Xiamen 2030, tous soutenus par des investissements publics massifs. Ce modèle hyper-darwinien garantit que le vainqueur de la compétition chinoise devient inévitablement le meneur ou leader mondial dans son domaine.
En comparaison, bien que la France ait mis en place des initiatives ambitieuses comme le plan de relance, France 2030 et le plan start-up industriel, nous n’avons pas anticipé l’étendue de la surcapacité que la Chine allait développer. Nous avons sous-estimé cette évolution, croyant qu’elle s’orienterait vers un modèle de consommation et de services, comme elle l’avait elle-même annoncé.
Nous avons également mal évalué l’évolution des salaires en Asie. Contrairement à nos attentes d’une augmentation salariale, les pays asiatiques ont adopté une politique de rigueur salariale similaire à celle de l’Allemagne dans les années 2000, maintenant ainsi une forte compétitivité en termes de coûts du travail. Cette tendance, que nous pensions temporaire, s’est en réalité pérennisée.
Par ailleurs, nous avons surestimé les limites sociétales potentielles en Chine et dans d’autres pays asiatiques comme le Vietnam, la Corée ou Taïwan. Nous pensions que les travailleurs se lasseraient des semaines de 70 heures et des congés limités à dix jours par an. Or cette culture du travail acharné persiste, alimentée par un sentiment de fierté nationale et une volonté de puissance. Ce phénomène transcende les régimes politiques, comme en témoigne l’exemple de Taïwan, démocratie où les jeunes ingénieurs acceptent des conditions de travail similaires à celles de la Chine continentale. Cette détermination collective visant la réussite économique se manifeste même face à des défis tels que le chômage des jeunes en Chine, qui atteint 20 % mais ne semble pas freiner la dynamique du pays.
Nous sommes donc confrontés à un défi colossal : si nous ne trouvons pas de parade à cette situation, qui s’apparente à du dumping massif via des subventions, une grande partie de nos espoirs de réindustrialisation risque de s’évanouir, non seulement en France, mais dans l’ensemble des pays développés. Les États-Unis ont pris la mesure de cette menace et ont érigé des barrières commerciales importantes pour protéger leur marché. L’Europe, en revanche, n’a pas encore adopté une telle posture défensive. Cette situation pourrait avoir des répercussions indirectes, notamment avec la possible réorientation vers l’Europe des exportations japonaises et coréennes bloquées aux États-Unis.
Concernant spécifiquement la France, il est crucial de souligner que les tarifs américains, bien que problématiques pour certains secteurs comme le luxe et les spiritueux, n’affectent qu’une part limitée de nos exportations, environ 7 %. Paradoxalement, notre désindustrialisation relative nous protège en partie de ces mesures, contrairement à des pays comme l’Italie, l’Allemagne ou la Suède. La véritable menace pour notre industrie vient de la Chine, non des États-Unis dont la prédation est principalement digitale.
Un autre obstacle majeur à notre réindustrialisation réside dans les archaïsmes persistants de notre système français. Nous peinons à nous défaire d’une suradministration, d’une surrèglementation et d’une culture du contrôle excessif, particulièrement préjudiciables au secteur industriel. Or l’industrie requiert avant tout de la flexibilité, non seulement en termes d’emploi, mais dans tous les aspects de son fonctionnement. Cette agilité est indispensable pour faire face à des concurrents extrêmement dynamiques.
La jeunesse, la flexibilité et l’adaptabilité caractérisent les économies émergentes, qualités que la France peine encore à atteindre pleinement. Nos enquêtes mettent en lumière des défis récurrents : le foncier, l’emploi, les difficultés de recrutement et la formation. Néanmoins, je tiens à souligner une dynamique globalement positive. Le véritable enjeu réside dans l’ampleur et la rapidité des transformations nécessaires.
L’Éducation nationale, par exemple, amorce une évolution significative. Pour la première fois, nous organisons des conférences destinées aux inspecteurs généraux sur l’enseignement professionnel et l’industrie, initiative impensable il y a peu. Les recteurs s’impliquent activement, facilitant les visites d’élèves dans les usines. Ces changements, bien que progressifs, sont substantiels.
La problématique du foncier persiste, certes. Concernant le capital, la réindustrialisation nécessite des investissements colossaux, comparables à ceux de nos concurrents internationaux. L’industrie se distingue par sa complexité, surpassant largement celle du secteur numérique. Elle s’apparente à une traversée ardue, jalonnée d’obstacles successifs avant d’atteindre le succès. Même les grands groupes industriels comme Stellantis, Thalès ou STMicroelectronics font face à des défis considérables. Dans le domaine de la chimie ou des semi-conducteurs, les investissements se chiffrent en centaines de millions d’euros, avec des cycles de développement pouvant s’étendre sur une décennie avant la commercialisation. Cette réalité contraste avec l’approche chinoise, caractérisée par une disponibilité massive de capitaux, fruit d’excédents commerciaux conséquents.
L’Europe dispose des capitaux nécessaires, mais leur allocation diffère. Les investisseurs privilégient souvent le tourisme, l’immobilier ou les valeurs américaines. Le défi n’est pas tant la canalisation de l’épargne vers l’industrie que la stimulation d’un désir d’innovation et de prise de risque. La Chine et les États-Unis manifestent un appétit prononcé pour l’inconnu, qualité qui fait défaut en Europe.
Une enquête sur les grandes fortunes européennes révélerait une tendance à la préservation plutôt qu’à l’investissement audacieux dans des secteurs d’avenir comme les lanceurs spatiaux, les satellites, ou les biotechnologies. En Europe, après un succès entrepreneurial, on observe souvent un repli vers des investissements plus conservateurs : immobilier, tourisme, viticulture. Je déplore que les entrepreneurs de la French Tech, après leur réussite, ne réinvestissent pas davantage dans l’innovation industrielle.
En conséquence, ce sont principalement les États qui assument les risques capitalistiques majeurs pour l’industrie du futur en Europe. L’implication prépondérante des États dans le financement de l’innovation industrielle marque un tournant significatif. Cette approche, initiée en France avec le Fonds stratégique d’investissement et le grand emprunt, témoigne d’un retour à une forme de planification inspirée du colbertisme, en réaction à la désindustrialisation. Cette stratégie a donné naissance à des institutions comme Bpifrance et au programme France 2030.
Initialement perçue avec scepticisme par nos partenaires européens, cette politique industrielle proactive s’est avérée efficace, incitant d’autres pays à adopter des approches similaires. La France bénéficie d’une expertise développée sur plusieurs décennies dans la gestion de ces dispositifs, fruit d’une collaboration étroite entre secteurs public et privé.
L’Union européenne a progressivement intégré ce concept, encourageant la création d’équivalents de Bpifrance dans chaque État membre et allouant des fonds conséquents à travers divers plans d’investissement. L’Espagne, par exemple, a reçu près de 20 milliards d’euros pour développer des secteurs technologiques stratégiques. Cependant, la pérennité de ces initiatives soulève des interrogations face aux contraintes budgétaires croissantes des États européens. Dans son rapport, Mario Draghi a souligné l’ampleur des investissements nécessaires pour maintenir la compétitivité européenne face aux grandes puissances mondiales.
Le défi majeur consiste à concilier le financement du vieillissement démographique avec les investissements massifs requis pour la réindustrialisation.
M. le président Charles Rodwell. Est-ce que la solution ne réside pas dans la retraite par capitalisation ?
M. Nicolas Dufourcq. La retraite par capitalisation apparaît comme une piste prometteuse. En France, des avancées ont été réalisées avec l’introduction du plan d’épargne retraite (PER). Bien qu’il offre des opportunités d’investissement plus diversifiées que les dispositifs antérieurs, en étant notamment branché sur l’épargne d’entreprise, il ne collecte pas grand-chose
Néanmoins, la question fondamentale demeure : les Européens sont-ils prêts à assumer davantage de risques dans leurs investissements ? La France génère annuellement environ 150 milliards d’euros d’épargne, mais ces fonds sont majoritairement orientés vers des placements sûrs plutôt que vers des investissements productifs à risque. Cette tendance à la prudence excessive pourrait compromettre notre capacité à financer l’innovation et la croissance future.
Parmi les obstacles à la réindustrialisation, le circuit financier actuel constitue un frein majeur. Les Français privilégient massivement des placements à faible risque tels que le livret A, les comptes à terme ou les fonds monétaires. Ces investissements financent l’État, qui s’endette à hauteur de 150 milliards d’euros par an pour financer les prestations sociales. Paradoxalement, une partie significative de ces prestations, notamment les retraites, est à son tour épargnée par les bénéficiaires, principalement les plus de 55 ans. Ce mécanisme crée un cercle vicieux où l’épargne alimente l’endettement public sans stimuler l’investissement productif. Pour favoriser la réindustrialisation, il est impératif de décourager cette tendance à l’épargne excessive sur des produits sans risque et de réorienter ces capitaux vers des investissements plus dynamiques.
M. le président Charles Rodwell. Tout d’abord, considérant le succès et l’expansion du modèle de la BPI en Europe, pensez-vous qu’une institution similaire à l’échelle européenne serait pertinente pour financer des projets structurants dans l’Union ? Par ailleurs, l’approfondissement des projets importants d’intérêt européen communs (PIIEC) et la création d’un véritable marché des capitaux européen, capable d’orienter l’épargne des citoyens vers l’économie et les entreprises du continent, vous semblent-ils désormais incontournables ? Ces initiatives constituent-elles la voie la plus efficace pour financer massivement la réindustrialisation de l’Europe, face aux défis que vous avez si justement identifiés dans votre intervention précédente ?
M. Nicolas Dufourcq. Je suis convaincu que les entrepreneurs ont avant tout besoin d’acteurs financiers proches d’eux, ancrés dans leur territoire et prêts à prendre des risques à leurs côtés. Le modèle que nous avons développé en France avec la BPI répond parfaitement à ce besoin. Avec 50 agences réparties sur tout le territoire, nous offrons une gamme complète de services financiers, du financement en fonds propres aux garanties d’exportation, en passant par les crédits à court et long terme, le tout sans garantie et avec un soutien à l’innovation.
Ce modèle devrait être répliqué dans toute l’Europe. Nous préconisons la création de banques de développement nationales, soutenues et garanties par l’Union européenne. Cette approche permettrait de combiner une présence locale forte avec la puissance financière de l’Union. Nous sommes tellement convaincus de l’efficacité de ce modèle que nous encourageons activement son adoption dans d’autres pays européens, de l’Estonie à la Suède. Imaginez l’impact que pourrait avoir un réseau de 700 agences à travers l’Europe, toutes dédiées au soutien des entrepreneurs. Les possibilités de partenariats, de co-investissements et de co-financements entre ces institutions nationales seraient considérables.
En revanche, je reste sceptique quant à l’impact qu’aurait une union des marchés de capitaux. Actuellement, rien n’empêche une start-up française de lever des fonds auprès d’investisseurs étrangers, qu’ils soient américains ou européens. Lorsque la BPI lance ses produits d’épargne ou de retail, y compris le produit en matière de défense, il est possible de donner le passeport européen à un belge ou à un danois pour leur permettre d’investir dans ces produits. Le véritable défi réside dans la volonté des épargnants et des intermédiaires financiers d’investir dans des projets risqués plutôt que dans des placements sûrs.
Ce qui manque cruellement en Europe, c’est l’entrepreneuriat financier. Nous avons besoin de plus de structures financières créées par des entrepreneurs audacieux. Malheureusement, l’attrait des places financières anglo-saxonnes détourne souvent ces talents de l’Europe continentale. Sans la création de grandes maisons d’investissement européennes comparables à Blackstone ou Blackrock, nous resterons dépendants des acteurs publics pour stimuler l’investissement dans les secteurs innovants. Combien en France et en Europe on fait cela ? Il y a Dominique Senequier qui a créé Ardian ; la famille Wallenberg qui a fait EQT ; Urs Wietlisbach, Marcel Erni et Alfred Gantne qui ont monté Partners Group : Tikeo Invest qui est parti de rien. À l’échelle européenne, il devrait en avoir cent mais il n’y en a que dix. Je crains même que l’union des marchés de capitaux, si elle n’est pas correctement encadrée, ne facilite la domination des grandes institutions financières américaines sur le marché européen.
M. le président Charles Rodwell. Il est révélateur que ces institutions d’outre-Atlantique soient les premières à s’opposer à nos efforts pour faire avancer ce projet d’union des marchés de capitaux. Le déséquilibre actuel en matière d’investissement en capital-risque est frappant : les États-Unis représentent plus de 50 % du financement mondial, l’Asie et la Chine environ 40 %, tandis que l’Europe ne pèse que 5 %. Notre modèle de financement, principalement bancaire, montre aujourd’hui ses limites face aux besoins de financement massifs requis pour la transition numérique et le développement des technologies de pointe, domaines dans lesquels les États-Unis ont pris une avance considérable grâce à leurs modes de financement plus diversifiés et dynamiques.
M. Nicolas Dufourcq. Les limites du crédit s’expliquent par l’insuffisance de fonds propres dans les entreprises. Notre mission est d’écouter les besoins de la France, ce qui nous a conduits à créer le plus important dispositif mondial d’investissement en fonds propres pour les entreprises. Selon les baromètres comme Pitchbook, la France se classe systématiquement première ou deuxième au niveau mondial en termes de nombre d’investissements en fonds propres annuels, particulièrement dans les petites et moyennes entreprises (PME), et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). En incluant nos investissements conséquents en capital-risque, nous sommes probablement le numéro un mondial en nombre d’opérations de fonds propres par an.
Cependant, il est impératif d’intensifier nos efforts, notamment pour les entreprises contribuant à la réindustrialisation, qui nécessitent environ cinq fois plus de capitaux que les start-ups de la French Tech. La recherche d’investisseurs prêts à prendre des risques dans des secteurs stratégiques comme le quantique, les microlanceurs ou les petits réacteurs modulaires ou small modular reactors (SMR) français est souvent ardue. Bien que l’État joue un rôle, avec une participation de 10 à 15 %, il est crucial de mobiliser 80 % de capitaux privés. Cette quête nous amène à nous tourner vers l’étranger, principalement dans le Golfe et aux États-Unis, face à la difficulté de trouver ces financements en France ou en Asie.
M. le président Charles Rodwell. Quel bilan tirez-vous de l’Inflation Reduction Act (IRA) mis en œuvre par l’administration Biden depuis août 2022 ? Malgré les tentatives de l’actuelle politique fiscale de Donald Trump d’en minimiser l’impact, cette loi semble avoir été un succès considérable pour les États-Unis. En France, nous privilégions traditionnellement le soutien aux projets par subventions ou investissements, que ce soit par la dette ou les fonds propres. L’Inflation Reduction Act, quant à lui, repose principalement sur l’utilisation massive de crédits d’impôt d’une simplicité remarquable. Avec un investissement public initial d’environ 350 milliards de dollars, il aurait généré un effet de levier attirant plus de 1 200 milliards de dollars d’investissements privés, selon des études qui nous ont été communiquées. Pouvez-vous confirmer ces ordres de grandeur ?
Par ailleurs, cette approche fondée sur des crédits d’impôt massifs a-t-elle été imitée en France et en Europe ? Je pense notamment aux mesures prises en Allemagne pour l’industrie verte ou en France pour les pompes à chaleur, bien qu’à une échelle plus modeste. Considérez-vous que cette logique de crédit d’impôt pourrait simplifier considérablement nos procédures de soutien aux projets par rapport à un système de subventions multiples ? Enfin, estimez-vous que les crédits d’impôt sont aussi efficaces pour réduire les risques des projets que les garanties de financement ou les prises de participation en fonds propres ?
M. Nicolas Dufourcq. Je souhaiterais disposer d’une étude approfondie sur les coûts et les bénéfices réels de l’Inflation Reduction Act. Il faut noter que les États-Unis ont simultanément mis en place l’IRA, le Chips Act du 9 août 2022 et d’autres initiatives. Ce que j’observe concrètement, c’est que dans le domaine des énergies vertes, ils ont réalisé des investissements colossaux en infrastructures d’électricité alternative. Concernant les semi-conducteurs, ils sont en train d’implanter une usine de Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) de 50 milliards de dollars en Arizona, utilisant les technologies les plus avancées de 2 à 3 nanomètres. Contrairement au Japon et aux Etats-Unis, l’Europe n’a pas réussi à attirer un tel projet malgré ses ambitions affichées.
Il est important de souligner que l’Inflation Reduction Act a parfois eu un effet inflationniste. Par exemple, le coût de construction d’une giga-usine ou gigafactory de batteries aux États-Unis est actuellement deux fois plus élevé qu’en Europe, notamment en raison de l’augmentation des coûts des matériaux et de l’ingénierie.
Concernant les instruments financiers, je m’inquiète du fait que la subvention ne soit plus l’outil privilégié en Europe. Les produits les plus efficaces sont désormais les garanties, qui permettent de réduire les risques et de répondre à l’aversion au risque caractéristique de l’Europe. Les garanties présentent l’avantage d’être relativement peu coûteuses, car de nombreux projets réussissent une fois qu’ils sont correctement accompagnés. L’effet multiplicateur des garanties peut être très important : sur certains fonds de garantie de la BPI pour le crédit aux PME, nous obtenons parfois un effet multiplicateur de 15, c’est-à-dire qu’un euro investi génère 15 euros de crédit.
M. le président Charles Rodwell. Vous affirmez que la garantie est l’instrument le plus efficace. Pouvez-vous nous indiquer, parmi les projets que vous garantissez, quelle est la proportion de ceux qui échouent et pour lesquels la garantie est donc activée ?
M. Nicolas Dufourcq. Les fonds de garantie sont actuellement sollicités pour compenser les défauts de sinistralité à hauteur d’environ 350 millions d’euros par an, sur un volume de crédit de 20 milliards d’euros annuels pour les crédits risqués et garantis en garantie domestique. Cet effet multiplicateur est remarquable. Il inclut notamment des prêts à l’innovation, à l’amorçage et aux start-ups à haut risque. C’est précisément cette approche qu’il convient de développer.
L’Europe, dans un contexte de nécessaire frugalité, doit se concentrer sur des produits de garantie particulièrement avantageux. Les taux de garantie peuvent varier de 50 % à 100 %. Certains pays, dans une optique de réindustrialisation, mettent en place ce que l’on nomme la garantie de projet stratégique. Il s’agit en réalité d’une extension de la « garantie export » à des projets domestiques, engageant le bilan de l’État. La garantie de Bpifrance est établie sur le bilan de celui-ci : lorsque nous garantissons un projet comme le métro du Caire, cela engage le bilan de l’État et non celui de Bpifrance. Désormais, nous pouvons garantir la construction d’une usine en France sur le bilan de l’État via cette garantie de projet stratégique. Cette pratique se généralise dans de nombreux pays pour stimuler la réindustrialisation. Ce produit, bien qu’excellent, doit être démocratisé. Il ne faut pas se limiter à une dizaine d’opérations annuelles, mais étendre son utilisation, y compris pour des montants inférieurs à 10 millions d’euros.
Concernant le crédit d’impôt, je suis entièrement d’accord sur son utilité. Cependant, les entreprises bénéficiaires ne peuvent le mobiliser auprès des banques. Contrairement au crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ou au crédit d’impôt recherche (CIR), qui pouvaient être préfinancés, les crédits d’impôt actuels ne peuvent pas faire l’objet d’une cession de créance de type Dailly. Il est impératif de résoudre cette question technique avec les services fiscaux.
Par ailleurs, il est nécessaire de développer des prêts sans garantie, c’est-à-dire des prêts en blanc à très long terme, jusqu’à quinze ans, sans prise de collatéral. Cette approche fonctionne particulièrement bien dans le secteur privé.
Quant aux projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC), leur importance est capitale. Il est essentiel d’assurer un équilibre au niveau européen, en évitant une concentration excessive sur un nombre limité de zones géographiques, comme cela a pu être le cas en Allemagne. Cela nécessite un pilotage politique fin à Bruxelles. J’ai personnellement bénéficié de PIIEC successifs dans le cadre de projets nommés Nano 2012, 2017, 2022 et 2027. Représentant chacun entre 200 et 400 millions d’euros, ils ont permis de mener des recherches à très long terme et à haut risque, essentielles pour l’innovation.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je tiens tout d’abord à saluer l’engagement, le professionnalisme et l’expertise des équipes de Bpifrance. En tant qu’élu d’une région fortement industrialisée en Moselle, je rencontre régulièrement des industriels, souvent de petites et moyennes entreprises, qui louent sincèrement la qualité du travail de vos équipes. Cette reconnaissance mérite d’être soulignée, car malheureusement, toutes les administrations auxquelles nos acteurs économiques sont confrontés ne bénéficient pas d’une telle appréciation.
Vous avez relativisé l’impact des tarifs douaniers imposés par Donald Trump sur les produits français, en précisant qu’ils concerneraient principalement 7 % de nos exportations, essentiellement dans les secteurs du luxe et du vin. En tant que dirigeant de Bpifrance, envisagez-vous la mise en place de dispositifs de soutien spécifiques pour ces filières menacées par les tarifs douaniers américains ?
M. Nicolas Dufourcq. Effectivement, dès l’annonce de ces mesures, nous avons immédiatement réfléchi aux réponses potentielles. La pause annoncée hier est cruciale, car le nombre d’économistes prédisant une probabilité de récession aux États-Unis supérieure à 50 % augmentait de manière inquiétante. Une récession américaine aurait des répercussions majeures sur l’ensemble de l’économie occidentale. Dans de telles circonstances, nous sommes sollicités pour déployer nos instruments habituels : prêts garantis, reports d’échéances bancaires. Nous avions déjà mis en place avec les banques françaises des dispositifs similaires aux prêts garantis à 90 % par l’État. Cette pause offre un répit face à ces craintes.
Néanmoins, ces inquiétudes se traduisent, dans un pays comme la France dont la croissance est principalement tirée par la consommation et insuffisamment par l’investissement, par de nouvelles prévisions économiques. La perte potentielle de 0,2 point de produit intérieur brut en 2025, annoncée hier soir par le ministère des finances, représente une baisse significative des recettes fiscales, malgré les efforts d’économie déjà réalisés. Un pays qui s’approche progressivement d’une croissance de 0,5 %, 0,4 % ou 0,3 % nécessite un soutien accru à l’investissement, y compris pour les PME non directement exposées au marché américain.
Dans notre portefeuille, nous sommes particulièrement attentifs à la filière automobile, notamment Stellantis, qui reste en négociation avec l’administration américaine et possède une forte présence dans l’espace de l’Accord États-Unis, Mexique et Canada (USMCA). C’est également le cas de l’entreprise Valeo présente dans la zone nord-américaine, exportant principalement du Mexique vers les États-Unis. Les droits de douane de 25 % sur les produits non-USMCA du Mexique ou du Canada vers les États-Unis impactent directement les comptes de ces entreprises françaises. Elles doivent soit répercuter ces coûts sur les prix, ce qui est inflationniste pour les consommateurs américains, soit absorber ces pertes, qui peuvent se chiffrer en milliards.
Le secteur des semi-conducteurs n’est pour l’instant pas touché, ce qui épargne notamment STMicroelectronics. La chimie est peu affectée, Arkema approvisionnant le marché américain depuis ses usines locales. EssilorLuxottica, qui a acquis de nombreuses marques de lunettes en Italie et au Brésil et exporte vers les États-Unis, subira certainement des conséquences importantes.
Les effets de ces mesures sont principalement inflationnistes pour les consommateurs américains. Je suis davantage préoccupé par un scénario de stagflation et ses répercussions sur la santé globale des entreprises françaises.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Quelle réponse l’Europe doit-elle apporter à la surcapacité de production chinoise et à sa volonté d’inonder le marché européen, notamment dans le contexte des tarifs douaniers américains qui risquent d’accentuer l’afflux de produits chinois vers l’Europe ?
Ensuite, concernant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) qui entrera en vigueur au 1er janvier 2026, n’est-il pas paradoxal de taxer les intrants et matières premières nécessaires à la production européenne, plutôt que les produits transformés qui constituent une concurrence déloyale pour nos producteurs ?
Enfin, lors du récent Conseil national de l’industrie, plusieurs industriels ont souligné la complexité technique du MACF, qui nécessiterait presque une approche par pays et par produit. Quel est votre avis sur ce point, particulièrement face aux surcapacités chinoises et aux risques qu’elles représentent ?
M. Nicolas Dufourcq. Il est essentiel de partir du terrain, des entrepreneurs et des produits pour appréhender la réalité du marché. Les industriels sont parfaitement capables d’identifier les situations de dumping ou vente à perte. Michelin a dû fermer deux usines face à des concurrents chinois vendant au simple prix de la matière première. Face à ces pratiques, nous devons adopter une approche méthodique et musclée. Il faut faciliter et accélérer le traitement des plaintes pour dumping déposées par les industriels européens. Cela nécessite un renforcement significatif des effectifs de la direction générale du commerce de la Commission européenne. L’objectif est d’éviter les situations où une plainte déposée met des années à être traitée, rendant la décision finale inefficace. Nous avons besoin d’une instruction rapide et de mesures de sauvegarde immédiates.
Concernant les barrières douanières, bien que ce ne soit pas mon domaine d’expertise principal, je peux affirmer qu’il aurait fallu, il y a déjà trois ans, augmenter les tarifs douaniers sur les véhicules chinois. Il était injustifiable que la Chine taxe les voitures européennes à 30 % alors que nous ne taxions les leurs qu’à 10 %. Malgré les difficultés initiales à construire un consensus européen sur ce sujet, en raison de la dépendance variable des différents pays, nous avons finalement réussi à mettre en place ces mesures.
Aujourd’hui, il est crucial d’étendre ces tarifs non seulement aux véhicules finis mais également à leurs composants, afin d’éviter que l’Europe ne devienne qu’une simple plateforme d’assemblage. Nous devons encourager un contenu européen substantiel dans notre production.
Plus généralement, il est temps d’appliquer à la Chine les mêmes stratégies qu’elle a utilisées pour nous rattraper dans les années 2000. Nous devons comprendre que la situation s’est inversée : l’Europe est désormais le pays émergent face à une Chine développée. Cette réalité, encore considérée comme hérétique il y a peu, commence à être largement reconnue.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Effectivement, il faut reconnaître que dans de nombreux secteurs, notamment celui des véhicules électriques, la France et l’Europe accusent un retard d’une à deux générations par rapport à la Chine. Ne devrions-nous pas adopter, dans certains domaines, des stratégies similaires à celles des pays en développement ? Par exemple, en conditionnant l’accès au marché européen, notre principal atout avec ses nombreux consommateurs et sa richesse, à des transferts de technologies et à l’implantation d’usines étrangères sur notre sol ? Cette approche permettrait de combler notre retard technologique, à l’instar de ce que la France pratique avec l’Inde pour le Rafale ou avec le Brésil pour les sous-marins.
M. Nicolas Dufourcq. Je suis entièrement d’accord avec cette proposition. Le modèle des années 2000, qui imposait des co-entreprises, des transferts de technologies et des tarifs élevés en Chine, doit maintenant s’appliquer à l’Europe. Nos partenaires chinois, en tant qu’hommes d’affaires avisés, comprennent parfaitement cette évolution de la situation. Ils anticipent déjà ces changements et gèrent des sites en Europe. Cependant, ces implantations ne doivent pas se limiter pas à de simples sites d’assemblage. Nous devons exiger un véritable transfert de valeur et de technologie pour assurer un développement durable de notre industrie.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Revenons à la politique industrielle nationale, en particulier sur la complémentarité entre le rôle de Bpifrance et les divers programmes d’investissement étatiques. Le plan France Relance, doté d’environ 100 milliards d’euros entre 2020 et 2022, a consacré un tiers de ses investissements à nos territoires, bénéficiant ainsi à nos PME et ETI. Ce plan a notamment permis la création d’une centaine de sites industriels par an.
Le plan France 2030, quant à lui, se concentre sur l’innovation, la recherche et la décarbonation, ciblant particulièrement les acteurs émergents comme les start-ups. Bien que ce soit essentiel pour notre avenir technologique, ne risque-t-on pas de négliger les acteurs industriels traditionnels qui sont pourtant le socle du développement économique et de l’innovation ?
Dans ce contexte, Bpifrance ne joue-t-elle pas un rôle compensatoire face à cette possible lacune ? Et cette situation ne se reflète-t-elle pas dans le ralentissement actuel des créations et implantations d’usines que nous observons ?
M. Nicolas Dufourcq. Nous sommes opérateur de France 2030, ce qui signifie qu’une part substantielle des 54 milliards d’euros, plus précisément 38 milliards d’euros déjà déployés, l’ont été par l’intermédiaire de la BPI et de ses équipes. Cela mobilise environ 250 ingénieurs titulaires d’un doctorat, qui élaborent l’ensemble des appels à projets. Dans le cadre de France 2030, nous gérons les années innovation, les concours et les démos innovantes. Ce dispositif inclut un volet industriel conséquent, notamment à travers les appels à projets « premières usines ». Nous finançons ces dernières par le biais de subventions ou d’avances remboursables, avec une préférence croissante pour cette seconde option. La demande est considérable, ce qui nous contraint à une sélection rigoureuse. Initialement, nous acceptions un projet sur trois ; désormais, ce ratio est passé à un sur quatre. Cette sélectivité accrue, bien qu’elle engendre inévitablement des déceptions, témoigne d’une discipline nécessaire.
L’industrie est omniprésente dans France 2030, mais le programme exige un haut degré d’innovation. Ainsi, un projet industriel, même prometteur en termes d’emplois et d’implantation, ne sera pas retenu s’il ne présente pas une innovation technologique significative. Pour les projets de réindustrialisation moins disruptifs technologiquement, d’autres sources de financement doivent être mobilisées. Cela peut inclure le capital-investissement traditionnel ou encore la garantie de projets stratégiques évoquée précédemment. Nous nous efforçons de développer une boîte à outils complète pour répondre à ces besoins.
M. le président Charles Rodwell. Vous soulevez une question cruciale concernant l’utilisation des crédits de France 2030. Il est vrai que France Relance a été largement saluée pour son efficacité, tant dans l’engagement que dans le décaissement des fonds, alliant exigence et simplicité opérationnelle. En revanche, des critiques ont été formulées à l’encontre du secrétariat général pour l’investissement concernant les méthodes adoptées pour France 2030. En tant qu’opérateur majeur, bien que non exclusif, de ce plan, votre perspective sur ce point est particulièrement intéressante.
Par ailleurs, j’aimerais aborder la question du financement de la robotisation de nos entreprises. Nous sommes face à un dilemme stratégique : devons-nous accélérer la robotisation en acceptant de financer l’acquisition de robots étrangers, qu’ils soient allemands, chinois, japonais, américains ou suisses, ou bien privilégier une stratégie de relocalisation de la production robotique sur le territoire français ? Cette seconde option impliquerait de ne pas financer l’achat de robots étrangers, au risque de ralentir la robotisation de nos entreprises le temps que la production nationale se développe. Les arguments en faveur de chacune de ces approches sont solides, mais une décision politique doit être prise rapidement sur cette question cruciale.
M. Nicolas Dufourcq. Concernant la robotisation, nous devrions nous inspirer de l’approche chinoise des années 2000. La Chine n’a pas attendu de développer sa propre filière robotique pour investir massivement dans ce domaine. Leur priorité était la croissance économique et l’industrialisation, avec l’objectif ambitieux de porter l’industrie à 40 % de leur PIB, ce qu’ils ont réussi. Ce n’est qu’ensuite qu’ils sont devenus leaders en robotique, notamment en acquérant Kuka, une entreprise allemande majeure du secteur. Ils ont procédé par étapes : d’abord la puissance économique, puis la conquête des parts de marché et enfin la montée en gamme dans la chaîne de valeur de la robotique elle-même.
Nous n’avons pas d’autre choix que de suivre une trajectoire similaire. Attendre le développement d’une filière robotique française serait contre-productif, étant donné notre retard considérable. Nous disposons d’un tiers des robots de l’Italie, même si son tissu industriel est plus important. Cependant, nous avons des atouts, comme l’entreprise Stäubli dans la région d’Annecy, qui produit des robots très avancés technologiquement, intégrant de plus en plus d’intelligence artificielle.
Nous devons nous donner des objectifs clairs. Dans un premier temps, cela impliquera inévitablement un déficit commercial. Si ce déficit est vis-à-vis de l’Allemagne, c’est moins problématique que s’il est vis-à-vis de la Chine. Si les robots chinois menacent une offre alternative française par des pratiques de dumping, il faudra protéger notre industrie nationale.
France 2030 me paraît comme un véritable miracle : 54 milliards d’euros dédiés à la réinvention de notre économie par l’innovation, malgré une situation financière publique tendue. Ce choix audacieux nous a permis de réaliser énormément de choses. Naturellement, de nombreux acteurs ont souhaité bénéficier de ce programme transformateur. Le processus d’appels à projets et de sélection par des comités d’experts a été décidé collectivement par les ministères, reflétant un regain d’intérêt pour la planification et la politique industrielle.
Le bilan de France 2030 est impressionnant. La question cruciale désormais est de savoir comment maintenir cette dynamique et cette énergie pour le programme qui succédera à France 2030. Il est impératif de ne pas s’arrêter là, au risque de rendre vains tous nos efforts initiaux.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le successeur de France 2030 devra probablement, malgré les contraintes budgétaires de l’État, maintenir un niveau de financement similaire pour l’innovation, la recherche et le développement de la décarbonation. Il devra également soutenir les acteurs fondamentaux que sont les PME et les ETI, en complément des actions que vous menez déjà chez Bpifrance.
M. Nicolas Dufourcq. Je suis convaincu que la réindustrialisation passera par trois voies principales. Premièrement, par de grandes cathédrales industrielles telles que les gigafactories. Ces projets sont très coûteux et risqués, comme le montrent les usines de batteries où la concurrence chinoise reste en avance. Deuxièmement, par les start-ups industrielles, créées par des entrepreneurs issus du monde de la recherche. Troisièmement et de manière significative, par les PME innovantes. À la BPI, nous constatons une réinjection d’innovation dans ce secteur. Une nouvelle génération de dirigeants, incluant d’ailleurs de plus en plus de femmes à la tête de PME, aspire à participer au succès de la French Tech et son coq rouge, mais dans le domaine de la French Fab, symbolisée par le coq bleu. J’ai pu observer cette tendance lors du salon Global Industries et dans la délégation que nous avons menée au grand salon industriel allemand. Ces industriels, souvent en baskets blanches comme dans les start-ups, sont des patrons de PME qui intègrent l’innovation dans leurs processus industriels. Ce phénomène générationnel, visible dans vos territoires, représente une promesse considérable pour notre pays.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. La France dispose d’un atout sous-exploité : l’épargne des Français. Comme vous l’avez mentionné, celle-ci finance actuellement le tourisme, les actions américaines et l’immobilier. Pour réorienter ces fonds vers l’industrie, ne serait-il pas judicieux de créer un produit d’épargne-industrie dérisqué, où l’État jouerait le rôle de garant ?
M. Nicolas Dufourcq. En réalité, l’industrie n’a pas tant besoin de liquidités. Le système bancaire français, exceptionnel et omniprésent sur les territoires, fournit déjà les crédits nécessaires. Ces crédits requièrent parfois des garanties, certes, mais cette liquidité provient déjà de l’épargne des Français. Le véritable besoin de l’industrie réside dans les fonds propres. Garantir les fonds propres est cependant complexe et coûteux, car ils sont environ dix fois plus risqués que le crédit. Tous les États se sont penchés sur cette question, cherchant à réduire le risque, souvent par le biais de subventions. Cependant, les ressources à cet égard sont désormais limitées.
Il faut mettre en avant le fait que les fonds propres, lorsqu’ils sont bien gérés, peuvent être très rentables. C’est l’approche adoptée par les Américains. Leurs fonds propres ne sont pas garantis, mais ils investissent massivement dans la réinvention constante de leurs dispositifs industriels. L’industrie financière américaine prend ses propres risques.
Actuellement, le principal enjeu concernant les fonds propres en France est lié aux normes dites « Solvabilité II » issues de la directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, qui limitent les investissements des compagnies d’assurances, ainsi qu’à l’absence de fonds de pension due au manque de capitalisation. Ces contraintes nous obligent à rechercher des fonds propres à l’étranger, ce qui est frustrant.
Le PER a seulement collecté 140 milliards d’euros en quelques années, ce qui équivaut aux retraites des Français de janvier à mi-mai. C’est un début prometteur, mais encore insuffisant. Idéalement, les Français devraient investir annuellement 150 milliards d’euros dans le PER, qui peut être massivement investi en fonds propres. Cette approche serait bien plus bénéfique que des placements sur des comptes à terme ou des produits monétaires.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie. Vous pouvez le cas échéant compléter nos échanges, en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours et en adressant les documents que vous jugerez utiles au secrétariat de la commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-huit heures.
Présents. – M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell