Compte rendu

Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France

 Audition, ouverte à la presse, de M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, directeur général du groupe Haulotte, accompagné de M. Vincent Moulin Wright, directeur général de France Industrie, et de Mme Murielle Jullien, directrice des affaires publiques              2

– Présences en réunion................................22

 


Mardi
15 avril 2025

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 29

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission


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La séance est ouverte à quatorze heures trente.

M. le président Charles Rodwell. Je souhaite la bienvenue à nos invités de France Industrie : M. Alexandre Saubot, directeur général du groupe Haulotte, vice-président du Conseil national de l’industrie et président du conseil d’administration de France Travail, M. Vincent Moulin Wright, directeur général de France Industrie, et Mme Murielle Jullien, directrice des affaires publiques. Nous vous remercions de votre présence dans le cadre de notre commission d’enquête sur les freins à la réindustrialisation de la France.

Je vous invite à débuter par une brève intervention liminaire, qui sera suivie d’un échange de questions et réponses à commencer par celles de notre rapporteur. Je vous prie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure »

(M. Alexandre Saubot, M. Vincent Moulin Wright et Mme Murielle Jullien prêtent serment).

M. Alexandre Saubot, président de France Industrie, directeur général du groupe Haulotte. Je vous remercie, mesdames et messieurs, de nous offrir l’opportunité de partager nos réflexions sur la désindustrialisation et les solutions envisageables pour inverser cette tendance. Mon propos s’articulera en deux parties.

Tout d’abord, j’aborderai brièvement l’historique de la désindustrialisation. Depuis le milieu des années 1990, avec une accélération après 2000, la France a été confrontée à une conjonction d’événements macroéconomiques auxquels elle n’a apporté que peu de réponses en termes de compétitivité. Historiquement, la France régulait sa compétitivité par la dévaluation du franc face à ses principaux partenaires commerciaux, notamment les États-Unis et l’Allemagne. L’entrée dans l’euro a supprimé ce levier. Simultanément, la réduction du temps de travail a affecté notre compétitivité. De plus, l’intégration d’une dizaine de pays d’Europe de l’Est dans l’Union européenne au tournant des années 2000 a créé une vaste zone de libre-échange avec des conditions de concurrence inégales. Enfin, l’admission de la Chine à l’OMC a considérablement modifié le paysage concurrentiel de notre industrie.

Face à ces changements, la France n’a pas suffisamment adapté son soutien à l’industrie, notamment en termes de réglementation, de flexibilité, d’impôts et de charges. Actuellement, le taux de prélèvement sur nos entreprises est supérieur de quatre à cinq points à la moyenne européenne, et davantage encore par rapport à l’Allemagne. Cette situation a entraîné une désindustrialisation constante de 1995 à 2015-2016, réduisant de moitié le poids de l’industrie dans le PIB et entraînant la perte d’environ un million d’emplois.

Un tournant s’est opéré au début des années 2010 avec le rapport de Louis Gallois en 2012 et les décisions prises dans la seconde moitié du quinquennat de François Hollande, poursuivies au début du premier mandat d’Emmanuel Macron. La mise en œuvre d’une véritable politique de l’offre a permis d’enrayer cette dégradation. Depuis le point bas de 2015, nous avons regagné plus de 100 000 emplois industriels. La règle se veut assez simple : l’industrie en permanence s’adapte à son environnement. À un jeu de contraintes données, elle produit ce qui reste possible et compétitif sur son territoire. Quand la compétitivité et l’environnement se dégradent, sa production baisse, sans chocs très violents, mais avec une dégradation lente et régulière. Depuis 2017, nous constatons une amélioration assez régulière, certes insuffisante si l’on veut réindustrialiser la France, mais laissant voir des écarts significatifs par rapport à la tendance précédente.

Concernant les actions à entreprendre pour poursuivre cette dynamique, nous identifions deux principaux freins. Le premier concerne la compétitivité, englobant le coût du travail et les impôts de production. La France a choisi de financer une grande partie de sa protection sociale par des prélèvements sur le travail, contrairement à d’autres pays qui ont opté pour des prélèvements par l’impôt ou la consommation, notamment pour les dépenses devenues des garanties universelles offertes par l’État, comme l’assurance maladie.

Des mesures d’allègement des charges ont été prises, mais les deux derniers budgets ont écrêté ces allègements de manière particulièrement défavorable à l’industrie. En effet, l’industrie est le seul grand secteur de notre économie soumis à la concurrence internationale dont les trois quarts de la masse salariale se situent au-dessus de 1,6 Smic. L’écrêtement par le haut a donc particulièrement pénalisé ce secteur.

Le second frein concerne les impôts de production, où la France se situe nettement au-dessus de la moyenne européenne. Il convient toutefois de nuancer, car ces impôts recouvrent des réalités très diverses, allant de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) à la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), en passant par l’imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER), des taxes sectorielles et la taxe sur les salaires. Les deux impôts les plus emblématiques, dont la CVAE qui faisait l’objet d’une trajectoire d’extinction, pèsent sur l’industrie à hauteur de presque deux fois son poids dans le PIB. Suspendre les décisions de baisse ou de suppression de ces impôts qui surtaxent l’industrie va à l’encontre de l’objectif de réindustrialisation.

Nous sommes pleinement conscients à France Industrie et dans nos entreprises de la situation des finances publiques et de l’insoutenabilité de notre trajectoire budgétaire, comme l’a rappelé le premier ministre ce matin. Notre ligne de conduite est de veiller à ce que les mesures prises n’entraînent pas une surtaxation de l’industrie par rapport aux autres grands secteurs, étant donné que nous sommes les plus exposés à la concurrence internationale.

La question de la compétitivité industrielle se pose aujourd’hui avec une acuité particulière, notamment autour de trois enjeux majeurs : l’énergie avec l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh), la réglementation et la fiscalité.

Concernant l’énergie, nous faisons face à un changement de paradigme. Dans un monde carboné, le prix de l’énergie, indexé sur celui du pétrole, était relativement uniforme et ne constituait pas un facteur de différenciation compétitive entre les territoires. La transition vers un monde décarboné, où l’électricité prend une place prépondérante, modifie profondément cette donne. Le prix de l’électricité devient désormais un élément crucial de compétitivité, d’autant plus que les systèmes électriques et les niveaux de soutien public varient considérablement d’une région à l’autre, créant des disparités significatives, notamment entre l’Europe, l’Amérique et la Chine.

Dans ce contexte, il est impératif d’examiner notre système électrique dans sa globalité. Les annonces récentes concernant la relance du programme nucléaire et le renforcement du réseau électrique, impliquant des investissements de plusieurs centaines de milliards d’euros, auront inévitablement un impact sur le prix de l’électricité facturé aux consommateurs et aux entreprises. Par conséquent, la maîtrise du coût de revient de l’ensemble de ces éléments devient un facteur déterminant de notre compétitivité.

L’autre point qui me semble important concerne la réglementation, qu’elle soit européenne ou française. Nous observons une tendance à la multiplication des normes et des règles, souvent sans considération suffisante pour la capacité des acteurs économiques à les mettre en œuvre dans des conditions raisonnables. Certes, des initiatives récentes comme la simplification de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive, dite « directive CSRD », ou le report de la mise en application de la directive du 13 juin 2024 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité ou Corporate Sustainability Due Diligence Directive, dite « directive CS3D », vont dans le bon sens. Cependant, de nombreuses inquiétudes persistent quant à l’applicabilité de certaines réglementations, telles que la taxonomie ou le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Ces dispositifs, s’ils ne sont pas gérés avec précaution, risquent de devenir une formidable incitation à délocaliser la production hors d’Europe.

D’autres réglementations, comme celle sur la protection des forêts, bien qu’animées d’intentions louables, imposent des contraintes qui semblent disproportionnées aux utilisateurs de bois. À cela s’ajoute une tendance française à la surtransposition des directives européennes, créant des contraintes supplémentaires pour nos industries.

Un exemple particulièrement préoccupant est l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) des sols. Bien que nous partagions l’ambition de réindustrialisation, cette mesure ajoute une contrainte supplémentaire dans l’instruction des projets industriels. Nous plaidons pour une exonération des projets industriels de cet objectif, considérant que l’industrie ne représente que 4 % des surfaces artificialisées, elles-mêmes limitées à environ 11 % du territoire national. De plus, deux tiers des nouveaux projets s’implantent déjà sur des zones préalablement artificialisées. Cette contrainte risque de décourager particulièrement les petits projets d’extension des petites et moyennes industries (PMI), essentiels à notre tissu industriel.

Notre approche vise à lever en amont le maximum de contraintes pesant sur la réalisation des projets industriels. Malgré notre soutien aux diverses lois de simplification, force est de constater que la complexité réglementaire s’accroît plus rapidement qu’elle ne se réduit. Il faut comprendre que la simplification ne consiste pas à ajouter de nouvelles mesures, mais bien à supprimer des complexités existantes.

Dans le contexte géopolitique et économique tendu que nous connaissons, l’industrie s’affirme comme le premier instrument de la souveraineté française et européenne. Il est donc impératif de trouver un meilleur équilibre entre réglementation et production. Cela implique d’évaluer systématiquement l’applicabilité et l’impact de toute nouvelle réglementation sur notre capacité productive, en gardant à l’esprit l’objectif partagé de réindustrialisation.

Enfin, le budget 2025 suscite de vives inquiétudes dans le secteur industriel. Le rabotage du crédit d’impôt recherche, l’écrêtement des charges sociales et la mise en place d’une surtaxe qui pénalise davantage les entreprises produisant en France que celles important leurs produits, sont autant de mesures qui semblent aller à l’encontre de l’ambition de réindustrialisation. Il est indispensable que le projet de loi de finances (PLF) pour 2026 adopte une orientation différente, sous peine de voir les porteurs de projets industriels se détourner de la France, voire de l’Europe.

Pour préserver notre souveraineté et poursuivre l’élan de réindustrialisation amorcé ces dernières années, il est impératif d’adopter une approche plus favorable à l’industrie dans nos politiques énergétiques, réglementaires et fiscales. C’est à cette condition que nous pourrons maintenir notre compétitivité et notre capacité à produire dans un environnement économique de plus en plus concurrentiel.

Je souhaite aborder un dernier point : les récentes annonces de l’administration américaine concernant l’instauration de droits de douane conséquents. Cette situation ajoute une difficulté supplémentaire et souligne l’importance de bien comprendre le contexte dans lequel nous évoluons. L’incertitude n’est jamais favorable à l’industrie, qui s’inscrit dans une perspective de long terme. La stabilité et la prévisibilité de l’environnement économique sont des facteurs déterminants pour les décisions d’investissement. Actuellement, nous observons que les industriels, lorsqu’ils n’ont pas de contraintes opérationnelles majeures, ont tendance à suspendre leurs projets dans l’attente d’une meilleure visibilité.

Dans ce contexte d’instabilité mondiale, il serait primordial que la France et l’Europe offrent à nos industriels un cadre le plus stable possible. Cela implique une véritable trajectoire de restauration de la compétitivité et une réelle démarche de simplification. Je tiens à souligner clairement que les propositions de directives européennes dites « omnibus », telles qu’annoncées il y a quelques semaines par l’Union européenne, bien qu’elles témoignent d’une prise de conscience, restent largement insuffisantes au regard des défis auxquels nous sommes confrontés pour créer un environnement réglementaire adapté.

M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie vivement pour votre présentation liminaire, à la fois précise et concise. Permettez-moi de vous poser quelques questions avant de donner la parole à notre rapporteur.

Premièrement, concernant la compétitivité de nos entreprises, quel bilan tirez-vous, six ans après, de la transformation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) en baisse généralisée des charges, mise en œuvre en 2018-2019 ?

Deuxièmement, vous avez évoqué le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF). Nous convenons qu’il est actuellement mal calibré, ne s’appliquant qu’aux matières premières. Préconisez-vous sa suppression pure et simple, ou son extension aux produits finis, secteur par secteur ? Dans cette dernière hypothèse, seriez-vous favorable à l’affectation des ressources ainsi générées à la réduction des impôts de production de nos entreprises françaises ?

Enfin, vous avez mentionné le poids de la protection sociale sur nos cotisations. Quelle est votre position sur la mise en place d’un système de retraite par capitalisation ? Cette approche pourrait potentiellement résoudre les difficultés du régime actuel tout en créant des fonds de pension capables de financer notre protection sociale et de soutenir le réarmement industriel de notre pays, à l’instar de ce qui a été fait dans certains pays anglo-saxons.

M. Alexandre Saubot. Concernant la compétitivité, l’élément fondamental reste le coût du travail. Le choix de l’outil par les pouvoirs publics pour atteindre cet objectif est finalement secondaire. Néanmoins, sur la question spécifique du CICE, deux points méritent d’être soulignés.

D’abord, le crédit d’impôt compétitivité emploi était versé avec un décalage d’un an, ce qui, compte tenu des débats politiques de l’époque, a pu altérer une partie de son efficacité liée à l’anticipation des acteurs économiques. D’un point de vue conceptuel, un allègement de charges immédiat, visible mensuellement ou trimestriellement sur les cotisations Urssaf, a probablement un impact légèrement supérieur pour un montant identique. Cependant, le niveau absolu de l’allègement reste le facteur prépondérant.

Ensuite, nous avons constaté que les allègements de charges portant sur des régimes contributifs non gérés par l’État, notamment les retraites, soulèvent des questions d’équilibre financier. Dans une logique de systèmes paritaires bien définis, il me semble que les allègements de charges ne devraient pas concerner ces systèmes contributifs gérés par les partenaires sociaux. Ces derniers devraient pouvoir gérer ces systèmes de manière autonome, tout en respectant les grands objectifs fixés par le Parlement.

Par ailleurs, lors de la transformation du CICE en baisse de charges, l’effort a été concentré et légèrement réduit. L’annonce initiale d’une augmentation de 6 % à 7 % n’a pas été pleinement concrétisée. Il est indéniable que le nouvel outil est plus efficace, malgré certaines limites que j’ai évoquées.

Cependant, les systèmes d’allègements très dégressifs engendrent des effets pervers, largement documentés, notamment dans le rapport de la mission confiée à Antoine Bozio et Ėtienne Wasmer concernant le rééquilibrage de la pente des cotisations. La concentration des allègements sur les bas salaires crée une incitation à la faible qualification, ce qui pose des problèmes en termes d’ascenseur social et d’investissement dans la formation. Cette situation est particulièrement préoccupante pour l’amélioration de la productivité et la mobilité sociale. Nous avons construit un système qui, économiquement, décourage des pratiques vertueuses tant pour les entreprises que pour leurs collaborateurs et pour le pays dans son ensemble.

Nous préconisons donc des schémas qui, sans détruire massivement l’emploi peu qualifié, permettraient d’aplatir cette courbe pour en limiter au maximum les effets négatifs. C’est une approche que nous soutenons particulièrement dans l’industrie.

L’industrie a été fortement pénalisée par les deux écrêtements successifs en 2022 et 2024. Cette situation soulève des questions de cohérence avec les objectifs de compétitivité et de souveraineté que nous avons évoqués en introduction.

Rappelons que le crédit d’impôt compétitivité emploi comportait deux notions essentielles : la compétitivité et l’emploi. Il ne faut pas perdre de vue ces deux aspects dans nos réflexions et nos actions futures.

Je tiens à souligner qu’il est largement admis qu’on ne peut atteindre deux objectifs distincts avec une seule mesure. L’emploi dans l’industrie résulte de la compétitivité et non des allégements de charges sur les bas salaires. Certes, des problématiques liées au coût du travail non qualifié ont été exacerbées par certaines mesures prises au début des années 2000, que les allégements de charges ont cherché à corriger. Il s’agit cependant de deux enjeux bien distincts.

Concernant le MACF, trois points méritent notre attention. Sur le plan philosophique, l’idée de mettre un prix au carbone pour mesurer et inciter à des pratiques favorables à la planète et à la décarbonation de nos économies fait globalement consensus. Néanmoins, pour que ce système soit efficace, deux conditions doivent être remplies. Premièrement, il doit être appliqué universellement. Or, actuellement, l’Europe représente l’essentiel de la taxation du carbone, alors qu’elle ne constitue qu’une part limitée de l’économie mondiale. L’Amérique du Nord ne taxe pas le carbone, tandis que la Chine le fait de manière très marginale, sans réellement le répercuter sur ses exportateurs. Cette situation crée un biais de concurrence, que l’on retrouve également dans le prix de l’électricité. C’est pour cette raison que des systèmes de quotas gratuits ont été accordés à certains secteurs afin de préserver leur compétitivité en Europe et à l’international.

Intellectuellement, l’idée d’évoluer vers un système de taxation du carbone, avec une augmentation progressive de son prix pour inciter à la décarbonation tout en maintenant une acceptabilité sociale, semble pertinente. En effet, la mise en place d’un prix du carbone augmente le coût des produits carbonés. Je suis convaincu que vous êtes tous, au sein de cette représentation nationale, sensibles aux questions de pouvoir d’achat de nos collaborateurs et de nos concitoyens, ce qui est une préoccupation légitime.

Il est donc impératif de trouver les bons équilibres dans ce domaine et d’adopter une démarche progressive. Nous constatons que cette approche n’existe qu’en Europe, et le MACF visait à limiter les effets de bord liés au fait que nous étions les seuls à facturer significativement le carbone. Nous sommes aujourd’hui dans une phase d’expérimentation pour les matières de base, et nous avons identifié deux difficultés majeures. La première concerne le contournement : le système étant basé sur une déclaration, il est difficile de vérifier si les produits importés ont été fabriqués avec de l’énergie carbonée ou non. La capacité de certains pays, comme la Chine, à produire des certificats pour s’exonérer de la taxe à l’entrée pose un problème. La seconde difficulté, que vous avez évoquée dans votre question, concerne le risque de déplacement de la production : si l’on taxe le tube d’acier mais pas la pièce fabriquée à partir de ce tube, il devient plus avantageux de transformer le tube d’acier en une pièce non soumise au MACF hors d’Europe pour éviter la taxe.

Face à ces défis, deux approches sont envisageables. La première consiste à déterminer si nous sommes capables d’évaluer correctement le contenu carbone des produits semi-finis et finis. France Industrie travaille sur cette question depuis plus de trois ans, mais nous n’avons malheureusement pas encore trouvé de réponses satisfaisantes. Contrairement à l’application de droits de douane ou de TVA, qui se basent sur un prix facturé, l’évaluation du contenu carbone d’une pièce complexe s’avère extrêmement difficile.

Notre position est donc la suivante : nous demandons que ce dispositif n’entre pas en vigueur tant que nos interrogations n’auront pas trouvé de réponses satisfaisantes. Si nous devons néanmoins avancer dans cette direction, nous préconisons plutôt une taxation forfaitaire par pays, basée sur l’appréciation de la décarbonation de l’économie concernée. Cette approche soulève cependant des questions complexes dans le contexte actuel de tensions commerciales, notamment vis-à-vis de pays comme le Brésil, l’Inde, l’Indonésie, la Chine ou les États-Unis.

Dans l’intervalle, nous recommandons de ne pas passer à la phase opérationnelle de ce dispositif au 1er janvier 2026, comme prévu initialement. Les récentes annonces de la Commission européenne ne traitent que partiellement le problème en exonérant les petits importateurs, ce qui ne résout pas les enjeux de compétitivité liés aux gros volumes de CO2 et aux coûts importants supportés par les grands acteurs.

Dans ce contexte, nous sommes très attachés au maintien, voire à l’élargissement dans certains cas, des quotas gratuits. Ces quotas constituent aujourd’hui le seul outil et la seule garantie de compétitivité en Europe et hors d’Europe pour certains secteurs comme l’acier, le ciment, la chimie et l’aluminium.

Concernant le poids de la protection sociale, deux aspects méritent notre attention. Comme je l’ai mentionné en introduction, certaines activités liées à la famille et à la maladie, qui ne sont plus directement liées au travail, font toujours l’objet d’une cotisation pesant sur le travail. Il convient de réfléchir à une autre assiette pour ces contributions. Diverses pistes ont été évoquées par des économistes, telles que la TVA, la contribution sociale généralisée (CSG) ou les droits de succession. Toute mesure visant à alléger le coût direct du travail, notamment pour l’industrie, est naturellement accueillie favorablement par notre secteur.

Cependant, il faut être conscient que si l’on ne fait que déplacer la charge sans la modifier, les effets sur nos concitoyens et nos collaborateurs, que ce soit en termes d’inflation ou de surcharge, se répercuteront inévitablement dans les négociations salariales. Par conséquent, les modalités et le calendrier de mise en œuvre de ces changements sont des éléments à prendre en compte.

Concernant une éventuelle modification de la TVA, nous estimons chez France Industrie que cette mesure pourrait être envisagée sous deux conditions précises. Premièrement, elle serait opportune dans un contexte économique favorable, où la dynamique salariale compenserait naturellement le risque inflationniste potentiel. Deuxièmement, elle pourrait être pertinente en période de forte dépression économique avec une inflation quasi nulle. Dans ce cas, les entreprises, déjà contraintes d’accorder des augmentations minimales malgré la faible inflation, absorberaient en partie la hausse des prix liée à la TVA. Ces deux scénarios offrent donc un terrain propice à une telle réforme, avec une efficacité collective maximale, tout en gardant à l’esprit la complexité et l’importance d’une telle mesure.

En matière de retraite, il est crucial de distinguer l’enjeu actuel d’équilibrage du système par répartition de la question de la capitalisation. La capitalisation ne résout pas le déséquilibre du système existant. Des dispositifs de capitalisation facultative sont déjà en place, comme le plan d’épargne retraite (PER). L’instauration d’une capitalisation obligatoire soulèverait la question de charges supplémentaires pour les entreprises et les salariés, ce qui n’est pas souhaitable dans le contexte économique actuel.

M. le président Charles Rodwell. Ne pourrait-on pas envisager la création d’un fonds d’amorçage pour la retraite par capitalisation, qui éviterait d’alourdir davantage les charges sur le travail ?

M. Alexandre Saubot. Nous examinerons toutes les propositions avec attention. Cependant, l’enjeu principal reste l’équilibre de notre régime par répartition, qui doit être traité indépendamment des systèmes complémentaires. La capitalisation ne résout pas le déséquilibre à moyen terme de notre système, principalement affecté par l’évolution démographique défavorable du ratio actifs-retraités.

Il est impératif de travailler collectivement pour préserver cet équilibre. Deux options se présentent : soit augmenter les prélèvements sur les salaires, ce qui serait préjudiciable dans un contexte où le pouvoir d’achat, la croissance économique et le coût du travail sont des enjeux majeurs ; soit réduire les prestations, ce qui nécessite une extrême prudence, même si la France est l’un des rares pays européens où le niveau de vie global des retraités est légèrement supérieur à celui des actifs.

Nous préconisons donc de maintenir le ratio actifs-retraités. Cela implique d’agir sur l’âge de départ à la retraite et le nombre de trimestres cotisés, mais aussi d’améliorer le taux d’emploi. Il est crucial de former plus efficacement nos jeunes pour qu’ils intègrent plus rapidement le marché du travail, sachant qu’actuellement, un jeune Français y entre en moyenne deux ans plus tard que ses homologues européens à qualification égale.

De même, il faut s’attaquer au faible taux d’emploi des seniors. Nous observons un « effet horizon » : les comportements changent à l’approche de l’âge de départ à la retraite. Il est donc nécessaire de revoir les dispositifs qui incitent à cesser l’activité prématurément, tels que la filière senior de l’assurance chômage.

Par ailleurs, il convient d’améliorer l’adéquation entre le système de formation et les besoins du marché du travail. Cela implique une meilleure intégration du monde économique dans la définition des cursus de formation, un travail déjà engagé par le directeur général de France Travail, en collaboration avec les régions et le ministère du travail.

En conclusion, je recommande de dissocier la question de la capitalisation du débat sur les retraites. Se focaliser sur la capitalisation pourrait nous détourner des véritables enjeux que sont l’augmentation de la quantité de travail, particulièrement chez les jeunes et les seniors, et l’équilibrage de notre système par répartition.

M. le président Charles Rodwell. Je ne souhaite pas m’engager dans un débat approfondi sur les retraites, bien que le sujet soit vaste. Je respecte votre point de vue, mais je diverge quant à la pertinence de la capitalisation face aux défis démographiques majeurs auxquels nous sommes confrontés. L’effet d’horizon que vous avez évoqué constituait l’une des principales motivations de notre soutien à la réforme des retraites proposée en 2023.

J’aimerais cependant aborder la question du financement de notre industrie par les capitaux privés. La création de fonds de pension à l’échelle française et européenne pourrait-elle constituer une solution viable pour financer les réformes industrielles de notre pays ?

La politique de l’offre que nous assumons avoir menée depuis 2017, bien que critiquée aujourd’hui, repose principalement sur une réduction massive des impôts, mais aussi sur des réformes, notamment les ordonnances du 22 septembre 2017 de réforme du marché de travail, la du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel dite « loi Pénicaud » et la réforme de l’apprentissage. Avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, estimez-vous que ces réformes aient été bénéfiques pour notre pays ? Considérez-vous que la réforme du lycée professionnel, constituant le troisième volet de cette stratégie après les ordonnances de réforme du marché du travail et la réforme de l’apprentissage, s’inscrit dans une perspective de soutien à l’effort de réindustrialisation de notre pays ?

M. Alexandre Saubot. Permettez-moi de clarifier deux points essentiels. Je tiens à préciser que je n’ai exprimé aucune opposition à la retraite par capitalisation ou aux fonds de pension. Ma préoccupation porte sur le contexte actuel : si nous mettons en place un tel système aujourd’hui, les actifs devront supporter une triple charge. Ils devront financer le système actuel non équilibré, supporter une augmentation de leurs cotisations pour le nouveau dispositif, et investir dans un système dont ils ne bénéficieront que dans quinze à vingt ans. Cette situation sera d’autant plus critique que nous n’aurons pas équilibré le régime par répartition. Mon objectif est donc de bien distinguer ces différents enjeux.

Concernant le financement de l’industrie, nous sommes effectivement favorables à des capitaux s’engageant sur le long, voire très long terme. Dans ce domaine, les fonds de pension, déjà présents dans certains pays étrangers, représentent des acteurs du très long terme, ce qui est particulièrement bénéfique. Ils se distinguent avantageusement des mécanismes actuels tels que les achats à effet de levier ou leveraged buy-out (LBO) ou d’autres formes de capital-investissement ou private equity qui, par nature et sans que cela soit une critique, opèrent sur des horizons beaucoup plus courts. Néanmoins, j’insiste sur l’importance de dissocier ce débat de celui de l’équilibre du régime des retraites, afin de traiter efficacement l’ensemble des problématiques.

Concernant la politique de l’offre, je ne qualifierais pas nécessairement la situation actuelle de « remise en cause ». Cette politique a indéniablement produit des résultats depuis son initiation au milieu des années 2010, comme en témoigne l’inversion de la courbe de destruction d’emplois industriels. L’analyse sur le long terme révèle une baisse continue de 1995 à 2015, suivie d’une stabilisation coïncidant avec les premières mesures, puis d’une reprise progressive à partir de 2017. Ce changement de tendance correspond clairement aux suites du rapport Gallois et aux diverses mesures favorables adoptées, suggérant un lien direct entre ces initiatives et l’amélioration constatée.

Quant aux ordonnances de 2027 de réforme du marché du travail, France Industrie porte un jugement très positif. Contrairement aux craintes initiales, elles n’ont pas entraîné une précarisation de l’emploi. Au contraire, le taux d’emploi en CDI a augmenté, et les inquiétudes liées à la séparabilité se sont atténuées, comme le montrent les enquêtes du ministère du travail et de nos grandes fédérations industrielles, notamment la métallurgie. Le dialogue social ne semble pas avoir été significativement affecté. Dans l’entreprise que je dirige, par exemple, nous maintenons toujours une centaine de réunions annuelles avec nos organisations syndicales à tous les niveaux, preuve qu’un dialogue social de qualité reste possible et productif.

Ces réformes nous ont rapprochés des standards observés chez nos principaux voisins européens en matière de gestion des ressources humaines. Elles ont notamment permis une meilleure adaptation des effectifs aux fluctuations de l’activité économique, comme nous l’avons constaté lors de la crise sanitaire de 2020 et plus récemment face au ralentissement économique. Les dispositifs de chômage partiel, en particulier, se sont révélés particulièrement pertinents, permettant aux entreprises de s’adapter tout en préservant le lien avec leurs collaborateurs, à l’instar du modèle allemand.

Concernant la formation, et plus spécifiquement la formation initiale, la réforme des lycées professionnels a été lancée il y a environ un an. Il est important de noter que l’industrie ne représente qu’une partie des filières des lycées professionnels, moins de la moitié des cursus. Dans ce domaine, nous constatons que là où existe une collaboration étroite avec le monde économique, notamment via nos fédérations présentes sur le territoire, les résultats sont généralement positifs. En revanche, l’absence d’échanges peut conduire à des inadéquations en termes de filières ouvertes ou d’équipements utilisés pour la formation, ce qui impacte négativement l’employabilité des diplômés dans un secteur industriel soumis à de fortes contraintes de compétitivité et de réactivité.

Face à ces défis, de nombreux secteurs industriels ont développé leurs propres centres de formation pour pallier ces insuffisances, que ce soit en volume ou en contenu. L’apprentissage s’est considérablement développé, bien que cela ait représenté un coût important. Dans l’industrie, l’utilisation de ces dispositifs a été très bénéfique, particulièrement dans un contexte de reprise et face au défi majeur du renouvellement des compétences. Nous estimons qu’un million de salariés sur les trois millions que compte l’industrie quitteront le secteur pour des raisons démographiques dans les dix prochaines années, une situation sans précédent dans l’histoire récente.

La réindustrialisation représente un défi colossal qui nécessite une collaboration étroite entre le monde économique et le monde académique. Il est crucial d’optimiser le contenu des formations, l’ouverture des classes et les volumes d’étudiants. Deux aspects me semblent particulièrement importants : l’évaluation de la motivation des candidats à l’entrée et l’adéquation entre la formation et les besoins du marché du travail.

Nos études, notamment dans les centres de formation d’apprentis de l’industrie, démontrent qu’une évaluation pertinente de la motivation des candidats améliore significativement le taux de réussite du cursus et l’insertion professionnelle. Cet aspect est d’autant plus important que ces formations représentent un investissement conséquent pour la collectivité. La différence entre un taux d’insertion de 25 % et de 75 % a un impact considérable sur le retour sur investissement.

Il est donc essentiel d’approfondir ces questions en lien étroit avec le monde économique. Cela peut se concrétiser par la présence de bureaux des entreprises dans les lycées professionnels ou par une représentation accrue du monde économique dans les conseils d’administration des établissements de formation. L’objectif est de trouver un équilibre entre les aspirations des jeunes et les besoins économiques, garantissant ainsi une meilleure utilisation des fonds publics ou quasi-publics.

Former des personnes pour des secteurs saturés ou sans tenir compte de leurs compétences et motivations n’est bénéfique pour personne, à commencer par les individus concernés. Dans un contexte de contraintes budgétaires, il semble préférable d’assurer une meilleure adéquation entre l’appareil de formation et les besoins du monde économique. Cette démarche est d’autant plus cruciale face aux défis de la décarbonation, du numérique et de l’intelligence artificielle.

Dans certains domaines, le contenu exact des formations n’est pas toujours défini à l’avance. Nous le construisons sur le terrain, en combinant l’acquisition de savoirs fondamentaux et des compétences qui évolueront dans les années à venir. Cette réalité renforce la nécessité d’une collaboration étroite entre l’appareil de formation et le monde économique pour relever les défis de demain.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Le premier sujet que nous devons aborder concerne la riposte face à la guerre commerciale menée par les États-Unis. Considérez-vous que la réponse européenne à court terme soit suffisante ? Faut-il envisager une réponse proportionnée, notamment par la mise en place de tarifs douaniers de la part de l’Union européenne ?

Concernant le moyen et long terme, vous avez déjà évoqué la question de la taxe carbone aux frontières européennes, sur laquelle je partage votre analyse. Qu’en est-il de la fin d’une certaine naïveté européenne quant à l’accès à nos marchés publics ? Le taux d’ouverture des marchés publics européens s’élève à environ 80 %, contre un peu plus de 30 % aux États-Unis. Préconisez-vous formellement la mise en place d’une préférence européenne dans des secteurs stratégiques comme la défense et le nucléaire ?

Pouvez-vous également développer la position de France Industrie sur l’instauration d’une priorité locale, similaire à celle existant en Allemagne et conforme au droit européen de la concurrence ? Selon les études évoquées par Olivier Lluansi, une telle mesure permettrait d’augmenter la production d’achats manufacturiers français d’environ 15 milliards d’euros si elle était appliquée et si l’on autorisait les acheteurs publics français à favoriser les entreprises nationales et locales.

M. Alexandre Saubot. Concernant la situation avec les États-Unis, nous sommes au début d’un processus complexe. Notre objectif principal est la désescalade. Nous n’avons jamais considéré que les relations transatlantiques posaient un problème majeur de concurrence pour la France et l’Europe, compte tenu du niveau de vie et de l’imbrication des chaînes de valeur. Nos préoccupations se concentrent davantage sur les pays à bas coûts et la Chine.

Notre ambition est de revenir, autant que possible, à la situation qui prévalait avant les récentes annonces de l’administration américaine. Nous estimons qu’une réponse ferme est nécessaire, ce qui peut inclure l’instauration de droits de douane. Cependant, il faut noter que les annonces américaines ont eu des effets négatifs sur leur propre économie. Il serait donc contre-productif de simplement répliquer cette approche en Europe.

La réponse doit être nuancée et adaptée à chaque secteur. Notre objectif est de renforcer notre position de négociation avec les États-Unis. Cela implique d’évaluer notre capacité de production locale avant d’envisager des mesures protectionnistes. Il est essentiel de s’assurer que nous sommes en mesure de produire en Europe ce que nous cherchons à protéger.

Je considère qu’il n’est dans l’intérêt de personne de simplement répercuter les droits de douane sur le consommateur européen. Il est crucial d’examiner au-delà de cette question, notamment en ce qui concerne les achats publics. Nous plaidons depuis longtemps pour l’instauration d’un « Buy European Act », permettant aux acheteurs publics, à leur discrétion, de réserver certains marchés aux acteurs implantés dans l’Union européenne. Notre approche n’est pas sectorielle, mais générale, laissant à chaque pays la liberté d’appliquer ou non cette disposition selon son évaluation des capacités locales de production.

L’exemple que vous citez sur le taux d’ouverture des marchés publics illustre bien les marges de progression possibles. Dans cette optique, nous avons demandé à nos filières d’identifier des mesures qui, tout en nous affectant, impacteraient davantage nos partenaires commerciaux. Il serait contre-productif d’adopter des mesures coûteuses pour l’économie européenne sans conséquence significative pour les États-Unis, par exemple. Cette démarche nécessite une analyse fine, secteur par secteur, voire sous-secteur par sous-secteur.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile : les importations de voitures américaines en Europe sont marginales, ne correspondant pas aux préférences du marché européen. Imposer des taxes sur ces importations n’améliorerait en rien notre position de négociation. Dans l’aéronautique, les chaînes de valeur sont fortement intégrées, avec des composants traversant l’Atlantique à plusieurs reprises.

Il est donc impératif de travailler en étroite collaboration avec les acteurs économiques de chaque secteur pendant la période de négociation de quatre-vingt-dix jours qui s’ouvre. Notre objectif est de fournir à nos négociateurs les arguments les plus pertinents pour contribuer efficacement à une désescalade.

Concernant le contenu local, nous devons trouver un juste équilibre. Le principe de liberté du marché en Europe a une grande valeur. Sur des territoires restreints, certains pays savent bien travailler sur les motivations et l’applicabilité. Cependant, revenir à une forme de protectionnisme par pays en Europe aurait des effets plus néfastes que bénéfiques.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. L’incertitude persiste donc concernant les risques venant de l’ouest. Si nous nous tournons vers l’est, vers la Chine, nous savons que la puissance chinoise produit en surcapacité, en violation flagrante des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La fermeture du marché américain risque de réorienter ces produits vers le continent européen. Quelle réponse durable et structurelle l’Europe peut-elle apporter de votre point de vue, au-delà du dispositif MACF qui pourrait être réformé ?

M. Alexandre Saubot. Je considère qu’aujourd’hui, c’est effectivement le principal risque pour l’industrie européenne. Nous avons formulé trois demandes simples. Premièrement, nous réclamons la mise en place immédiate d’une surveillance, un monitoring des flux en provenance de Chine vers l’Europe. Cela nous permettra d’observer les évolutions potentielles, car ce sont ces changements qui peuvent causer des dommages à court terme. Ce monitoring apportera un premier élément de réponse crucial : y a-t-il réellement un phénomène en cours ou non ?

Deuxièmement, en cas de mouvements significatifs, nous demandons une réponse rapide avec des mesures de sauvegarde quasi immédiates. Attendre douze, dix-huit ou vingt-quatre mois pour mener des enquêtes pourrait entraîner des dommages considérables dans la conjoncture actuelle.

Troisièmement, nous insistons pour que le niveau des mesures de protection soit adapté au risque et produise une réelle efficacité. Il est préférable d’agir fermement au début, quitte à assouplir ensuite, plutôt que d’intervenir trop timidement et de fragiliser le tissu industriel européen.

Par ailleurs, il est essentiel de surveiller un autre phénomène potentiel : la réorientation des exportations chinoises vers d’autres zones où nous sommes également très présents, comme l’Asie du Sud-Est et l’Amérique latine. Dans mon expérience personnelle, j’ai constaté que le principal effet concurrentiel des droits de douane américains a été une agressivité commerciale accrue des concurrents chinois dans ces régions, impactant significativement des marchés où nous étions établis.

Il ne s’agit pas de préconiser des droits de douane pour ces pays tiers, mais d’intégrer l’ensemble de cette problématique dans notre analyse des conséquences potentielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’aborderai brièvement un sujet qui vous tient particulièrement à cœur : la question de la CSRD. Dans quelle mesure la proposition de directive omnibus permet-elle d’alléger ce dispositif de la CSRD ? J’ai eu l’occasion d’exprimer, dans le cadre du Conseil national de l’industrie, que les entreprises françaises et européennes, au regard des standards, des réglementations et des lois en vigueur sur le continent et plus précisément dans notre pays, répondent déjà à des critères vertueux en matière d’environnement, de social et de gouvernance. Ne pensez-vous pas que l’on pourrait exonérer nos entreprises de la CSRD, sachant qu’il existait déjà un rapport extra-financier antérieur extrêmement exigeant ? En revanche, ne pourrions-nous pas imposer les standards CSRD aux entreprises extra-européennes qui souhaiteraient postuler aux marchés publics européens ? Cela constituerait une mesure relativement protectionniste, avantageant légèrement les entreprises européennes tout en alourdissant la charge pour les entreprises extra-européennes.

M. Alexandre Saubot. Je suis convaincu que la simplicité doit être notre objectif dans ce domaine. La CSRD, selon les estimations, comprend entre 1 200 et 1 600 points de données. Je considère qu’une cinquantaine d’indicateurs judicieusement choisis et ciblés devraient suffire pour traiter efficacement la question de l’impact climatique. C’est pourquoi nous plaidons pour une simplification drastique, contrairement à l’approche européenne qui maintient la complexité à court terme et se contente d’exempter ou de reporter les obligations pour les plus petites entreprises.

Je rappelle que ces petites entreprises fournissent souvent de plus grandes structures. Elles seront donc inévitablement confrontées aux exigences de leurs donneurs d’ordres si la complexité du système perdure. Nous observons une problématique similaire avec la CS3D, où l’on cherche à limiter son application en relevant le seuil de taille des entreprises concernées. Concernant la CS3D, notre position est claire : nous demandons un report sine die de ce dispositif qui, selon nous, fragilise gravement l’industrie européenne.

Quant à l’application de ces réglementations à d’autres acteurs mais pas à nous-mêmes, je préconise une approche différente. À l’instar de ce qui a été fait pour le MACF, nous devrions nous engager dans un travail de persuasion sur les enjeux, et œuvrer à l’élaboration d’un cadre réglementaire international simple et applicable. Ce cadre devrait se concentrer sur une cinquantaine d’indicateurs et quelques sujets clés pour le climat, étant donné que nous partageons tous la même planète.

Nous devrions ensuite adopter le principe d’une application synchronisée avec nos concurrents. Concrètement, nous mettrions en œuvre ces règles lorsque nous constaterions que nos principaux rivaux, notamment chinois et américains, appliquent effectivement les mêmes normes que nous : simples, praticables et ciblées.

Cette approche s’apparente à la logique des clauses miroirs, que l’on retrouve dans l’agriculture et dans de nombreux autres domaines. L’application judicieuse de ces clauses consiste à n’autoriser l’importation que des produits respectant nos normes. Cependant, tant que nous ne sommes pas en mesure d’appliquer cette disposition, la réglementation européenne ne devrait pas s’imposer aux producteurs européens. Dans le cas contraire, nous imposerions des contraintes à nos producteurs tout en permettant l’entrée d’importations non conformes, ce qui pénaliserait les producteurs européens sans bénéfice pour le consommateur.

Il est impératif d’appliquer pleinement le principe des clauses miroirs. La réglementation ne doit pas peser sur le producteur, mais sur le régulateur. Ce dernier ne devrait mettre en œuvre la réglementation que lorsqu’il la juge souhaitable et qu’il peut garantir que toutes les importations s’y conforment. Cette approche nous ramène aux enjeux de négociations stratégiques avec nos partenaires brésiliens, canadiens et autres, dans le cadre des accords de libre-échange.

À France Industrie, nous défendons des conditions de concurrence équitables favorables au libre-échange. Cependant, le libre-échange ne doit pas se traduire par l’imposition de contraintes disproportionnées à nos producteurs par rapport à celles imposées à d’autres acteurs autorisés à importer chez nous. C’est sur cet équilibre que nous devons concentrer nos efforts.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Lors de notre discussion sur la compétitivité, vous avez critiqué l’inflation normative, principalement issue de l’Union européenne, mais également surtransposée au niveau national par le Parlement. La politique de l’offre menée ces dernières années, bien qu’elle ait inclus des allègements fiscaux que je considère personnellement comme positifs, n’a-t-elle pas été finalement neutralisée par ce que l’on appelle « l’impôt paperasse », ou ce que France Industrie nomme « l’impôt papier » ? Le coût de cette bureaucratie est estimé par la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) à près de 20 milliards d’euros uniquement pour l’application des normes européennes, sans même parler de la surtransposition, et à près de 47 milliards d’euros selon le rapport Draghi. En fin de compte, l’opération n’est-elle pas neutre ? La compétitivité de nos entreprises n’est-elle pas restée relativement similaire à ce qu’elle était avant cette politique de l’offre ? Je me dis que sans ces allègements fiscaux, la situation de la compétitivité de nos entreprises serait probablement catastrophique face à tous ces excès normatifs imposés par l’UE.

M. Alexandre Saubot. Monsieur le rapporteur, je pense qu’il faut distinguer deux aspects. D’une part, nous avons la politique de compétitivité centrée sur l’offre, que j’ai saluée dans mon propos liminaire et dont je souhaite la reprise et la poursuite au-delà des aléas de 2024-2025, contexte que j’ai évoqué en introduction. D’autre part, nous avons la question de l’empilement réglementaire que nous avons connu depuis une dizaine d’années en Europe et en France.

Il est regrettable que les effets positifs de la politique de l’offre aient été partiellement atténués ou réduits par cette accumulation de réglementations. Cependant, je ne suis pas convaincu que l’absence de politique de l’offre aurait empêché cet empilement réglementaire et ses conséquences. Il convient de traiter ces deux sujets séparément.

Concernant la politique de compétitivité, nous demandons simplement que le niveau de prélèvement sur nos entreprises soit aligné sur la moyenne européenne, comparable à celui de nos grands voisins italiens, allemands ou espagnols. Nous ne réclamons pas d’avantages fiscaux particuliers. Dans le débat sur les aides aux entreprises, il est important de rappeler qu’après déduction de ces aides, nous payons toujours quatre points de PIB de plus que la moyenne européenne. Cela explique en grande partie nos difficultés dans les activités soumises à la concurrence internationale, notamment en Europe.

Le second défi consiste à réduire cet « impôt papier », à procéder à une détransposition et à une « dé-surtransposition ». Force est de constater que nous peinons à progresser sur ce front.

En faisant le bilan des dix dernières années, voire plus, nous constatons que malgré une réelle volonté de soutenir l’industrie et de mener une politique de l’offre, celle-ci n’a pas été accompagnée d’une politique réglementaire adaptée. Nos entreprises ont continué à supporter une charge réglementaire élevée.

Pour illustrer concrètement, l’entreprise que je dirige fait partie de la première vague d’application de la CSRD. Le coût de notre rapport CSRD cette année représente 5 % de notre budget de R&D. J’espère une baisse l’année prochaine, mais je n’en suis même pas certain. Ce qui est particulièrement frustrant, c’est que ce rapport ne contient aucune information utile qui ne figurait déjà dans nos rapports annuels précédents. Nous avions déjà mis en place un bilan d’émissions de gaz à effet de serre (Beges), une stratégie climat, et nous présentions déjà de nombreuses informations pertinentes. Malgré cela, nous avons dû consacrer l’équivalent de 5 % de notre budget de R&D à ce nouveau rapport.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Je souhaite mettre en perspective la question de la compétitivité globale en comparant les allègements fiscaux et le coût des normes. Prenons l’exemple de la baisse de la CVAE, qui représente 4 milliards d’euros d’allègements en termes de production. Parallèlement, le coût annuel de l’application de la CSRD pour nos entreprises nationales s’élèvera également à près de 4 milliards d’euros. C’est pourquoi j’ai établi cette comparaison entre 30 milliards d’allègements fiscaux d’un côté, et 20 à 47 milliards de coûts uniquement pour les normes européennes de l’autre.

J’aimerais à présent aborder un autre sujet. Quelle est la position de France Industrie concernant la programmation pluriannuelle de l’énergie présentée par le gouvernement ? Cette programmation, qui représente un investissement d’environ 300 milliards d’euros sur plusieurs années à la charge des contribuables, prévoit un développement massif des énergies intermittentes. Or, nous savons que ces énergies non seulement affectent la qualité de notre parc nucléaire, mais ne répondent pas non plus aux impératifs de réindustrialisation.

De plus, dans l’attente d’une montée en puissance de notre production nucléaire, déjà repoussée de trois ans, et de l’électrification généralisée des usages industriels dans notre pays, comment considérez-vous notre dépendance aux importations de gaz, notamment de Russie et des États-Unis ? Ne pensez-vous pas que la France a commis une erreur en interdisant la recherche et l’exploitation des hydrocarbures sur notre sol avec la loi du 30 décembre 2017 mettant fin à la recherche ainsi qu’à l’exploitation des hydrocarbures et portant diverses dispositions relatives à l’énergie et à l’environnement, dite « loi Hulot » ?

Un rapport remis en 2014 à M. Arnaud Montebourg, alors ministre de l’économie, du redressement productif et du numérique, affirmait la possibilité d’exploiter des gisements de gaz dans notre pays de manière écologique, sans recourir à la fracturation hydraulique. Ces gisements pourraient largement couvrir la consommation actuelle de la France. Dans l’attente de l’électrification des usages et de la montée en puissance du nucléaire, ne serait-il pas pertinent pour l’industrie française d’exploiter notre propre gaz ?

M. Alexandre Saubot. Concernant la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), il est impératif d’avoir un nouveau texte. Le document actuel, qui fixe encore un objectif de 50 % pour le nucléaire, contient de nombreux éléments qui ne correspondent plus à la réalité. Nous partageons donc l’idée qu’une nouvelle PPE s’avère nécessaire.

En examinant le texte proposé, je constate qu’il reflète une approche trop cloisonnée, sans prendre suffisamment en compte l’impact sur le système énergétique global. Il me semble important de réévaluer ce travail en fonction des trajectoires de besoins. Nous observons que la hausse de notre consommation électrique, notamment liée à la voiture électrique, est inférieure aux prévisions établies il y a quelques années. La question du coût doit être au cœur de cette réflexion.

Je ne souhaite pas relancer le débat, parfois idéologique, entre le nucléaire, le gaz, l’éolien et le solaire. Il appartient à la représentation nationale et au gouvernement de faire les grands choix stratégiques. La France semble avoir opté pour une approche diversifiée. Dans ce contexte, notre tâche est de déterminer l’équilibre optimal entre ces sources d’énergie pour garantir un coût et une disponibilité de l’électricité optimaux pour nos citoyens et nos entreprises.

La principale faiblesse de la PPE actuelle réside dans l’absence de réponse à cette question cruciale. Nous sommes confrontés à des trajectoires parallèles, prônant à la fois le développement des énergies renouvelables et l’expansion du nucléaire, sans réelle réflexion sur leur complémentarité. Par exemple, si la production solaire ne fait que se substituer à la production nucléaire, on peut légitimement s’interroger sur sa pertinence. En revanche, si nous parvenons à aligner la consommation sur la production solaire, cette option pourrait devenir intéressante.

L’enjeu est donc de définir nos besoins, d’évaluer nos capacités actuelles, et d’adopter une approche systémique. Cette approche doit englober tous les outils de production ainsi que le réseau de distribution, car des investissements considérables sont également prévus par RTE et Enedis, se chiffrant en dizaines de milliards d’euros, qui impacteront in fine les factures des consommateurs.

Il est temps de dépasser les querelles idéologiques. La France a choisi de maintenir le nucléaire comme une source importante de production d’électricité. Nous devons en tirer toutes les conséquences et construire un système électrique cohérent avec ces choix. Notre situation diffère radicalement de celle de l’Allemagne, qui a renoncé à l’énergie nucléaire et remplace ses centrales à gaz ou à charbon par des panneaux solaires ou des éoliennes. Les contextes étant différents, nos réponses doivent l’être également.

Je tiens à souligner l’importance de remettre en question l’objectif européen de part d’énergies renouvelables dans le mix énergétique des pays. L’essentiel est la décarbonation de l’énergie, pas la proportion d’énergies renouvelables. Cela permettrait à chaque pays de faire ses propres choix.

Sans vouloir me substituer aux décisions de la représentation nationale et du gouvernement, je préconise une articulation judicieuse des différents outils énergétiques, visant à minimiser les investissements et à maîtriser les coûts. L’objectif doit être de fournir une énergie électrique décarbonée, pilotable et compétitive. Cette approche transversale et économique ne semble pas suffisamment présente dans le texte actuel, mais nous pouvons continuer à y travailler et à le faire évoluer.

Je n’ai pas répondu à la question sur le gaz de schiste. En tant qu’ingénieur, je suis toujours surpris par l’idée de s’interdire d’explorer certaines possibilités. Il appartient certes au pouvoir politique de prendre les décisions finales, mais s’interdire d’étudier ou de connaître certaines options me semble peu judicieux.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant les plans d’investissement menés par l’État, j’aimerais connaître votre opinion sur le plan France 2030, son accessibilité pour nos entreprises et ses priorités. Ce plan, doté de 54 milliards d’euros sur cinq ans, finance pour moitié la recherche et pour l’autre moitié les acteurs émergents tels que les start-ups et la décarbonation. Je considère que cette initiative va dans la bonne direction.

Cependant, contrairement au plan France Relance qui le précédait et disposait d’un volume de dépenses nettement supérieur, France 2030 semble négliger notre socle industriel de base, nos PME et nos entreprises de taille intermédiaire (ETI). Avec France Relance, près de 30 milliards d’euros leur étaient consacrés, ce qui n’est plus le cas avec France 2030.

Ressentez-vous actuellement un manque de soutien public en matière d’investissement de la part de l’État pour notre socle industriel de base ? Ce dernier est non seulement essentiel au développement économique de l’ensemble des filières, mais représente également les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France. De plus, ces entreprises jouent souvent un rôle structurant dans les territoires où nous sommes élus.

M. Alexandre Saubot. Je porte un jugement très positif sur France 2030. Ce dispositif de soutien à l’innovation s’inspire largement du rapport du collège d’experts dirigé par Benoît Potier « Faire de la France une économie de rupture technologique » de février 2020, qui reflète les préoccupations de nos grandes filières industrielles. Ses objectifs et ses méthodes sont pertinents. Bien que le processus de candidature par appel à projets implique un contrôle rigoureux et des dossiers parfois complexes à remplir, cela se justifie par l’utilisation de fonds publics et la nature des sujets traités. Il est évident que les petites structures rencontrent plus de difficultés à formuler leurs demandes, ce qui est inhérent à ce type de dispositif, couramment utilisé dans de nombreux pays.

En complément de France 2030, la politique de l’offre, notamment la réduction des impôts de production, vise à restaurer la compétitivité structurelle du pays. Cette approche répond à la partie capacitaire du défi, tandis que France 2030 se concentre sur l’innovation, dans le respect des règles européennes. Les politiques sectorielles de soutien à l’offre étant limitées par Bruxelles, la réduction des impôts de production, particulièrement ceux pesant sur le secteur industriel, constitue aujourd’hui le meilleur levier accessible à toutes les entreprises.

Concernant l’innovation, outre France 2030, le crédit d’impôt recherche (CIR) joue un rôle important. Nous défendons fermement son maintien, malgré les réductions successives dont il a fait l’objet. La suppression récente de l’entretien des dépenses de brevets entraîne des conséquences graves pour nos entreprises, touchant au cœur de leur avenir. Bien que certains critiquent l’utilisation du CIR par de grands groupes, il est essentiel de considérer l’ensemble des bénéficiaires. La décision de réduire le CIR de 500 millions d’euros plutôt que de demander un effort équivalent aux collectivités locales est, à mon sens, discutable dans le contexte actuel des défis de notre pays. Sans animosité envers les collectivités locales, je pense qu’il aurait été préférable de préserver la capacité d’innovation et d’investissement de nos entreprises industrielles.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Abordons maintenant la question de la formation, d’autant plus pertinente que vous présidez le conseil d’administration de France Travail. Dans quelle mesure France Travail anticipe-t-elle les enjeux liés à l’intelligence artificielle dans ses formations ? Par ailleurs, quel est votre avis sur la réforme du lycée général, qui a entraîné une diminution du nombre de bacheliers dans les filières scientifiques ? Que pensez-vous de la suppression des mathématiques au lycée et de leur rétablissement uniquement en option, ce qui pourrait freiner l’émergence d’une nouvelle génération d’ingénieurs ? Enfin, l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) propose de s’inspirer du modèle des lycées agricoles pour les filières industrielles dans les lycées professionnels, en suggérant leur transfert sous l’égide du ministère de l’industrie. Soutenez-vous cette proposition ?

M. Alexandre Saubot. Concernant l’intelligence artificielle, nous sommes aux prémices de son intégration. Ce sujet est pris en compte par l’ensemble des acteurs, y compris France Travail, mais nous devons encore construire une approche structurée. L’enjeu réside dans la prise de conscience et l’élaboration progressive de solutions adaptées. Il nous faut collaborer étroitement entre le monde économique et le monde académique pour développer et faire évoluer en temps réel les cursus et formations en fonction des besoins émergents.

Quant à la réforme du lycée et à la place des mathématiques, je pense que le problème se situe en amont. La priorité devrait être la maîtrise des savoirs fondamentaux, particulièrement le calcul et la résolution de problèmes, dès l’école primaire. Les débats sur les conséquences de la réforme du lycée persistent, notamment concernant la baisse du nombre d’élèves en filières scientifiques. Cependant, pour les sciences approfondies qui alimentent nos filières d’ingénieurs, les écarts sont moins marqués grâce aux options et aux spécialités proposées.

L’enjeu principal reste la maîtrise des savoirs fondamentaux à la sortie de l’école primaire. Les difficultés observées au lycée, notamment en sciences et en mathématiques, sont le reflet de lacunes antérieures. Les élèves arrivant au lycée avec une maîtrise insuffisante s’orientent naturellement vers d’autres domaines. C’est sur ce point qu’il faut concentrer nos efforts.

Concernant la proposition de l’UIMM d’adopter un modèle inspiré des lycées agricoles pour les filières industrielles, je soutiens toute initiative visant à renforcer la collaboration entre le monde professionnel et le monde académique. L’idée de rattacher ces filières au ministère chargé de l’industrie peut être intéressante, mais l’essentiel est de garantir une coopération étroite dans l’élaboration des programmes, le choix des équipements et l’ensemble du processus éducatif. Cette collaboration est la clé du succès pour répondre aux besoins en formation de l’industrie et soutenir la réindustrialisation. Tout ce qui facilite cette synergie entre le monde académique et le monde professionnel, en particulier l’industrie que je représente, est crucial pour atteindre nos objectifs de formation et de développement industriel.

M. Lionel Vuibert (NI). Je tiens à vous remercier, Monsieur le président Saubot, ainsi que votre équipe, pour votre présence qui s’avère importante pour le bon déroulement de cette commission d’enquête. Je souscris à la majorité de vos diagnostics. Cependant, je m’interroge : notre pays ne devrait-il pas, au-delà des mesures d’allègement de charges, de simplification, de réduction des coûts énergétiques et de formation, adopter une politique industrielle ciblée ? Ne devrions-nous pas clairement privilégier nos champions industriels actuels et potentiels ?

Il est évident que la France, tout comme l’Europe, ne peut exceller dans tous les domaines. Le président de Dassault nous a d’ailleurs récemment exposé les défis inhérents aux collaborations européennes, notamment dans le secteur de la défense, sans compromettre notre expertise industrielle. Ne devrions-nous pas concentrer nos efforts sur des secteurs stratégiques tels que le nucléaire, le luxe, l’aéronautique et certaines industries de défense ? Il s’agirait de nous donner les moyens de maintenir ou d’atteindre l’excellence dans ces domaines spécifiques, sans pour autant négliger les autres secteurs.

Ce qui me frappe, c’est que malgré l’existence de plans comme France 2030, nous peinons à effectuer des choix clairs et à long terme. Cette démarche me semble pourtant indispensable si nous voulons préserver notre singularité sur la scène internationale. Je doute que nous puissions rivaliser à armes égales, même en réduisant drastiquement les charges et en simplifiant au maximum nos processus.

M. Alexandre Saubot. La question de la compétitivité se pose principalement vis-à-vis de nos voisins européens. Notre objectif n’a jamais été d’atteindre des conditions de compétitivité équivalentes à celles de pays comme la Chine ou le Vietnam. C’est pourquoi la formation et l’innovation sont cruciales. Notre véritable défi réside dans le fait que nous sommes moins compétitifs que l’Italie, l’Espagne, et même pendant un certain temps, l’Allemagne. C’est le cœur de notre réflexion sur la politique de l’offre.

Concernant les choix stratégiques, je pense qu’ils s’opéreront naturellement. Les priorités de France 2030 ont été définies en collaboration avec le monde industriel, nos champions et sur la base d’analyses approfondies. Nous excellons dans certains secteurs que vous avez mentionnés, tandis que dans d’autres, notre capacité limitée produira peu d’emplois.

Je suis réticent à l’idée qu’un bureau à Bercy ou ailleurs puisse définir unilatéralement les secteurs d’avenir. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, la décarbonation et le numérique, de nouveaux métiers apparaissent constamment. Il est essentiel de laisser la sélection naturelle opérer. France 2030 a précisément identifié les domaines où l’action publique peut avoir un impact maximal, compte tenu des ressources limitées.

En matière de compétitivité, d’impôts de production et d’environnement réglementaire, il serait risqué de se concentrer exclusivement sur certains secteurs. Des innovations inattendues peuvent émerger, comme l’illustrent les exemples de Mistral ou des petits réacteurs nucléaires ou small modular reactors (SMR), initialement considérés comme marginaux.

Notre système a longtemps freiné la croissance de nos ETI et PMI, notamment à cause de l’ISF et des effets de seuil. En levant ces obstacles, nous augmentons les chances de voir émerger de nouveaux champions.

France 2030, malgré les lourdeurs administratives inhérentes à la gestion de fonds publics, est bien conçu et mis en œuvre. Parallèlement, nous devons créer des conditions de concurrence équilibrées, aligner nos réglementations sur la moyenne européenne et cesser les surtranspositions.

Dans les années à venir, nous verrons probablement émerger les champions que nous avons identifiés, mais aussi des surprises inattendues. Notre pays dispose d’une intelligence collective et d’une qualité de travail remarquables. En adaptant progressivement nos réglementations et contraintes, tout en maintenant nos objectifs climatiques, nous libérerons le potentiel de ceux qui travaillent et innovent.

M. Alexandre Loubet, rapporteur. Il est indéniable que la France et l’Europe accusent un retard technologique dans de nombreux domaines, bien que nous excellions dans d’autres. Concernant le programme France 2030, malgré ses qualités, n’a-t-il pas parfois misé sur des technologies où notre retard apparaît trop important ? Prenons l’exemple des batteries électriques : le groupe ACC, que nous avons auditionné hier, rencontre des difficultés.

La France ne devrait-elle pas adopter des stratégies similaires à celles des pays en développement, en conditionnant l’accès à son marché à des transferts de technologie ? Cette approche pourrait s’appliquer également à la robotisation de nos entreprises, sujet cher au président Rodwell. Devrions-nous développer nos propres robots ou rattraper notre retard en acquérant des technologies chinoises ou coréennes, les meilleurs dans ce domaine, en échange de transferts de connaissances ? Cela nous permettrait de partir de leurs standards pour ensuite développer nos propres solutions.

M. Alexandre Saubot. Je tiens à souligner deux points essentiels. Premièrement, les priorités de France 2030 ont été élaborées à partir d’une analyse approfondie menée en concertation avec le monde économique, notamment le secteur industriel. Nous avons ciblé les domaines où nos atouts laissaient présager un retour sur investissement prometteur. Il convient toutefois de rappeler que nous évoluons dans le domaine de l’innovation de rupture, caractérisé par des projets à haut risque. L’identification d’une opportunité ne garantit donc pas sa concrétisation. Dans ce contexte, j’attends avec une certaine appréhension le prochain rapport de la Cour des comptes. Il est crucial de ne pas se focaliser uniquement sur les échecs. Dans ce type d’activité, l’échec fait partie intégrante du processus, bien qu’il ne doive pas être systématique. C’est une caractéristique inhérente à l’innovation de rupture.

Concernant le second volet de votre question, notamment sur les transferts de technologie, je préconise une approche pragmatique. Prenons l’exemple des batteries : il s’agissait avant tout d’un enjeu de souveraineté. Nous avons estimé qu’une dépendance totale dans ce domaine était inacceptable. Par conséquent, nous avons fait le choix de développer une capacité de production européenne, malgré notre retard initial. Avons-nous sous-estimé certaines difficultés, notamment l’avance considérable des Chinois ? Très probablement.

Dans ce domaine, je revendique le plus grand pragmatisme. Comme pour le gaz de schiste et les autres sujets évoqués, adoptons une approche agnostique en matière d’énergie. Convenons de choisir in fine la solution offrant les meilleures perspectives de réussite. Si, à un moment donné, en raison de l’avance prise par d’autres, le transfert de technologie s’avère être la meilleure option pour rattraper notre retard plutôt que de passer deux décennies à tâtonner, je n’y vois aucune objection. Cependant, ce n’est pas une solution universelle. Nous devons mettre toutes les options sur la table et avancer, en connaissance de cause, vers ce qui sert au mieux la souveraineté française et, par extension, son industrie.

Ce pragmatisme éclairé devrait nous guider. En tant qu’ingénieur, j’apprécie l’idée d’explorer toutes les solutions possibles avant de sélectionner, de la manière la plus objective possible, celle qui semble la plus pertinente. Chaque fois que nous nous imposons des contraintes politiques, idéologiques ou autres, nous restreignons le champ des possibles et diminuons nos chances d’atteindre les meilleurs résultats. Certes, de nombreux domaines connaissent des succès, mais face aux défis actuels, limiter nos options pour des questions de posture ne favorisera pas la réindustrialisation. Je suis déterminé à faire tomber toutes les barrières, quelles qu’elles soient.

Il existe évidemment des domaines où nous déciderons de ne pas intervenir, soit pour des raisons de souveraineté, soit en raison d’une dépendance trop importante. Il est également possible qu’en approfondissant certains sujets, nous constations que la technologie ne tient pas ses promesses. Par exemple, nous pourrions découvrir que la fracturation hydraulique respectueuse de l’environnement est en réalité irréalisable. Je n’ai pas de certitude à ce sujet, mais je plaide pour que nous examinions tous les aspects, que nous établissions un constat objectif de ce qui peut fonctionner ou non, de ce qui répond à nos priorités nationales et collectives et de ce qui n’y répond pas. Cette approche, j’en suis convaincu, contribuera à la réindustrialisation et au renforcement de notre souveraineté.

M. le président Charles Rodwell. Je constate que vous avez répondu à l’ensemble de mes questions, ainsi qu’à celles du rapporteur. Je suis particulièrement satisfait de pouvoir échanger avec vous, comme nous en avons l’habitude. Je vous remercie de votre disponibilité constante. Vos contributions, ainsi que celles de vos collègues et homologues participant à cette commission d’enquête, sont extrêmement précieuses pour nos travaux. Je vous invite à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis.

 

La séance s’achève à seize heures dix.


Membres présents ou excusés

Présents.  M. Sébastien Huyghe, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert