Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP, accompagné de M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace 2
– Présences en réunion................................22
Mardi
15 avril 2025
Séance de 16 heures 30
Compte rendu n° 30
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures trente.
M. le président Charles Rodwell. Nous concluons cette journée d’auditions en recevant M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP (Aéroports de Paris), accompagné de M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace.
Cette organisation fédère l’ensemble des acteurs de la place financière de Paris (entreprises émettrices, investisseurs, banques, sociétés d’assurance, intermédiaires financiers, professions auxiliaires) dans le but de promouvoir et développer ses activités.
Je vous invite, messieurs, à prendre la parole pour une intervention préliminaire, qui sera suivie d’un échange sous forme de questions-réponses, initié par notre rapporteur, Alexandre Loubet. Je vous rappelle l’obligation de déclarer tout intérêt public ou privé susceptible d’influencer vos déclarations.
Conformément à l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Augustin de Romanet et Olivier Vigna prêtent serment).
M. Augustin de Romanet, président de Paris Europlace, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, ancien président du groupe ADP. Le financement de la réindustrialisation s’inscrit dans un contexte plus large de désindustrialisation des pays développés, particulièrement marqué en France ces deux dernières décennies. L’industrie française est passée de 14,7 % du PIB en 1995 à 9,1 % en 2019, avec une légère remontée à 9,7 % fin 2023, avant de redescendre à 9,3 % fin 2024. Cette baisse générale, commune aux pays développés, s’explique par l’intensité capitalistique de l’industrie, les coûts élevés de main-d’œuvre et des régimes de protection sociale plus coûteux, affaiblissant sa compétitivité face aux pays en développement. Au point que certains chefs d’entreprise ont pu théoriser le fait que notre pays pourrait être sans usine.
L’importance de l’industrie réside dans sa capacité à générer un écosystème d’emplois de services associés, un phénomène non réciproque. Quand vous avez une usine qui produit des automobiles, vous avez autour des experts comptables, des juristes, des sociétés de nettoyage et des sociétés de maintenance. En revanche, quand une société de maintenance s’installe, ce n’est pas pour cette raison qu’il va y avoir des usines autour.
L’industrie joue un rôle crucial dans l’emploi et l’aménagement du territoire, occupant souvent de vastes espaces répartis sur l’ensemble du pays.
Un consensus émerge aujourd’hui pour considérer que la désindustrialisation engendre des méfaits en termes de cohésion sociale, de chômage, d’équilibre territorial, de souveraineté – au sujet des chaînes d’approvisionnement - et de maîtrise énergétique. L’enjeu majeur consiste à mobiliser l’épargne européenne, estimée à 300 milliards d’euros par an selon le rapport remis par Mario Draghi le 9 septembre 2024 sur l’avenir de la compétitivité européenne (dit « rapport Draghi »), actuellement investie aux États-Unis, pour la réorienter vers l’Union européenne.
La France fait face à deux handicaps spécifiques. Premièrement, elle manque d’une tradition d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), particulièrement dans le secteur industriel. Lorsque j’étais à la tête de la Caisse des dépôts, je m’étais interrogé sur la raison pour laquelle l’Allemagne compte 17 000 ETI contre seulement 4 700 en France, dont à peine 700 dans l’industrie hors services, banque et immobilier – c’est-à-dire 7 par département français. L’ambassadeur d’Allemagne, que j’avais interrogé à l’époque, expliquait que durant le Saint-Empire romain germanique, il y avait 500 princes, et chacun avait deux objectifs de guerre : de belles entreprises pour les recettes fiscales et de bonnes universités pour le prestige. En revanche, en France, à la même époque, sous le roi Louis XIV, dès que quelqu’un réussissait : il fallait qu’il aille à Paris et, surtout, qu’il arrête de faire du commerce. Nous avons en France une tradition de négligence et de non-respect vis-à-vis de l’industrie ainsi que du commerce, qui n’existe pas dans les autres pays.
Deuxièmement, la France ne dispose pas de fonds de pension et les allemands partagent cette préoccupation de la non détention de leurs entreprises par les épargnants domestiques. ‘ Par exemple, 49 % du capital de TotalEnergies est détenu par des investisseurs américains. Les chefs d’entreprises familiales françaises ont longtemps été réticents à ouvrir leur capital, pour ne pas avoir « d’intrus » chez eux, bien que cette tendance s’inverse progressivement depuis une quinzaine d’années, notamment grâce à l’action de la Banque publique d’investissement (BPIFrance).
Le marché des actions présente également des difficultés, avec une diminution des introductions en bourse, particulièrement pour les petites et moyennes entreprises. Cette situation est exacerbée par le manque d’analystes financiers suivant ces sociétés, conséquence notamment de la directive du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers dite « directive Mifid » qui a interdit la rémunération de la recherche par les investisseurs.
Pour relancer l’industrie française, il convient de revisiter les grands projets historiques comme le nucléaire et le ferroviaire, tout en adaptant des secteurs clés tels que l’automobile, l’aviation et la décarbonation aux nouvelles technologies.
Concernant les leviers de réindustrialisation, le professeur Lluansi en a identifié cinq : le financement, les formalités, la formation, le foncier et la fiscalité. Sur ce dernier point, la stabilité est cruciale pour l’industrie, caractérisée par des investissements lourds à cycle long. Toute modification de la fiscalité des entreprises par l’Assemblée génère de l’incertitude, freinant ou retardant les investissements.
Je souhaite mettre en lumière l’importance cruciale du pacte Dutreil, dispositif instauré par la loi du 1er août 2003 relative à l’initiative économique dite « loi Dutreil ». En 2002, alors que j’occupais le poste de directeur de cabinet au ministère du budget sous Alain Lambert, nous avons été alertés par des chefs d’entreprise du nord de la France d’un problème majeur. Les actionnaires de leurs entreprises familiales envisageaient de s’établir en Belgique, car les dividendes perçus ne leur permettaient pas d’acquitter l’impôt sur la fortune en France. Alain Lambert a immédiatement saisi l’enjeu d’intérêt général que représentait le maintien en France des patrimoines et des centres de décision de ces entreprises. Il a donc initié la création d’un dispositif, qui est devenu par la suite le pacte Dutreil. Le ministre du budget a estimé judicieux de confier ce dossier au ministre des PME, Renaud Dutreil, qui s’en est remarquablement acquitté devant le Parlement.
J’insiste sur l’importance du pacte Dutreil, car nous assistons actuellement à un certain nombre d’interventions. Il est primordial, en matière de législation, de ne pas légiférer pour des cas particuliers. La loi doit être générale, et les cas d’abus doivent être traités par les dispositifs existants, notamment l’abus de droit. Certes, on m’a rapporté des cas d’utilisation abusive du pacte Dutreil, impliquant par exemple la transmission de yachts ou d’autres biens inappropriés. Ces situations doivent être sanctionnées par le biais de l’abus de droit et des poursuites individuelles. Cependant, je tiens à souligner solennellement que remettre en cause le pacte Dutreil aujourd’hui constituerait un recul considérable pour les entreprises industrielles familiales, qui n’auraient pas les moyens de rester sur notre territoire.
En matière de fiscalité, je me limiterai à dire que toute modification des règles d’imposition de l’outil de travail peut être regrettable.
Concernant le foncier, il est important de simplifier et d’accélérer les procédures d’autorisation environnementale, particulièrement pour des industries stratégiques comme la production de carburants d’aviation durables. Cette filière, qui repose notamment sur la production d’hydrogène vert, est cruciale pour l’avenir. Si la France impose des délais d’autorisation de deux ans pour construire une usine de production d’hydrogène, en raison de toutes les autorisations environnementales, alors que d’autres pays n’exigent que trois à six mois, nous nous pénalisons gravement. Rappelons que pour atteindre la neutralité carbone de l’aviation en 2040, plusieurs millions de tonnes de carburant d’aviation durable seront nécessaires, alors que la France n’en produit actuellement que quelques centaines de milliers. Ce secteur représente donc une opportunité majeure de réindustrialisation, qui nécessite une simplification des règles d’utilisation du foncier.
Concernant le financement, l’enjeu principal est d’orienter l’épargne des Français vers l’économie réelle. Plusieurs freins existent actuellement. J’en citerai deux principaux.
Premièrement, la titrisation : aux États-Unis, 1,3 % des bilans bancaires font l’objet de titrisation, contre six fois moins en Europe. Développer la titrisation permettrait d’alléger les bilans bancaires et de mobiliser plus efficacement l’épargne pour financer l’économie.
Je soulève aussi la question des introductions en Bourse et de l’accès des particuliers aux actions, qui est liée à la problématique des fonds de pension. La question des fonds de pension a toujours été un sujet sensible en France, souvent diabolisé. Je tiens à clarifier qu’il n’est nullement question de remettre en cause le système de retraite par répartition, dont les vertus sont indéniables. Cependant, pourquoi ne pas favoriser des dispositifs complémentaires de retraite qui appliquent la « règle dite d’Einstein » ou « règle des 72 » ? Einstein aurait dit que « les intérêts composés sont la huitième merveille du monde. Celui qui le comprend s’enrichit ; celui qui ne le comprend pas le paie ». Cette règle, méconnue de nombreux Français, illustre la puissance des intérêts composés. Elle stipule que pour doubler un capital, il faut diviser 72 par le taux d’intérêt annuel pour obtenir le nombre d’années nécessaires. Par exemple, à 1 % d’intérêt annuel, il faut 72 ans pour doubler un capital, mais à 8 %, seulement 9 ans.
Prenons l’exemple de deux personnes investissant 1 000 euros à 25 ans. La première place son argent à 2 % dans une assurance-vie en euros, doublant son capital en 35 ans. La seconde investit dans un fonds de capital investissement dans les valeurs non cotées ou private equity avec un rendement de 7 %. Au bout de 40 ans, en supposant une absence d’inflation, la première personne aura 2 200 euros, tandis que la seconde disposera de 16 000 euros. Cette possibilité d’accéder à la capitalisation, courante dans d’autres pays, n’est offerte qu’à une minorité de Français, principalement dans certains secteurs comme la fonction publique avec le régime additionnel.
Il est donc crucial de favoriser l’orientation de l’épargne des Français vers l’économie réelle, en s’inspirant de cette règle des 72. Je suis à votre disposition pour approfondir les points évoqués dans le questionnaire reçu.
M. le président Charles Rodwell. Vos explications nous permettent d’aborder les différents éléments que vous avez développés avant de donner la parole au rapporteur. Je souhaite vous interroger sur le financement de notre économie et de notre réindustrialisation, tant à l’échelle nationale qu’européenne.
Au niveau national, nous sommes conscients du déséquilibre marqué entre les financements bancaires et les financements en fonds propres et en capital, une problématique qui touche la France et l’Europe. Ce déséquilibre place l’Europe en position de faiblesse par rapport aux États-Unis et à la Chine en termes de capacité de financement. Pour remédier à cette situation, plusieurs mesures ont été envisagées dans différents pays, y compris en France. J’aimerais connaître votre opinion sur ces dispositifs.
D’abord, concernant les garanties de financement accordées aux banques ou à d’autres organismes financiers pour réduire les risques liés aux investissements industriels en France. Je pense notamment à la garantie de projets stratégiques annoncée par le président de la République lors du dernier sommet Choose France, le 13 mai 2024. Quelle est votre appréciation de l’efficacité de ces mécanismes de garantie pour mobiliser des capitaux privés vers notre industrie ?
Ensuite, au sujet des crédits d’impôt, nous disposons désormais d’un recul de près de trois ans sur le déploiement de l’Inflation Reduction Act (IRA), initié par l’administration Biden en 2022. Ce dispositif a mis en place des crédits d’impôt massifs aux niveaux étatique et fédéral pour favoriser l’implantation d’industries de pointe et décarbonées sur le sol américain. Comment évaluez-vous cette approche de crédits d’impôt à grande échelle pour attirer les investissements privés aux États-Unis ? Dans cette optique, quel est votre avis sur les crédits d’impôt que nous avons introduits en France via la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, dite « loi industrie verte », certes plus ciblés et limités, mais effectifs depuis l’été 2023 ?
Enfin, concernant la retraite par capitalisation que vous avez évoquée, votre exemple sur la règle des 72 était particulièrement éclairant. Une question se pose quant au fonds d’amorçage nécessaire pour initier cette capitalisation, même en envisageant une montée en puissance sur vingt ans. Parmi les diverses options existantes pour répondre à cet enjeu, quelles sont celles que vous préconiseriez, compte tenu de votre expérience à la tête de Paris Europlace et des modèles observés dans d’autres pays, notamment chez nos partenaires européens ?
M. Augustin de Romanet. J’ai toujours très favorable aux garanties. L’avantage principal de ce système réside dans sa nature intrinsèquement responsabilisante. En effet, pour qu’une garantie soit effective, un agent économique doit prendre un risque initial, sachant que la couverture n’est jamais totale. C’est précisément l’existence de ce ticket modérateur qui rend le dispositif responsabilisant.
Prenons l’exemple des prêts garantis par l’État durant la crise du Covid. Malgré les craintes initiales de défaillances massives pouvant mettre les banques en difficulté, ce scénario ne s’est pas concrétisé jusqu’à présent. La raison en est simple : les banques étaient responsabilisées par le fait que la garantie n’était pas intégrale. Même une part symbolique non couverte incitait les banques à évaluer soigneusement les risques, sachant qu’elles pouvaient être exposées financièrement en cas de mauvaise appréciation.
Ce principe de garantie s’apparente à la mutualisation mise en place par nos ancêtres alsaciens lors de la création des premières mutuelles sociales. Une difficulté dans l’application de ce système par l’État réside dans l’obligation, depuis la loi organique du 1er août 2021 relative aux lois de finances (Lolf), de faire autoriser les garanties par la loi de finances. L’administration montre parfois des réticences à utiliser cet outil, craignant le passage devant le Parlement. Je pense qu’il ne faut pas hésiter à solliciter l’approbation parlementaire pour les garanties. Il faut assumer que la garantie est un instrument extrêmement intéressant, permettant de mutualiser les risques avec l’État comme assureur de dernier recours, tout en maintenant la responsabilisation des acteurs grâce à une couverture partielle.
Concernant l’IRA, je ne dispose pas des éléments techniques suffisants pour affirmer sa supériorité par rapport aux dispositifs français comme France 2030, lancé en octobre 2021, qui cible des secteurs spécifiques plutôt que l’ensemble de l’industrie. Néanmoins, je peux souligner l’exemple des carburants d’aviation durables ou sustainable aviation fuel (SAF). Les États-Unis ont pris des mesures décisives en offrant des incitations fiscales à l’ensemble des industriels pour la production de SAF. Il serait opportun d’envisager des mesures similaires en Europe, car nous avons pris du retard dans la décarbonation du transport aérien faute de carburants durables. C’est un enjeu que je souligne depuis plusieurs années et qui commence enfin à être reconnu comme crucial par les acteurs du secteur.
Quant aux dispositifs fiscaux de la loi industrie verte, je ne les ai plus précisément en tête. Nous pourrons vous fournir une fiche détaillée sur ce sujet ultérieurement.
Pour ce qui est de l’amorçage de la retraite par capitalisation, je préconise le recours à des incitations fiscales. Il s’agirait d’offrir à l’ensemble des salariés la possibilité d’épargner mensuellement, en franchise d’impôts, des sommes investies prioritairement en actions pour les plus jeunes. Au fur et à mesure que l’on se rapproche de la retraite, il conviendrait de « dérisquer » progressivement le placement en modifiant la répartition entre actions et obligations. Sur une carrière de quarante ans, on pourrait envisager un investissement majoritairement en actions durant les vingt à vingt-cinq premières années, puis une désensibilisation progressive du portefeuille à l’approche de la retraite.
Je pense qu’une négociation entre l’État et les compagnies d’assurances privées est nécessaire pour mettre en place des dispositifs garantissant, d’une part, que les frais perçus par les assureurs restent strictement limités, et d’autre part, qu’il y ait des incitations efficaces. Quant aux formes techniques précises que pourraient prendre ces incitations, il est peut-être prématuré pour moi de m’engager sur ce point aujourd’hui.
M. le président Charles Rodwell. Avant de passer la parole au rapporteur, j’aimerais aborder une dernière question concernant l’échelle nationale. Quel est votre avis sur les mécanismes de suramortissement ? Je pense particulièrement aux efforts considérables que doivent désormais entreprendre nos ETI et PME en matière de robotisation et de digitalisation. Le retard de l’économie française et de nos entreprises dans le domaine de la robotisation est criant, et cela s’ajoute à l’effort financier nécessaire pour digitaliser massivement leurs processus. Comment évaluez-vous l’efficacité des mécanismes de suramortissement, tels qu’ils existent dans certains pays, pour répondre à ces défis ?
M. Augustin de Romanet. Je crains de vous décevoir, mais mon approche budgétaire rigoureuse et mon attachement à la stabilité m’incitent à la prudence concernant le suramortissement. Certes, cette mesure peut stimuler l’investissement, mais elle comporte aussi des risques. Elle pourrait encourager des investissements mal ciblés, simplement pour profiter de l’avantage fiscal. Le véritable danger réside dans un suramortissement ponctuel, rappelant le plan Fourcade de 1975. Ces plans exceptionnels tendent à gonfler artificiellement les carnets de commandes des fabricants de machines-outils étrangers. À mon sens, le suramortissement n’est pertinent que s’il s’inscrit dans la durée, et non comme une mesure temporaire.
M. le président Charles Rodwell. Votre analyse est très claire et souligne effectivement les écueils fréquents de ce type de dispositifs. Concernant l’union des marchés de capitaux au niveau européen, quel est votre avis sur les avancées concrètes ? Estimez-vous que les premières conclusions publiées par la Commission européenne et le Conseil des ministres, à la suite des recommandations consensuelles des autorités de régulation, sont suffisantes pour commencer à dynamiser l’épargne française ? Vous avez évoqué la titrisation dans ce contexte, pourriez-vous nous en dire plus ? Par ailleurs, quelle est votre évaluation de l’efficacité réelle du financement de la réindustrialisation européenne via les alliances industrielles, les projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) ? Ces partenariats, associant capitaux publics et privés, États et entreprises de différentes nationalités européennes, ciblent des secteurs stratégiques comme l’hydrogène, les batteries ou les semi-conducteurs. Ces alliances industrielles vous semblent-elles correctement calibrées à l’échelle européenne pour soutenir efficacement notre effort de réindustrialisation ?
M. Augustin de Romanet. Concernant l’union des marchés de capitaux, rebaptisée « union de l’épargne et de l’investissement », je dirais que la situation est mitigée. Il y a quelques années, ce sujet suscitait peu d’intérêt. Aujourd’hui, l’attention qu’on lui porte a considérablement augmenté, au point de justifier ce changement de nom. Les rapports de Mario Draghi, Enrico Letta et Christian Noyer ont tous souligné l’abondance de l’épargne européenne, un atout majeur pour notre continent. Pour illustrer, l’épargne financière des Français est estimée à environ 6 000 milliards d’euros, soit environ 100 000 euros par personne, un chiffre considérable.
Nous progressons sur deux fronts principaux. D’une part, vers une supervision bancaire unifiée, malgré les réticences de certains petits pays qui n’y voient pas d’intérêt. D’autre part, nous avançons vers la création de produits financiers européens homogènes, une sorte de label, favorisant l’investissement en actions européennes. Cette démarche visant à promouvoir l’investissement dans les entreprises européennes est initiée. Mon récent séjour à Francfort m’a permis de constater l’inquiétude des Allemands quant à la détention du capital de leurs entreprises, notamment lors de la tentative d’acquisition de Commerzbank par Unicredit.
La Suède est souvent citée en exemple pour son marché d’actions dynamique et sa promotion des introductions en bourse des petites sociétés, ayant réussi à augmenter significativement la détention nationale de ses entreprises. Bien que nous n’en soyons qu’au début de ce processus pour l’union de l’épargne et de l’investissement, le mouvement est désormais lancé. Il faudra certes beaucoup de détermination, mais les acteurs de la finance européenne s’accordent aujourd’hui sur la nécessité de promouvoir cette union.
Quant au financement de la défense en Europe, deux observations s’imposent. D’abord, il est crucial que les pays européens historiquement attachés à la relation transatlantique - comme la Pologne, la Belgique ou le Danemark - fassent évoluer leur position. Le cas du Danemark est emblématique : malgré des tensions avec les États-Unis concernant le Groenland, il persiste à vouloir acquérir des F-35 américains plutôt que des Rafale européens. Avant d’envisager des initiatives financières, il est donc impératif de prendre conscience de la nécessité de privilégier les achats européens. Si on fait des initiatives pour financer une défense européenne et qu’on continue à acheter à l’étranger, ce n’est pas idéal.
Ensuite, le financement de la défense a souvent été dual dans l’histoire, combinant investissements publics et privés. Les financements publics ont généralement joué un rôle crucial pour encourager des investissements à long terme, parfois peu rentables à court terme. Je suis donc favorable aux financements « par le haut ». Cependant, n’étant pas expert des PIIEC, je préfère ne pas me prononcer sur leurs détails spécifiques.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Romanet, j’aurais plusieurs questions à vous poser, notamment au regard de vos diverses expériences à la tête de la Caisse des dépôts, d’ADP et actuellement d’Europlace.
Ma première question concerne le financement bancaire de nos entreprises industrielles. Sachant que les deux tiers du potentiel de réindustrialisation de la France reposent sur nos PME et ETI, selon les estimations de la BPI, quels sont, selon vous, les principaux obstacles au financement de ces entreprises par le système bancaire et assurantiel ?
Deuxièmement, estimez-vous que les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ont entravé l’accès au financement pour les entreprises du secteur de la défense ? Observez-vous une évolution des mentalités dans le secteur bancaire concernant l’octroi de financements à l’industrie de défense ?
Troisièmement, pensez-vous qu’il soit nécessaire d’assouplir les réglementations internationales telles que Solvabilité II et Bâle III pour réduire les contraintes en matière de fonds propres imposées aux assurances et aux banques dans leurs investissements ?
Enfin, quel est votre avis sur l’évolution de la doctrine de la BCE, notamment concernant l’assouplissement de la politique monétaire européenne ? La BCE n’a pas hésité, malgré ses dogmes initiaux, à mettre en œuvre des politiques d’assouplissement quantitatif ou quantitative easing. Considérez-vous cette orientation positive ?
M. Augustin de Romanet. Je souhaite apporter des précisions sur le financement des PME et des ETI, domaine dans lequel de nombreuses avancées ont été réalisées. Un aspect crucial concerne le rapprochement des établissements bancaires des différents territoires français, une nécessité mise en lumière par la crise de 2008. À cette époque, la médiation du crédit, dirigée par René Ricol, a révélé que de nombreuses entreprises, notamment dans le centre de la France et les Pays de la Loire, ne connaissaient pas leurs banquiers.
J’ai eu l’occasion, lors d’un colloque, d’exprimer à un dirigeant d’une grande banque française mon inquiétude quant à la centralisation excessive des centres de décision à Paris. Cette situation privait les agences bancaires locales de leur capacité à prendre des décisions de crédit. Contre toute attente, ce dirigeant a reconnu la pertinence de cette observation, admettant que leurs agences étaient souvent dotées de personnel jeune et insuffisamment formé pour attribuer des crédits.
Depuis 2008, des efforts importants ont été consentis pour redéployer les centres de décision dans les territoires. Si les banques mutualistes avaient déjà cette culture de proximité, l’ensemble du secteur bancaire, y compris les plus grandes banques de réseau françaises, a désormais réorganisé ses dispositifs pour permettre une prise de décision au niveau local.
Concernant les fonds propres, il convient de saluer l’initiative du président Chirac qui, lors de ses vœux en 2006, a lancé le programme ayant donné naissance à CDC Investissement. Il avait demandé que la Caisse des dépôts consacre 2 milliards d’euros aux PME en fonds propres. Ce dispositif a servi de base au Fonds stratégique d’investissement, créé en décembre 2009 en réponse à la crise des subprimes, engendrant tout un écosystème de financement en capital des entreprises via le dispositif alors nommé France Investissement, aujourd’hui connu sous le nom de BPIFrance.
Depuis 2010, la France a considérablement développé les acteurs du financement en fonds propres et renforcé la proximité avec les entreprises. Ce mouvement doit être intensifié. Bien que n’étant plus à la Caisse des dépôts depuis douze ans, j’observe une explosion de l’investissement des Français dans le private equity. Cette tendance, bien qu’encore modeste, est très positive. Elle permet aux Français d’accéder à des placements peu liquides mais à long terme, appliquant ainsi la règle des 72 sur les rendements.
Il est crucial de poursuivre le développement de ce mouvement. De plus, l’exemple suédois en matière de cotation des petites et moyennes entreprises est à suivre. La remise en question des effets néfastes de la directive Mifid, qui interdit la rémunération des intermédiaires pour la recherche et l’analyse financière des PME cotées, va dans la bonne direction.
Concernant les critères ESG, la guerre en Ukraine a profondément modifié la donne. Auparavant, tout ce qui touchait à la défense était proscrit. Aujourd’hui, les entreprises font une distinction claire. Elles refusent de financer les armes contraires à l’éthique, telles que les armes à sous-munitions ou celles qui brûlent la peau, considérées comme barbares et devant être interdites indépendamment du contexte. En revanche, la plupart des entreprises reconnaissent désormais la nécessité de financer les défenses traditionnelles comme les avions ou l’artillerie, pour permettre aux pays de se défendre.
Les critères ESG, initialement bloquants car trop généraux, sont maintenant appliqués avec plus de nuance. Les banques et les compagnies d’assurance ont développé des critères sophistiqués pour distinguer les financements militaires nécessaires de ceux à éviter. Concernant l’arme nucléaire, une approche similaire est adoptée. Le financement de l’industrie nucléaire est accepté pour l’armement et l’énergie, bien que des débats persistent avec les Allemands, un peu jaloux du succès français, sur certains aspects de l’industrie nucléaire.
Quant à Solvabilité II et Bâle III, ce sont deux réglementations distinctes.
La directive du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « Solvabilité II », s’applique aux assurances et vise à garantir qu’elles disposent toujours des fonds propres nécessaires pour faire face aux risques, notamment exceptionnels. Par exemple, une compagnie de réassurance doit être capable de couvrir sa part d’un risque survenant tous les deux cents ans, comme un tremblement de terre à Los Angeles. Cela nécessite des fonds propres suffisamment stables pour honorer à tout moment les engagements pris envers les clients.
Cependant, ces règles pour les assurances sont jugées tellement prudentes qu’elles ont pratiquement interdit le financement en actions. Il serait judicieux d’envisager un assouplissement permettant aux compagnies d’assurances d’investir davantage en actions et en actifs légèrement plus risqués.
Les accords de Bâle III publiés le 16 décembre 2010, quant à eux, concernent la solvabilité des banques. Ce sujet mérite une note technique détaillée que je vous ferai parvenir ultérieurement, car il implique des propositions d’une grande complexité qui dépassent le cadre de cette réunion.
M. Olivier Vigna, délégué général adjoint de Paris Europlace. Je tiens à souligner que la France occupe une position avantageuse au niveau européen en termes d’équilibre entre les financements intermédiés par les banques et les financements de marché. La part du crédit dans l’ensemble de la dette des sociétés non financières en France s’élève à 67 %, contre 87 % en Allemagne et 79 % en zone euro. Bien que les États-Unis affichent un taux de 38 %, la France se rapproche davantage du modèle américain que d’un système purement bancaire pour le financement des entreprises.
L’évolution de l’encours des financements aux entreprises, qui dépasse les 2000 milliards d’euros, montre que les deux tiers proviennent de financements bancaires. Les derniers chiffres de la Banque de France en février 2025 indiquent une progression de l’encours de crédits bancaires supérieure à 1 %, avec des taux d’intérêt repassés sous la barre des 5 %. Cette tendance est d’autant plus remarquable que le contexte économique est particulièrement difficile, la production industrielle française stagnant depuis environ quatre ans.
Il convient de noter que les réglementations mentionnées par Augustin de Romanet s’appliquent à différents niveaux. Solvabilité II, par exemple, est une spécificité européenne mise en place après la crise financière, sans équivalent dans d’autres juridictions. Cette situation crée une distorsion de concurrence évidente par rapport aux assureurs établis dans d’autres régions du monde.
Concernant Bâle III, nous constatons des accusations légitimes de certains acteurs envers des autorités ayant fréquemment surtransposé les accords internationaux conclus dans le cadre du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire. En effet, les orientations proposées par le Comité de Bâle ont été ignorées dans certaines juridictions connues, mais plus qu’appliquées dans l’Union européenne, créant ainsi une distorsion de concurrence.
Notre priorité principale au niveau européen pour financer l’industrie et l’ensemble des secteurs économiques est la titrisation. Nous avons élaboré un rapport en septembre dernier, présentant huit recommandations pratiques que nous pourrons vous communiquer. Malheureusement, la titrisation souffre encore d’une image négative, étant perçue par de nombreuses autorités comme la cause de la crise financière en Europe. Cette perception persiste malgré des taux de défaut bien inférieurs en Europe par rapport aux États-Unis, et une réduction significative du marché européen de la titrisation, passant de 85 % du marché américain lors de la crise financière à seulement 10 à 15 % aujourd’hui. Nous estimons que relancer la titrisation constituerait une solution efficace pour répondre aux besoins de financement.
Le deuxième pilier que nous préconisons est la création d’un label européen pour les États volontaires, applicable aux produits d’épargne existants, assorti d’un cadre fiscal attractif pour orienter l’épargne. Cette proposition favoriserait également l’égalité entre les épargnants. En développant l’éducation financière et en encourageant une épargne financière régulière, même de faible montant, nous contribuerions à réduire les inégalités entre épargnants sur le long terme.
Nous poursuivons ce travail à l’échelle européenne, notamment dans le contexte de la retail investment strategy visant à améliorer le rendement d’investissement des produits financiers pour les clients. Contrairement à l’approche de la Commission européenne qui visait à réduire les frais pour les épargnants, nous estimons crucial de maintenir une qualité de conseil élevée pour assurer des financements à long terme aux entreprises. Cela implique une information adéquate des épargnants et le maintien d’une distribution de qualité pour ces produits financiers.
La compétitivité nous apparaît comme un élément fondamental pour un bon financement de l’industrie. Cette compétitivité concerne non seulement les entreprises, notamment en termes de coût du travail, mais également les acteurs financiers. Nous observons qu’au Royaume-Uni, les autorités réglementaires, à savoir la Financial Conduct Authority (FCA) et la Prudential Regulation Authority (PRA) ont reçu depuis deux ans un mandat secondaire les obligeant à soutenir la compétitivité du secteur financier et à promouvoir la croissance économique à long terme. Nous souhaitons vivement que les trois autorités de supervision européenne bénéficient d’un mandat similaire, s’ajoutant à leurs missions de stabilité financière et de protection des investisseurs, afin de renforcer leur soutien à l’industrie.
M. Augustin de Romanet. Concernant la politique monétaire, sujet particulièrement sensible, il convient de distinguer deux aspects. Tout d’abord, la situation actuelle représente un contexte normal où la Banque centrale européenne, à l’instar de la Federal Reserve, a pour objectif principal d’assurer la stabilité des prix. De manière factuelle, nous pouvons affirmer que la politique monétaire européenne a connu un grand succès, l’inflation étant revenue aux alentours de 2 %, objectif considéré comme souhaitable.
Je m’abstiendrai de commenter la politique monétaire actuellement menée. Cependant, je souhaite apporter une réflexion sur la période où les taux d’intérêt étaient très bas, voire négatifs. Je partage l’opinion de Jacques de Larosière, qui estime que ces taux extrêmement bas ont favorisé des financements trop faciles, risquant d’encourager des dépenses publiques excessives et d’accroître un endettement potentiellement préjudiciable pour l’avenir.
Ce débat est complexe. En période de crise grave, certains arguaient que sans ces taux bas, l’économie risquait l’asphyxie. D’autres considéraient que ces taux extrêmement faibles donnaient une sorte de licence à la dépense publique, anesthésiant la responsabilité publique et engendrant une dette publique conséquente. Je tends à adhérer à cette seconde perspective, tout en reconnaissant la complexité de la situation, notamment dans un contexte de compétition internationale où les États-Unis pratiquaient une politique monétaire très accommodante, limitant ainsi les marges de manœuvre de l’Europe pour s’en écarter significativement.
M. le président Charles Rodwell. Vos précédentes réponses m’amènent à vous interroger sur l’union des marchés de capitaux (UMC), particulièrement concernant les produits pouvant être intégrés dans les dispositifs d’UMC et l’orientation de l’épargne, notamment l’intégration des produits tels que les fonds négociés en bourse ou exchange traded fund (ETF) et les produits dits simples. Nous sommes sollicités par de nombreux fonds et gestionnaires d’actifs français qui estiment qu’il serait crucial pour l’indépendance et la souveraineté de notre pays et de notre continent de limiter l’accès à l’union des marchés de capitaux à des produits complexes. À l’inverse, d’autres acteurs, souvent d’origine transatlantique, suggèrent d’élargir l’union des marchés de capitaux et son accès à l’orientation de l’épargne à des produits simplifiés, notamment les ETF. Quel est votre avis sur cette question, sachant que ces produits sont aujourd’hui plébiscités par les épargnants français et européens ?
M. Augustin de Romanet. La question des ETF est effectivement complexe et mérite une analyse approfondie. Les ETF sont des instruments financiers qui permettent aux investisseurs d’acquérir des paniers d’actifs diversifiés, par exemple un ETF sur les matières premières aux États-Unis ou un ETF investissant dans le bitcoin. Ces produits se caractérisent par leur capacité à traiter de très grands volumes et par leurs frais de gestion réduits, estimés environ dix fois inférieurs à ceux des sociétés d’investissement à capital variable (Sicav) traditionnelles ou des organismes de placement collectif en valeurs mobilières.
Il est important de noter que des acteurs français, tels qu’Amundi, l’un des leaders européens, produisent également des ETF. Ces produits connaissent un grand succès auprès des investisseurs en raison de leur cotation en continu, leur diversification intrinsèque et leur perception favorable par les autorités européennes. En effet, ces dernières les considèrent comme particulièrement adaptés aux particuliers du fait de leurs faibles frais.
Cependant, comme l’a souligné Olivier Vigna, nous estimons au sein de Paris Europlace que certains frais peuvent être justifiés pour assurer un conseil de qualité et promouvoir l’éducation financière. En effet, l’achat d’un ETF s’apparente à un achat en libre-service, sans conseil personnalisé de l’établissement vendeur.
Les autorités européennes voient également d’un bon œil les ETF pour leur capacité à faciliter la diversification des placements. Il est en effet plus aisé pour un investisseur d’acheter un ETF d’actions malaisiennes ou singapouriennes que d’acquérir directement ces actions ou même des Sicav ou des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) spécialisés sur ces marchés.
Ainsi, la question de l’intégration des ETF dans l’union des marchés de capitaux soulève des enjeux importants en termes de compétitivité, de diversification et d’accessibilité pour les investisseurs, tout en nécessitant une réflexion sur l’équilibre entre simplicité d’accès et qualité du conseil financier.
Les ETF présentent des avantages indéniables, notamment des frais très faibles et l’absence de rétrocessions entre établissements, ce qui les rend attractifs pour de nombreux acteurs et grands gestionnaires d’actifs. Cependant, une focalisation exclusive sur les ETF pourrait potentiellement entraver des stratégies de diffusion de proximité nécessitant un financement par le biais de commissions ou de rétrocessions. Il est crucial de ne pas opposer systématiquement les ETF à des produits plus spécialisés, qui permettent par exemple d’accéder à des petites capitalisations. Nous avons évoqué précédemment l’importance pour les épargnants de pouvoir investir dans des PME et des ETI. Or, il est peu probable qu’à court terme, des ETF soient créés pour inclure dans leur indice une ETI nouvellement cotée ou une PME non cotée.
Nous devons donc être vigilants à ce que les atouts réels des ETF ne conduisent pas à deux écueils majeurs. Premièrement, une gestion grégaire des titres : si tous les détenteurs d’ETF décidaient soudainement d’acheter des ETF sur l’or, par exemple, cela pourrait provoquer une flambée du cours de l’or. À l’inverse, si l’or venait à perdre de son attrait, des comportements atypiques pourraient survenir. Deuxièmement, et c’est le point le plus crucial, l’ETF n’est pas adapté à une gestion de proximité, tant en ce qui concerne le choix des investissements que la nature des conseils prodigués.
M. Olivier Vigna. Effectivement, comme l’a souligné Augustin de Romanet, nous sommes confrontés à deux défis majeurs. Le premier est un défi de concurrence sur le marché de l’épargne, où l’épargnant choisit les produits les plus rentables. Pour le système financier européen, l’enjeu est de pouvoir proposer, à armes égales et dans le respect de la réglementation prudentielle et des exigences en capital, des produits similaires à ceux offerts par des établissements extra-européens. C’est un défi de concurrence réglementaire.
Le second défi consiste à ne pas se focaliser uniquement sur les grandes capitalisations ou les grandes entreprises. Il est primordial que les ETF soient conçus pour favoriser un financement diversifié de l’économie. Les institutions qui élaborent ces produits doivent s’efforcer de répliquer des indices incluant des ETI, voire des entreprises de taille intermédiaire. Cela permettrait d’éviter un déséquilibre entre le financement par actions et par obligations, tout en ne privilégiant pas exclusivement l’accès aux grandes entreprises.
Concernant la notion de produit complexe évoquée précédemment, il nous semble que d’autres produits, notamment les cryptoactifs, sont bien plus complexes que les ETF. Pourtant, selon les chiffres publiés par l’Autorité des marchés financiers (AMF), les Français investissent dans ces actifs. Ce sont ces derniers qui nous paraissent bien plus problématiques que les ETF.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pour rebondir sur les propos de M. Vigna concernant le marché de l’épargne où l’épargnant fait ses choix, j’aimerais aborder la question du fléchage de l’épargne des Français vers nos PME et ETI. Quels dispositifs préconisez-vous pour atteindre cet objectif ? Faut-il renforcer les mécanismes existants tels que le plan d’épargne retraite (PER) et le plan d’épargne en actions (PEA), ou est-il nécessaire de créer un nouveau produit d’épargne spécifique, comme un livret d’épargne dédié ?
Nous savons que le système bancaire et assurantiel se montre souvent réticent face à de telles innovations, principalement en raison des risques associés. Comment pourrions-nous surmonter cette frilosité ? L’État devrait-il se porter garant d’un tel produit d’épargne pour faciliter la réindustrialisation de notre pays ?
Monsieur de Romanet, vous avez évoqué l’audition d’Olivier Lluansi, qui a présenté des chiffres intéressants. Pour atteindre l’objectif ambitieux de porter l’industrie à 15 % du PIB d’ici 2035, il faudrait mobiliser environ 200 milliards d’euros, ce qui ne représente que 2 à 3 % de l’épargne française actuelle. Il est surprenant que nous ne parvenions pas à mobiliser cette part relativement modeste de l’épargne sur une décennie.
Selon les études citées par M. Lluansi, un produit d’épargne offrant une rémunération d’environ 5 % pourrait être attractif. Si le principal obstacle à la mise en place d’un tel produit réside dans le risque qu’il représente pour le système bancaire et assurantiel, comment pourrions-nous atténuer ce risque ?
M. Augustin de Romanet. Tout d’abord, il existe déjà un produit adapté à cette problématique : le PEA-PME. Malheureusement, il est très peu utilisé par les Français. Il serait judicieux d’en faire davantage la promotion. Par ailleurs, nous devrions nous interroger sur les règles imposées aux conseillers bancaires lorsqu’ils proposent des placements aux particuliers.
Je peux illustrer ce point par une expérience personnelle récente. Un individu souhaitant investir dans des actifs risqués s’est vu soumettre un questionnaire par un conseiller bancaire. Ce questionnaire était si complexe que même le conseiller ne maîtrisait pas tous les acronymes utilisés. Face à cette complexité, l’investisseur potentiel a systématiquement opté pour les réponses correspondant aux options les moins risquées, faute de comprendre les questions.
Cette situation met en lumière un déficit d’éducation financière, exacerbé par la rigueur des réglementations visant à protéger les banques de tout risque vis-à-vis de leurs clients. Il s’agit d’un problème quotidien pour nos concitoyens, qui se voient systématiquement découragés de prendre des risques et privés d’une véritable éducation financière.
Le PEA-PME, bien que peu diffusé, offre la possibilité d’investir dans des sociétés non cotées, y compris dans des petites industries locales dont l’investisseur connaît personnellement le dirigeant. C’est un axe de développement à privilégier, sans nécessairement recourir à une garantie de l’État.
Je tiens également à saluer l’initiative de Nicolas Dufourcq, directeur général de BPIFrance, qui a entrepris de populariser l’investissement dans le private equity de manière innovante. Le private equity concerne les actions de sociétés non cotées en bourse, dont la valeur est évaluée annuellement par des experts. Permettre aux Français d’investir dans ces sociétés présente l’avantage d’une volatilité moindre par rapport aux actions cotées, dont le cours peut fluctuer considérablement sans rapport avec leur valeur intrinsèque.
Paradoxalement, il serait moins risqué d’encourager les Français à investir dans ces actifs moins volatils, à condition qu’un certain nombre de banquiers et d’investisseurs garantissent le sérieux des projets. En diversifiant suffisamment les investissements sur un grand nombre d’entreprises, on peut obtenir une volatilité plus faible tout en conservant des perspectives de rendement significatives.
C’est dans cette voie, ouverte par la Banque publique d’investissement, qu’il convient de s’engager. D’ailleurs, les compagnies d’assurances sont désormais tenues d’investir une partie de leurs fonds dans le private equity pour certains produits. Cette obligation devrait contribuer à structurer une industrie facilitant le développement de ce type de placements.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Compte tenu du temps qui nous est imparti, j’aimerais aborder la question des prêts garantis par l’État (PGE). Près de 140 milliards d’euros de PGE ont été accordés à environ 700 000 entreprises pour faire face à la crise du Covid-19. Quels retours de terrain avez-vous pu recueillir à ce sujet ? Estimez-vous nécessaire de solliciter les institutions européennes pour un report des échéances de remboursement des PGE ? Il est évident que le nombre record de défaillances d’entreprises est en grande partie lié au fait que les PGE ont permis de maintenir sous respiration artificielle, si je puis m’exprimer ainsi, de nombreuses entreprises pendant la crise sanitaire.
M. Olivier Vigna. Permettez-moi d’apporter quelques éléments de réponse. Les montants engagés durant la crise sanitaire ont effectivement été considérables, dépassant les 140 milliards d’euros. Actuellement, l’encours est légèrement supérieur à 30 milliards d’euros, avec des amortissements mensuels avoisinant les 2 milliards. Il est important de souligner que les PGE constituaient une solution temporaire face à une crise exceptionnelle. Ils ne sont probablement pas l’outil le plus adapté pour financer l’investissement à long terme, ayant été conçus comme des solutions de survie pendant la période de la pandémie de Covid. Le faible taux d’appel en garantie, actuellement d’environ 4 %, témoigne du succès de cette mesure. Dans le contexte actuel, où la crise sanitaire est derrière nous, les professionnels ne jugent pas impératif d’étendre ce dispositif à d’autres utilisations. Pour le financement de l’investissement en situation conjoncturelle normale, d’autres solutions plus pérennes semblent plus appropriées, telles que la création d’un label européen, une simplification des procédures, ou encore le développement de l’éducation financière.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Romanet, si vous me le permettez, j’aimerais aborder un sujet un peu moins technique. Dans votre ouvrage Non aux trente douloureuses publié en 2012, que j’ai parcouru en préparation de notre entretien, vous plaidez pour le retour d’un État stratège capable de reprendre le contrôle de la finance dans un contexte mondialisé, avec une vision à long terme. Selon vous, ces éléments sont essentiels pour redonner à la France une véritable ambition. Pourriez-vous développer cette idée ?
M. Augustin de Romanet. L’État stratège se définit par sa capacité à assurer la prospérité de ses citoyens grâce à sa réflexion et ses moyens financiers. Dans mon ouvrage, j’abordais la question du financement de l’économie, notamment à travers l’émergence des fonds souverains. Je soulignais l’importance de mobiliser des investissements conséquents pour financer l’industrialisation du pays, orienter l’économie vers la décarbonation, garantir l’indépendance énergétique et assurer notre souveraineté en matière de défense. L’État stratège se caractérise par sa vision à long terme et une gestion des finances publiques garantissant son indépendance.
Cette approche s’inscrivait dans la continuité de mon expérience à la Caisse des dépôts, où j’ai pris mes fonctions en 2007. À mon arrivée, l’institution disposait de ressources importantes à la suite de la vente de Natixis pour 7 milliards d’euros, mais semblait avoir perdu de vue sa raison d’être. Nous avons alors identifié quatre priorités nationales – en sachant que la Caisse des dépôts est une institution au service de l’intérêt général, et que celui-ci diffère en fonction des générations, je m’étais donc interrogé sur l’intérêt général de 2007 – : le logement social, le développement durable, le soutien aux PME et le développement des universités.
Concernant le soutien aux PME, nous avons développé CDC Entreprises pour alimenter des fonds de fonds, avec une attention particulière portée aux territoires. Je salue l’initiative de Nicolas Dufourcq qui a concrétisé l’idée de réunir Oséo et la Caisse des dépôts pour créer des fonds territoriaux et offrir des services de conseil en haut de bilan dans les régions. Cette démarche répondait au constat que les banques d’investissement ne s’aventuraient guère au-delà du périphérique parisien, rendant difficile l’accès à des conseils financiers de qualité dans des villes comme Casteljaloux ou Oyonnax.
Notre priorité était de favoriser le développement des PME, qui constituent le vivier des futures ETI, dont la France ne compte actuellement que 700 dans le secteur industriel. Nous avions également identifié la nécessité d’améliorer la situation matérielle des universités, dont l’état déplorable incitait de nombreux étudiants à partir à l’étranger ou à se tourner vers des écoles privées, une tendance que nous jugions préoccupante. Malheureusement, diverses circonstances ont entravé le plein développement de ce projet. Les deux autres axes prioritaires concernaient le développement durable et le logement social.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Vous avez dirigé le Fonds stratégique d’investissement, précurseur en quelque sorte de la BPI. Il est unanimement reconnu que cet instrument financier joue un rôle crucial dans nos territoires, offrant une expertise locale de qualité. Que penseriez-vous de la création d’un fonds souverain français, s’inspirant de l’action de la BPI, qui s’appuierait non seulement sur les dispositifs existants, mais aussi sur la mobilisation de l’épargne des Français, dont nous avons discuté, et potentiellement sur la rente énergétique française ? Je pense notamment à la rente nucléaire, une fois notre outil de production électrique relancé, mais aussi, sans préjuger de votre opinion sur la pertinence de cette idée, à l’exploitation de nos gisements gaziers. Cela pourrait contribuer à réduire notre dépendance vis-à-vis des États-Unis actuellement, et de la Russie à l’avenir si nous devions reprendre des relations commerciales.
M. Augustin de Romanet. Permettez-moi deux observations. Tout d’abord, il est important de noter qu’un fonds souverain français existe déjà de facto. Par définition, un fonds souverain est détenu par l’État. La BPI remplit ce critère, étant détenue à 50 % par l’État et à 50 % par la Caisse des dépôts. Ce fonds souverain est donc une réalité, doté initialement d’un capital de 20 milliards d’euros pour le fonds stratégique d’investissement, un montant qui n’a pas significativement évolué depuis.
Ma seconde observation porte sur l’importance de protéger ces fonds de l’ingérence politique. Durant mon mandat à la direction générale de la Caisse des dépôts, j’ai présidé le fonds de réserve des retraites. Ce fonds, remarquablement géré par des professionnels de la gestion d’actifs, affichait de bonnes performances financières. Il avait pour mission de financer le déficit des retraites à partir de 2035 ou 2040. Malheureusement, une décision politique a mis fin à la capitalisation de ce fonds, le mettant en « extinction » pour utiliser ses ressources à des fins immédiates, une pratique que l’on pourrait qualifier de ponction dans les caisses.
L’idée d’un fonds souverain est certes séduisante, particulièrement lorsqu’on observe le modèle norvégien. Grâce à sa rente pétrolière, la Norvège a constitué un fonds souverain d’environ 1 000 milliards d’euros, assurant une prospérité exceptionnelle aux générations futures. Cette situation est similaire à celle de certains pays du Golfe, caractérisés par une faible population et d’importantes ressources pétrolières.
Pour un pays comme la France, l’idée d’utiliser la capitalisation pour constituer des réserves et financer des dépenses futures me semble pertinente. Cependant, il est crucial de mettre en place des garde-fous solides pour protéger ces ressources des tentations politiques à court terme et garantir leur utilisation conformément à leur mission initiale.
Je souhaite aborder un sujet d’actualité, celui des autoroutes. Les citoyens s’interrogent sur l’avenir de ces infrastructures lorsqu’elles reviendront dans le domaine public. Une proposition innovante serait d’utiliser les autoroutes comme garantie pour le financement des retraites, compte tenu de leurs rendements prévisibles. Concrètement, nous pourrions confier l’entretien des autoroutes, la gestion des péages et des stations-service à une société privée rémunérée pour ces tâches. En revanche, la rente autoroutière, patrimoine commun de tous les Français, serait affectée au financement des retraites. Cette approche permettrait un transfert intergénérationnel intéressant : les retraités les plus âgés, qui utilisent peu les autoroutes, bénéficieraient des péages payés par leurs arrière-petits-enfants, dont le montant augmenterait progressivement.
M. Sébastien Huyghe (EPR). Monsieur de Romanet, nous nous connaissons depuis 2002, notamment par votre collaboration avec MM. Lambert et Le Maire. Ma question porte sur les conséquences de la crise financière de 2008. Comment les nouvelles obligations et règles prudentielles imposées aux établissements financiers, en particulier aux banques, ont-elles impacté le financement des entreprises ? Ces règles ont-elles effectivement conduit les banques à restreindre l’octroi de prêts, rendant ainsi l’accès au crédit plus difficile pour nos entreprises françaises, notamment les PME ? Ou ont-elles simplement servi de justification à une politique de crédit plus restrictive ?
M. Augustin de Romanet. Il est difficile d’affirmer catégoriquement que ces règles ont restreint l’accès au crédit, étant donné que les entreprises en France et en Europe sont financées à 75 % par le crédit bancaire. Nous ne pouvons donc pas parler d’un véritable resserrement du crédit ou credit crunch pour les entreprises. Cependant, il est indéniable que le volume de ces crédits pourrait être considérablement augmenté en recourant à la titrisation dans des proportions similaires à celles observées aux États-Unis. Olivier Vigna mentionnait que seulement 0,2 % du bilan des banques européennes est titrisé, contre 1,3 % aux États-Unis. Une augmentation de cette pratique permettrait de libérer des ressources supplémentaires dans le bilan des banques pour accroître les prêts aux PME.
Néanmoins, nous n’avons pas le sentiment que les règles de Bâle III aient excessivement entravé la capacité des banques à prêter. Ce qui est certain, c’est qu’elles ont réduit la rentabilité de leurs capitaux engagés et diminué leur avantage comparatif par rapport aux banques américaines, qui ne respectent pas ces règles du Comité de Bâle. Cette situation soulève d’ailleurs des interrogations quant à la participation future des États-Unis aux travaux du Comité de Bâle, compte tenu de la nouvelle administration. Nous sommes confrontés à une situation particulièrement préoccupante en termes d’inégalité de compétitivité entre les banques européennes et américaines.
M. Olivier Vigna. La force de l’économie française réside effectivement dans la taille de son secteur financier. En termes de total de bilan des banques et des compagnies d’assurance, nous occupons la première place en Europe. Le capital-investissement, ainsi que la gestion d’actifs, constituent également des atouts majeurs pour la France. Cependant, face à nos concurrents extra-européens, les distorsions de concurrence induites par des réglementations telles que Solvabilité II et Bâle III pénalisent l’évolution des bilans et la rentabilité des acteurs logés dans l’Union européenne.
L’un des défis consiste à enrayer la croissance relative des banques situées dans d’autres juridictions par rapport aux acteurs européens. Il y a quinze ans, la taille et la capitalisation boursière des grandes banques françaises leur permettaient de rivaliser avec leurs homologues anglo-saxonnes. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il est donc essentiel d’instaurer une concurrence équitable. Les autorités de régulation doivent contribuer à cette équité concurrentielle, non seulement au sein de l’Union européenne, mais également entre les grandes régions économiques mondiales.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Monsieur de Romanet, lorsque vous dirigiez Egis, vous avez ouvert le capital de cette filiale de la Caisse des dépôts à hauteur de 25 % aux salariés, créant ainsi une opération exemplaire d’association des collaborateurs à la vie de l’entreprise. Selon vous, comment pourrait-on démocratiser l’actionnariat salarié ? Cet enjeu me semble crucial à plusieurs titres : il favorise la performance de l’entreprise en impliquant ceux qui la font vivre, il représente un levier de pouvoir d’achat en permettant à tous de bénéficier de la croissance de l’entreprise, et enfin, il constitue un enjeu de souveraineté, car une détention par les salariés est préférable à celle de fonds étrangers. Quelles sont vos réflexions et recommandations sur ce sujet ?
M. Augustin de Romanet. Je vous remercie pour cette question qui aborde deux aspects distincts : l’actionnariat salarié dans les sociétés non cotées et dans les sociétés cotées. Concernant Egis, cette expérience reste un excellent souvenir. Egis, une entreprise d’ingénierie, envisageait une fusion avec Iosis, une société organisée en partenariat avec un actionnariat salarié. Les dirigeants de Iosis, dignes de confiance, proposaient de vendre leur entreprise à un prix que je jugeais très raisonnable, basé sur un faible multiple de l’actif net.
J’ai alors pensé qu’impliquer les salariés d’Egis dans ce partenariat présenterait un double avantage. D’une part, cela les inciterait à s’investir davantage dans la gestion de l’entreprise. D’autre part, en cas de vente future par la Caisse des dépôts, la valorisation serait probablement bien supérieure, permettant aux salariés de s’enrichir légitimement, parallèlement à la Caisse des dépôts. Malgré des réticences initiales au sein de l’écosystème de la Caisse des dépôts, nous avons mené à bien cette opération. Aujourd’hui, Egis s’est remarquablement développé, devenant un leader français de l’ingénierie. Je suis convaincu que cette fusion avec Iosis, exemple de partenariat intelligent en actions non cotées, a significativement contribué au succès de l’entreprise. L’implication des employés qui se sentent responsables de la gestion de leur entreprise ne génère que des effets positifs.
Concernant l’actionnariat dans les sociétés cotées, je peux citer l’exemple du groupe ADP, dont j’ai eu la responsabilité. Lors de son introduction en Bourse en 2006, l’État a offert aux salariés la possibilité d’investir à un prix avantageux, environ 38 euros par action, alors que le prix d’introduction était d’environ 52 euros. À mon arrivée en 2012, le cours avait légèrement progressé, atteignant environ 55 euros. Rapidement, il a dépassé les 100 euros, niveau autour duquel il se maintient aujourd’hui, représentant ainsi un doublement de la valeur initiale.
Malgré les défis successifs tels que la crise du Covid, la crise financière et l’imposition de taxes particulièrement atypiques, le cours de l’action de notre entreprise a doublé. Cette performance remarquable n’échappe à aucun salarié d’ADP. Il est d’ailleurs notable que la grande majorité d’entre eux choisit d’investir l’essentiel de leur intéressement et de leur participation dans l’entreprise.
L’actionnariat salarié revêt une importance capitale. Il permet à nos collaborateurs d’envisager leur retraite avec sérénité, que ce soit pour acquérir une résidence secondaire ou pour financer les études supérieures de leurs enfants, y compris dans des destinations prestigieuses comme la Colombie-Britannique ou Singapour. Dans de nombreuses grandes entreprises françaises, l’actionnariat salarié représente souvent plus de 100 000 euros par personne en fin de carrière.
Au sein du groupe ADP, l’actionnariat salarié s’élève à environ 1,8 % du capital. Concrètement, pour une capitalisation boursière de 10 milliards d’euros, cela représente 180 millions d’euros répartis entre approximativement 6 000 personnes, soit une moyenne de 30 000 euros par individu. Il convient de noter que ce chiffre fluctue en fonction des entrées et sorties de l’entreprise. Néanmoins, je suis convaincu que la plupart des salariés présents depuis 2006 quittent ADP avec un patrimoine supérieur à 100 000 euros, à condition d’avoir systématiquement placé leur intéressement et leur participation.
L’actionnariat salarié présente un double avantage. D’une part, il concrétise la participation à la règle des 72 évoquée précédemment. D’autre part, il sensibilise nos collaborateurs à l’importance de l’épargne.
Je tiens à illustrer l’impact positif de l’actionnariat salarié par un exemple concret. Lors de la crise du Covid, notre chiffre d’affaires s’est effondré à zéro, nos aéroports étaient fermés, et je craignais que nous ne puissions plus assurer le paiement des salaires. Face à cette situation critique, nous avons contracté un emprunt colossal de 4 milliards d’euros entre avril et juin 2020.
Les agences de notation nous ont accordé leur confiance, conditionnée à notre engagement de réaliser des économies substantielles. Nous avons alors expliqué à nos équipes : « Les agences de notation nous font confiance, il est de notre devoir d’honorer cette confiance. Nous devons donc impérativement réaliser des économies. » Malgré quelques mouvements sociaux, nous avons réussi à réduire les salaires de l’ensemble de nos collaborateurs de 3 à 5 % pendant deux ans. Ces mesures drastiques ont permis à l’entreprise de survivre, puis de redémarrer. Aujourd’hui, nous constatons avec satisfaction que le cours de l’action a repris une trajectoire ascendante.
Je suis profondément convaincu que l’essence même de la vie de l’entreprise réside dans ce que le Général de Gaulle exprimait dans ses Mémoires d’espoir : associer les salariés et leur restituer la dignité de la participation aux fruits de leur travail. Cette vision s’est concrétisée à travers les ordonnances sur l’intéressement et la participation de 1966-1967, qui ont contribué à forger un pacte social solide au sein des entreprises du CAC 40 en France.
J’ai toujours considéré que la véritable ligne de démarcation au sein du salariat français ne se situe pas entre cadres et non-cadres, mais entre ceux qui ont accès au capital via leur entreprise et ceux qui en sont privés. Prenons l’exemple d’un employé administratif dans une station-service Total à La Défense ou dans une PME de douze salariés : sans intéressement ni participation, il partira à la retraite sans le moindre patrimoine lié à son entreprise. À l’inverse, un salarié de TotalEnergies, qui bénéficie d’une politique d’actionnariat salarié exemplaire, aura accès à un patrimoine significatif grâce à cette capitalisation.
M. le président Charles Rodwell. En guise de conclusion, permettez-moi de vous interroger sur votre expertise en tant que dirigeant d’ADP. Dans notre pays, on évoque fréquemment les zones industrielles portuaires. Pourriez-vous nous éclairer sur la situation des zones industrielles aéroportuaires ? J’aimerais notamment aborder deux aspects.
Premièrement, la logistique. La plateforme ou hub FedEx de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle constitue, à mon sens, un atout majeur pour l’attractivité de notre pays, tant pour le transport de biens que pour certains services. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Deuxièmement, j’aimerais évoquer un sujet plus délicat : le triangle de Gonesse, situé à proximité de l’aéroport de Paris. Je sais que cette question a été complexe pour vous et pour de nombreux acteurs locaux. Êtes-vous directement concerné par ce dossier, compte tenu du statut de cet espace ?
Auriez-vous des recommandations à formuler concernant d’éventuelles dispositions réglementaires ou législatives que nous pourrions mettre en place pour faciliter l’accès aux zones industrielles aéroportuaires pour nos entreprises et nos industries ?
Par ailleurs, les acteurs locaux du Val-d’Oise, qu’il s’agisse des élus ou de l’agence d’attractivité, nous ont sollicités. Comment pourrions-nous leur donner davantage de moyens et d’outils pour faire des choix stratégiques quant aux entreprises implantées sur ces territoires ? Ces terrains ont une valeur inestimable étant donné leur emplacement stratégique. Comment permettre à ces acteurs de les valoriser au mieux, non pas dans une logique d’investissement financier à court terme, mais plutôt dans une perspective de valorisation stratégique à long terme de ces espaces ?
M. Augustin de Romanet. Je vous remercie pour ces questions pertinentes. Concernant la logistique et le fret, l’aéroport Charles-de-Gaulle traite environ 2 millions de tonnes de cargo chaque année. Cette performance le place au premier rang européen, à égalité avec Francfort. Chaque année, nous nous disputons la première place, l’écart se jouant à quelques tonnes près. Charles-de-Gaulle s’affirme donc comme un hub essentiel pour le fret en Europe.
L’importance stratégique de ce hub s’est particulièrement manifestée durant la crise du Covid, notamment pour l’acheminement des masques. FedEx, que vous avez mentionné, représente directement 3 000 à 4 000 emplois, et si l’on considère les emplois induits, ce chiffre atteint 10 000. Il s’agit de l’un des trois grands hubs mondiaux de FedEx, aux côtés de Memphis et Shanghai.
La position stratégique du hub parisien de FedEx s’explique notamment par le fait que tous les colis américains à destination de l’Afrique transitent par Paris. Cela présente un double avantage : d’une part, cela contribue à maintenir le réseau africain, en particulier celui d’Air France. D’autre part, cela permet de remplir les soutes des avions d’Air France, puisque de nombreux colis FedEx arrivant à Paris sont ensuite acheminés dans les soutes d’avions à destination du monde entier.
Vous avez raison de souligner l’importance de la logistique. C’est pourquoi nous menons des discussions annuelles avec FedEx pour les inciter à réduire l’empreinte sonore de leurs avions. L’un des avantages comparatifs exceptionnels du hub de Charles-de-Gaulle réside dans sa capacité à accueillir des vols de nuit. En contrepartie, nous devons impérativement limiter les nuisances sonores. Chaque année, nous négocions avec FedEx pour les encourager à moderniser leur flotte et à supprimer les appareils les plus bruyants. Le nombre de créneaux nocturnes est strictement encadré et contrôlé, et le groupe ADP s’efforce de réduire progressivement les nuisances sonores des avions de FedEx.
Concernant le triangle de Gonesse, je vous suggère de solliciter mon successeur pour obtenir une note détaillée, car c’est lui qui est désormais au cœur des enjeux liés à ce projet. La région du Val-d’Oise a longtemps souffert d’un déficit de développement économique. Contrairement aux Yvelines, qui ont bénéficié de l’impulsion d’une communauté d’ingénieurs des Ponts ou des Mines et de scientifiques retraités pour stimuler le développement économique de l’ouest parisien, le nord de l’Île-de-France n’a pas connu une telle dynamique.
Concernant certains dossiers stratégiques, notamment ceux liés au transport, il est impératif de préserver le nord de l’Île-de-France et du Val-d’Oise. C’est pourquoi je considère qu’il faut absolument maintenir le projet de la ligne 17 du Grand Paris. Cette ligne desservira le nord de la plateforme de Charles-de-Gaulle au Mesnil-Amelot, traversera l’aéroport Charles-de-Gaulle et passera par le triangle de Gonesse. Actuellement, certains acteurs remettent en question la pertinence de la station de métro au triangle de Gonesse, arguant que l’abandon du projet EuropaCity entraînerait un trafic insuffisant. Je considère personnellement que cette position est une hérésie. L’interruption de la ligne 17 compromettrait gravement sa reprise ultérieure. Prenons l’exemple du CDG Express, initialement lancé en 2006, puis arrêté en 2010, relancé en 2013, et qui ne verra finalement le jour qu’en 2027. Ainsi, dans l’intérêt de la prospérité du Val-d’Oise, département trop longtemps délaissé, il est crucial de maintenir la ligne 17, même si cela implique une faible fréquentation initiale de l’arrêt triangle de Gonesse. Il est essentiel, comme vous le soulignez, de réunir toutes les parties prenantes afin d’explorer les possibilités d’utilisation intelligente de ces terrains à forte valeur, dans le respect de l’environnement, tout en favorisant l’emploi et le développement économique de la zone.
J’exprime par ailleurs un profond regret concernant l’absence de réalisation du barreau de Gonesse. Cette infrastructure aurait permis aux habitants de Gonesse et de Sarcelles de rejoindre l’aéroport Charles-de-Gaulle en seulement un quart d’heure. Malheureusement, un résident de Sarcelles souhaitant se rendre à Charles-de-Gaulle en transports en commun est actuellement contraint de passer par la gare du Nord. Cette situation est également aberrante.
M. le président Charles Rodwell. C’est précisément pour cette raison que nous nous mobilisons en faveur de la ligne 18, destinée à desservir l’ouest et le sud de l’Île-de-France.
M. Augustin de Romanet. J’ai effectivement soutenu le projet de la ligne 18 dès ses débuts.
M. le président Charles Rodwell. Nous vous sommes reconnaissants pour cet engagement, notamment en ce qui concerne Paris-Saclay et le bassin de Saint-Quentin-en-Yvelines jusqu’à Orly.
Monsieur le président, je vous remercie vivement pour le temps que vous nous avez accordé et pour votre contribution extrêmement enrichissante à notre commission. Je vous invite à compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été transmis. Vous pouvez également faire parvenir au secrétariat tout document que vous jugerez utile pour les travaux de cette commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-huit heures cinq.
Présents. – M. Sébastien Huyghe, M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell, M. Lionel Vuibert