Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Table ronde, ouverte à la presse, sur le financement privé de la réindustrialisation, réunissant :
• Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB)
• M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG)
• M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest
• M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable 2
– Présences en réunion................................22
Mardi
27 mai 2025
Séance de 17 heures 45
Compte rendu n° 46
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix-sept heures quarante-cinq.
M. le président Charles Rodwell. Nous poursuivons ces auditions avec une table ronde consacrée au financement privé de la réindustrialisation. Je vous souhaite la bienvenue et vous rappelle que cette audition est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande.
Nous accueillons donc :
– Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB),
– M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG),
– M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest,
– et M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable.
Je vous remercie également de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Yves Perrier, M. Bertrand Rambaud, M. Philippe Setbon et Mme Maya Atig prêtent serment.)
Mme Maya Atig, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF) et de l’Association française des banques (AFB). Le financement bancaire de l’industrie en France se caractérise par son ampleur, son dynamisme et son fort potentiel. Les crédits à l’industrie manufacturière représentent ainsi 13 % du total des crédits aux entreprises, une proportion nettement supérieure à la part de ce secteur dans le PIB, inférieure à 10 %. Les encours de crédit à l’industrie ont connu une progression significative, passant de 160 milliards d’euros en 2020 à 180 milliards aujourd’hui. Cependant, nous n’avons pas encore retrouvé le niveau de 17 % observé au début des années 2010.
Il est également important de souligner que plus d’un tiers des crédits accordés à ce secteur sont des lignes de crédit mobilisables mais non tirées. Cette situation témoigne de la stratégie des industries qui constituent des réserves financières pour gérer leur capacité d’investissement de manière optimale face aux incertitudes économiques.
Sur le plan conjoncturel, l’industrie affiche une résilience notable, avec une part des défaillances nettement inférieure à sa part dans l’économie globale.
Le financement bancaire joue également un rôle essentiel dans le développement de l’industrie verte. La décarbonation et la réduction de l’impact écologique sont devenues des priorités, motivées non seulement par des considérations environnementales, mais aussi par des objectifs d’économies d’énergie et de stabilité des coûts énergétiques.
Au niveau mondial, les banques ont élaboré des trajectoires de décarbonation sectorielles, notamment pour l’automobile, l’acier, le ciment et l’aluminium. Cette approche, basée sur des hypothèses internationales, leur permet d’aligner leurs stratégies de financement sur les objectifs de réduction des émissions tout en continuant à soutenir leurs clients.
Concernant les conditions actuelles de financement, même si la liquidité est aujourd’hui satisfaisante pour répondre à la demande de crédits, les exigences croissantes en matière de solvabilité et de prudence pourraient à l’avenir constituer un frein. Bien que la solidité du secteur bancaire soit essentielle, un excès de prudence pourrait conduire à une forme de paralysie, limitant la capacité des banques à se projeter dans l’avenir et à soutenir pleinement l’activité économique.
Dans la mesure où nous ne rencontrons actuellement aucune difficulté en termes de collecte et de liquidité, il nous paraît essentiel de ne pas multiplier les propositions de livrets divers. Nous sommes en effet convaincus que la prolifération de livrets ne favorise pas le financement de l’industrie. En revanche, nous estimons nécessaire de porter une attention particulière aux règles prudentielles, en les adaptant de manière proportionnée aux risques réels, plutôt que de s’engager dans une course effrénée vers des normes toujours plus contraignantes. Il est également essentiel de renforcer la compréhension du risque par les épargnants et de leur offrir des incitations à la prise de risques mesurés. Or actuellement, tant au niveau français qu’européen, nos modes de traitement de l’épargne favorisent excessivement la liquidité totale. Cela se traduit par la possibilité pour les épargnants de récupérer immédiatement leurs fonds, tout en bénéficiant d’une rentabilité optimale compte tenu d’une prise de risque nulle. Cette situation, particulièrement marquée en France avec l’épargne réglementée, crée une sorte de formule magique combinant risque zéro, liquidité totale et rémunération potentiellement supérieure à d’autres titres. De plus, le cadre juridique actuel n’incite pas à proposer des produits plus risqués.
Pour relever ces défis, nous proposons plusieurs solutions. Tout d’abord, il est impératif de stabiliser le cadre réglementaire de l’Union européenne qui, bien qu’il ait contribué à notre stabilité financière jusqu’à présent, risque aujourd’hui de freiner les investissements nécessaires s’il devient trop rigide.
Nous devons en outre repenser la manière dont les risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont intégrés dans les relations financières. Il est certes essentiel de comprendre et d’évaluer ces risques, tant du point de vue des clients que des institutions financières. Cependant, l’établissement de règles trop contraignantes ou l’augmentation systématique du calcul du risque en fonction de l’impact ESG pourrait engendrer une frilosité préjudiciable à tous les acteurs économiques. Cette approche risque de décourager les entreprises, notamment celles qui cherchent à décarboner leurs activités, en les submergeant de contraintes administratives et juridiques excessives. De plus, si ces critères devenaient un outil systémique d’attribution de crédit, cela pourrait entraver le dialogue constructif entre le financeur et son client, ajoutant des contraintes là où la flexibilité et l’adaptation sont nécessaires.
La Commission européenne a heureusement lancé un plan d’action pour l’union de l’épargne et de l’investissement, s’appuyant sur le rapport de Mario Draghi sur le futur de la compétitivité de l’Europe du 9 septembre 2024 ou celui de Christian Noyer « Développer les marchés de capitaux européens pour financer l’avenir » publié le 29 avril 2024. Ce plan vise à établir un lien plus efficace entre la capacité d’épargne, la prise de risques mesurée, et les besoins d’investissement des entreprises.
Cet enjeu est majeur pour l’avenir, car les investissements de demain devront répondre à des défis multiples tels que l’amélioration de la production, le renforcement de la compétitivité, la réindustrialisation et l’adaptation à la transition environnementale.
M. Yves Perrier, président du conseil d’administration du groupe Edmond de Rothschild, président d’honneur d’Amundi, président de l’Institut de la finance durable. En préambule, il convient de souligner que si nous nous interrogeons aujourd’hui sur la réindustrialisation, c’est parce que la France a connu un processus de désindustrialisation considérable et méthodique depuis une trentaine d’années. Actuellement, la part de l’industrie dans notre économie oscille ainsi entre 9 et 10 %, un niveau comparable à celui de la Grèce. En comparaison, l’Allemagne maintient un taux de 22 à 23 %, l’Italie de 15 à 16 %, et la Suisse, fait moins connu, se situe également autour de 22 à 23 %.
Ce déclin industriel français résulte de multiples facteurs et semble avoir été le fruit d’une préférence collective. Il marque la fin de ce que j’appelle dans mon livre Quelle économie politique pour la France ?, publié en 2023 avec François Ewald, le « pacte gaullo-pompidolien », dernière période où la France a connu un véritable essor industriel, atteignant un niveau proche de celui de l’Allemagne au début des années 1970. Alors que la France était encore profondément agricole, elle a su dans cette période s’industrialiser par une combinaison que j’appelle le « libéral-colbertisme » ; libéralisme au sens du plan Rueff-Pinay adopté le 23 décembre 1958, Armand Rueff étant le traducteur de l’ordo-libéraux Allemands – d’où la phrase prêtée à Pompidou à propos du marché « Arrêtez d’emmerder les Français » – et colbertisme parce que de grands projets d’Etats créent une dynamique industrielle.
La réindustrialisation nécessite avant tout un projet politique ambitieux et de puissance. Elle implique l’alignement de tous les acteurs, entreprises, système financier et État, vers un objectif commun. L’industrie est essentielle car c’est en son sein que se crée la valeur ajoutée. Nous avons trop longtemps cédé aux sirènes de la société de services ou même de la société du temps libre, allant jusqu’à la théorisation d’une « industrie sans usine » ou fabless par Serge Tchuruk, ancien président-directeur général d’Alcatel entre 1995 et 2006.
Une réindustrialisation efficace exige un plan global, à l’image des plans du début de la Ve République, qui ne se limitaient pas à des œuvres administratives mais visaient à fédérer toutes les parties prenantes autour d’un objectif commun.
Concernant les aspects financiers, je définis l’économie comme l’art de combiner le plus efficacement possible travail et capital. Dans ce contexte, nous pouvons constater qu’en France comme en Europe, le capital ne manque pas. Le taux d’épargne en Europe se situe ainsi entre 15 et 16 %, la France ayant même atteint 18 % récemment, alors qu’aux États-Unis, il oscille entre 6 et 8 %. Cependant, une part significative de cette épargne européenne est exportée, principalement vers les États-Unis, pour un montant estimé entre 300 et 500 milliards d’euros. L’Europe et le Japon sont aujourd’hui les deux principales zones exportatrices d’épargne finançant les déficits américains, la Chine ayant réduit sa contribution en flux. Cette exportation de l’épargne vers les États-Unis s’explique par des raisons financières et de marché. Historiquement, les taux de rendement y ont été plus élevés qu’en Europe, reflétant une croissance économique plus dynamique. Ce phénomène s’inscrit probablement aussi dans un cadre géopolitique plus large, où les États-Unis ont accepté, par exemple, les excédents commerciaux allemands.
Je souhaite aborder plusieurs points essentiels concernant l’épargne et les investissements en Europe, particulièrement en France, en comparaison avec les États-Unis. Premièrement, l’épargne européenne est majoritairement investie dans des placements à faible risque. En France, sur les 6 200 milliards d’euros d’épargne, environ 80 % sont placés dans des produits quasiment sans risque tels que l’assurance-vie en euros, l’épargne réglementée ou les dépôts monétaires. Seuls 20 % environ sont investis en actions, cotées ou non, ce qui est nettement inférieur à la proportion observée aux États-Unis.
Deuxièmement, nous constatons une tendance à l’exportation de l’épargne européenne, avec une diminution des investissements en actions locales. Lorsque des investissements en actions sont réalisés, ils se tournent de plus en plus vers les marchés étrangers, principalement américains. Cette évolution s’explique par la domination de Wall Street, qui représente plus de 50 % de la capitalisation boursière mondiale. Actuellement, les actions européennes ne représentent plus que 35 % des portefeuilles contre 51 % auparavant. Ce phénomène s’inscrit dans la stratégie américaine de maîtrise du système financier mondial. Les États-Unis ont créé un déficit commercial, mais les excédents d’épargne des autres pays viennent se réinvestir chez eux. Cela explique en partie le niveau plus élevé des bourses américaines, avec un multiple des résultats de 25 aux États-Unis contre 15 en Europe.
Un autre point important concerne le capital-investissement non coté ou private equity. Sa part dans l’allocation actions des grands fonds de pension est nettement plus faible en Europe qu’aux États-Unis, avec 2 % en France contre 20 % aux États-Unis. Or le private equity présente l’avantage de s’inscrire dans une perspective de long terme.
J’insiste sur le fait que le déficit de financement des entreprises, particulièrement des petites et moyennes entreprises (PME), se situe principalement au niveau des fonds propres, et non de la dette.
Par ailleurs, la part de l’épargne européenne gérée par des sociétés de gestion européennes a considérablement diminué, passant de 50 % il y a quinze ans à environ 20 % aujourd’hui. Cela s’explique par la domination du secteur financier américain puisque, sur les dix premiers gestionnaires d’actifs mondiaux, neuf sont américains et un seul est européen.
Face à cette situation, je propose deux objectifs principaux. Le premier est d’augmenter significativement la détention française ou européenne du capital des groupes français. En 1990, seulement 10 % du capital du CAC40 était détenu par des fonds étrangers, principalement américains. Ce chiffre est passé à environ 45 % aujourd’hui, voire davantage si l’on exclut les grands groupes familiaux, notamment du luxe, et l’actionnariat salarié. Il est important de disposer d’un capital de base nationale car, contrairement à une idée reçue, les entreprises ont bel et bien une nationalité. Dans la perspective de la réindustrialisation, se pose la question du rôle des grands groupes français : créons-nous les conditions propices à ce qu’ils investissent davantage en France ? Or selon la nature de leurs actionnaires, les entreprises n’adoptent pas nécessairement la même attitude. La France constitue un cas particulier en Europe, puisque les groupes allemands sont majoritairement détenus par un capital allemand, ce qui est également vrai pour les groupes italiens, notamment à travers les structures familiales. Un second aspect tient à la question du réinvestissement. Un débat récurrent porte sur le niveau des dividendes. L’année passée, les dividendes versés par les entreprises du CAC40 se sont élevés à environ 120 milliards d’euros. Cela signifie qu’environ la moitié, soit près de 60 milliards, a été versée à des fonds de pension américains pour financer les retraites outre-Atlantique, alors qu’il s’agit de sommes qui auraient pu être réinjectées dans l’économie française ou européenne.
Un deuxième objectif consiste à renforcer les PME françaises, ce qui est absolument essentiel car nous observons, depuis quelque temps, une évolution préoccupante. Après le passage progressif de nombreux grands groupes français sous capitaux étrangers, un phénomène similaire est en train de se produire dans le domaine du private equity. Si nous n’y prenons pas garde, une grande partie des PME françaises sera, d’ici une dizaine d’années, détenue par des capitaux étrangers. Malgré la qualité reconnue de plusieurs sociétés françaises de private equity, force est de constater que les principaux acteurs de ce secteur restent majoritairement anglo-saxons.
Dès lors, plusieurs types d’actions peuvent être envisagés pour favoriser cette orientation. Le cadre réglementaire constitue un premier levier. Du côté des investisseurs institutionnels, la question de la solvabilité ou solvency se pose. Pour les assureurs, ce cadre bien connu est trop défavorable à l’investissement en actions. Il en va de même des règles encadrant certains fonds, tels que les fonds de l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique (ERAFP). J’ai pu constater, à plusieurs reprises, que l’introduction même limitée d’actions dans ces fonds était immédiatement perçue comme extrêmement risquée.
Un autre élément concerne la directive européenne du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers ou Markets in Financial Instruments Directive (MIFID). Acheter des actions par l’intermédiaire des réseaux bancaires relève du parcours du combattant. Cette approche est absurde, car le risque ne réside pas dans le fait de détenir des actions, mais bien dans l’allocation excessive en actions. Il est à mon sens nécessaire de repenser entièrement l’approche de cette réglementation issue de la MIFID, car il s’agit là d’un véritable problème structurel.
Par ailleurs, les dispositifs fiscaux préférentiels devraient être réservés aux fonds investis à l’amont de la chaîne, c’est-à-dire dans les entreprises elles-mêmes, afin de retrouver une politique produit plus lisible. Aujourd’hui, l’Europe compte environ 10 000 fonds contenant des actions, ce qui rend l’offre extrêmement illisible. Les acteurs doivent continuer à s’efforcer de clarifier l’offre et de la rendre accessible.
Enfin, le dernier point consiste à réserver les dispositifs fiscaux et préférentiels aux fonds investis dans des entreprises françaises et européennes. Il est nécessaire, en ce sens, de recréer une forme de préférence française ou européenne dans l’allocation de l’épargne, à l’image de ce que pratiquent les États-Unis. Il est essentiel de disposer de grandes entreprises en Europe car, lorsqu’une entreprise est industrielle, elle conserve toujours une forme d’ancrage national. Il s’agit là d’un élément central si nous souhaitons rivaliser avec les grands acteurs internationaux bien connus comme Blackrock ou Blackstone. À cet égard, parmi les atouts majeurs dont la France dispose encore, son système financier, qu’il s’agisse des banques, des gestionnaires d’actifs ou des assureurs, constitue indéniablement l’un des points de force du pays.
M. Bertrand Rambaud, président de Siparex, président de France Invest. Je représente France Invest, qui regroupe les gestionnaires français de capital-investissement ou private equity, de dette privée et d’infrastructure. Notre secteur injecte annuellement 50 milliards d’euros dans l’économie française, soutenant 8 000 entreprises en France et 10 000 en Europe. Concernant l’industrie, nous investissons chaque année 10 milliards d’euros en capital, dette privée et infrastructure, soit 25 % de notre activité totale. L’industrie et les services associés constituent donc le premier secteur ciblé par le capital-investissement français.
Notre position d’actionnaires dans 10 000 entreprises en France et en Europe nous confère une perspective unique. Je tiens à tirer la sonnette d’alarme sur la situation actuelle que nous observons en tant qu’investisseurs présents dans les territoires et en contact quotidien avec les entreprises. Nous constatons tout d’abord une dégradation conjoncturelle significative au sein de nos PME et ETI, qui s’impose pour 2025. Le processus de désindustrialisation est bel et bien engagé.
Pour illustrer concrètement ces défis, je vais comparer la situation en France et au Canada, à travers l’exemple d’un groupe dont je suis actionnaire et administrateur, spécialisé dans la production d’emballages. En examinant leurs comptes d’exploitation, nous observons que les techniques, les matières premières et les machines sont identiques. La seule différence réside dans l’environnement de travail. Or la rentabilité de cette activité au Canada est deux fois supérieure à celle de la France. Cette disparité s’explique pour moitié par des conditions de vente nettement inférieures en France. Cela révèle une culture française du prix, caractérisée par une pression constante sur les tarifs, particulièrement marquée pour les sous-traitants, contrairement à d’autres pays européens ou étrangers qui privilégient des produits à plus forte valeur ajoutée. Cette pression sur les prix, héritée notamment de l’influence de la grande distribution, constitue un enjeu majeur. Cette problématique soulève des questions philosophiques et politiques fondamentales concernant notre vision collective de l’économie. L’autre moitié de l’écart de rentabilité s’explique, sans surprise, par les coûts de la masse salariale, incluant des charges sociales nettement supérieures à celles de nos voisins, ainsi que par un temps de travail inférieur. J’ajouterai le facteur énergétique comme troisième composante.
Ces éléments, extérieurs aux problématiques de financement, impactent profondément la vie industrielle de nos entreprises. Dans ce contexte, comment un groupe familial peut-il aujourd’hui envisager la construction d’une nouvelle usine en France face à de telles opportunités à l’étranger ? La décision est rapidement prise en faveur de l’international. Cette réalité ne se limite pas au Canada mais s’observe également en Italie et en Allemagne, pays dotés d’un capitalisme familial extrêmement puissant.
Nous avons collectivement une responsabilité à assumer pour corriger cette situation, car cet enjeu dépasse largement les seules questions de financement et engage l’ensemble des acteurs économiques.
Malgré ces défis, la France possède des atouts considérables. Nous bénéficions d’ingénieurs et de techniciens de grande qualité, d’une forte culture entrepreneuriale, ainsi que de groupes du CAC40 qui excellent sur la scène mondiale, surpassant souvent leurs homologues étrangers.
Il est en outre essentiel de renforcer les liens entre le monde des PME et des entreprises de taille moyenne (ETI) et celui des grandes entreprises (GE). Au-delà de la question des prix, qui nécessite un véritable changement culturel, des initiatives telles que le mécénat de compétences ou l’accompagnement doivent être développées. C’est uniquement par une action collective que nous pourrons surmonter ces obstacles majeurs et éviter la disparition annoncée de notre industrie.
Concernant le financement, la France bénéficie d’atouts considérables tels que des banques exceptionnelles, le soutien de l’État, la Banque publique d’investissement (BPIFrance), la Caisse des dépôts et consignations, enviée par nos voisins, ainsi que des fonds d’investissement, faisant de la France la première industrie du private equity en Europe. Bien que les ressources financières, les outils et les compétences soient présents, un manque de financement en fonds propres persiste et nous constatons que ces capitaux tendent à se concentrer sur certains secteurs, laissant d’autres domaines sous-financés.
Pour être concret, il manque une couche de financement de type obligataire. Bien que le besoin en capital soit réel, certaines entreprises ne sont pas toujours en mesure d’offrir le rendement exigé par les investisseurs en capital. Malgré la présence de la dette bancaire, nos entreprises souffrent d’un déficit en quasi-fonds propres. Il est donc impératif de renforcer l’offre à ce niveau, sur le modèle des initiatives mises en place après la crise du Covid, comme le dispositif des obligations Relance.
Le rapport au risque de l’épargne individuelle est une réalité culturelle. Dans notre secteur, seulement 5 % de nos fonds proviennent de l’épargne individuelle, contre 50 % aux États-Unis. Sans viser un tel niveau, compte tenu des différences culturelles et historiques, il est nécessaire d’inciter cette épargne, notamment les 300 milliards mis en avant par l’État, à financer nos activités productives. Cette mobilisation ne se fera pas par la contrainte mais en suscitant l’intérêt des épargnants. Je propose, à cet égard, une idée simple, inspirée de pratiques étrangères, qui est celle de créer des produits d’investissement associant institutionnels et particuliers, en concevant des véhicules d’investissement privilégiant dans un premier temps les retours de distribution aux investisseurs privés. Concrètement, les investisseurs particuliers seraient servis en priorité, avant les investisseurs publics ou institutionnels. Cette approche, sans impliquer de financement public direct, rassurerait l’investisseur individuel en lui garantissant un flux de retour prioritaire lors des cessions d’entreprises, le motivant ainsi à financer l’économie réelle.
Les mesures que je préconise n’engendrent aucun coût pour l’État ni pour le budget, et j’ai observé leur mise en œuvre dans certains pays confrontés à des déficits de financement et d’innovation, avec des résultats extrêmement positifs.
Pour prendre un autre exemple, les fonds d’investissement présentent certes des avantages mais également des limites, notamment leur durée de vie restreinte à dix ans. Leur modèle économique, basé sur un investissement sur cinq ans, suivi d’une revente, s’avère pertinent pour les opérations de transmission, mais moins adapté pour du capital patient et de long terme.
Il y a quelques années, notre pays disposait de sociétés de capital-risque (SCR), des sociétés de fonds perpétuels ou evergreenqui s’inscrivaient dans la durée. Il est impératif de recréer des outils permettant un accompagnement sur le long terme, que ce soit pour des entreprises familiales nécessitant des investissements minoritaires ou pour des investissements technologiques qui requièrent généralement plus de cinq à sept ans pour générer de la performance. Nous devons redonner du temps à ces capitaux pour qu’ils produisent du rendement et soutiennent efficacement ces entreprises.
Concernant la technologie, bien que la France dispose de nombreuses solutions de financement, les entreprises en forte croissance peinent à trouver des financements en Europe. Nous devons donc créer une épargne européenne conséquente. Les investisseurs américains sont capables d’injecter 100, 200, voire 300 millions d’euros dans une société, ce que nous ne savons pas faire. En conséquence, nous vendons nos entreprises à des investisseurs américains capables de prendre le relais, faute de ressources suffisantes en France. Il s’agit d’un enjeu majeur si nous souhaitons conserver nos sociétés technologiques sur notre territoire.
J’aimerais également aborder le sujet, parfois mal perçu en France, des fonds de pension. Actuellement, une part importante des retraites placées dans notre pays ne contribue pas suffisamment au financement des entreprises, alors que cette épargne de long terme représente une opportunité que nous devrions saisir. Nous devrons avoir le courage d’orienter cette épargne vers le financement de nos entreprises, générant ainsi des rendements bénéfiques pour les investisseurs, les retraités et notre économie dans son ensemble.
En conclusion, je constate que nous disposons d’une multitude d’outils, souvent plus nombreux que nos voisins, d’un système financier exceptionnel et de dirigeants et entrepreneurs talentueux, qui constituent notre ressource première, mais que des ajustements sont nécessaires en termes de charges et d’évolution culturelle. Nous devons en outre mettre en place une série de petites mesures et, surtout, réallouer une partie de notre épargne annuelle vers notre économie nationale. Sans cela, nous risquons de voir des géants étrangers financer nos entreprises françaises et européennes, ce qui est inacceptable alors que nous possédons toute l’expertise nécessaire pour le faire nous-mêmes.
M. Philippe Setbon, directeur général délégué de Natixis, président de l’Association française de la gestion financière (AFG). Je tiens avant tout à souligner que la nécessité de réindustrialiser constitue un enjeu majeur de souveraineté. Cette réindustrialisation est essentielle non seulement pour les raisons évoquées précédemment mais également parce que nous traversons une période particulière où nous devons transformer notre tissu industriel pour le rendre compatible avec une croissance durable. Cette transformation nécessite des investissements considérables que les États ne peuvent ou ne veulent pas tous assumer. L’utilisation judicieuse de l’épargne globale est donc absolument essentielle pour accélérer et réussir cette transition industrielle nécessaire.
Pour relever ce défi, deux approches existent. La première consiste à agir par la réglementation, la création de nouveaux produits ou labels. Bien que nécessaire, cette approche n’est pas à la hauteur des enjeux. Nous devons plutôt susciter l’envie à grande échelle, peut-être en créant des enveloppes plus globales afin de modifier la façon d’épargner et de financer. Nous pourrions, par exemple, développer davantage le plan épargne-retraite.
Face à l’incohérence actuelle, il est en outre indispensable de rétablir une cohérence d’ensemble. D’un côté, nous nous interrogeons sur les raisons pour lesquelles l’épargne ne s’investit pas dans les fonds propres, en se tournant de plus en plus vers les entreprises américaines plutôt que françaises ou européennes, et, de l’autre, nous devons exercer une autocritique sur ce qui a été activement mis en place au cours des vingt ou trente dernières années. La réglementation a en effet favorisé une gestion passive, dite low cost, qui, soutenue par un groupe d’intérêt ou lobbying particulièrement efficace, ne cesse de gagner des parts de marché. Cette gestion passive repose cependant sur les capitalisations boursières. Or aux États-Unis, l’organisation des marchés et le mode de financement des retraites permettent une croissance mécanique beaucoup plus importante de la capitalisation boursière, sans même évoquer la profitabilité supérieure des entreprises. C’est précisément ce cercle vertueux que nous devons créer en France et en Europe. En développant une gestion passive uniquement fondée sur l’évolution des capitalisations boursières, nous alimentons un effet boule de neige qui, de manière active, contribue à financer des entreprises autres que les nôtres. Il nous faut donc repenser en profondeur notre approche afin de favoriser le financement de nos propres entreprises et industries.
Il est impératif de mettre un terme au travail en silo qui a conduit à une situation où nous ne finançons plus suffisamment nos économies nationales. Pour y remédier, nous devons agir sur plusieurs fronts. Il est tout d’abord nécessaire de revoir la réglementation, notamment celle qui régit les grands propriétaires d’actifs institutionnels. La directive européenne du 25 novembre 2009 sur l’accès aux activités de l’assurance et de la réassurance et leur exercice, dite « directive Solvabilité II », en particulier, mérite une attention particulière. Cette réglementation, associée à d’autres mesures, engendre un effet procyclique sur l’investissement, alors que nous devrions viser un investissement contracyclique, qui permettrait d’obtenir des rendements plus élevés pour les épargnants, ce qui est essentiel pour stimuler l’attrait de l’épargne.
Pour créer un cercle vertueux en Europe, nous devons initier un processus qui commence par des incitations fiscales, certes nécessaires au départ, mais qui ne doivent pas être l’unique levier. L’objectif est d’investir dans l’innovation, la technologie et la transformation des entreprises, ce qui améliorera leur rentabilité. Cette amélioration de la rentabilité augmentera à son tour les rendements attendus pour les épargnants, les incitant naturellement à réinvestir sans nécessiter de nouvelles incitations fiscales.
Dans cette optique, l’AFG soutient activement la mise en place de produits d’investissement à long terme et d’un label européen associé, à l’instar de ce que préconise le rapport de Christian Noyer d’avril 2024, auquel l’AFG a contribué. Il ne s’agit pas de créer de nouveaux produits, mais plutôt de se concentrer sur l’attribution d’un label et d’incitations fiscales pour des produits existants orientés vers le long terme. Cela devrait englober à la fois les investissements cotés et non cotés, y compris dans les PME, dont l’importance a diminué ces dernières années.
Nous devons être ambitieux dans la définition des critères pour ce label européen. Par exemple, fixer un seuil de 70 % ou 75 % d’investissement en actions européennes serait inutile, étant donné que l’assurance-vie en France investit déjà 82 % dans les entreprises européennes. Nous devons viser plus haut afin d’obtenir un impact significatif.
Nous ne pouvons pas promouvoir la compétitivité et la simplification tout en poursuivant, dans le même temps, des initiatives telles que la Stratégie en matière d’investissements de détail ou retail investment strategy développée depuis mai 2021 par la Commission européenne. Nous devons également généraliser les plans d’épargne-retraite, y compris dans les petites entreprises, afin de permettre à tous les salariés de bénéficier automatiquement d’un complément de retraite.
Il est également essentiel de cesser l’obsession du low cost et de relancer les cotations en bourse pour assurer une continuité entre le private equity et les marchés publics. La stabilité fiscale est essentielle pour attirer non seulement les capitaux nationaux, mais également les investissements étrangers. La prévisibilité fiscale est plus importante que le niveau de taxation en soi, car elle permet aux acteurs économiques de s’adapter et de planifier à long terme.
Je souhaite, pour conclure, insister sur l’importance d’un autre enjeu, qui fait actuellement l’objet de nos réflexions, en prolongeant une démarche engagée de longue date. Nous avions en effet beaucoup travaillé, en 2016, à l’élaboration du livre blanc sur l’épargne retraite, qui avait préparé le terrain à la réforme. Nous devons aller plus loin, notamment en abaissant les seuils d’accès au plan d’épargne retraite (PER) et en généralisant l’usage. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en cause notre système de financement des retraites, ni la logique de répartition sur laquelle il repose. En revanche, il nous paraît essentiel de tendre vers certains standards internationaux, sans calquer pour autant les modèles de pays fondant intégralement leur système sur ce type de dispositifs, tels que les États-Unis ou l’Europe du Nord.
Il convient cependant de garder à l’esprit que notre PER, bien que déjà porteur, ne représente aujourd’hui que 10 % du PIB, contre 150 % aux États-Unis, et environ 100 % en Suède. La capacité à investir sur le long terme, à orienter durablement l’épargne vers le financement de nos entreprises, repose donc sur des dispositifs conçus avec cohérence, déployés avec constance et pensés pour durer.
M. le président Charles Rodwell. Pour commencer, et en écho à l’audition de M. Patrick Pouyanné, président de Total, nous avons constaté qu’en quinze ans, la part française au capital de Total est passée de 30 à 14 %, les seize points d’écart étant désormais détenus par des investisseurs américains. Cela s’explique notamment par la puissance des fonds de pension américains. Dans ce contexte, êtes-vous favorables à un régime de retraite par capitalisation en France pour financer l’industrie, au-delà de son impact potentiellement positif sur les retraites des Français ? Parmi les nombreux modèles évoqués par différents spécialistes, de Terra Nova à Bertrand Martinot, lequel vous semble être le plus intéressant ?
Deuxièmement, concernant l’union des marchés de capitaux (UMC), nous observons une forme d’offensive bienveillante de la part d’acteurs internationaux non européens pour intégrer la gestion passive d’actifs, les fonds négociés en bourse ou Exchange Traded Funds (ETF), parmi les bénéficiaires des futures réglementations. Pensez-vous que l’inclusion de mécanismes de type ETF dans les dispositifs de l’UMC soutiendrait nos entreprises ou, au contraire, représenterait une menace pour les gestionnaires d’actifs actuels en France et en Europe ?
Ces questions étant complexes, je vous invite à nous fournir des réponses écrites complémentaires si nécessaire.
M. Yves Perrier. L’intervention de Patrick Pouyanné au sujet de son groupe n’est qu’une illustration d’une tendance générale. En effet, la part du capital des groupes français détenue par des investisseurs étrangers est passée de 10 % à 50 % au fil du temps. Ce chiffre est même plus élevé si l’on exclut la participation des groupes familiaux. Bien que la question des fonds de pension soulevée soit pertinente, il faut également considérer le rôle de l’assurance-vie. Le véritable enjeu réside dans la réallocation de notre stock d’épargne longue, qui s’élève à environ 3 000 milliards d’euros en France, vers les actions des entreprises.
Ce changement dans la structure de l’actionnariat s’est opéré au milieu des années 1990, coïncidant avec un mouvement de privatisation et la fin des noyaux durs issus des privatisations du début de la décennie. Malheureusement, ce processus s’est déroulé sans que nous disposions du capital nécessaire. Un projet de fonds de pension, porté par le gouvernement Juppé en 1997, n’a pas abouti en raison de la chute de ce gouvernement. Parallèlement, les contraintes réglementaires sur l’assurance-vie, notamment avec l’introduction de la directive Solvabilité II, ont considérablement réduit la part des actions dans les portefeuilles. Alors qu’au début des années 2000, une compagnie d’assurance-vie détenait entre 15 et 20 % d’actions dans sa partie euro, ce pourcentage est tombé à 5 ou 6 % en raison des exigences accrues en fonds propres pour les investissements en actions par rapport à la dette, en particulier la dette d’État.
Si la mise en place d’une retraite par capitalisation gérée par des fonds de pension va dans la bonne direction, il est donc également essentiel d’adopter une approche globale pour réallouer efficacement les 3 000 milliards d’euros d’épargne. Il faut également s’interroger sur l’allocation des 1 000 milliards d’épargne réglementée, comme le Livret A, qui finance actuellement le logement social. Il s’agit d’un choix politique et collectif : souhaitons-nous orienter le capital vers l’investissement dans les entreprises, le logement social, ou le financement de la dette publique ? Cette décision est fondamentalement politique et requiert une réflexion approfondie sur nos priorités.
Mme Maya Atig. Parmi les facteurs majeurs qui influencent les mouvements de grandes masses d’épargne, les incitations publiques jouent un rôle majeur. La première de ces incitations réside dans les plafonds appliqués à l’épargne réglementée. En rehaussant significativement ces plafonds par rapport à ceux en vigueur par le passé, nous avons accrédité l’idée qu’un ménage de quatre personnes en France peut aujourd’hui cumuler plus de 120 000 euros d’épargne financière placée sur des supports sécurisés. Un ménage disposant d’un tel niveau d’épargne peut ainsi le placer en toute sérénité, sans jamais s’inquiéter des fluctuations, tout en ayant la possibilité de le retirer à tout moment, avec la garantie d’un placement défiscalisé. Ce choix résulte d’une décision politique prise en 2012. Auparavant, pour une famille de même composition, ce plafond s’élevait à environ 75 000 euros. Nous avons donc collectivement choisi de privilégier très largement la sécurité.
Il est important de rectifier une idée reçue en précisant que toute l’épargne est active, puisque chaque euro est utilisé pour financer divers secteurs, que ce soit le logement social, les crédits immobiliers, les entreprises ou les États. L’assurance-vie, par exemple, est entièrement mobilisée pour ces financements. La question n’est donc pas de savoir si l’argent travaille, mais plutôt s’il est investi au bon niveau de risque et s’il envoie les bons signaux économiques.
Le deuxième facteur déterminant est la performance constatée des actifs. À titre d’exemple, le désinvestissement des assureurs en actions au début des années 2000 résulte d’une combinaison d’incitations réglementaires, notamment la directive Solvabilité II, et de la volatilité des marchés. Ces éléments ont fortement découragé l’investissement en actions.
Concernant la retraite par capitalisation, bien que notre fédération n’ait pas de modèle d’inspiration spécifique, nous reconnaissons que ce type d’outil permet d’effectuer des choix collectifs, confiés à des professionnels, tout en offrant une certaine flexibilité individuelle. Cela favorise une vision à long terme et rétablit une hiérarchie cohérente entre les investissements à court terme ultra-sécurisés et ceux à long terme, potentiellement plus risqués mais plus performants sur la durée.
Quant à l’UMC, nous estimons qu’il est essentiel de ne pas se contenter d’un modèle low cost et consumériste. La Commission européenne actuelle semble partager cette vision, contrairement à la précédente qui privilégiait des produits simples et peu coûteux. Il est essentiel de ne pas systématiquement opter pour les solutions les plus rémunératrices à court terme, mais de considérer plutôt l’avenir et notre souveraineté économique.
M. Philippe Setbon. Je souhaite partager une réflexion personnelle, qui n’engage pas l’association que je représente. Il est essentiel de comprendre que la création d’un passif ne doit pas être motivée par la destination potentielle de l’actif récolté. En d’autres termes, on ne met pas en place une retraite par capitalisation dans l’espoir qu’elle refinancera le tissu industriel. La retraite par capitalisation doit répondre aux besoins de la population. Fort heureusement, lorsqu’un passif est correctement distribué, il génère naturellement un actif correspondant aux besoins de financement de l’économie, que ce soit à court, moyen ou long terme.
Cela étant dit, nous restons cohérents avec notre position de longue date en faveur du développement du PER, convaincus que le renforcement de ce dispositif serait bénéfique. L’entreprise constitue un vecteur de distribution particulièrement efficace pour ces plans, car elle permet de toucher l’ensemble de la population active, au-delà de ceux qui bénéficient d’incitations fiscales importantes. Le succès des PER collectifs ou d’entreprise témoigne d’ailleurs de cette efficacité.
Concernant l’UMC, nous réitérons notre soutien ferme à cette initiative défendue dans le rapport Noyer visant à améliorer le dispositif en Europe. Pour répondre concrètement à votre question sur les ETF, il est important de préciser qu’il s’agit avant tout d’une enveloppe d’investissement. Bien que la majorité des ETF soit gérée passivement, il existe également des ETF à gestion active. Il ne faut donc pas opposer les ETF à d’autres formes d’investissement, mais plutôt les considérer comme un outil parmi d’autres dans la palette des instruments financiers disponibles.
Concernant le label et l’incitation fiscale associée, je souhaite tout d’abord affirmer qu’un simple label, sans incitation financière, n’aura qu’un succès limité. L’incitation fiscale est essentielle pour encourager le financement des entreprises européennes. Deuxièmement, si les ETF, qu’ils soient passifs ou actifs, financent les entreprises européennes dans les proportions requises pour bénéficier de cette incitation, cela pourrait être complémentaire. Cependant, il est important de comprendre que les ETF sont des instruments financiers, et non des enveloppes d’investissement à long terme. Ils sont utilisés par les investisseurs pour diversifier leurs portefeuilles et répondre à leurs besoins spécifiques.
Je comprends l’intérêt de certains à vouloir inclure les ETF dans le label, mais cela témoigne d’une incompréhension de l’objectif visé. Cette approche nous maintient dans une logique consumériste, axée sur l’exportation de capitaux, ce qui n’est pas la direction que nous devrions prendre. En tant que gestionnaire d’épargne, notre responsabilité est de faire des choix économiques judicieux. Or l’investissement dans un indice peut amener à perdre cette capacité de discernement. Néanmoins, si 90 % des entreprises incluses dans ces ETF étaient européennes, cela pourrait être considéré comme une approche acceptable.
M. Bertrand Rambaud. Je ne peux qu’approuver les propos tenus précédemment concernant la retraite par capitalisation, qui représente un enjeu absolument majeur pour l’industrie du private equity. Dans certains pays voisins, on observe à chaque coin de rue des caisses de retraite spécifiques pour différentes professions, qui fonctionnent efficacement et génèrent des excédents réinvestis localement. Bien qu’il ne s’agisse pas de la solution unique, cette approche me semble essentielle à considérer.
Je souhaite également mettre en lumière les effets positifs que commence à produire la loi relative à l’industrie verte, promulguée le 23 octobre 2023. Pour notre secteur du private equity, 2,8 milliards d’euros ont été levés l’année dernière grâce à cette initiative, ce qui représente une augmentation de 30 % des investissements par les particuliers. Cette tendance remarquable dans notre marché démontre l’efficacité de cette mesure. Ces produits offrent un rendement attractif et je tiens à remercier les législateurs et toutes les parties prenantes pour leur travail sur ce sujet.
L’enjeu actuel est cependant d’étendre cette dynamique à l’épargne retraite, qui est particulièrement adaptée à ce type de produits. Nous constatons un intérêt croissant des particuliers pour des produits finançant notre économie réelle, qui s’observe non seulement dans le private equity mais également dans d’autres secteurs. L’aspect territorial est également important, car les investisseurs sont sensibles aux opportunités dans leurs régions.
Bien que mon propos soit axé sur la microéconomie, je suis convaincu que c’est par cette approche que nous parviendrons à rediriger les capitaux vers nos entreprises. La loi relative à l’industrie verte a ouvert une voie prometteuse, et il est essentiel de capitaliser sur ces succès, car ils offrent de réelles opportunités de rentabilité pour l’épargne tout en soutenant notre économie.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Concernant l’objectif de réindustrialisation de la France à hauteur de 15 % du PIB d’ici 2035, bien qu’il semble difficile à atteindre, France Stratégie estime qu’il faudrait mobiliser environ 20 milliards d’euros par an sur dix ans. L’enjeu principal n’est pas tant d’augmenter le stock d’épargne, mais plutôt d’optimiser les flux, puisque les besoins en financement ne représentent qu’environ 3 % de l’épargne française actuelle. La question primordiale est donc de réorienter d’abord l’épargne existante vers la réindustrialisation de la France. Nous constatons qu’une partie significative de l’épargne française et européenne est actuellement dirigée vers les États-Unis, mais également vers d’autres pays européens, finançant ainsi l’industrie d’Europe de l’Est, d’Allemagne ou d’Italie.
Ma première question porte sur la nécessité d’instaurer une clause de préférence française pour le fléchage des produits d’épargne vers l’industrie nationale. Madame Atig, vous avez exprimé des réserves quant à la création d’un produit d’épargne dédié à l’industrie. Dans ce cas, comment pouvons-nous garantir que les fonds existants financeront effectivement l’industrie nationale sans une telle clause ?
Ensuite, quel opérateur serait le plus approprié pour financer l’industrie nationale ? Faut-il envisager la labellisation de fonds privés à condition qu’ils participent au financement d’une certaine part de l’industrie française ? Ou devrions-nous considérer la création d’un fonds souverain français, un véhicule d’investissement qui mobiliserait l’épargne des Français vers les secteurs stratégiques et l’industrie non cotée, notamment les PME et ETI qui constituent le socle industriel de notre pays et son potentiel de réindustrialisation ? Ce fonds pourrait également investir dans nos industries cotées, face à l’acquisition progressive de nos fleurons par des fonds étrangers.
M. Yves Perrier. L’allocation du capital est effectivement une question centrale. Il est essentiel de maximiser la mobilisation du capital et de l’épargne vers le développement industriel français. Si la réindustrialisation devient une priorité nationale, il est nécessaire de créer toutes les conditions pour que l’épargne soit prioritairement affectée à cet objectif. Cela nécessite notamment d’agir sur la fiscalité, qui est un levier essentiel des politiques publiques en la matière.
Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Les constructeurs français produisent une part importante de leurs véhicules à l’étranger, notamment en Roumanie ou au Maroc, en raison de coûts de revient nettement inférieurs. Pour redévelopper l’industrie dans notre pays, il faudra donc créer des conditions favorables et redonner des avantages compétitifs à nos entreprises. Cela passe par une réflexion approfondie sur la réallocation de la charge fiscale globale en fonction des types de financement.
Concernant l’idée d’un fonds souverain, elle mérite d’être sérieusement examinée. BPIFrance a déjà initié une démarche en ce sens avec son fonds Lac d’argent ou Silver Lake. La détention du capital des grands groupes français est en effet un enjeu fondamental. Prenons l’exemple de Total, dont la part d’actionnaires étrangers est passée de 42 % à près de 48 % en quelques années. En tant que dirigeant d’Amundi, j’ai personnellement résisté aux pressions d’activistes écologistes qui demandaient la cession des actions Total.
Un fonds souverain n’est certes pas une panacée, mais il peut être un outil précieux pour développer des stratégies industrielles de long terme. L’industrie nécessite du temps et un actionnariat stable pour se développer. Un tel fonds permettrait ainsi de protéger nos entreprises des difficultés passagères qui mènent à des opérations publiques d’achat (OPA), à l’image de ce qui existe en Allemagne avec l’actionnariat familial, les grandes compagnies d’assurance-vie ou, historiquement, la Deutsche Bank qui jouait le rôle de banque attitrée ou house bank. Il ne s’agit pas d’un fonds qui participerait au capital de toutes les entreprises, mais de cibler stratégiquement certains groupes clés pour notre souveraineté industrielle.
Mme Maya Atig. Je souhaite apporter un éclairage complémentaire, voire divergent, sur certains points évoqués. Il est important de considérer l’Union européenne comme un ensemble cohérent, avec sa monnaie unique et son marché unique, malgré ses imperfections. Nous partageons un socle commun de droits, notamment en matière de droit du travail, et de responsabilités. Les industriels ont pleinement intégré cette dimension européenne dans leurs chaînes de production. Se focaliser sur des avantages ou des cadres nationaux plutôt qu’européens semble donc peu pertinent, alors que notre principal défi se situe face aux États-Unis et à d’autres zones géographiques. La taille de notre marché des capitaux en France est très limitée. À titre d’exemple, le marché des entreprises technologiques dans l’Union européenne représente 1 400 milliards d’euros, contre dix fois plus aux États-Unis, même en excluant les sept plus grandes capitalisations. Il convient donc pour la France de ne pas se retourner sur elle-même mais d’affronter le vaste monde aux côtés des Européens.
Il existe depuis longtemps des dispositifs d’avantages fiscaux sur l’épargne, comme le plan d’épargne en actions (PEA), qui doivent être attribués à toutes les entités européennes. La réponse purement réglementaire consistant à ériger de nouvelles barrières nationales tout en conservant la libre circulation et la monnaie unique n’est pas viable. Cependant, il est vrai que la proximité territoriale joue un rôle important dans l’investissement, car les acteurs économiques connaissent généralement mieux les entreprises de leur région, ce qui favorise un investissement de conviction. Il s’agit d’un biais car on investit d’autant plus dans un produit qu’on le connaît localement.
Concernant les aides d’État et les fonds souverains, il existe déjà une coordination croissante entre les entités publiques et les fonds de retraite pour renforcer la part de capital détenue par des investisseurs nationaux. Les enjeux actuels résident davantage dans l’amélioration de la coordination, de la visibilité et de la cohérence de l’action de ces différentes entités, plutôt que dans la création de nouvelles structures.
En termes de moyens, il est rare que des entreprises se voient refuser des investissements par manque de fonds de la part d’entités telles que la Caisse des dépôts ou BPIFrance. Ces institutions semblent ainsi aujourd’hui suffisamment dotées pour répondre aux besoins qui se présentent.
Lorsque des entreprises invoquent l’abandon de projets de croissance, cela résulte généralement davantage d’une réticence à ouvrir leur capital que d’une réelle impossibilité de trouver un actionnaire public. Dans certains cas concrets où des fonds participatifs, bénéficiant d’une garantie publique, étaient mobilisables, il a fallu dissiper des craintes infondées concernant l’entrée d’un actionnaire public au capital.
Aujourd’hui, nous disposons d’une masse considérable de fonds publics répartis entre diverses entités. Bien que ne portant pas l’appellation officielle de fonds souverain, ces ressources sont substantielles et font l’objet d’une coordination étroite. Cet instrument français est donc bel et bien opérationnel. Grâce à nos réseaux de professionnels ancrés dans les territoires, nous sommes en mesure d’identifier plus efficacement les projets d’envergure nationale.
Par ailleurs, de nombreux industriels reconnaissent que soutenir l’industrie d’un autre pays européen contribue également au renforcement de l’industrie française. Cette approche est désormais considérée comme prioritaire, notamment face aux enjeux de compétitivité et de concurrence qui se jouent à l’échelle internationale. Bien que je sois convaincue que le cadre européen doit primer sur toute autre considération, il est tout à fait envisageable, au sein de ce cadre, de développer des outils comportementaux, de connaissance et de valorisation qui s’inscrivent dans une logique de proximité, qu’elle soit régionale ou nationale.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Dans le cadre juridique européen actuel, l’Allemagne a mis en place des fonds d’investissement qui, plutôt que de se focaliser sur la nationalité des entreprises, privilégient la localisation effective et les retombées économiques sur un territoire défini. L’objectif n’est pas de discriminer des entreprises étrangères comme Toyota qui produisent en France, mais de s’assurer que les moyens de production sont effectivement implantés sur le territoire national. Cette approche génère des bénéfices tangibles en termes d’emploi et de valeur ajoutée. Un modèle similaire est appliqué en Italie à travers le plan individuel d’épargne (PIR), qui incite fiscalement les investisseurs italiens à soutenir les sociétés non cotées, particulièrement les PME nationales.
Mme Maya Atig. Il existe actuellement un cadre permettant des actions ciblées dans le domaine des aides d’État, tout en veillant à ne pas ériger de barrières liées à la nationalité. Nous disposons de divers outils, tels que des fonds territoriaux et régionaux, qui se justifient par leur capacité à traiter des entités qui seraient difficilement visibles à l’échelle européenne. Cette approche découle de l’application du principe de subsidiarité européenne. Cependant, étendre ce modèle à une part significativement plus importante de l’épargne risquerait d’engendrer des inefficacités et de complexifier l’accès pour les professionnels. Prenons l’exemple d’une entreprise produisant dans le Vaucluse avec des matières premières provenant d’Espagne ou d’Italie. Devrions-nous lui refuser notre soutien au motif qu’une partie de ses intrants provient de l’étranger ? Ces questions de proportionnalité et de subsidiarité sont au cœur des principes fondamentaux de l’Union européenne.
M. Bertrand Rambaud. Au-delà de la question des préférences nationales, il me paraît essentiel d’inciter l’épargne individuelle à s’investir dans nos entreprises françaises. Cela peut passer par des avantages fiscaux, bien que je considère que cette approche ait ses limites. J’ai précédemment évoqué l’exemple du Québec, où un système de remboursements prioritaires pour les personnes physiques par rapport aux investisseurs publics a été mis en place avec succès. Cette initiative a permis de lever des milliards de dollars en redonnant confiance aux épargnants individuels pour soutenir les entreprises locales. Je crois fermement qu’il faut s’orienter dans cette direction, en impliquant davantage les régions et les territoires, et en trouvant des moyens innovants pour mobiliser cette épargne.
Concernant le fonds souverain, je me concentre uniquement sur le non coté, qui est mon domaine d’expertise. Notre approche consiste à agréger de nombreuses petites actions dans les territoires et 80 % de nos investissements sont réalisés hors Île-de-France. Je ne suis pas favorable à l’idée d’un immense véhicule qui injecterait des fonds dans des sociétés de gestion.
Sans BPIFrance, notre industrie du private equity, championne en Europe, n’existerait probablement pas, puisque de nombreux fonds français dépendent de son soutien. Notre défi principal n’est pas d’obtenir davantage de fonds publics, mais d’attirer les investissements privés. L’État doit jouer un rôle de levier afin d’encourager l’afflux de capitaux privés en complément des investissements de BPIFrance, des caisses et des banques des territoires. L’enjeu essentiel réside dans la mobilisation de l’épargne individuelle et des investisseurs privés.
M. Philippe Setbon. Je souhaite mettre en lumière trois points essentiels. Premièrement, nous bénéficions d’une opportunité exceptionnelle avec un secteur de l’investissement en France qui est en tête en Europe continentale, tant dans le coté que dans le non coté. Malheureusement, je ne dispose pas des chiffres précis de balance pour répondre exactement à votre question, monsieur Loubet, concernant l’épargne des Français collectée en France. Il est important de noter que le secteur de l’investissement français gère également l’épargne d’étrangers, ce qui implique une certaine responsabilité envers ces pays d’origine en termes d’investissement.
La position de leader de notre secteur doit être défendue avec vigueur en termes de compétitivité. Les sociétés de gestion de chaque pays, y compris en France, présentent ce que nous appelons un biais d’allocation. Une étude approfondie menée par l’AFG en 2024 démontre clairement ce phénomène. Un gestionnaire d’actifs basé à Paris aura tendance, face à un même passif ou besoin client, à privilégier les actifs et entreprises françaises par rapport aux entreprises américaines, allemandes ou japonaises, au-delà de ce que dicteraient les seules considérations de diversification et de rendement anticipé. Cette tendance est bénéfique et il est essentiel de cultiver cette compétitivité sectorielle. De nombreuses sociétés de gestion ont développé des fonds thématiques, y compris des fonds investissant dans des entreprises créatrices d’emplois sur le sol national.
Bien que nous soyons favorables à l’idée d’un fonds souverain national, il est essentiel de bien définir ses orientations et ses contours. Alternativement, ou de manière complémentaire, nous pourrions envisager des véhicules d’investissement ciblant des thématiques stratégiques spécifiques. La défense a certes occupé une place prépondérante dans nos discussions depuis le début de l’année, mais de nombreux autres secteurs tels que la pharmacie ou l’agroalimentaire méritent toute notre attention. Il est impératif d’orienter judicieusement l’investissement et l’épargne, en tenant compte des aspirations des épargnants, qui semblent manifester un vif intérêt pour ces opportunités.
L’efficacité de ces mesures repose entièrement sur le développement de l’éducation économique et financière dans notre pays. Bien que nous ayons déjà accompli des progrès significatifs, il est essentiel de comprendre que même les meilleures capacités d’investissement resteront sans effet si notre niveau d’éducation financière demeure aussi faible qu’actuellement. Sans une amélioration substantielle dans ce domaine, nous continuerons à observer une prédominance de l’épargne liquide sur les comptes courants et de l’épargne réglementée. Il est intéressant de noter, et je rejoins ici la réflexion sur la retraite par capitalisation, que ce système pourrait potentiellement jouer un rôle d’accélérateur dans le développement de cette culture et éducation financières. En prenant l’exemple des États-Unis, où la retraite par capitalisation est largement répandue, on constate que ce système incite naturellement la population à améliorer ses connaissances financières. Ainsi, un cercle vertueux se crée, alliant développement du système de retraite et progression de l’éducation financière.
M. Jean-Philippe Tanguy (RN). Permettez-moi tout d’abord de souligner que si nous rémunérons les banquiers, c’est précisément en raison de leur expertise supérieure. Les Français n’ont pas besoin d’être médecins pour se soigner, de même qu’ils ne devraient pas nécessairement avoir besoin d’une éducation financière approfondie. La plupart des gens sont capables de comprendre les concepts de base et de compter. L’existence même des banques et des conseillers financiers vise à combler ce déficit de connaissances spécialisées.
J’aimerais aborder deux points essentiels. Vous avez évoqué l’époque de Pompidou mais je tiens à souligner que la grande époque du développement des banques françaises remonte à Napoléon III. À cette période, les banques françaises faisaient preuve d’initiative et de vision, sans attendre les directives de l’État pour identifier les domaines d’investissement prometteurs. Cette dynamique s’est poursuivie sous la IIIe République, malgré la faiblesse relative de l’État dans l’élaboration de politiques à long terme.
Aujourd’hui, force est de constater que les grandes banques françaises semblent manquer de vision stratégique, puisque nous ne percevons ni grands projets d’investissement, ni propositions audacieuses en matière d’infrastructures ou de développement industriel. Leur approche paraît plutôt passive, se contentant de suivre les orientations de la Banque centrale européenne (BCE) et les tendances internationales, sans réelle ambition.
Bien que les banques disposent de ressources considérables, elles semblent peiner à les mobiliser de manière productive et innovante. Il serait trop simpliste d’en rejeter l’entière responsabilité sur l’État. Le paradoxe réside dans le fait que certains acteurs du secteur bancaire se plaignent des contraintes étatiques tout en peinant à proposer des initiatives concrètes lorsqu’on les interroge sur les leviers mobilisables en l’absence de ces régulations.
Aussi, quelles sont vos propositions concrètes ? Si vous étiez aux commandes, quelles mesures prendriez-vous pour dynamiser l’investissement et valoriser l’épargne française, voire européenne ? Bien que vos analyses soient pertinentes, j’attends des solutions plus tangibles. Je reste ouvert à toute suggestion que la représentation nationale pourrait mettre en œuvre pour soutenir le secteur financier dans sa diversité et optimiser l’utilisation de notre épargne. Malgré ma lecture attentive de nombreuses publications, je constate que si les critiques et les analyses historiques sont abondantes, les propositions concrètes font encore défaut.
M. Yves Perrier. Le niveau de désindustrialisation que nous constatons aujourd’hui résulte d’un choix et d’une mise en œuvre collective, impliquant la responsabilité conjointe de l’État, des industriels et du secteur financier. Dans la mesure où c’est la dynamique d’un système qui a progressivement affaibli la France, une nouvelle dynamique globale s’impose pour inverser cette tendance.
Vous soulignez à juste titre que la finance ne peut pas tout. Le véritable fondement de la croissance réside dans les projets industriels, initiés par les industriels eux-mêmes. Prenons l’exemple de la transition énergétique, où nous estimons à l’Institut de la finance durable (IFD) que les besoins d’investissement entre 50 et 70 milliards d’euros par an, alors que les flux d’épargne longue en France dépassent les 100 milliards annuellement. Le véritable défi ne réside donc pas dans la disponibilité des capitaux, mais dans l’identification et le développement de projets viables.
La reconstruction d’un tissu industriel solide étant un processus de longue haleine, particulièrement après une période d’affaiblissement, j’insiste sur la nécessité de retrouver un esprit d’alignement entre les différentes parties prenantes. Sans verser dans la nostalgie, nous pouvons nous inspirer des périodes où cette synergie a porté ses fruits. L’époque Pompidou, par exemple, a été marquée par un alignement remarquable entre l’industrie, le secteur financier et l’État autour de projets communs.
Même aux États-Unis, pays que l’on ne peut guère qualifier de socialiste, cette dynamique collaborative s’observe. La récente loi américaine dite CHIPS and Science Act, promulguée le 9 août 2022, illustre parfaitement cette approche : l’État fédéral s’associe à des acteurs privés comme Intel et des fonds d’investissement pour injecter soixante milliards de dollars dans le développement de l’industrie.
Ce qui fait cruellement défaut aujourd’hui, c’est cette volonté politique d’impulser une dynamique globale. Il y a dix ans à peine, évoquer l’industrie était considéré comme désuet. Certains économistes tels que Julia Cagé allaient jusqu’à affirmer en 2009 que le déclin de l’industrie était souhaitable, privilégiant le secteur des services et arguant que l’industrie était trop polluante.
Pour relancer notre économie, nous avons besoin d’un État stratège, s’inspirant de l’approche de De Gaulle et Pompidou. La planification de cette époque ne se résumait pas à un exercice administratif, mais visait à aligner les acteurs autour d’objectifs communs, chacun jouant ensuite son rôle spécifique. Le financement, bien qu’essentiel, doit s’inscrire dans une vision plus large et ambitieuse du développement économique et industriel de notre pays.
Mme Maya Atig. Je considère que l’alignement implique la nécessité pour chacun d’exercer son métier propre, le rôle des banques n’étant pas de dicter à leurs clients leurs actions au quotidien. Pourtant, nous sommes actuellement dans un système où chaque acteur tend à prescrire les actions des autres. Nous faisons face à une production réglementaire, tant nationale qu’européenne, qui vise à fixer les marges et à déterminer les prix des produits. Les instances législatives et les autorités s’immiscent dans la fixation des prix et la mesure du risque, allant jusqu’à dicter les informations à demander aux clients. Alors qu’auparavant, nous avions la liberté de poser les questions que nous jugions pertinentes à nos clients, tout doit désormais être parfaitement normé. Nous estimons que cette priorité de compétitivité en Europe devrait être davantage portée par les pouvoirs publics. En réalité, chacun s’occupe principalement de prescrire les actions des autres.
Du côté des banques, notre objectif et notre métier consistent à accompagner les projets de nos clients, non à les dicter. Lorsque ces projets sont viables dans des conditions identifiables ou prévisibles, nous les soutenons. Nous nous battons quotidiennement auprès de toutes les institutions pour préserver cette marge de liberté. Nous nous opposons donc également à la fixation arbitraire des prix, car il est essentiel de pouvoir expliquer qu’un équilibre économique doit être trouvé dans chaque situation.
Il existe effectivement de nombreuses contraintes, avec l’intervention de multiples autorités à tous les niveaux, ce qui engendre un manque de cohérence. Concernant l’épargne et son allocation à la réindustrialisation, il est essentiel de clarifier les perspectives temporelles, de sécurité ou d’insécurité, ainsi que les rendements potentiels liés à l’investissement dans la réindustrialisation. Cela implique de sortir du cadre habituel normatif dans lequel nous évoluons fréquemment. Ce type de discussion nous permet de nous aligner et de mieux comprendre les actions de chacun. Notre volonté est d’accompagner les projets dans la mesure où ils s’inscrivent dans un cadre stable et connu.
M. le président Charles Rodwell. Vos interventions soulèvent de nombreuses questions. Nous nous permettrons donc de vous adresser quelques questions écrites ultérieurement, tant vos contributions sont riches d’enseignements.
M. Philippe Setbons. Je m’engage à ce que nos contributions écrites comportent des propositions concrètes, comme vous le demandez à juste titre, et souhaite rappeler les préconisations que nous avançons.
Premièrement, nous préconisons la généralisation de la retraite par capitalisation en complément du système actuel, notamment à travers les entreprises. L’objectif est d’en faire bénéficier le plus grand nombre en abaissant les seuils au niveau des entreprises. Cette mesure serait assortie d’un label européen affirmant clairement la préférence européenne, avec des objectifs ambitieux dépassant les seuils actuels.
Deuxièmement, nous devons lutter contre l’obsession du low cost. Bien que le prix soit important pour l’épargnant, le lobbying est orchestré de manière à orienter les flux d’investissement. Il est donc essentiel d’établir un lien clair entre ces groupes de pression et les flux d’investissement et de combattre cette tendance.
Troisièmement, il est nécessaire de relancer l’attrait de la cotation des entreprises après leur phase de développement dans le non coté, ce qui nécessite une adaptation de la réglementation et une simplification de certains processus.
Quatrièmement, nous plaidons pour la stabilité de la fiscalité sur l’épargne. Bien que la fiscalité sur l’épargne soit trop élevée en France, il est essentiel de maintenir au moins une visibilité à long terme pour les épargnants et les investisseurs sur cette stabilité.
Ces mesures sont relativement simples à mettre en place et vous pouvez compter sur les acteurs financiers pour les mettre en œuvre et investir dans les entreprises.
M. Bertrand Rambaud. Nous avons évoqué la capitalisation et j’ai mentionné des véhicules d’investissement avec des différences de remboursement pour stimuler l’épargne individuelle. Je dispose de propositions concrètes et éprouvées que je peux vous soumettre. Au-delà des fonds d’investissement existants, j’ai suggéré la réintroduction de véhicules à long terme, similaires aux anciennes sociétés de capital-risque. Ce besoin est réel et pourrait s’appuyer sur un statut fiscal spécifique déjà existant en France, à l’origine de la création de notre industrie il y a quarante-cinq ans. Il serait judicieux de réactiver ce dispositif pour des opérations dans l’innovation ou l’investissement minoritaire.
Comme je l’ai précédemment souligné, nous disposons d’une industrie solide des fonds propres et d’un secteur bancaire robuste. Il nous faut développer davantage d’instruments de quasi-fonds propres pour soutenir des entreprises qui ne sont peut-être pas encore prêtes à accueillir des actionnaires. Prenons l’exemple du secteur de la défense, où nous avons estimé les besoins à 5 milliards d’euros d’ici 2030. Toutes les entreprises de ce secteur ne sont pas nécessairement en mesure d’accueillir un investisseur financier à leur capital, certaines étant parfois surendettées.
En conclusion, nous avons besoin de solutions pragmatiques, sous la forme d’une combinaison de petites solutions.
M. le président Charles Rodwell. Je vous remercie de vos interventions et vous invite à transmettre au secrétariat les réponses au questionnaire transmis et tout document complémentaire que vous jugeriez utile pour cette commission d’enquête.
La séance s’achève à dix-neuf heures trente-cinq.
Présents. – M. Pierre Cordier, M. Emmanuel Fernandes, Mme Florence Goulet, M. Alexandre Loubet, M. Éric Michoux, M. Charles Rodwell, M. Jean-Philippe Tanguy, M. Frédéric Weber