Compte rendu
Commission d’enquête
visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant des administrations publiques en charge de la politique industrielle :
• M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE)
• M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE)
• M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI) 2
– Présences en réunion................................23
Jeudi
5 juin 2025
Séance de 11 heures
Compte rendu n° 50
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Charles Rodwell,
Président de la commission
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La séance est ouverte à onze heures.
M. le président Charles Rodwell. Je déclare ouverte cette séance de la commission d’enquête visant à établir les freins à la réindustrialisation de la France, commission demandée par le groupe Rassemblement national et que j’ai l’honneur de présider au nom de mon groupe, Ensemble pour la République.
Nous tenons aujourd’hui une table ronde réunissant les administrations en charge de la politique industrielle. J’accueille M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE), M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE), et M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle, CIRI.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(MM. Courbe, Puisais-Jauvin et Primot prêtent serment.)
M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises (DGE). La désindustrialisation française a débuté dès le premier choc pétrolier et s’est accentuée dans les années 1990 jusqu’au début des années 2010. La part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) est ainsi passée de 17 % en 1995 à 11 % en 2010. Depuis lors, avec la désorganisation des chaînes de valeur mondiale, le déclenchement de la guerre en Ukraine et la crise énergétique et les tensions géopolitiques, ce taux demeure inférieur à 11 %.
Néanmoins, des indicateurs plus précis révèlent un véritable mouvement de réindustrialisation ces dernières années. Malgré les gains de productivité, qui s’exercent plus fortement dans l’industrie et tendent à réduire les emplois, l’industrie manufacturière a regagné des emplois durant la dernière décennie. Depuis 2017, nous dénombrons plus de 130 000 emplois salariés ou équivalents créés dans ce secteur. Nous avons également élaboré un indicateur spécifique mesurant les créations ou extensions significatives de sites industriels. Depuis 2022, il montre une augmentation nette du nombre d’usines avec un solde positif de 176 en 2022, 189 en 2023 et 89 en 2024.
L’industrie française et européenne fait aujourd’hui face à quatre défis majeurs. Le premier concerne la compétitivité, tant sur les prix que hors prix, comme l’a bien illustré le rapport de Mario Draghi sur la compétitivité européenne. Cette problématique résulte en partie des différentiels de prix de l’énergie avec nos grands concurrents, d’un effort d’innovation qui, bien qu’important dans certains pays européens comme la France, demeure insuffisant, et d’une numérisation industrielle encore trop limitée. Le deuxième défi relève de la concurrence internationale, particulièrement de la concurrence déloyale liée à des surcapacités industrielles massives dans de nombreux secteurs. Cette situation est particulièrement manifeste actuellement dans le secteur automobile, mais elle affecte en réalité de multiples secteurs. Le troisième consiste à financer la transition écologique tout en conciliant l’ambition environnementale européenne avec le maintien de notre compétitivité industrielle. Le quatrième porte sur l’accès aux compétences et aux talents nécessaires à notre industrie.
Pour répondre à ces défis, nous déployons une politique industrielle aux niveaux national et européen qui actionne plusieurs leviers stratégiques. Concernant la compétitivité, nous agissons sur la fiscalité de production, la fiscalité de l’innovation et la simplification administrative. Nous soutenons également l’innovation, notamment à travers le plan France 2030 ou des dispositifs européens comme le Conseil européen de l’innovation. Au niveau européen, nous développons des politiques industrielles communes qui permettent non seulement d’innover mais aussi d’industrialiser ces innovations, approche nouvelle pour l’Europe, dans des secteurs stratégiques comme les batteries, l’hydrogène ou les semi-conducteurs. Nous avons engagé des négociations européennes pour renforcer nos instruments de défense commerciale afin de lutter contre la concurrence déloyale, notamment dans l’acier ou la chimie. Nous soutenons également l’intégration dans la réglementation européenne de critères de préférence européenne, à l’instar des pratiques d’autres ensembles économiques extra-européens. Nous finançons activement la décarbonation de l’industrie avec des dispositifs nationaux adaptés aux différentes catégories d’entreprises. Au niveau européen, nous travaillons à concilier les objectifs de décarbonation et les règles du marché carbone européen avec les enjeux de compétitivité, notamment via la compensation carbone et le mécanisme d’ajustement aux frontières. Un axe fort de notre politique consiste à intégrer systématiquement des critères de contenu environnemental des produits dans les réglementations européennes. C’est l’objet du règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net », dit « Net-Zero Industry Act » (NZIA), du règlement du 12 juillet 2023 relatif aux batteries et aux déchets de batteries dit « règlement batterie » ou de l’introduction de clauses miroir dans les réglementations sectorielles pour mieux valoriser les efforts environnementaux des industriels européens. Enfin, concernant les compétences, nous travaillons sur toute la chaîne de formation, depuis l’attractivité des métiers industriels au collège et au lycée jusqu’à l’augmentation des places de formation pour les métiers industriels et la préparation aux métiers d’avenir, notamment dans le cadre de France 2030.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général des affaires européennes (SGAE). La réindustrialisation constitue un sujet majeur que j’aborderai sous l’angle européen, le Secrétariat général des affaires européennes ayant pour mission de définir et coordonner les positions françaises défendues dans les instances européennes. Sur cette question cruciale, nous travaillons en étroite collaboration avec Bercy et particulièrement avec la direction générale des entreprises dirigée par Thomas Courbe.
La dimension européenne de la réindustrialisation s’avère absolument majeure. Cette évidence mérite cependant d’être un peu questionnée et remise en perspective historique. Si l’Union européenne a initialement vu le jour avec une orientation que l’on pourrait rétrospectivement qualifier d’industrielle – comme en témoignent les premiers traités adoptés comme la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et Euratom –, son développement ultérieur s’est davantage concentré sur les enjeux de marché intérieur. Sans tomber dans la caricature, j’ai fréquemment constaté, y compris à Bruxelles, que nombre d’interlocuteurs réduisaient les questions de croissance et de compétitivité au simple bon fonctionnement des quatre libertés. Le marché intérieur demeure certes un sujet fondamental, comme le confirme la récente proposition de la Commission européenne pour sa relance, mais les enjeux industriels restaient largement négligés. La politique industrielle était même, pour le dire de façon un peu enfantine, un gros mot.
Mon message principal aujourd’hui consiste à affirmer que cette situation a radicalement changé. La politique industrielle est redevenue une priorité inscrite au sommet de l’agenda européen. Cette évolution résulte d’une prise de conscience progressive, catalysée par plusieurs crises exogènes, que notre paradigme antérieur n’est plus opérant. La formule longtemps privilégiée consistait à concevoir l’Union essentiellement comme une communauté de consommateurs de services et produits fabriqués ailleurs.
La France soutient depuis fort longtemps qu’une telle approche s’avère insuffisante et qu’il convient de développer également une offre industrielle dans tous les secteurs pertinents. Reconnaissons honnêtement que cette position française rencontrait peu d’écho il y a quinze ou vingt ans. La situation actuelle est différente. La crise du Covid a joué un rôle révélateur majeur, mettant en lumière l’absurdité de certaines dépendances, comme l’absence totale de production de paracétamol sur le territoire de l’Union. La guerre d’agression russe en Ukraine a également mis en exergue l’existence de dépendances critiques constituant autant de vulnérabilités stratégiques.
L’agenda de Versailles, issu du Conseil européen informel de mars 2022, a listé plusieurs domaines prioritaires où ces dépendances doivent impérativement être réduites – qu’il s’agisse d’énergie, de défense, de santé ou d’agriculture, secteurs que la France défend avec constance. Une véritable prise de conscience s’est ainsi opérée, tout d’abord en réaction à ces circonstances extérieures. L’influence française sur ces questions a également fini par porter ses fruits, à travers la promotion de ce qui est désormais devenu au niveau européen l’agenda de souveraineté et d’autonomie stratégique.
Certains de nos partenaires continuent certes à manifester des réticences face à l’expression « autonomie stratégique », y voyant un euphémisme français masquant des tendances protectionnistes. Cette interprétation est erronée – nous ne prônons nullement un repli sur nous-mêmes. Nous considérons au contraire que le libre-échange, pour autant qu’il soit équilibré, ordonné, juste et réciproque, peut s’avérer parfaitement vertueux, permettant à l’excellence française de continuer à s’exporter. L’Union européenne a néanmoins considérablement évolué sur ces questions.
Cette évolution s’est déjà traduite par quelques réalisations, notamment les textes législatifs évoqués par Thomas Courbe. Elle se manifeste également, de manière particulièrement intéressante, dans l’organisation même du nouveau collège de la Commission. La création d’un pôle spécifiquement consacré aux enjeux industriels, sous la direction de Stéphane Séjourné, témoigne de la reconnaissance, au plus haut niveau de la Commission, de l’importance de cette thématique.
Je ne prétends aucunement que tous les objectifs sont atteints. Le compte n’y est pas et nous devons impérativement poursuivre nos efforts. Avoir remporté la bataille des mots, voire des idées, constitue une étape importante mais insuffisante. Le défi réside désormais dans la mise en œuvre concrète, domaine où l’Union européenne joue un rôle majeur.
Une lecture superficielle des traités pourrait laisser croire que les compétences de l’Union en matière industrielle sont assez modestes. L’article 6 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne les classe en effet parmi les compétences dites « d’appui », signifiant que l’essentiel des prérogatives reste entre les mains des États membres, l’Union intervenant en soutien de leur action. En réalité, de nombreux instruments et politiques de l’Union s’avèrent extrêmement pertinents pour les questions industrielles, qu’il s’agisse d’énergie, de recherche et d’innovation, de protection commerciale, de marché intérieur ou de financement de l’économie. Le regain d’intérêt actuel pour l’union des marchés de capitaux, parfois également désignée comme union de l’épargne et de l’investissement, s’inscrit au cœur même de l’agenda de réindustrialisation européenne.
L’enjeu fondamental consiste à mobiliser l’ensemble de ces instruments et politiques européennes au service d’une ambition industrielle qui peut s’énoncer simplement : refaire de l’Union une terre de production. Tout notre travail actuel consiste à inscrire ces instruments dans cette cohérence globale. Cela implique d’ajuster le fonctionnement de certaines politiques, notamment la politique de la concurrence, sur laquelle nous pourrons revenir. Cela nécessite également de toiletter un certain nombre de textes adoptés ces dernières années qui doivent être recalibrés, particulièrement en matière de finances durables où des enjeux importants existent. Il faut adopter une approche extrêmement pragmatique et nullement idéologique sur ces questions.
L’enjeu principal pour nous aujourd’hui est d’assurer cette cohérence d’ensemble et de faire en sorte que ces instruments et politiques ne président pas à eux-mêmes, ce qui a trop longtemps été le cas en raison d’une approche exclusivement juridique et insuffisamment économique de certains sujets. La question des aides d’État constitue un enjeu juridique qu’il faut continuer à traiter comme tel. Cependant, nous devons également l’aborder sous l’angle économique, en reconnaissant que des entreprises accédant au marché intérieur peuvent bénéficier de subventions massives de leur État d’origine, contrairement à nos entreprises européennes, ce dont nous devons tenir compte.
Il y a quinze ans, la Commission reconnaissait cette problématique sans y apporter de solution. Aujourd’hui, nous disposons d’un instrument européen qui lutte contre ce que nous appelons les subventions « distorsives ». Il en va de même concernant l’absence de réciprocité en matière de marchés publics. L’Union s’est dotée de plusieurs instruments qui évoluent dans une direction positive, mais le compte n’y est pas encore. Nous devons absolument poursuivre cet accompagnement, c’est l’enjeu fondamental de la mandature qui s’ouvre aujourd’hui.
M. Guillaume Primot, secrétaire général du Comité interministériel de restructuration industrielle (CIRI). Le CIRI a été créé en 1974, en réaction au premier choc pétrolier. Sa vocation initiale, confirmée dans les années 1980 lorsque sa forme définitive a été adoptée, consiste à accompagner les entreprises industrielles en difficulté. Depuis plus de quarante ans, nous accompagnons des entreprises en difficulté de plus de quatre cents salariés sur le territoire français qui sollicitent notre intervention. Notre principe fondamental repose sur la demande volontaire des entreprises qui nous sollicitent quand elles traversent des difficultés.
L’objectif principal du Comité vise à assurer la continuité de l’activité économique et à préserver le maximum d’emplois, sous réserve que le modèle économique sous-jacent soit jugé viable. En complément des politiques publiques nationales ou européennes présentées par le directeur général des entreprises ou le secrétaire général des affaires européennes, notre approche se concentre sur une action micro-économique, entreprise par entreprise, pour éviter la désindustrialisation.
Notre périmètre d’intervention, historiquement focalisé sur l’industrie, s’est progressivement élargi. Ces deux dernières années, les entreprises industrielles représentent environ 50 % des structures accompagnées. Nous intervenons dans tous les secteurs d’activité à l’exception du secteur financier, celui-ci étant soumis à des règles particulières, notamment dans les domaines de la banque, de l’assurance et des chambres de compensation, en raison de la nature spécifique de leur passif et des règles de résolution qui leur sont applicables.
Concernant notre insertion dans le paysage institutionnel de l’État, notre activité s’inscrit en complémentarité avec celle de la délégation interministérielle aux restructurations des entreprises (Dire) et celle des comités départementaux d’examen des problèmes de financement des entreprises (CODEFI), qui interviennent au niveau départemental pour les entreprises de moins de quatre cents salariés. Notre positionnement interministériel nous permet d’offrir un point d’entrée unique aux entreprises et donc de représenter l’État dans un dialogue global pour le compte de tous les services ministériels concernés. De plus, notre ancrage au sein de la direction générale du Trésor (DGT) présente un avantage stratégique en nous positionnant à l’interface entre les acteurs financiers ̶ banques, compagnies d’assurance-crédit ou d’affacturage, fonds d’investissement réglementés par la DGT et avec lesquels nous entretenons des liens privilégiés ̶ et le tissu industriel et économique non financier. Cette position facilite considérablement nos échanges dans le cadre du traitement des entreprises rencontrant des difficultés.
Notre méthode de travail s’appuie sur une relation de confiance fondée sur la confidentialité des échanges avec les entreprises qui nous sollicitent. Concrètement, une fois saisis par une entreprise, nous travaillons aux côtés de son dirigeant à l’élaboration d’un plan de restructuration, puis nous négocions celui-ci avec une pluralité d’acteurs : les organes de gouvernance, les administrateurs judiciaires, les créanciers publics et privés, les représentants du personnel et les différents services de l’État. Ces procédures se déroulent sous l’égide des tribunaux de commerce et sont donc juridiquement très encadrées. Nous intervenons principalement en procédure amiable plutôt qu’en procédure collective, c’est-à-dire en amont des phases les plus critiques. Nos procédures amiables types sont le mandat ad hoc ou la conciliation.
En ce qui concerne notre activité récente, après une moyenne historique d’une trentaine de saisines par an en 2020 et 2021, nous observons une augmentation significative pour 2023-2024, avec une soixantaine de dossiers accompagnés, qui représentent environ 80 000 emplois. Cette tendance accompagne l’évolution générale des défaillances d’entreprises. Selon les chiffres de la Banque de France et des administrateurs judiciaires, l’année 2024 devrait connaître environ 66 000 défaillances, majoritairement des liquidations concernant des petites entreprises. Le CIRI intervient principalement sur les dossiers les plus importants et s’efforce d’agir le plus en amont possible pour anticiper les difficultés.
M. le président Charles Rodwell. Monsieur Courbe, en votre qualité de directeur général des entreprises, pourriez-vous nous présenter un état des lieux détaillé de certaines filières pour lesquelles nous sommes particulièrement sollicités ? Je pense notamment à la filière chimie : quelle est précisément sa situation actuelle face aux enjeux de prix de l’énergie et aux problématiques tarifaires auxquelles elle est confrontée ? Quelles mesures nous recommanderiez-vous d’adopter pour résoudre ces difficultés majeures ?
Les annonces de financement de notre industrie de défense se sont multipliées ces dernières semaines, notamment par le ministre de l’économie et celui des armées conjointement. Pourriez-vous nous préciser concrètement comment vous travaillez de façon interministérielle avec la direction générale de l’armement (DGA) et d’autres structures pour mettre en œuvre ces engagements ? Je sais que ce sujet dépasse le seul périmètre de la DGE, mais votre position vous permet de nous éclairer sur ce point.
Monsieur le secrétaire général, pourriez-vous nous détailler l’état de la réaction européenne face à la guerre tarifaire déclenchée par les États-Unis, à l’agression commerciale initiée par Donald Trump et au risque d’invasion du marché européen par les produits chinois ? Ce dernier point résulte des surcapacités de production chinoises par rapport à leur consommation intérieure, particulièrement pour les produits destinés à la grande distribution, et de la hausse des tarifs douaniers américains sur les importations chinoises.
Par ailleurs, pourriez-vous expliciter plus précisément la position française dans ces négociations ? Vous avez évoqué les réticences de certains de nos partenaires européens face à des positions françaises protectionnistes ou perçues comme tel. Quelle est exactement la position défendue par la France dans le cadre de ces négociations pour répondre à ces agressions commerciales ?
Enfin, Monsieur Primot, je tiens d’abord à saluer publiquement la qualité du travail effectué par vos équipes et vous-même. J’ai pu constater personnellement votre réactivité et l’impact majeur de votre action dans mon département et ma circonscription. Je vous prie de transmettre mes remerciements à l’ensemble de vos collaborateurs.
Sans évoquer d’entreprises spécifiques, pourriez-vous nous indiquer les secteurs nécessitant une vigilance particulière ? On parle beaucoup de la défense, de la chimie et de la métallurgie, mais existe-t-il d’autres domaines qui échappent actuellement à notre attention ? Surtout, estimez-vous que le CIRI dispose aujourd’hui des outils adéquats pour répondre à l’ensemble des sollicitations qu’il reçoit ? Êtes-vous suffisamment équipés pour anticiper les difficultés en amont, ou avez-vous le sentiment d’intervenir parfois trop tardivement, quand la situation s’est déjà dégradée ? Je ne fais pas uniquement référence aux moyens financiers, mais également aux dispositifs d’identification précoce des risques, en coordination avec les préfectures et les services déconcentrés de l’État dans nos territoires.
M. Thomas Courbe. La chimie constitue un secteur particulièrement exposé aux défis du contexte international, notamment à la concurrence mondiale, en particulier pour sa branche produisant des produits de commodités, puisque leurs prix sont fixés sur les marchés internationaux, tandis que les coûts, notamment énergétiques, diffèrent considérablement entre l’Europe et le reste du monde.
Face à cette situation, nous menons plusieurs actions structurantes. Tout d’abord, nous aidons le secteur chimique à améliorer sa compétitivité-coûts pour mieux affronter la concurrence internationale. Cela passe notamment par l’obtention, pour les entreprises chimiques électro-intensives, de contrats d’électricité compétitifs avec EDF. À cet égard, les contrats d’activité périodiquement négociables (CAPN) prévus dans l’accord de novembre 2023 avec EDF nous semblent parfaitement adaptés.
Nous travaillons à l’extension de la compensation carbone à la chimie organique, particulièrement aux vapo-crackers. Cette compensation représente un facteur-clé de compétitivité pour nos industries dans la compétition mondiale. Actuellement, la chimie organique n’en bénéficie pas. Nous défendons donc activement dans les négociations européennes l’élargissement de ce dispositif à ce secteur d’activité. Nous plaidons également pour son maintien au-delà de 2030, car aujourd’hui, les industriels de la chimie qui doivent décider d’investissements majeurs manquent de visibilité sur la pérennité de cette compensation.
Nous apportons également des financements pour la décarbonation des installations chimiques françaises, afin qu’elles puissent réaliser cette transition tout en préservant leur compétitivité. Depuis plusieurs années, nous avons établi une planification précise de la décarbonation des sites industriels, particulièrement dans la chimie, et nous fournissons des financements adaptés à la taille des sites, qu’il s’agisse d’installations moyennes ou de plus grands sites émetteurs. Plusieurs processus de financement sont en cours, certains déjà contractualisés et d’autres en phase de finalisation. Nous avons notamment lancé un appel d’offres pour les plus grands sites, pour lequel les candidatures ont été remises mi-mai 2025, notamment par plusieurs grands sites chimiques qui pourront bénéficier de ces financements.
Enfin, la défense commerciale que j’ai mentionnée précédemment revêt une importance particulière pour la chimie. La difficulté majeure de certains sites industriels provient directement de l’arrivée de productions à très bas coût en Europe et sur les marchés internationaux, notamment celles réalisées par des capacités industrielles considérables en Asie. Cette situation engendre une concurrence manifestement déloyale et place certains sites dans l’impossibilité de s’aligner sur ces prix de marché pour des produits spécifiques. Nous avons déjà obtenu ces dernières années la mise en œuvre par la Commission européenne de mesures de défense commerciales sur plusieurs produits chimiques. Nous poursuivons activement cet effort et menons actuellement des discussions avec la Commission concernant des mesures additionnelles pour d’autres produits, afin d’assurer une protection suffisante à la production européenne.
Par ailleurs, au-delà des investissements de décarbonation, de nombreuses installations chimiques en Europe et en France nécessitent des investissements de modernisation dont la finalité n’est pas environnementale mais purement économique. Nous avons donc également sollicité la Commission européenne, dans le cadre d’une négociation sur un nouveau régime d’aide d’État à l’appui du Pacte pour une industrie propre, le cadre d’aides d’état du Pacte pour une industrie propre ou Clean Industrial Deal State Aid Framework (CISAF), pour obtenir l’autorisation d’apporter temporairement des aides finançant ces investissements de compétitivité. Ce levier supplémentaire vise précisément à permettre à ces sites d’affronter dans les meilleures conditions la compétition internationale.
En aval de la chimie, on peut faire le lien avec nos travaux nationaux et européens concernant la relocalisation des médicaments critiques. Nous avons engagé depuis plusieurs années un processus de relocalisation des médicaments les plus essentiels, identifiés sur une liste établie par le ministère de la santé. Au niveau européen, nous négocions actuellement la proposition de règlement établissant un cadre visant à renforcer la disponibilité et la sécurité de l’approvisionnement en médicaments critiques ainsi que la disponibilité et l’accessibilité des médicaments d’intérêt commun ou Critical Medicines Act, un cadre réglementaire qui favorisera ces relocalisations et la production en Europe de médicaments critiques. Cette démarche est en lien avec la chimie, puisque ces médicaments utilisent fréquemment des intrants issus de la chimie amont. Nous consolidons ainsi en France des débouchés pour ce secteur confronté aux difficultés précédemment évoquées. Cette approche complète donc nos actions ciblant directement la chimie amont.
Nous entretenons effectivement une relation étroite avec la direction générale de l’armement (DGA) sur plusieurs thématiques. Tout d’abord parce que la DGA et le ministère des armées manifestent un intérêt direct pour certaines politiques industrielles que nous pilotons, notamment dans les domaines de l’espace, des semi-conducteurs, de l’aéronautique, du quantique ou de l’intelligence artificielle. Prenons l’exemple de notre politique spatiale menée dans le cadre de France 2030 : nous avons établi une gouvernance copilotée avec le ministère de la recherche et le ministère des armées pour garantir la cohérence et la prise en compte de l’ensemble des intérêts, particulièrement ceux du ministère des armées. Nous intégrons également ces considérations dans tous les autres secteurs mentionnés.
Un autre point d’intérêt concerne la sécurité économique de la base industrielle et technologique de la défense. Notre politique de sécurité économique, déployée notamment via le comité de liaison pour la sécurité économique, auquel le ministère des armées participe activement, vise à protéger les actifs stratégiques de la base industrielle et technologique de défense (BITD) contre toute prédation qui compromettrait ensuite la capacité de ces entreprises à répondre aux besoins de la défense. Nous travaillons également sur le financement de la BITD, principalement à travers la DGT. Le ministre Éric Lombard a d’ailleurs annoncé récemment des mesures significatives concernant ce financement. Enfin, nous collaborons avec la DGA à l’intégration de l’industrie civile dans l’effort de réarmement ou, plus précisément, dans l’augmentation des fournitures d’armement à nos forces. Nous opérons en étroite coordination avec nos réseaux territoriaux pour identifier les entreprises civiles susceptibles de contribuer à cet effort national.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. La première chose essentielle à rappeler au sujet de la guerre tarifaire est que la position que nous défendons, partagée par l’ensemble de nos partenaires européens, rejette fondamentalement le diagnostic établi par les États-Unis qui justifie à leurs yeux cette hausse des droits de douane. Ce diagnostic américain prétend qu’une situation injuste de déséquilibre existe entre les États-Unis et l’Union européenne. Nous contestons formellement cette analyse.
Tout d’abord, nous considérons qu’il convient d’examiner la situation dans sa globalité, sans se limiter uniquement aux échanges de biens mais en incluant également les services. Cette approche révèle une réalité des déséquilibres commerciaux bien différente de celle avancée par l’administration américaine.
Plus fondamentalement, nous estimons avoir bien mieux à entreprendre qu’une guerre tarifaire entre partenaires. L’ampleur de nos échanges, représentant plus de 1 500 milliards d’euros, témoigne d’une intégration économique profonde. Face aux défis industriels mondiaux, nous jugeons qu’il n’est pas du tout pertinent de nous engager dans un tel conflit commercial, alors que la priorité devrait absolument être donnée à la coopération fondée sur nos intérêts communs.
Néanmoins, nous prenons acte de la situation actuelle et œuvrons activement à la recherche de solutions. À l’heure où nous nous parlons, nous continuons à privilégier la voie de la négociation. Ces pourparlers avec les États-Unis sont menés par la Commission européenne, conformément à sa compétence exclusive en matière commerciale. La Commission agit naturellement sur la base d’échanges extrêmement réguliers avec les États membres. Cette question figure pratiquement chaque semaine à l’ordre du jour du Comité des représentants permanents (Coreper), instance réunissant les ambassadeurs à Bruxelles, ce qui prouve l’importance que nous y accordons collectivement.
Nous estimons qu’il faut encore donner toutes ses chances à la négociation en cours, en formant le vœu qu’elle puisse aboutir. Néanmoins, aucun élément ne nous permet d’affirmer avec certitude qu’elle réussira. C’est précisément pourquoi nous devons nous garder de toute forme de naïveté et nous tenir prêts à riposter compte tenu de la situation actuelle et des développements potentiels.
Nous traversons actuellement une période difficile à qualifier. Le président Trump l’a décrite comme une trêve, puisqu’une partie des droits de douane a été suspendue, notamment ceux annoncés début avril 2025. Les droits de douane réciproques, qui devaient atteindre 20 % pour l’Union européenne, ont été limités à 10 %. Cette trêve revêt donc un caractère relativement limité. Nous nous inscrivons toutefois dans une temporalité précise qui s’achèvera le 9 juillet 2025, date à laquelle nous sommes censés avoir trouvé ou non une solution. En l’absence d’accord, les premières contre-mesures adoptées par les Européens en réponse aux mesures américaines sur l’acier et l’aluminium entreront automatiquement en vigueur. Par ailleurs, nous élaborons d’autres mesures de riposte face aux nouvelles annonces américaines.
Nous ne souhaitons pas en arriver là. Nous accordons notre confiance à la Commission européenne dans ses négociations, mais cette confiance n’exclut ni le contrôle ni la vigilance. D’où l’importance d’aborder systématiquement ces questions au plus haut niveau administratif, soit au niveau du Coreper, toutes les semaines. Les conseils compétents à Bruxelles traitent naturellement de cette problématique lorsque les ministres se réunissent.
Concernant la position de nos partenaires, l’ensemble des Européens partage une conscience commune, bien qu’avec des nuances selon les pays. L’Union européenne, tout en donnant sa chance à la négociation, ne doit pas se laisser faire. Le rapport de force existe et s’impose de plus en plus dans les relations internationales actuelles. L’Europe possède une force qu’elle ne perçoit pas toujours pleinement. Il est fondamental qu’elle en prenne la pleine mesure.
Prenons l’exemple du marché intérieur. On déplore souvent, à juste titre, que trop de produits y pénètrent sans contrôle suffisant, engendrant des problèmes de dumping et de subventions. Thomas Courbe a exposé plusieurs cas concrets qui démontrent la nécessité de renforcer notre protection. Nous pouvons également considérer le marché intérieur comme un actif stratégique d’une puissance remarquable dont nous disposons dans la mondialisation. La preuve en est que tous souhaitent y accéder. Il représente le marché le plus intégré et le plus vaste au monde. Pour la Chine, compte tenu de son excédent commercial majeur vis-à-vis de l’Union européenne, il constitue un débouché fondamental, d’autant plus crucial après les décisions américaines qui poussent mécaniquement les produits chinois vers le territoire européen.
Il est donc impératif de suivre attentivement la redirection des flux commerciaux. Une task-force a été établie au niveau de la Commission européenne pour assurer ce suivi. La France y contribue par l’analyse et l’échange de données afin d’identifier précisément les évolutions sur le terrain et d’y réagir adéquatement.
Notre posture repose sur quatre éléments fondamentaux. Premièrement, l’ouverture, car nous voulons faire confiance à la négociation tant qu’elle se poursuit. Deuxièmement, la fermeté absolue sur cette question, en nous tenant prêts à riposter. L’Union européenne dispose de nombreux instruments pour agir, bien plus qu’on ne le croit généralement. Plusieurs outils extrêmement puissants ont d’ailleurs été adoptés ces dernières années. Troisièmement, l’absence totale de naïveté. Quatrièmement, et c’est peut-être l’aspect le plus important, l’unité des Européens. Les contacts bilatéraux entre pays et les États-Unis sont naturels, mais l’unité européenne doit prévaloir.
Sur la question des échanges commerciaux en général, cette même fermeté doit s’exercer en permanence. L’agenda de réindustrialisation que nous défendons doit mobiliser tous les instruments disponibles. Il serait incohérent de stimuler certaines industries sur les territoires européens sans nous prémunir contre les risques extérieurs. Cette protection consiste simplement à rétablir, chaque fois que nécessaire, les conditions d’une concurrence équitable.
L’Union européenne a beaucoup évolué sur ce sujet. Le fait que près de 185 instruments de défense commerciale soient actuellement en vigueur témoigne d’un changement significatif par rapport au passé. Aujourd’hui, l’Union européenne prend davantage ses responsabilités, bien que nous l’exhortions constamment à aller plus loin, notamment concernant la clause de sauvegarde acier, essentielle pour la défense de ce secteur actuellement en crise.
M. le président Charles Rodwell. Considérez-vous que les négociations bilatérales entreprises par le Premier ministre hongrois Viktor Orban ou la Première ministre italienne Georgia Meloni sont de nature à affaiblir la position européenne collective dans la guerre commerciale et tarifaire que se livrent les États-Unis, la Chine et l’Union européenne ?
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Les contacts bilatéraux entre États membres de l’Union européenne et les États-Unis relèvent d’une dynamique politique normale qu’on ne saurait empêcher. L’expression d’intérêts nationaux est parfaitement légitime. Néanmoins, ce qui doit primer à nos yeux, c’est la réponse européenne dans son unité. Nous ne pouvons pas nous exposer au risque d’une division qui serait immédiatement exploitée. Cette règle s’applique bien au-delà des seules relations avec les États-Unis et concerne nos rapports avec d’autres grandes puissances sur la planète. Ce qui nous unit en tant qu’Européens doit prévaloir sur nos différences, aussi réelles soient-elles. Chaque pays examine naturellement la situation en fonction des produits spécifiques visés par les mesures américaines et des sensibilités propres à son économie. Les histoires industrielles et agricoles varient d’un État membre à l’autre. Néanmoins, l’unité doit demeurer notre maître-mot. Ma perception actuelle est que cette unité a généralement prévalu jusqu’à présent, même si elle requiert, et nous y veillons, une vigilance de chaque instant.
M. Guillaume Primot. Merci beaucoup pour vos mots de reconnaissance du travail du CIRI, pour lequel j’ai peu de responsabilités, puisque je ne suis secrétaire général que depuis un mois. Je le transmets à Dorine Bérard, secrétaire générale adjointe, et à tous mes collègues en poste depuis plus longtemps que moi.
Nous avons accompagné ces dernières années plusieurs dossiers du secteur de la chimie, démontrant l’efficacité d’une approche combinant un soutien financier à court terme aux entreprises en difficulté et des mesures structurelles élaborées en collaboration avec la DGT et la DGE. Cette stratégie nous permet de crédibiliser les plans d’affaires et d’atténuer l’impact de la concurrence, notamment chinoise. Nous espérons pouvoir poursuivre en ce sens dans les prochaines années.
De son côté, le secteur du textile de détail connaît de grandes difficultés. Nous estimons que des mesures allant contre la mode éphémère ou fast fashion pourraient offrir des perspectives à moyen terme à ce secteur, facilitant notamment l’arrivée de repreneurs pour les entreprises en difficulté. Ce secteur, qui représente un nombre important d’emplois, a fait l’objet de plusieurs interventions publiques de notre part.
Celui de la sous-traitance automobile est aussi confronté à des difficultés notables. Cette situation s’inscrit dans le contexte global de la filière. Nous évaluons particulièrement les sous-traitants stratégiques, difficilement substituables, ainsi que la capacité de ce secteur à se diversifier. Certains acteurs tentent notamment de réorienter une partie de leur carnet de commandes vers la défense, afin de réduire leur dépendance à un client unique et d’élargir leur chaîne d’activité.
Les secteurs du transport et de la distribution ont également nécessité de nombreuses interventions ces derniers mois. Ils ont particulièrement souffert de la conjoncture économique globale. Ces difficultés s’expliquent par la conjonction de plusieurs facteurs : les surcapacités chinoises, l’impact inflationniste post-guerre en Ukraine et la hausse des prix de l’énergie. La plupart de ces secteurs font face à des problèmes structurels sous-jacents, auxquels s’ajoutent des difficultés conjoncturelles spécifiques.
Nous estimons que le droit français est globalement efficace. Quelques ajustements mineurs pourraient être envisagés suite aux dernières réformes, mais l’arsenal juridique actuel, notamment en matière de procédures amiables, est satisfaisant. Les mandats ad hoc et la conciliation offrent une flexibilité appréciable, permettant une gradation des interventions en fonction de la situation de l’entreprise.
Des évolutions ciblées ne sont pas exclues, mais l’enjeu principal réside dans le timing d’intervention. Il est crucial que les dirigeants prennent conscience des difficultés et les signalent suffisamment tôt. Nous reconnaissons la difficulté pour un dirigeant d’admettre et de communiquer sur les problèmes de son entreprise. Un travail de communication et de coordination avec les territoires s’impose. Nos relations avec les réseaux départementaux des commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) sont très efficaces pour détecter les entreprises en difficulté. Nous travaillons sur la formation des dirigeants sur ces aspects.
Quant aux outils financiers, nous considérons qu’il faut maintenir les prêts du Fonds de développement économique et social (FES). Nous devons conserver notre capacité d’intervention telle qu’elle est prévue. Ces outils, destinés à des interventions ponctuelles dans des contextes très précis et très encadrés, fonctionnent en effet de manière satisfaisante. Il ne paraît pas nécessaire de revoir drastiquement les modèles d’intervention actuels.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Nous avons atteint un record de 66 000 défaillances d’entreprises, soit une augmentation de plus de 9 500 par rapport à 2023. Pourriez-vous nous indiquer les principales causes de ces défaillances, si vous êtes en mesure de les analyser ? Quelles actions concrètes menez-vous pour limiter autant que possible ces défaillances ? Quels outils supplémentaires seraient nécessaires pour vous aider dans cette mission ? Enfin, jugeriez-vous pertinent d’assouplir les conditions des prêts garantis par l’État (PGE) ? À ce sujet, l’allongement ou l’étalement des échéances de remboursement a été évoqué à plusieurs reprises lors de nos auditions. De plus, Arnaud Montebourg a proposé la transformation des PGE restants en fonds propres. Quelle est votre position sur ces éléments ?
M. Thomas Courbe. Nous constatons effectivement un niveau record de 66 000 procédures en 2024, soit une hausse de 60 % par rapport à la période pré-Covid. Cette augmentation s’explique principalement par un effet de rattrapage. Durant la crise du Covid et les années suivantes, les aides mises en place, notamment pour les petites entreprises, ont permis d’éviter de nombreuses défaillances. Avec la fin de ces dispositifs de soutien, nous assistons à un phénomène de rattrapage : des entreprises qui auraient dû, en l’absence des aides introduites lors de la pandémie de Covid, connaître des difficultés entre 2020 et 2023 les rencontrent maintenant.
Ce rattrapage s’est achevé en 2024 pour les entreprises autres que les très petites (moins de dix salariés) et les grandes entreprises. Pour les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), nous observons des taux respectifs de 130 % et de 137 % par rapport à la période pré-crise, soit une augmentation d’environ 30 %.
Au premier trimestre 2025, la hausse des défaillances se poursuit, mais à un rythme moins soutenu qu’en 2024. Il semblerait donc que cette année ait représenté un pic. Les principales causes de ces défaillances, au-delà de l’effet de rattrapage, sont liées à l’environnement économique : ralentissement de la croissance, hausse des taux d’intérêt, augmentation des prix de l’énergie et perturbations des chaînes d’approvisionnement. Ces facteurs sont, selon nous, les principaux responsables de l’augmentation des défaillances de ces dernières années.
M. Guillaume Primot. Nous partageons entièrement cette analyse des causes des défaillances. L’effet de rattrapage, l’inflation, la hausse des taux d’intérêt ont joué un rôle majeur. Il faut également prendre en compte l’évolution des tendances de consommation post-Covid, qui a entraîné des changements radicaux dans certains secteurs économiques.
Nous restons très attentifs au niveau des défaillances et attendons de voir les tendances réelles de 2025 pour déterminer si nous atteignons un plateau élevé ou si nous revenons progressivement à la moyenne pré-crise. La mise sous cloche de l’économie pendant la crise du Covid devait nécessairement conduire à un rattrapage. Bien que nous suivions attentivement ces chiffres, le nombre absolu de défaillances n’est pas nécessairement l’indicateur le plus pertinent pour justifier une intervention supplémentaire.
Il convient de rappeler que les PGE ont été mis en place dans un contexte économique d’arrêt total dû à la pandémie de Covid. Nous sommes prudents et réservés quant à l’idée de pérenniser ces dispositifs ou de les assouplir davantage. Nos réticences sont principalement liées aux contraintes actuelles des finances publiques.
Nous disposons d’autres outils plus adaptés à la situation actuelle. La préoccupation majeure du CIRI concernant les PGE porte désormais sur leur restructuration éventuelle. Notre objectif est d’assurer un traitement équitable des expositions de l’État par rapport à celles des autres créanciers et de garantir un partage équilibré de l’effort en cas de restructurations nécessaires, y compris pour les PGE. Ce travail quotidien implique des restructurations de PGE en cours, avec des encours encore significatifs et des impacts potentiellement significatifs sur les finances publiques. Dans le contexte actuel, nous privilégions des outils plus finement calibrés plutôt qu’une approche transversale et massive. Contrairement à 2020, où tous les secteurs étaient indistinctement touchés, la situation actuelle requiert une approche plus ciblée. Les enjeux liés aux négociations commerciales ou à la concurrence chinoise nécessitent probablement un ajustement plus précis des politiques publiques.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. J’en déduis, Monsieur Puisais-Jauvin, la position actuelle de la DGT vis-à-vis de la Commission européenne n’est pas de négocier une éventuelle flexibilisation des PGE.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Certains outils européens peuvent s’avérer pertinents pour prévenir les défaillances. Ces dernières années, de nombreux encadrements d’aides d’État ont été mis en place, avec une flexibilité exceptionnelle, pour soutenir au maximum les secteurs en difficulté. Cependant, une fois la défaillance survenue, ces outils perdent considérablement de leur efficacité.
M. Thomas Courbe. Nous nous efforçons de communiquer sur divers secteurs, tels que la chimie, l’automobile, l’acier, ainsi que des domaines plus innovants comme les batteries ou l’hydrogène. Une part significative de notre politique industrielle vise précisément à créer les conditions économiques permettant d’éviter les défaillances. Tous les outils que j’ai mentionnés poursuivent cet objectif essentiel. Notre priorité absolue est de créer en Europe un environnement économique propice au développement continu de ces industries, réduisant ainsi les risques de défaillance.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Une politique industrielle englobe divers plans de soutien à nos industries, notamment à certains secteurs spécifiques. Les entreprises soulignent souvent que France Relance comporte un volet destiné directement au soutien de nos PME et ETI dans les territoires, représentant environ un tiers du plan, soit approximativement 30 milliards d’euros, avec une accessibilité relativement simple et des subventions directes. On oppose fréquemment ce modèle à celui de France 2030, qui poursuit des objectifs différents, se concentrant davantage sur les innovations de rupture que sur les innovations de processus, contrairement à France Relance. France 2030 consacre environ la moitié de ses dépenses à la recherche, l’autre moitié étant répartie entre la décarbonation et les acteurs émergents, qu’on pourrait simplifier en les qualifiant de start-ups, bien que cette description soit quelque peu réductrice.
Je souhaiterais connaître votre opinion sur ces plans, France Relance et France 2030. Bien qu’ils me semblent indispensables, n’existe-t-il pas un risque de négliger nos PME et ETI, qui constituent le socle industriel essentiel à la réindustrialisation du pays et au développement de l’ensemble des filières économiques, avec un ensemble de compétences communes telles que la mécanique, la maintenance et bien d’autres ?
Pensez-vous que les appels à projets de France 2030 puissent être exclusifs ou discriminants envers nos PME et ETI ?
Enfin, j’aimerais connaître votre avis sur le plan de soutien italien en faveur de l’industrie. Il comporte deux volets principaux : l’un concernant les investissements dans les filières d’avenir d’autres pays, notamment la France, et l’autre intitulé « Transition 4.0 », qui se concentre sur un système unifié de crédits d’impôt visant à favoriser la robotisation, la recherche et développement, l’innovation de produits et l’accès aux logiciels. Quelle est votre opinion sur ce plan de relance, qui semble porter ses fruits, au vu des chiffres disponibles, et qui fonctionne sur une méthode de crédits d’impôt plutôt que de subventions ?
M. Thomas Courbe. Les finalités de France Relance et France 2030 sont en effet fondamentalement différentes. France Relance visait, comme son nom l’indique, une relance massive de l’économie. Ses dispositifs avaient pour objectif d’irriguer largement l’ensemble des entreprises. Dans son volet industriel, ce plan cherchait à ce que ce stimulus économique, par le biais des financements accordés aux entreprises, soit également l’occasion d’une transformation de l’industrie. Dès le lancement de France Relance, nous avons initié des financements pour la décarbonation de l’industrie et mené un vaste plan de numérisation industrielle.
Grâce à France Relance, nous avons pu financer la numérisation ou la robotisation de 8 000 PME industrielles. C’est un autre exemple, parallèlement à la décarbonation, de ces plans de financement massifs dans l’économie. Nous avons également, dans le cadre de France Relance, conduit de nombreux investissements de modernisation ou de diversification de PME industrielles dans plusieurs secteurs.
Avec France 2030, nous adoptons une approche différente. L’objectif est de sélectionner les acteurs les plus innovants et de les accompagner dans le développement de leur innovation jusqu’à l’industrialisation. Ce continuum entre innovation et industrialisation constitue l’une des innovations majeures de France 2030. Cependant, le plan ne s’arrête pas là. Dès son origine, France 2030 comportait un volet décarbonation s’adressant également aux PME industrielles, ainsi que des volets spécifiquement dédiés à ces dernières. Par exemple, les actions de France 2030 destinées aux sous-traitants aéronautiques ou automobiles s’inscrivaient dans une certaine continuité avec France Relance, bien qu’avec une ampleur moindre en raison des finalités différentes des plans.
Nous avons néanmoins assuré une forme de continuité. Nos négociations avec la Commission européenne et les États membres visent à ce que le nouveau régime d’aides nous permette de poursuivre les investissements de modernisation, de compétitivité et de numérisation, notamment chez les sous-traitants dans les secteurs de la chimie ou de l’automobile. Cette démarche s’inscrit pleinement dans la logique de maintien de cet effort, même s’il ne constitue pas le cœur de France 2030.
France 2030 se distingue par son approche novatrice en matière de sélection des projets. La moitié des initiatives soutenues émanent d’acteurs émergents, incluant non seulement des start-ups, mais également de nombreuses PME ayant fait preuve d’innovation et d’adaptation de leur modèle économique. Ces entreprises sont impliquées soit directement, soit au sein de consortiums.
Nous considérons que le processus d’appels à projets, associé à l’évaluation par des jurys d’experts indépendants, demeure le moyen le plus efficace pour identifier et soutenir les projets les plus innovants et prometteurs. Cette méthode est en parfaite adéquation avec l’objectif d’excellence en matière d’innovation qui caractérise France 2030, le différenciant ainsi de France Relance.
Par ailleurs, le volet régionalisé de France 2030, géré conjointement avec les régions, permet une action plus territorialisée et mieux répartie, répondant ainsi à l’objectif de développement local que vous avez évoqué.
En matière de modes de soutien financier, nous avons diversifié nos approches. Depuis l’introduction du plan et de la loi du 23 octobre 2023 relative à l’industrie verte, nous avons mis en place le crédit d’impôt industrie verte. Ce dispositif, inspiré de l’Inflation Reduction Act américain, offre un soutien à l’investissement par le biais d’un crédit d’impôt plutôt que par un système de subventions. Il vise particulièrement à financer la création d’usines produisant des équipements pour la transition écologique, tels que des batteries, des éoliennes ou des électrolyseurs pour l’hydrogène.
Nous prévoyons également d’accroître le recours aux fonds propres dans le cadre de France 2030, comme alternative aux subventions, pour soutenir les entreprises.
Quant à la numérisation de l’industrie, nous reconnaissons le retard de la France dans ce domaine, comme en témoignent les classements européens et internationaux. C’est pourquoi nous avons lancé dès septembre 2020, dans le cadre du plan de relance, une initiative massive qui a bénéficié à 8 000 PME industrielles sur un total de 30 000, soit une proportion significative. Auparavant, en 2019-2020, nous avions mis en place un crédit d’impôt pour la numérisation, qui s’est avéré efficace mais n’a touché qu’un nombre limité d’entreprises.
Aujourd’hui, le besoin de poursuivre l’effort de numérisation des industries persiste, d’autant plus avec l’émergence de l’intelligence artificielle et son potentiel d’application dans les processus industriels. Nous travaillons actuellement sur de nouvelles mesures pour stimuler ces investissements dans la robotisation et la numérisation des PME industrielles.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. France Relance a bénéficié d’un soutien majeur de l’Union européenne. Dans le cadre du plan de relance européen, la France s’est vu attribuer 40 milliards d’euros, dont 34 ont déjà été reçus, faisant de notre pays le premier en termes de déploiement de ce plan national.
Sur le plan des ETI, deux avancées européennes récentes méritent d’être soulignées. Tout d’abord, la Commission européenne a récemment accédé à notre demande de longue date de créer un statut d’ETI au niveau européen. Jusqu’à présent, seule existait une définition de PME datant de 2003, avec un seuil de 250 salariés, ne prenant pas en compte la réalité des ETI. La Commission propose désormais d’étendre ce seuil à 750 salariés pour caractériser cette catégorie. Bien que nous ayons initialement plaidé pour un seuil de 1 500 salariés, cette avancée constitue une base importante sur laquelle nous pourrons capitaliser pour envisager des simplifications ou des exemptions de règles européennes pour ces entreprises essentielles.
Un autre enjeu majeur concerne l’accès des PME et ETI, qui ne sont pas encore aptes à capter les fonds européens gérés directement par Bruxelles. Contrairement aux grands groupes qui sont bien organisés pour bénéficier de ces fonds, les PME et ETI ont besoin d’un accompagnement accru. Nous travaillons activement avec les ministères concernés pour renforcer cet accompagnement, ce qui permettrait non seulement de maximiser les retours français sur le budget européen, mais aussi d’alléger la pression sur les finances publiques nationales.
Enfin, nous plaçons de grands espoirs dans la nouvelle architecture du cadre financier pluriannuel que la Commission doit proposer cet été pour la période 2028-2034. L’idée d’un fonds unique regroupant les différents instruments liés à la compétitivité pourrait simplifier considérablement le paysage actuel, tout en permettant d’agir sur l’ensemble du continuum, de la recherche à l’industrialisation. Nous espérons que cette simplification bénéficiera particulièrement aux ETI.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. À l’échelle européenne, quel bilan tirez-vous des projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC) mis en œuvre dans votre pays et, si vous en avez connaissance, ailleurs en Europe ? Quelles améliorations pourrions-nous y apporter ?
Ensuite, à l’échelle nationale, comment pourrions-nous, selon vous, impliquer davantage le Conseil national de l’industrie (CNI) et les comités stratégiques de filière dans l’élaboration des politiques industrielles ?
Enfin, à l’échelle locale, et cette question s’adresse plus particulièrement à Monsieur Courbe, concernant les Territoires d’industrie qui contribuent à la structuration des filières localement, quel retour d’expérience en tirez-vous ? Quel bilan dressez-vous, notamment de la deuxième phase lancée il y a près de deux ans ?
M. Thomas Courbe. Je tiens à souligner notre engagement actif sur les PIIEC. Non seulement nous les négocions eux-mêmes, mais également les projets financés dans ce cadre. Cette approche représente une avancée significative, s’inscrivant dans la révolution copernicienne de la politique industrielle européenne évoquée par Lionel Puisais-Jauvin. Pour la première fois, l’Union européenne déploie en effet des politiques industrielles communes dans cinq secteurs clés, correspondant aux PIIEC en cours de mise en œuvre, notamment dans les domaines des batteries, de l’hydrogène et du cloud computing.
Le bilan de cette initiative s’avère extrêmement positif. Une politique industrielle à l’échelle européenne offre une efficacité accrue, permettant d’agir sur les chaînes de valeur à l’échelle pertinente du marché intérieur. Prenons l’exemple du secteur des batteries, l’une des premières politiques lancées. Malgré les défis actuels liés à sa montée en puissance, nous sommes convaincus que cette chaîne de valeur possède un fort potentiel de développement en Europe. Le soutien apporté par les PIEC couvre l’ensemble du processus, des matériaux critiques au recyclage, en passant par la production. Cette approche globale, à l’échelle de l’Union européenne, s’avère particulièrement pertinente pour une industrie aussi cruciale que l’automobile. Il est impératif de poursuivre dans cette voie.
Plusieurs nouveaux PIIEC sont en cours d’élaboration entre les États membres. La France, notamment, pilote les travaux sur un PIIEC dédié aux réacteurs modulaires nucléaires, impliquant quatorze États membres. Cette échelle européenne nous semble parfaitement adaptée pour déployer ce type de politique industrielle visant à développer de nouveaux réacteurs nucléaires modulaires en Europe. Nous collaborons également avec l’Allemagne et les Pays-Bas sur de nouveaux PIIEC dans les domaines de l’électronique et de l’intelligence artificielle. Cette dynamique se poursuit, et nous nous efforçons d’intervenir à l’échelle la plus appropriée pour chaque projet.
Néanmoins, comme vous l’avez souligné, l’échelle nationale demeure essentielle. Une partie de notre politique industrielle, menée depuis plusieurs années, comporte un volet national sans équivalent européen, ne s’inscrivant pas dans le cadre d’un PIIEC européen, dont le nombre reste limité. Le secteur pharmaceutique en est une illustration parfaite. Bien que nous menions des négociations européennes pour créer un cadre plus favorable à la relocalisation des médicaments, notre politique industrielle dans ce domaine s’est principalement déployée au niveau national. Il convient de noter que même dans les secteurs couverts par un PIIEC, notre action nationale demeure significative et va au-delà des seuls projets financés dans le cadre des PIIEC.
Le CNI et les comités stratégiques de filière ont déjà un rôle très important. Le CNI joue en effet un rôle consultatif crucial auprès de l’industrie pour la définition des politiques publiques et la mise en œuvre des réponses aux crises. Son implication a été déterminante dans l’élaboration des réponses aux différentes crises, notamment pour dimensionner les outils de réponse à la crise énergétique. Le CNI a également contribué de manière significative à la mise en œuvre de la planification de la décarbonation de l’industrie. Depuis 2019, nous avons initié et réalisé une planification des efforts et des investissements nécessaires à la décarbonation de l’industrie française, en vue d’atteindre les objectifs européens, particulièrement ceux du Pacte vert européen. Cette démarche a été élaborée en étroite collaboration avec le CNI. Celui-ci constitue également un lieu de concertation et de coordination avec les régions, celles-ci étant représentées en son sein. Cette configuration permet d’associer les régions à la définition de notre politique industrielle, aux côtés des représentants de l’industrie.
Le CNI joue aussi un rôle au niveau de chaque filière. Nous nous concentrons sur la réalisation de projets très concrets, répondant aux besoins spécifiques de chaque filière et coconstruits avec elle. Ces projets, par nature très divers, apportent des réponses concrètes aux enjeux identifiés. Citons par exemple la plateforme Je décarbone, développée avec la filière des nouveaux systèmes énergétiques, qui centralise l’ensemble des outils de décarbonation pour l’industrie française. Mentionnons également le plan d’attractivité pour les talents de la filière Mode et luxe, ou encore des initiatives en matière de formation comme l’Université des métiers du nucléaire. Cette dernière, particulièrement réussie, permet d’identifier les besoins et de soutenir le développement de formations adaptées aux enjeux considérables du secteur nucléaire dans les années à venir en termes de compétences.
Concernant le programme Territoires d’industrie, nous avons effectivement lancé sa deuxième phase en 2023. Cette nouvelle étape s’inscrit dans la continuité de la logique qui a fait le succès de la première phase, en maintenant une approche résolument territoriale. À l’échelle de chaque territoire, des plans d’action spécifiques sont définis, répondant aux besoins locaux tout en intégrant des composantes communes à différents plans. Les managers de territoire jouent un rôle crucial dans l’élaboration de ces plans et dans la coordination des acteurs pour leur mise en œuvre.
Dans le cadre de Territoires d’industrie, nous avons également déployé des financements particulièrement utiles. Les financements rebond ont permis de soutenir des opérations de reconversion de sites dans les territoires qui en avaient besoin, avec des résultats globalement positifs. Le fonds Friches, quant à lui, offre la possibilité de financer la réhabilitation de friches industrielles pour de nouveaux projets industriels dans ces territoires.
En réponse aux demandes du Sénat et de la Cour des comptes, nous avons renforcé les outils d’évaluation des résultats obtenus par Territoires d’industrie. Récemment, en collaboration avec l’Agence nationale de la cohésion des territoires, nous avons réuni l’ensemble des managers de Territoires d’industrie et des partenaires du programme pour faire le point, notamment sur ces questions d’évaluation. Nous poursuivrons cet effort d’évaluation précise dans les mois à venir.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Notre position sur les PIIEC s’aligne parfaitement avec celle décrite par Thomas Courbe. Cet instrument se révèle extrêmement utile et connaît un développement significatif. La France participe activement à sa mise en place dans de nombreux pays, démontrant notre confiance en son potentiel. Nous œuvrons d’ailleurs à étendre son champ d’application à divers domaines.
En complément des secteurs mentionnés par Thomas Courbe, j’ajouterai le nucléaire. Nous avons œuvré pour son inclusion, désormais possible grâce au principe de neutralité technologique consacré par les traités. Cette avancée est particulièrement bienvenue, le nucléaire étant au cœur de nos préoccupations énergétiques et de décarbonation. Ce sujet reprend une place centrale dans le débat européen, ce qui nous semble tout à fait légitime.
La Commission européenne reconnaît désormais clairement les PIIEC comme un instrument de politique industrielle. Cette évolution se reflète dans l’organisation administrative de la Commission : initialement traité exclusivement par la direction générale de la concurrence, le sujet relève maintenant également de la direction générale en charge de la croissance et des propriétés industrielles. Cette reconnaissance du volet industriel des PIIEC illustre parfaitement l’évolution de la perception de cet instrument.
J’évoquais précédemment le risque que les instruments européens soient appréhendés uniquement sous un angle juridique. Le traitement des PIIEC sous un angle économique démontre une évolution positive. Néanmoins, des améliorations restent possibles, car notre dispositif présente aussi des difficultés.
Il est utile de se comparer, notamment à l’Inflation Reduction Act américain, évoqué par Thomas Courbe. Lors de sa publication en août 2022, les débats se sont d’abord concentrés sur l’ampleur des financements autorisés et leurs potentielles conséquences pour les pays européens. Cette préoccupation était en partie fondée, mais l’une des difficultés majeures résidait dans la simplicité d’accès aux subventions américaines, due à une réglementation différente en matière d’aides d’État. En effet, pour bénéficier de ces dernières aux États-Unis il n’est pas nécessaire de démontrer la faille de marché à laquelle il faut répondre alors que c’est essentiel sur le marché européen.
Un point crucial sur lequel nous devons travailler concerne la rapidité de validation des PIIEC par la Commission. Bien que les délais varient, il est fréquent que cette validation prenne au moins dix mois. Ce délai s’explique par la nécessité d’un examen approfondi pour assurer la cohérence avec les traités, mais un effort doit être fait pour accélérer ce processus. La qualité des dossiers soumis joue évidemment un rôle, mais la capacité de la Commission à les instruire rapidement est également déterminante.
Un autre axe d’amélioration concerne le risque de fragmentation du marché intérieur, lié aux disparités des espaces budgétaires des États membres. La Commission réfléchit actuellement à la possibilité d’adjoindre des financements européens aux PIIEC pour atténuer ces disparités. Ainsi, un pays disposant d’un espace budgétaire limité pourrait être davantage incité à participer, sachant qu’un complément de financement européen serait disponible.
En conclusion, les PIIEC constituent un excellent outil, incarnant concrètement la politique industrielle européenne. Ils doivent conserver ce rôle, tout en explorant les voies d’amélioration identifiées.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Les deux évolutions que vous avez mentionnées font effectivement l’unanimité. Une troisième question se pose fréquemment : celle de l’impératif de diffusion de la propriété intellectuelle acquise dans le cadre des PIIEC. La France défend-elle une position en faveur d’une flexibilisation de cette obligation ? Cette exigence peut en effet s’avérer problématique et témoigner d’une certaine naïveté persistante dans l’approche européenne. L’objectif reste de faire émerger des champions européens compétitifs face aux acteurs des autres puissances économiques.
M. Thomas Courbe. Vous soulevez un point crucial, qui constitue effectivement l’un des enseignements et potentiellement une voie d’amélioration des PIIEC. L’impératif de diffusion aux écosystèmes européens doit, selon nous, demeurer un objectif général des PIIEC. Il est essentiel qu’une partie des innovations développées dans ce cadre puisse d’abord bénéficier aux écosystèmes européens, notamment au système de recherche, avant une diffusion plus large des résultats.
Cette approche se justifie par le besoin d’écosystèmes d’innovation actifs et puissants pour soutenir nos politiques industrielles. Prenons l’exemple des semi-conducteurs : la qualité de l’écosystème entourant les usines de production s’avère déterminante pour leur compétitivité.
Cependant, nous reconnaissons qu’il est nécessaire de flexibiliser les obligations fixées par la Commission. L’objectif général de diffusion doit être maintenu, mais il faut permettre, au cas par cas, des limites à cette diffusion lorsque la protection de la propriété intellectuelle l’exige. Ce principe de protection est solidement ancré dans les textes européens et constitue un argument tout à fait recevable dans certaines situations.
Nous avons d’ailleurs à l’esprit des cas spécifiques où nous soutenons la mise en place de restrictions à ces objectifs de diffusion dans certains PIIEC, afin de protéger la propriété intellectuelle des entreprises françaises concernées.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Cette problématique dépasse largement le cadre des seuls PIIEC. La question de la diffusion d’informations stratégiques s’est également posée dans le contexte de la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises ou Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Je partage entièrement votre point de vue. Privilégier la circulation des données européennes entre Européens constitue une application concrète du principe de préférence européenne. Sans cette précaution, nous risquons de nous exposer à de réelles difficultés au nom d’impératifs de transparence qui peuvent sembler louables.
Actuellement, une proposition de la Commission européenne de règlement relatif à un cadre pour l’accès aux données financières ou Financial Data Access dit « règlement FIDA » soulève de nombreuses interrogations. Nous avons émis de multiples réserves au niveau européen, précisément pour les raisons évoquées. Ce texte pourrait potentiellement porter atteinte au secret des affaires, compromettre l’efficacité de nos moyens technologiques, et surtout, fournir involontairement des outils, si ce n’est des armes, à nos concurrents extra-européens, ce qui va à l’encontre de nos objectifs.
M. Guillaume Primot. Concernant les PIIEC, nous ne disposons pas d’informations supplémentaires sur le traitement de la restructuration des entreprises concernées.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. Pourriez-vous, chacun au sein de vos administrations respectives, répondre au questionnaire qui vous a été transmis ? J’ai délibérément abordé d’autres questions qui n’y figuraient pas initialement. Ces points me semblent particulièrement pertinents et il serait très intéressant de pouvoir recueillir vos retours.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Je souhaite apporter un complément d’information concernant la préférence européenne, afin de souligner l’importance de notre combat commun, qui, bien que difficile, commence déjà à porter ses fruits. Nous avons obtenu gain de cause sur plusieurs sujets, comme en témoignent certains textes récemment adoptés. Le règlement du 13 juin 2024 relatif à l’établissement d’un cadre de mesures en vue de renforcer l’écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net », dit « Net-Zero Industry Act » (NZIA), et le règlement du 11 avril 2024 établissant un cadre visant à garantir un approvisionnement sûr et durable en matières premières critiques en sont des exemples concrets. Dans le domaine de la défense, nous avons également réalisé des avancées significatives, notamment avec l’instrument « Agir pour la sécurité de l’Europe par le renforcement de l’industrie européenne de la défense » dit « instrument SAFE », proposé par la Commission. Les négociations sur ce règlement, conclues il y a environ deux semaines, ont abouti à la mise en place de financements européens favorisant les productions européennes. Ils seront soumis à des critères précis, exigeant au moins 65 % de composants européens et garantissant l’autorité de conception européenne sur les instruments concernés.
Ces exigences peuvent sembler évidentes d’un point de vue français, mais elles ne l’étaient pas pour nombre de nos partenaires. C’est pourquoi nous défendons ces positions avec tant de vigueur, et nous espérons poursuivre sur cette lancée l’année prochaine, notamment avec une proposition majeure de la Commission concernant les marchés publics.
Cet instrument est fondamental pour notre stratégie visant à mettre toutes les politiques pertinentes de l’Union au service de notre agenda industriel. Concrètement, il s’agira d’examiner comment les marchés publics, qui représentent un volume colossal d’environ mille milliards d’euros, peuvent être utilisés pour promouvoir la production de contenu local. C’est précisément ce que nous entendons par préférence européenne, un sujet d’une importance capitale que nous continuerons à défendre avec détermination, malgré les défis qui se présentent.
M. Alexandre Loubet, rapporteur. La priorité locale dans les marchés publics est un point crucial qui permettrait d’appliquer en France une forme de préférence nationale, à l’instar de ce que pratiquent déjà l’Allemagne et l’Italie. Il ne s’agirait pas d’une obligation, mais plutôt d’un moyen d’orienter l’impôt des contribuables français vers les entreprises locales et régionales.
Les clauses sociales et environnementales constituent déjà des leviers pour mener des politiques ciblées. Cependant, étant donné que l’Allemagne et l’Italie utilisent de tels mécanismes, il me semble indispensable que la France s’aligne sur ces pratiques. La question des centrales d’achat est également primordiale. La France semble avoir une certaine méconnaissance des pratiques managériales en matière de recours à ces centrales. Les exemples allemands et italiens démontrent comment ces structures peuvent favoriser les productions domestiques en orientant les commandes des acheteurs publics nationaux.
M. Thomas Courbe. Un certain nombre de centrales d’achat ont récemment intégré des objectifs conformes au droit européen, notamment en introduisant des critères environnementaux. Ces critères permettent de facto de valoriser les efforts environnementaux réalisés par les entreprises françaises. Un recours plus important des acteurs publics aux offres des centrales d’achat me semblerait bénéfique, et ce, même à droit constant, sans attendre les évolutions évoquées par Emmanuel Puisais-Jauvin. Ces changements, bien que centraux dans la révision de la directive sur les marchés publics, ne sont pas un préalable nécessaire. Une utilisation accrue des centrales d’achat aurait d’ores et déjà un effet positif sur la production et le recours à la production européenne.
M. Emmanuel Puisais-Jauvin. Il s’agit de sujets extrêmement complexes qui méritent toute notre attention. Nous devons tenir compte de l’organisation du commerce international et des règles en vigueur. En tant qu’Européens, nous sommes attachés au respect de ces règles et convaincus des vertus du multilatéralisme. Cependant, notre position doit être mise en perspective avec les pratiques des autres acteurs mondiaux. Il ne s’agit pas de devenir, si vous me permettez l’expression, les « idiots du village global ».
Cette problématique, que nous portons avec insistance, est délicate mais essentielle. Elle nécessite un dialogue approfondi avec la Commission européenne car, dès que nous abordons ces questions, nous touchons rapidement à des domaines de compétences exclusives de l’Union. Cela implique également des échanges soutenus avec nos partenaires, dont les sensibilités varient considérablement selon les interlocuteurs. Néanmoins, nous considérons cet enjeu comme fondamental et comme étroitement lié à l’industrialisation environnementale.
M. le président Charles Rodwell. Messieurs, je vous remercie de votre présence et de la clarté de vos propos. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire qui vous a été envoyé il y a quelques jours pour cette audition et en envoyant au secrétariat les documents que vous jugerez utiles à la commission d’enquête.
La séance s’achève à douze heures quarante-cinq.
Présents. – M. Alexandre Loubet, M. Charles Rodwell