Compte rendu

Commission d’enquête relative à l’organisation du système de santé et aux difficultés d’accès aux soins

– Audition de M. Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po.... 2

–  Présences en réunion............................10


Mardi
3 juin 2025

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 23

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
Mme Murielle Lepvraud, ,
Vice-présidente

 


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La séance débute à quatorze heures trente.

 

Mme la présidente Murielle Lepvraud. Nous accueillons M. Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, qui a notamment dirigé le laboratoire interdisciplinaire d'évaluation des politiques publiques. Je vous donne immédiatement la parole pour une intervention liminaire d'une dizaine de minutes, afin de laisser ensuite place aux échanges sous forme de questions et réponses, à commencer par celle de notre rapporteur.

Auparavant, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Bruno Palier prête serment.)

M. Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po. Compte tenu de mon expertise, je souhaite aborder la question de l'accès aux soins sous un angle comparatif, en examinant la situation de la France par rapport à d'autres pays européens, notamment la Suède et l'Allemagne, avec quelques références à la Grande-Bretagne.

Il convient tout d'abord de rappeler le préambule de la Constitution de la Ve République, qui affirme le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé et son bien-être, notamment en matière de soins médicaux, ainsi que le droit à la sécurité en cas de maladie. Ce droit constitutionnel s'applique à tous les citoyens sans distinction.

La France se caractérise par des résultats de santé globalement bons, bien que non optimaux, au regard des données de l'OCDE. Ces résultats se situent dans la moyenne des pays de l'OCDE, alors même que les dépenses de santé françaises figurent parmi les plus élevées d'Europe. Ce constat souligne que l'efficacité d'un système de santé ne dépend pas uniquement du niveau des dépenses, qu'elles soient privées ou publiques. Les États-Unis, par exemple, présentent des résultats de santé nettement inférieurs à ceux de l'Europe malgré des dépenses considérablement plus élevées.

La France, l'Allemagne et la Suisse constituent le trio de tête en termes de dépenses de santé en Europe, tant en part du PIB qu'en montant par habitant. Cependant, cette situation ne se traduit pas nécessairement par une performance proportionnelle du système de santé. Il s'agit donc moins d'une question de moyens que d'une problématique d'organisation et d'utilisation efficiente des ressources disponibles.

Un autre aspect préoccupant concerne les inégalités sociales de santé en France, qui se manifestent notamment par des écarts significatifs d'espérance de vie entre les différentes catégories socioprofessionnelles. Bien que nous ne disposions pas d’études spécifiques démontrant un accès différencié aux soins selon les groupes sociaux, des indicateurs indirects, tels que l’accès aux mutuelles de qualité, révèlent une corrélation entre le statut social et l’accès effectif aux soins de santé.

Les travaux de Florence Jusot ont mis en évidence un gradient social dans l'accès aux mutuelles et à leur qualité, ce qui impacte directement les résultats de santé et l’accès aux soins. Ce phénomène s’observe également en fonction de l’âge, les personnes âgées étant confrontées à des coûts de mutuelle nettement plus élevés que les actifs, une disparité qui s'est accentuée depuis l'instauration des mutuelles obligatoires pour les actifs en 2013.

Un indicateur particulièrement alarmant est le taux de mortalité infantile en France, qui s'élève à 4,1 pour mille, soit près du double de celui observé en Suède ou au Japon, et bien au-dessus de la moyenne européenne. Ce chiffre est révélateur non seulement du niveau d'éducation des parents, mais aussi de la performance et de l'accessibilité du système de santé.

Concernant spécifiquement l'accès aux soins, trois hypothèses principales peuvent être avancées pour expliquer les difficultés rencontrées : une insuffisance globale ou locale de l'offre de soins, une inadéquation entre l'offre et la demande, ou encore un refus de certains prestataires de proposer des soins malgré leur présence.

Quant à la question de la suffisance de l'offre de soins au niveau global, la situation a évolué. Il y a encore cinq à dix ans, la France se situait dans la moyenne des pays de l'OCDE avec 3,3 médecins pour 1 000 habitants. Cependant, la situation actuelle nécessite une analyse plus approfondie pour déterminer si cette offre reste adéquate face aux besoins croissants de la population.

En actualisant mes données, j'ai constaté que l'offre de soins a augmenté dans la plupart des pays de l'OCDE au cours des quatre à cinq dernières années. La moyenne actuelle dans ces pays s'élève à 4,2 médecins pour 1 000 habitants. En France, cependant, l'offre de soins a stagné, maintenant un ratio de 3,2 médecins pour 1 000 habitants. Cette situation révèle un problème démographique évident, une réalité que je n'aurais pas énoncée il y a cinq ans.

Il est probable que vous ayez examiné la question du numerus clausus et l'absence de vision à moyen et long terme des autorités responsables de notre système de santé. La gouvernance complexe de ce système, impliquant plusieurs acteurs, a manifestement entravé notre capacité à anticiper les mouvements démographiques. Depuis deux décennies, nous lisons des rapports prédisant un départ massif à la retraite des médecins, sans pour autant voir émerger de solutions concrètes. La position des médecins sur le numerus clausus a, quant à elle, évolué au fil du temps.

Concernant l'offre de soins, la France présente une particularité : une répartition à parité entre généralistes et spécialistes. Cette configuration est unique, car dans d'autres pays, on observe soit une prédominance de spécialistes, soit une majorité de généralistes, notamment dans les systèmes nationaux de santé. La France occupe donc une position intermédiaire.

Pour ce qui est des lits d'hôpitaux, la France se situe légèrement au-dessus de la moyenne des pays de l'OCDE, mais loin derrière les leaders comme l'Allemagne. Il faut noter que, depuis vingt à trente ans, une politique de réduction du nombre de lits d'hôpitaux a été menée dans tous les pays de l'OCDE, y compris en France. Les années 1990 ont été particulièrement marquées par cette tendance, notamment sous le mandat de Martine Aubry, avec une suppression de 19 % des lits d'hôpitaux. D'autres pays ont été encore plus drastiques, comme la Suède qui a supprimé 50 % de ses lits durant la même période.

Cette politique de réduction a principalement ciblé les petits hôpitaux locaux, notamment les maternités, sous prétexte qu'un faible volume d'activité pouvait compromettre la sécurité des soins. Cependant, des analyses ultérieures suggèrent que cette approche a peut-être été trop arithmétique, négligeant les besoins et les configurations locales spécifiques. Cette situation soulève des questions cruciales sur la gouvernance : où et comment ces décisions sont-elles prises ? Au niveau national, régional ou local ? Ces enjeux dépassent le cadre purement sanitaire pour englober des considérations d'emploi et de prestige politique local.

Un autre aspect crucial de l'offre de soins concerne la répartition géographique des médecins. Même avec un nombre suffisant de praticiens au niveau national, leur distribution sur le territoire peut être problématique. La France se distingue comme le seul pays développé offrant une liberté d'installation totale aux médecins. Cette particularité, qui n'existe même pas aux États-Unis, constitue une véritable anomalie parmi les pays riches de l'OCDE.

Cette liberté d'installation, bien que non explicitement mentionnée dans la Charte de la médecine libérale, a été farouchement défendue par les professions médicales, en particulier par les internes. Toute tentative de régulation, même modérée, a systématiquement rencontré une forte opposition. Les conséquences de cette politique sont évidentes : des disparités marquées dans l'offre de santé, avec une concentration de médecins dans les zones urbaines aisées et une pénurie dans les territoires ruraux et défavorisés.

Il est important de souligner que l'offre de soins ne suit pas les mécanismes classiques du marché. Dans un marché traditionnel, une offre abondante entraînerait une baisse des prix. Or, ce n'est pas le cas dans le domaine de la santé, considéré comme un bien supérieur pour lequel les individus sont prêts à payer un prix élevé, dans la limite de leurs moyens.

Les écarts dans l'offre de soins peuvent atteindre des proportions considérables, allant parfois du simple au double, voire au double et demi, entre les régions rurales et urbaines. Ces disparités s'observent même au sein de grandes villes comme Paris, où certains arrondissements bénéficient d'une concentration nettement plus élevée de médecins que d'autres.

La liberté d'installation des médecins constitue, à mon sens, le facteur essentiel du différentiel d'accès aux soins en France. Cette liberté engendre une offre de soins disparate sur le territoire. Concernant l'évolution de l'hôpital et sa concurrence avec le secteur privé, ce sujet mériterait une discussion approfondie ultérieure.

J'attire votre attention sur la problématique du refus de soins, un phénomène bien documenté par le fonds de la couverture maladie universelle (CMU) à travers de nombreux tests. Les chiffres pour Paris et sa région sont particulièrement alarmants. Environ la moitié des spécialistes refusent de soigner les bénéficiaires de la protection universelle maladie (Puma). Leurs motivations sont doubles : d'une part, le refus du tiers payant qui les empêche de pratiquer des dépassements d'honoraires, et d'autre part, une perception négative des patients en situation de précarité, jugés moins observants et moins assidus dans leur suivi médical. Ce phénomène touche également les généralistes, bien que dans une moindre mesure, avec 25 à 30 % de refus constatés en région parisienne.

Ces difficultés d'accès aux soins révèlent l'incapacité de notre système à réguler efficacement l'offre de soins. Cette situation découle d'un modèle de gouvernance particulièrement complexe, voire défaillant, qui mériterait d'être comparé aux systèmes britannique, suédois ou allemand. Je reste à votre disposition pour approfondir ces points lors de la discussion.

Mme la présidente Murielle Lepvraud. Avant de donner la parole au rapporteur, permettez-moi d'aborder la question du financement de la sécurité sociale. Vous affirmez que le problème ne se résume pas à une question de moyens. Pourtant, de nombreuses auditions ont mis en lumière un manque de financement. Vos travaux soulignent le rôle central de la sécurité sociale dans l'accès universel aux soins. Or, nous constatons une diminution progressive de la part des cotisations sociales dans son budget, passant de 57 % en 2015 à 48 % en 2023, au nom de la compétitivité économique.

Dans quelle mesure cette évolution remet-elle en question le modèle solidaire de la sécurité sociale ? Quelles conséquences cela peut-il avoir sur l'équité d'accès aux soins ? Par ailleurs, vous avez comparé la France aux pays de l'OCDE. Existe-t-il des systèmes solidaires similaires dans d'autres pays ?

M. Bruno Palier. Je tiens à clarifier mon propos : je n'ai pas affirmé que le financement n'était pas un enjeu, mais plutôt qu'il ne s'agissait pas de l'unique problème. En effet, certains pays obtiennent de meilleurs résultats de santé avec des structures démographiques similaires et des dépenses légèrement inférieures aux nôtres.

Concernant la question des moyens, il est important de noter qu'après le pic de dépenses lié à la crise du Covid-19, commun à tous les pays, la France est revenue à un niveau de dépenses de santé légèrement supérieur à celui d'avant-crise. Cependant, cette progression ne suit pas nécessairement l'augmentation de la demande en matière de santé, notamment visible à travers la hausse du nombre d'affections de longue durée, en partie liée au vieillissement de la population.

Bien que les moyens consacrés à la santé en France restent relativement élevés, ils ne semblent pas suivre la courbe ascendante de la demande. Il convient donc de souligner que les problèmes d'organisation du système de santé jouent également un rôle crucial.

Concernant le financement de la santé, je ne pense pas que la diminution de la part des cotisations sociales remette en cause la dimension solidaire de notre système. Au contraire, cette évolution reflète un changement dans la nature des dépenses de santé. Dans les années 1940-1950, la majorité des dépenses était consacrée aux indemnités journalières, remplaçant le salaire pendant la maladie. Il paraissait alors logique de les financer par des cotisations sociales payées par les salariés et les employeurs.

Aujourd'hui, plus de 90 % des dépenses sont consacrées aux soins, qui doivent être garantis à l'ensemble des citoyens, conformément à notre Constitution. De nombreux législateurs ont donc estimé qu'il était plus pertinent d'asseoir le financement de l'assurance maladie sur d'autres ressources que celles du travail, d'où l'importance croissante de la contribution sociale généralisée (CSG).

La CSG reste un mode de financement solidaire, puisqu'elle est prélevée sur tous les revenus, y compris les revenus indirects comme les retraites et les allocations chômage, ainsi que sur une partie des revenus du patrimoine. Cette particularité française de faire contribuer les revenus du capital au financement des dépenses sociales est assez unique.

Le véritable enjeu réside dans la volonté des gouvernements successifs de limiter les prélèvements obligatoires, quels qu'ils soient, pour des raisons de compétitivité économique. Cette approche a pu restreindre les ressources allouées à la santé, indépendamment de leur nature.

Dans les autres pays, on observe différentes configurations. Les systèmes organisés comme des services publics, appelés systèmes nationaux de santé (comme au Royaume-Uni, dans les pays nordiques, et en grande partie en Espagne et en Italie), sont financés quasi intégralement par l'impôt, à la fois national et souvent local. Cette approche est justifiée par un souci de solidarité : tous les citoyens contribuent via l'impôt pour financer les soins de l'ensemble de la population.

À l'opposé, les systèmes issus d'une logique d'assurance maladie, dits bismarckiens comme en Allemagne ou en France, reposent davantage sur un financement par cotisations sociales. Ces systèmes rencontrent cependant des difficultés pour couvrir les personnes non affiliées à un régime professionnel, telles que les veuves sans profession, les chômeurs de longue durée, ou les personnes en situation de grande précarité.

Pour répondre à ce défi, la France a mis en place successivement le revenu minimum d'insertion (RMI) associé à une inscription automatique au régime général, puis la CMU, et enfin la Puma. L'Allemagne a rencontré des problèmes similaires. Les systèmes nationaux de santé, quant à eux, ne connaissent pas ce type de discrimination à l'entrée.

En conclusion, notre système, bien qu'ayant évolué vers une couverture universelle, continue de faire face à des défis d'organisation et d'allocation des ressources, plutôt qu'à des limitations strictes de la demande de soins.

M. Christophe Naegelen, rapporteur de la commission d’enquête relative à l’organisation du système de santé et aux difficultés d’accès aux soins. Je prends note de votre affirmation selon laquelle il ne s'agit pas uniquement d'une question de moyens. Je partage votre point de vue et j'estime qu'il aurait été pertinent d'approfondir cette réflexion. En effet, le problème concerne principalement les ressources humaines, l'utilisation et l'organisation de ces ressources, plutôt que les aspects purement financiers.

Vous avez souligné que la France est le seul pays où la liberté d'installation des médecins est totale. Compte tenu des statistiques que vous avez présentées, à savoir 3,2 médecins pour 1 000 habitants en France contre 4,2 pour 1 000 dans l'OCDE, soit une différence de 30 %, pensez-vous réellement qu'une obligation d'installation ou une régulation forte produirait des résultats positifs à court terme, étant donné la situation actuelle du nombre de médecins par habitant ? Les chiffres semblent indiquer une pénurie généralisée sur l'ensemble du territoire, à l'exception de certaines zones que vous avez mentionnées, notamment celles avec une population âgée et disposant de moyens suffisants.

Par ailleurs, concernant votre comparaison avec les autres pays européens, vous avez évoqué le système mutualiste français et son impact. Pourriez-vous nous éclairer sur la structure de la solidarité nationale dans les autres pays de l'OCDE ? En France, nous savons que cette solidarité est très développée, avec un ticket modérateur relativement faible et une prise en charge majoritaire par la solidarité nationale. Qu'en est-il dans les autres pays européens ?

Enfin, vous avez abordé la notion d'usage, ce qui m'amène à vous interroger sur la consommation de soins de santé. Existe-t-il des différences significatives dans les habitudes de consommation de soins entre la France et les autres pays de l'OCDE ?

M. Bruno Palier. Nous nous éloignons quelque peu de la question de l'accès aux soins pour nous concentrer sur la structure des consommations de santé. Concernant le premier point, il est important de noter que la moyenne de 4,2 médecins pour 1 000 habitants dans l'OCDE s'explique en partie par l'intégration récente de pays moins développés économiquement mais disposant d'un nombre plus élevé de médecins. Il y a quelques années, avec un ratio de 3,2 médecins pour 1 000 habitants, la situation française n'aurait pas été considérée comme problématique si la répartition avait été plus équilibrée.

Je maintiens qu'une meilleure distribution des médecins sur le territoire résoudrait une partie significative du problème. Il serait inexact d'affirmer qu'il y a une pénurie de médecins partout en France. La question centrale réside dans les disparités d'offre de soins par habitant entre les différentes régions. Les rapports que vous mentionnez mettent en évidence ces écarts importants, tant pour les médecins généralistes que pour les spécialistes selon les zones géographiques.

Concernant la régulation de l'installation des médecins, je n'ai pas employé le terme de coercition. J'ai simplement rappelé que dans de nombreux pays, comme aux États-Unis, il est courant de devoir obtenir l'autorisation de l'autorité compétente avant de s'installer, celle-ci pouvant refuser si le secteur est déjà suffisamment pourvu en médecins. Ce système est similaire à celui en vigueur pour les pharmaciens en France.

Quant à la prise en charge des soins, il convient de distinguer la médecine de ville des soins hospitaliers et des affections de longue durée (ALD). La France offre une couverture exceptionnelle pour les ALD. Cependant, il faut noter que les personnes atteintes d'ALD ont souvent des dépenses de santé plus élevées, non couvertes par l'ALD, en raison de comorbidités.

Je suis toujours surpris par la façon dont la France parvient à convaincre les organisations internationales que le reste à charge des patients n'est que de 7 %. Cette statistique inclut les mutuelles dans la solidarité nationale, ce qui est discutable. Les mutuelles sont des assurances privées, certes à but non lucratif, mais qui pratiquent une sélection des risques, notamment en faisant payer plus cher les personnes âgées. Elles ne sont pas obligatoires pour tous les Français, malgré une tentative de généralisation pour les actifs.

En réalité, pour les soins courants, la situation est bien différente. Dans une version antérieure de leur ouvrage, Didier Tabuteau et Hervé Lebrun estimaient que la sécurité sociale ne couvrait que 55 % des dépenses de santé pour les soins de ville courants. Bien que ce chiffre ait probablement augmenté depuis l'instauration du 100 % santé pour les lunettes et les soins dentaires, nous sommes encore loin d'une prise en charge totale.

La France a fait le choix implicite de bien couvrir les affections de longue durée et les maladies graves, mais de moins bien prendre en charge les soins courants. Cette approche peut conduire à des renoncements aux soins pour des raisons financières, notamment pour les personnes aux revenus modestes ou sans mutuelle adéquate. Ce renoncement peut entraîner des diagnostics tardifs et l'aggravation de pathologies qui auraient pu être traitées plus tôt.

Il est important de souligner que le ticket modérateur, censé modérer la consommation de soins, n'a cet effet que pour ceux qui n'ont pas de mutuelle ou qui ont une couverture insuffisante. Pour les autres, il est pris en charge par les mutuelles et n'a donc pas d'effet modérateur sur la consommation de soins.

M. Christophe Naegelen, rapporteur. Je tiens à préciser que mes propos antérieurs concernaient une majeure partie du territoire, et non sa totalité. J'ai effectivement souligné que dans les zones où résident des populations plus âgées et aisées, la pénurie de médecins ne se fait pas ressentir.

Concernant les mutuelles, je me référais spécifiquement à l'accès aux médecins généralistes, pour lequel la mutuelle n'intervient pas directement, le remboursement étant assuré par la sécurité sociale.

J'aurais souhaité que vous développiez davantage, dans votre introduction, l'expertise que vous avez mentionnée sur l'Allemagne, l'Angleterre et la Suède, notamment en ce qui concerne la structuration des remboursements dans ces pays. En France, nous distinguons généralement trois pôles de financement : la solidarité nationale, les mutuelles, et le reste à charge. La part de la solidarité nationale y est relativement importante comparée à d'autres pays, où la répartition entre ces trois pôles varie. Pourriez-vous nous éclairer sur la structure des coûts de santé dans ces pays ?

Par ailleurs, j'aimerais que vous abordiez l'évolution des comportements en matière de santé. Lors de nos différentes auditions, des professionnels ont évoqué un changement dans la perception de la santé et dans le recours aux soins, notamment aux urgences. Votre avis sur ces deux points serait précieux.

M. Bruno Palier.  Il est crucial de souligner l'importance des mutuelles dans l'accès à la médecine de ville en France. En effet, c'est précisément dans ce domaine que la couverture de la sécurité sociale est insuffisante. Une estimation, bien qu'ancienne, indiquait que seulement 55 % des dépenses courantes de santé, principalement en médecine de ville, étaient prises en charge par la sécurité sociale. Le reste doit être couvert soit par les mutuelles, soit directement par les patients. Cette situation diffère pour les soins hospitaliers et les pathologies graves, où la couverture est plus complète.

Concernant le Royaume-Uni, nous sommes face à un modèle radicalement différent. Les consultations chez les généralistes et les soins hospitaliers y sont entièrement gratuits. Les patients ne paient que des forfaits pour les médicaments et les lunettes. Ce système de santé est véritablement universel et solidaire. De plus, l'installation des médecins y est régulée de manière plus stricte qu'en France, permettant une meilleure répartition géographique des praticiens. Le financement de ce système repose entièrement sur l'impôt, avec une logique de redistribution tant au niveau du financement que de l'accès aux soins.

Les pays nordiques, comme la Suède, ont également opté pour un système national de santé, considérant les soins comme un service public. La particularité de ces pays réside dans la décentralisation massive de leur système de santé. Les régions ont la compétence et les moyens de mener leur propre politique de santé, financée par des impôts locaux. Bien qu'universel, ce système comporte un ticket modérateur plafonné, visant à responsabiliser les patients sans pour autant créer d'obstacle financier majeur à l'accès aux soins.

En Allemagne, le système se rapproche de celui de la France, mais avec un taux de prise en charge des dépenses courantes de santé plus élevé. Cela réduit la nécessité de recourir à des mutuelles complémentaires, qui ne concernent qu'environ un tiers de la population et couvrent principalement des soins moins essentiels, comme les cures thermales.

Il est important de noter que tant au Royaume-Uni qu'en Suède, des assurances privées existent, principalement utilisées par les populations aisées pour contourner les listes d'attente, qui constituent un défi majeur dans ces systèmes de santé universels.

Mme la présidente Murielle Lepvraud. J'aimerais maintenant aborder la question de la tarification à l'activité (T2A). Avez-vous mené des travaux sur ce sujet, notamment concernant ses impacts sur les conditions de travail et l'accès aux soins ? Pourriez-vous également nous éclairer sur les enjeux liés à la rentabilité de certains soins par rapport à d'autres, en particulier dans le contexte de la comparaison entre secteurs privé et public ?

M. Bruno Palier. La T2A présente deux inconvénients majeurs : elle est chronophage et inflationniste. Son caractère chronophage se traduit par une réduction du temps consacré aux patients, le personnel étant contraint de remplir des fichiers Excel au détriment du soin. Son aspect inflationniste découle de la nécessité de générer de l'activité pour assurer le financement de l'hôpital, ce qui peut conduire à des actes non essentiels.

Ce mode de financement, inspiré du système DRG (diagnosis related groups) américain des années 1970, s'est répandu dans les pays développés avec des conséquences observables. En France, l'introduction de la T2A a entraîné une augmentation des césariennes, plus rémunératrices pour l'hôpital. Ce phénomène illustre parfaitement l'effet inflationniste de ce système.

La rémunération à l'acte, tant pour les établissements que pour les professionnels de santé, incite à multiplier les interventions pour accroître les revenus. Cette approche soulève des interrogations sur la pertinence des soins prodigués. Une étude de l'OCDE a d'ailleurs démontré que la tarification à l'activité était responsable d'une augmentation de 11 % des dépenses de santé dans les pays concernés, sans pour autant améliorer les résultats en termes de santé publique.

Ce système encourage également la spécialisation dans les activités les plus rentables, au risque de négliger certains soins essentiels, mais moins bien rémunérés. Il induit une concurrence entre établissements, non pas basée sur les besoins réels en soins, mais sur la rentabilité des actes.

Il est intéressant de noter que dès 1995, soit vingt ans après l'introduction du DRG aux États-Unis, les effets inflationnistes étaient déjà constatés. Les assureurs privés américains commençaient à envisager un retour vers un financement plus stable des hôpitaux. Paradoxalement, c'est à cette période que la France initiait le programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI), prélude à la T2A.

Lors de la mise en place effective de la T2A en France entre 2003 et 2008, les évaluations internationales mettaient déjà en garde contre ses effets inflationnistes. Malgré ces avertissements, les responsables du ministère de la santé ont persisté, arguant que ce système garantissait au moins l'activité des hôpitaux.

Aujourd'hui, face à ce constat largement partagé, de nombreux pays s'orientent vers un financement basé sur la qualité des soins. Cette approche soulève cependant de nouveaux défis, notamment en termes de mesure de la qualité. Le NHS britannique a exploré cette voie, et en France, des réflexions ont été initiées sous l'impulsion d’Agnès Buzyn. Le président Emmanuel Macron a également évoqué la possibilité de revoir le mode de financement des hôpitaux pour ne plus dépendre exclusivement de la T2A.

M. Christophe Naegelen, rapporteur. Je ne peux souscrire entièrement à votre analyse, bien que je reconnaisse la pertinence de certains points. Il est vrai que des directeurs d'hôpitaux et des médecins ont pu considérer que la T2A a, à une certaine époque, contribué à sauver l'hôpital public. Cependant, nous constatons aujourd'hui ses effets néfastes.

Si la T2A s'avère inadaptée pour certaines activités, comme la maternité et l'obstétrique dans leur ensemble, elle a néanmoins permis de quantifier le travail effectué par les médecins et d'augmenter la capacité de prise en charge des patients. Cette motivation tarifaire a eu des effets positifs qu'il ne faut pas négliger.

En conclusion, comme on le dit souvent, il faut savoir user de tout sans abuser de rien. La T2A fait partie de ces outils qui, utilisés avec discernement, peuvent avoir leur utilité.

M. Bruno Palier. Je suis d'accord avec votre analyse. Je n'ai pas défendu les modes de financement antérieurs à la T2A, conscient de leurs défauts respectifs. Le prix de journée incitait à prolonger inutilement les séjours hospitaliers, tandis que l'enveloppe globale récompensait paradoxalement les établissements qui dépassaient leur budget, tout en pénalisant les bons gestionnaires. De plus, ce système était sujet à des pressions politiques, avec des interventions directes auprès du ministre pour augmenter les budgets.

Le véritable enjeu réside dans notre incapacité à mettre en place un cocktail équilibré de modes de financement. Nous avons tendance à adopter des approches uniformes, alors qu'il faudrait trouver la combinaison optimale. Certes, nous disposons du financement des missions de service public, mais il faudrait trouver une part d'incitation à l'activité, sans tomber dans les travers inflationnistes et de spécialisation excessive.

Trouver ce juste équilibre est un défi majeur pour de nombreux systèmes de santé. Heureusement, nous commençons à évoluer dans cette direction de réflexion. Il y a encore cinq ou dix ans, on croyait avoir trouvé la solution miracle avec la T2A, tout comme on avait précédemment misé sur le budget global.

Mme la présidente Murielle Lepvraud. Je vous remercie pour votre contribution. Je vous invite à compléter vos propos par écrit en répondant aux questions du rapporteur, si vous le souhaitez. N'hésitez pas à transmettre au secrétariat tout document que vous jugerez utile pour la commission d'enquête et à répondre aux questionnaires qui vous ont été envoyés.

 

La séance s’achève à quinze heures vingt.


Membres présents ou excusés

 

 

Présents. - Mme Murielle Lepvraud, M. Christophe Naegelen