Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP)              2

– Présences en réunion................................12

 


Mardi
8°avril°2025

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 10

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP).

M. le président Denis Masséglia. Nous débutons notre programme d’auditions du jour avec M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP), à qui je souhaite la bienvenue.

Vos travaux portent en particulier sur la fiscalité des entreprises, l’évaluation des politiques d’incitations fiscales et le rôle des entreprises sur le marché du travail. C’est la raison pour laquelle il nous est apparu pertinent de recueillir votre témoignage.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Clément Malgouyres prête serment.)

M. Clément Malgouyres, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) auprès du Centre de recherche en économie et statistique (CREST) et économiste auprès de l’Institut des politiques publiques (IPP). Je vous remercie pour cette invitation. Mon propos liminaire s’articulera autour des questions qui m’ont été communiquées.

Il faut être prudent lorsque l’on observe la dynamique du marché du travail, compte tenu de la situation internationale.

La situation actuelle est très différente de celle qui prévalait en 2008 et 2009, au moment de la crise financière. Entre ces deux années, le taux de chômage était passé de 7 % à 9,5 %. Entre 2023 et 2025, la hausse est beaucoup plus limitée. D’après les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), le taux de chômage serait passé de 7 % en 2023 à 7,3 % au quatrième trimestre de l’année 2024.

La différence est encore plus marquée en ce qui concerne les licenciements économiques. Au pic de la crise de 2008, ils représentaient environ 11 % des ruptures de contrat à durée indéterminée (CDI). Depuis, ce taux a régulièrement diminué, même lors des périodes de hausse du chômage, comme en 2011-2013. Cette évolution mérite une attention particulière pour comprendre le rôle actuel des licenciements économiques dans les dynamiques du marché du travail.

Les licenciements économiques ne représentent qu’une faible part des ruptures de contrat de travail. Les études microéconomiques démontrent que la dynamique du taux de chômage est principalement influencée par la rapidité avec laquelle les chômeurs retrouvent un emploi, plutôt que par les entrées au chômage. Ainsi, pour anticiper l’évolution conjoncturelle du chômage, il est au moins aussi important, sinon plus, d’analyser le taux de création d’entreprises et d’embauches que de se focaliser sur les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ou les licenciements économiques.

Néanmoins, les licenciements économiques ont un impact particulièrement lourd pour les salariés concernés. Des études menées en France et à l’étranger montrent que les pertes associées à un licenciement économique ou à une fermeture d’établissement sont substantielles et durables. Les salariés peinent à retrouver leur niveau de salaire initial, même après avoir retrouvé un emploi, situation qui tend à s’aggraver en période de récession. La persistance de la baisse des revenus s’explique généralement par une réembauche dans des entreprises offrant des salaires globalement inférieurs. Nos travaux indiquent que ces entreprises sont souvent moins enclines à conclure des accords salariaux favorables.

Face à ces défis, les programmes de formation ne semblent malheureusement pas démontrer une grande efficacité, selon les études disponibles. En revanche, il existe une solution intéressante, bien que rarement évoquée, déployée aux États-Unis. Il s’agit du dispositif baptisé Trade Adjustment Assistance, qui propose une assurance salariale plutôt qu’une simple assurance chômage. Il compense la différence de salaire des travailleurs qui retrouvent un emploi moins bien rémunéré à la suite d’un licenciement. Les évaluations rigoureuses de ce programme montrent qu’il accélère le retour à l’emploi, au point d’être quasiment autofinancé.

Il est essentiel d’analyser les licenciements économiques dans leur contexte global. La perte d’un emploi a des implications différentes selon le dynamisme du marché du travail local. Dans une économie de marché, même régulée, des réallocations sont inévitables. Cependant, perdre son emploi dans un environnement où d’autres employeurs recrutent et perdre son emploi dans un environnement caractérisé par une récession diffère considérablement.

Dans un autre registre, plusieurs études, produites par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ou le Conseil d’analyse économique (CAE), apportent des éclairages intéressants sur les effets potentiels de la taxation carbone et de la transition écologique sur le marché du travail. Les travaux de l’OCDE portent sur les séparations involontaires dans divers secteurs, en particulier ceux à forte intensité énergétique ou émetteurs de carbone. Ces secteurs sont susceptibles de connaître une réduction de leur taille et de leurs effectifs dans les années à venir. Les résultats montrent que les coûts individuels liés aux licenciements sont relativement élevés.

L’étude du CAE révèle un aspect plus positif pour la France : les secteurs à forte intensité carbone ne représentent qu’une part relativement faible de l’emploi. Aux États-Unis, par exemple, le secteur de l’énergie fossile est un employeur majeur. Cela n’est pas le cas en France.

En économie du travail, le contrat de travail est aussi un contrat d’assurance. L’employeur propose généralement un salaire plus stable que ses propres revenus, ce qui constitue une forme d’assurance pour les salariés. Cette stabilité est précieuse car ces derniers sont plus averses au risque et moins aptes à gérer des fluctuations de revenus que les entreprises, surtout celles qui disposent d’un actionnariat diversifié. Les situations varient cependant selon la taille des entreprises, les petites structures ayant potentiellement moins de capacité à absorber les risques.

La répartition du risque entre travailleurs et entreprises diffère considérablement selon le type d’entreprise. La littérature économique montre clairement que les entreprises n’offrent pas toutes le même équilibre entre salaire et risque. Par exemple, les établissements appartenant à des multinationales, particulièrement ceux qui sont éloignés du siège social, ont tendance à réduire plus rapidement leurs effectifs en cas de récession. À l’inverse, les entreprises familiales montrent généralement une plus grande propension à maintenir l’emploi face aux chocs économiques, mais offrent en moyenne des salaires plus bas. Il existe donc un arbitrage entre stabilité de l’emploi et niveau de rémunération.

La distribution des dividendes, elle aussi, diffère considérablement selon le type d’entreprise. Il faut distinguer les entreprises cotées des petites et moyennes entreprises (PME) et entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui n’ont pas les mêmes structures. Les premières ont tendance à lisser le flux de dividendes par rapport au flux de revenus, en partie pour répondre aux attentes d’investisseurs, notamment institutionnels, qui privilégient le versement régulier de dividendes. Cette logique explique que, parfois, des entreprises continuent de verser des dividendes alors qu’elles réduisent parallèlement leurs effectifs dans le cadre de restructurations.

Pour les entreprises du CAC 40, l’interprétation est encore plus complexe en raison de leur forte internationalisation. Une grande partie de leur actionnariat et de leur activité se situe à l’étranger. Il est donc difficile d’établir une corrélation directe entre les flux de dividendes et la situation de l’emploi en France.

Il est important de rester vigilant face aux pratiques potentiellement abusives, telles que l’endettement volontaire d’entreprises saines pour distribuer des dividendes, ce qui peut fragiliser leur structure financière au détriment de l’emploi. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que le flux de dividendes n’est pas nécessairement corrélé aux dynamiques de l’emploi ou aux profits de l’entreprise.

M. le président Denis Masséglia. Votre analyse sur la baisse des revenus liée aux plans de licenciements massifs soulève une question importante. Peut-on établir un lien direct entre la taille des entreprises et le niveau de la rémunération proposée aux salariés ? Plus précisément, est-il juste d’affirmer que les grands groupes, souvent concernés par les plans de sauvegarde de l’emploi impliquant un nombre élevé de salariés, offrent généralement de meilleures rémunérations que les petites structures ? Cette hypothèse expliquerait-elle la difficulté des salariés licenciés à retrouver un niveau de rémunération équivalent par la suite ? Je fais ce constat dans ma circonscription, dans laquelle une entreprise qui ferme propose à des techniciens des salaires qui sont en moyenne plus élevés – même s’ils ne sont pas excessivement élevés – que dans les autres entreprises du territoire.

M. Clément Malgouyres. La plupart des études sur le sujet se concentrent sur la fermeture d’entreprises de grande taille. C’est le choix que font les chercheurs pour obtenir des résultats pertinents. Les salariés affectés par un plan de sauvegarde de l’emploi appartiennent à des structures de taille supérieure à la taille moyenne des structures en France. Or, il existe une corrélation nette entre la taille de l’entreprise et le salaire horaire proposé. Le passage d’une grosse structure à une structure plus petite, potentiellement moins productive, explique donc la baisse de revenus que l’on peut observer.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué le risque d’une évolution importante de l’emploi dans les entreprises fortement émettrices de carbone, tout en soulignant que la France semblait relativement protégée par rapport aux États-Unis. Cependant, l’industrie automobile continue de peser dans notre pays, même si sa place est moins importante aujourd’hui qu’autrefois.

Le passage du moteur thermique au moteur électrique entraîne une réduction importante des emplois dans notre pays. L’entreprise Bosch, située à Onet‑le‑Château, près de Rodez, fabriquait des injecteurs-pompes pour optimiser la consommation de gazole. Or, ce type de produits est aujourd’hui beaucoup moins demandé.

Je suis préoccupé par l’avenir car il n’est pas impossible, avec l’avènement de la mobilité autonome, que l’on aille vers la fin de la voiture individuelle. Cette évolution, qui me semble inéluctable et imminente, aura pour conséquence une diminution significative des effectifs dans les usines de production automobile, même si cette dernière pourrait potentiellement créer des emplois dans la gestion des parcs de véhicules.

J’ai le sentiment que les gouvernements européens n’ont pas pleinement anticipé la transformation. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait matière à agir pour mieux anticiper les évolutions touchant l’emploi ? L’objectif devrait être d’accompagner au mieux les travailleurs français et européens, compte tenu de l’imbrication des marchés.

M. Clément Malgouyres. Les effectifs de l’industrie automobile ont diminué depuis 2019. Cette diminution s’explique principalement par la chute des ventes de véhicules neufs en France, laquelle a probablement baissé d’environ 40 %, tous types de motorisation confondus. Au-delà de la transition vers l’électrique, il y a un ralentissement du renouvellement du parc automobile.

Cette réduction des ventes de véhicules neufs entraînera inévitablement une baisse de la production, ce qui aura une incidence sur l’ensemble de la filière. Bien que l’ajustement de l’emploi puisse connaître un certain décalage dans le temps, il est peu probable que la production diminue sans que l’emploi n’évolue proportionnellement.

La transition vers le véhicule électrique représente un défi majeur car elle implique une refonte complète du savoir-faire dans toute la filière. L’anticipation de ces évolutions reste complexe. Néanmoins, il est évident qu’un plan de formation conséquent est nécessaire pour la main-d’œuvre actuellement employée dans la production de véhicules thermiques et de pièces détachées. La création d’une filière de batteries et de production de véhicules électriques sur le territoire national est en cours.

La mise en place d’un bonus prenant en compte l’intensité carbone du processus de production de la voiture électrique est une évolution intéressante. Cette mesure a favorisé la réorientation de la demande vers des modèles français ou européens, au détriment de certains véhicules importés depuis des régions à forte intensité carbone.

La puissance publique doit orienter la demande de manière prévisible car les investissements impliquent des coûts fixes considérables. Les industriels ont besoin de visibilité. Bien que l’avenir du véhicule autonome soit incertain, la transition vers le véhicule électrique est amorcée. Il faut donc s’assurer qu’elle soit favorable à la production nationale et que les industriels aient une vision claire des volumes qu’ils peuvent espérer écouler sur le marché français. Cela passe par la définition d’une véritable politique industrielle et par un soutien à la demande.

M. le président Denis Masséglia. Pensez-vous que l’absence de prévisibilité des politiques publiques, conjuguée à l’évolution rapide des normes, puisse avoir un impact sur les plans de licenciements et leur multiplication ?

M. Clément Malgouyres. Il y a effectivement une corrélation entre l’imprévisibilité des politiques publiques et l’hésitation des entreprises. Cela peut créer un phénomène d’attentisme, même si les études n’ont pas nécessairement démontré un effet négatif direct.

Dans le contexte actuel, marqué par des discussions sur les droits de douane et une incertitude sans précédent depuis les années 1930 à propos de l’évolution du commerce mondial, il faut que les politiques publiques nationales soient autant que possible prévisibles.

M. le président Denis Masséglia. Vous avez évoqué les différences de gestion des effectifs entre les grands groupes, principalement multinationaux, et les ETI et vous avez indiqué que les multinationales procèdent peut-être plus aisément à des licenciements du fait de l’éloignement entre les centres de décision et les sites affectés. Vous avez également souligné que les rémunérations y sont généralement plus élevées que dans les entreprises de plus petite taille.

J’aimerais connaître votre opinion sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers mis en place en France pour protéger du rachat certaines structures relevant de secteurs en particulier. Considérez-vous que ce dispositif est efficace ? Pensez-vous qu’il serait judicieux de le renforcer afin de prévenir d’éventuels plans de licenciements provenant du rachat de structures françaises par des sociétés étrangères ? À l’inverse, estimez-vous qu’un renforcement de ce dispositif pourrait freiner les investissements en France, dont nous avons besoin ?

M. Clément Malgouyres. Je ne maîtrise pas tous les détails du contrôle des investissements étrangers mais il est essentiel de distinguer les objectifs. L’un des objectifs en jeu a trait à la politique industrielle et à la maîtrise de certaines technologies. Cela évoque non seulement des questions de sécurité, mais aussi d’investissement et de préservation des compétences technologiques nationales, ce qui peut avoir des effets bénéfiques à long terme sur la diffusion de ces technologies. Cette approche est tout à fait légitime.

Cependant, du point de vue de l’emploi, je doute que l’on puisse en attendre des effets significatifs. Mon analyse de la structure salariale dans les grandes et les petites entreprises révèle qu’il est plus avantageux de travailler dans les premières. Des études conduites aux Pays‑Bas montrent que ces bénéfices ne sont pas uniquement statiques. Travailler pour une multinationale peut avoir un effet positif durable, notamment grâce aux programmes de formation interne et aux ressources importantes dont disposent ce type de sociétés.

Il est fondamental de maintenir des filières nationales autonomes dans les secteurs stratégiques, mais il ne faut pas se priver des avantages, en termes de savoir-faire, apportés par les investissements étrangers. Cela est particulièrement vrai pour les investissements directs, tels que la création d’usines.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je souhaite profiter de votre présence et de votre expertise pour aborder un sujet d’actualité. Vous avez évoqué, dans votre propos liminaire, l’incertitude générée par les récentes décisions américaines en matière douanière et leurs répercussions sur les marchés financiers. Pourriez-vous nous livrer votre analyse de la situation ? Plus particulièrement, quels sont les risques potentiels pour l’emploi, compte tenu de ce que nous savons actuellement ? Comment envisagez-vous les évolutions possibles en termes d’emploi et de plans sociaux, étant donné l’imprévisibilité de la politique américaine ?

M. Clément Malgouyres. J’ai étudié les décisions prises par Donald Trump lors de son premier mandat. Il y a eu un premier choc douanier mais cela s’est essentiellement résumé à une guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Les effets macroéconomiques résultant de l’instauration de ces droits de douane n’ont pas été aussi importants que l’on aurait pu le craindre. Cela a conduit pour l’essentiel au renchérissement des produits chinois par rapport à d’autres produits, ce qui a profité à des pays comme le Mexique ou le Vietnam, qui ont vu leurs exportations vers les États-Unis augmenter.

La solution actuelle engendrera de nouveaux changements dans les prix relatifs. La Chine sera probablement plus affectée que l’Union européenne, qui sera elle-même plus touchée que le Royaume-Uni. Cependant, je ne pense pas que le commerce international subira un choc.

À court terme, l’incertitude générée par la situation risque de provoquer une récession, ce qui constituera probablement l’effet de premier ordre sur l’emploi. Cet impact récessif global sur l’économie sera vraisemblablement plus significatif que les effets sectoriels.

La désorganisation des chaînes de valeur, bien que difficile à quantifier, doit aussi être prise en compte. De nombreux fournisseurs d’Airbus dans la région toulousaine approvisionnent également Boeing. Les chaînes logistiques se sont organisées autour de tarifs relativement bas sur les biens intermédiaires et une augmentation de ces tarifs pourrait avoir un effet désorganisateur important.

Pendant la crise du covid‑19, il y a eu beaucoup de discussions sur le manque de résilience potentiel des chaînes de valeur complexes. Si les tarifs sont maintenus, il va apparaître clairement que les organisations existantes engendrent des gains d’efficacité considérables. Le fait que les fournisseurs en question produisent à la fois pour Airbus et pour Boeing ou d’autres constructeurs basés aux États-Unis représente un atout. Nous risquons de le perdre.

Cet effet pourrait se manifester à plus long terme, mais la réorganisation des chaînes logistiques va certainement entraîner la perte de nombreuses économies d’échelle. À terme, cela pourrait avoir des répercussions importantes sur l’emploi.

Si ces tarifs sont maintenus, j’ai l’intuition que l’effet de premier ordre, dans les six prochains mois, résidera dans un effondrement de la croissance mondiale. C’est principalement par ce canal que l’emploi sera affecté.

M. le rapporteur. Je souhaite maintenant aborder l’avenir à plus long terme. Pourriez‑vous nous livrer votre analyse de l’impact attendu sur l’emploi, dans les décennies à venir, de la transition numérique, de l’intelligence artificielle et de la transition écologique ?

M. Clément Malgouyres. Nos méthodes habituelles d’analyse statistique ne nous permettent pas d’avoir une vision précise du rythme d’adoption des technologies comme l’intelligence artificielle (IA). Certaines études suggèrent néanmoins que celle-ci se diffuse rapidement comparée à d’autres innovations technologiques. La deuxième révolution industrielle s’est faite dans la durée. Cela ne semble pas être le cas de l’IA générative.

Ses effets sur la productivité sont déjà tangibles. Des tests ont démontré son impact sur la performance relative de certains travailleurs par rapport à d’autres. Une étude particulièrement intéressante révèle que la productivité des chercheurs en sciences des matériaux est considérablement augmentée par l’utilisation de l’intelligence artificielle. Cette perspective est prometteuse car elle implique que l’augmentation de la productivité dans le domaine de l’innovation pourrait avoir des effets induits potentiellement très importants.

À moyen terme, certaines sociétés, notamment dans le secteur des services aux entreprises, qui utilisent massivement l’IA, auront besoin de moins de salariés. Ce sont principalement des emplois qualifiés. Mais, parallèlement, il y aura peut-être une expansion du secteur des services aux entreprises du fait de l’apparition de tarifs inférieurs, plus compétitifs et plus attractifs, précisément grâce au déploiement de l’IA. Il est difficile, à ce jour, d’affirmer qu’un scénario l’emportera sur l’autre.

Le déploiement des distributeurs automatiques de billets de banque aux États-Unis n’a pas conduit à des destructions d’emplois de guichetiers dans les établissements, contrairement aux craintes initiales. En réalité, le nombre d’employés a même augmenté, les clients ayant eu progressivement recours à des services diversifiés. Et le travail des employés en question a évolué vers l’accomplissement de tâches plus complexes.

On peut supposer que les salariés affectés par l’IA générative, qualifiés, sauront s’adapter au changement et exercer de nouvelles tâches en complémentarité des tâches remplies par les machines. Certaines compétences, les relations humaines par exemple, seront valorisées. D’autres passeront sous la coupe de l’IA.

Cela étant, certains secteurs, le transport routier par exemple, seront confrontés à d’importants défis à long terme, du fait du développement du transport automatisé dans le cas d’espèce, compte tenu de la faiblesse des perspectives de reconversion. L’impact de l’apparition du véhicule autonome pourrait, en effet, être significatif pour le transport routier. Cependant, ce secteur connaît actuellement des difficultés de recrutement, ce qui pourrait atténuer l’impact à long terme. Il s’agit d’une course entre l’offre et la demande, mais lorsque la demande de chauffeurs routiers sera devenue faible, le nombre de chauffeurs aura peut-être déjà considérablement diminué.

M. le rapporteur. Je me permets de compléter d’un mot rapide. Avez-vous le sentiment que la puissance publique anticipe suffisamment ces mutations dans ses travaux, dans sa prospective ?

M. Clément Malgouyres. Les travaux de prospective sont nombreux. L’IA générative est bien adoptée. Mais l’enjeu est de faire en sorte que ce soit le cas non seulement dans les entreprises qui emploient des salariés très qualifiés mais aussi dans les petites structures. Il faudrait éviter que cette nouvelle technologie devienne un facteur d’inégalité supplémentaire entre les grandes entreprises qui ont les moyens de la déployer en interne et les petites sociétés, qui n’ont pas ces moyens. Il faut que les politiques publiques facilitent l’information et la formation, notamment des cadres. En revanche, il ne faut pas que le déploiement de l’IA dans l’économie donne lieu à une transformation du marché qui verrait certains acteurs dominer.

M. le rapporteur. Je vous remercie pour cette analyse prospective. Revenons‑en maintenant à l’objet des travaux de la commission d’enquête. Nos travaux portent sur les plans de licenciements au sens large, dont nous avons le sentiment qu’ils se multiplient. J’aimerais connaître votre analyse de la situation actuelle de l’emploi et de ces plans de licenciements qui font la une des médias. Comment qualifieriez-vous cette situation ?

Plus fondamentalement, cette situation était-elle prévisible au regard des données disponibles ces derniers mois ou ces dernières années sur la production, l’activité économique mondiale, la structure de l’économie nationale ? Était-il possible, pour la puissance publique, de l’anticiper ?

En complément, je voudrais savoir si les pouvoirs publics ont joué leur rôle en matière de détection précoce des difficultés économiques et des potentielles défaillances d’entreprises.

Enfin, dans une perspective plus prospective, comment voyez-vous l’évolution des choses ?

M. Clément Malgouyres. J’ai récemment examiné les données relatives aux licenciements économiques et force est de constater qu’ils demeurent à un niveau relativement stable. En revanche, on observe une hausse des défaillances d’entreprises ainsi qu’une légère augmentation du chômage. Néanmoins, il convient de souligner que la situation actuelle, bien qu’elle puisse annoncer un éventuel retournement, n’est en rien comparable à la situation qui prévalait au moment des crises majeures de 2009 ou de 2011.

Je m’interroge sur la pertinence des statistiques relatives aux licenciements économiques. Il serait judicieux d’approfondir la question. En effet, après avoir atteint un pic en 2009, le nombre de ces licenciements a connu une baisse continue. Celle-ci s’explique naturellement par l’amélioration de la conjoncture et la baisse du chômage. Cependant, il est surprenant de constater que, même lors de retournements conjoncturels significatifs, comme en 2011‑2013, il n’y a pas eu d’augmentation notable du nombre de licenciements économiques. La crise du covid‑19 a certes entraîné une légère hausse de ce nombre, mais celle-ci est restée modérée, probablement en raison des mesures exceptionnelles mises en place.

Se pose alors une question : faut-il changer d’approche pour évaluer de façon fiable les tendances lourdes que sont la désindustrialisation, les fermetures d’établissements et les ruptures de CDI pour des raisons économiques ? Le licenciement économique conserve-t-il la même signification qu’à la fin des années 2000, époque où il était encore un indicateur clair des retournements du cycle économique ?

Depuis 2010, le nombre de licenciements économiques baisse régulièrement. On peut s’interroger sur la pertinence de cet indicateur pour appréhender la gravité de la situation économique actuelle, compte tenu notamment de la hausse considérable des défaillances d’entreprises. Je n’ai pas déjà procédé à une analyse approfondie de l’augmentation de ces défaillances. Était-elle prévisible ? Il faut avoir à l’esprit que, pendant la crise sanitaire, les procédures de faillite ont été temporairement suspendues. Il y a peut-être à l’heure actuelle un simple phénomène de rattrapage à l’œuvre : des entreprises qui auraient dû faire faillite il y a deux ans disparaissent aujourd’hui. L’arrivée à échéance de certains dispositifs de soutien, comme les prêts garantis par l’état (PGE), peut également expliquer la situation. En 2021, j’ai constaté que peu d’entreprises éprouvaient des difficultés à rembourser les PGE. Une part importante de ces prêts a été conservée sous forme de liquidités, comme une épargne de précaution.

D’une certaine manière, la hausse des défaillances pouvait être anticipée. Il est plus difficile de savoir si cette hausse est « pathologique » ou si elle est la manifestation du phénomène de rattrapage que j’ai évoqué.

L’augmentation du nombre des défaillances d’entreprises ne se traduit pas nécessairement par une hausse du nombre des PSE, car ces défaillances peuvent être le fait d’entreprises de moins de cinquante salariés, qui ne sont pas tenues de les établir. Prenons l’exemple du secteur automobile : la baisse massive du volume de production durant plusieurs années rendait inévitable la réduction des effectifs pour maintenir la productivité. La question est de savoir dans quelle mesure cette situation a été anticipée et gérée. Des initiatives comme France 2030 ont apporté un soutien au secteur, notamment pour favoriser sa « décarbonation », sans constituer nécessairement une politique de l’emploi suffisante.

Les PSE ne semblent pas être le principal facteur du retournement actuel du marché du travail. On ne peut pas dire que la multiplication de leur nombre entraîne une hausse significative du taux de chômage. Pour autant, il ne faut pas minimiser la gravité de la situation. Les fermetures d’établissements peuvent entraîner des pertes irréversibles en termes de savoir‑faire et des dommages importants pour les territoires et les filières affectés.

Les données suggèrent que les licenciements économiques ne sont plus un contributeur majeur aux dynamiques du marché du travail. Les entreprises ont-elles trouvé d’autres moyens de gérer les réductions d’effectifs pour des raisons économiques ? Il est possible qu’elles aient adapté leurs pratiques en fonction des coûts relatifs des différentes options.

M. le rapporteur. J’aimerais poser une dernière question, qui comporte deux volets, au sujet des aides publiques aux entreprises. Tout d’abord, peut-on évaluer l’impact des différentes aides sur l’emploi ? Quels enseignements peut-on tirer de cette analyse ? Ensuite, avez-vous connaissance de pays où l’octroi de certaines aides est assorti de conditions relatives au maintien de l’emploi ou à l’encadrement du versement de dividendes ?

M. Clément Malgouyres. Je souhaite, pour vous répondre, m’appuyer sur un exemple qui illustre le scepticisme des économistes en matière de conditionnalité des aides. Il s’agit de l’équivalent allemand du « pacte Dutreil », qui, je le rappelle, prévoit un abattement sur les droits de mutation lorsque le repreneur d’une entreprise familiale, membre de la famille, s’engage à conserver les actions pendant cinq ans, l’objectif étant d’éviter la reprise de ladite entreprise par un fonds d’investissement ou une société étrangère.

En Allemagne, le dispositif inclut également un critère de maintien de l’emploi. Or, une étude en cours révèle que les entreprises tendent à licencier quelques salariés juste avant la transmission, alors que cela n’était pas le cas avant l’instauration de ce critère. Il s’agit d’un effet pervers provoqué par la mise en place de la conditionnalité de l’aide.

L’évaluation de l’efficacité d’un système de conditionnalité des aides, notamment en termes de maintien de l’emploi, est complexe. Une entreprise dans laquelle la décroissance des effectifs ralentit grâce à l’octroi d’une aide ne remplit pas strictement le critère de maintien de l’emploi, bien que la situation de l’emploi en son sein progresse et soit meilleure que dans le cas où l’aide n’aurait pas été accordée.

L’existence d’une conditionnalité dans l’octroi des aides peut aboutir à des situations injustes. De plus, ce type de dispositifs peut induire des effets non intentionnels, tels que la réduction préventive des effectifs, et s’avérer difficiles à gérer au plan administratif, ce qui peut être décourageant.

Il existe néanmoins des dispositifs de conditionnalité des aides efficaces, comme les subventions pour des projets de recherche et de développement spécifiques. En revanche, les objectifs généraux, le maintien de l’emploi ou la limitation du versement des dividendes notamment, sont plus difficiles à encadrer.

Un exemple de conditionnalité implicite qui donne de plutôt bons résultats, d’après les études, réside dans les programmes de dépréciation accélérée ou de type suramortissement, qui augmentent l’attractivité des nouveaux investissements.

J’ai participé à des programmes d’évaluation du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Notre approche consistait à comparer les entreprises bénéficiant largement du dispositif, avec beaucoup de salariés rémunérés en dessous du seuil de 2,5 Smic, à celles en bénéficiant moins. Nos résultats, qu’il faut interpréter avec prudence, n’ont pas révélé de différences significatives en termes d’emploi ou d’exportations entre ces deux groupes d’entreprises. Nous avons cependant observé une légère augmentation des salaires, particulièrement pour les cadres, ce qui n’est pas nécessairement négatif dans un contexte de faible dynamisme des salaires nets en France.

Notre approche, fondée sur la comparaison d’entreprises à un moment donné dans un secteur spécifique, ne permet pas de capturer d’éventuels effets macroéconomiques plus larges. Le CICE pourrait avoir favorisé la survie des entreprises ou stimulé la création d’entreprises, mais ce sont des effets difficiles à mesurer avec notre méthodologie.

En conclusion, l’étude suggère une absence d’effets différenciés significatifs entre les entreprises comparées. Cependant, il faut rester prudent quant à l’interprétation de ces résultats. L’impact du CICE varie selon les modèles d’analyse utilisés, ses effets étant plus ou moins importants. Cette variabilité dépend des facteurs pris en compte, notamment l’évolution des salaires et des prix.

À titre de comparaison, avec les allègements de charges décidés dans les années 1990, qui impliquaient un plus grand nombre de salariés, les effets sur l’emploi ont été plus forts. Le CICE a été mis en place dans un contexte économique morose, ce qui pourrait expliquer la différence d’impact observée. Cela démontre que des politiques similaires peuvent avoir des effets distincts selon le moment de leur mise en œuvre.

Je rappelle que le CICE a été remplacé par une baisse des cotisations sociales patronales. Initialement perçu comme une aide aux entreprises, il a en réalité contribué à aligner le ratio des cotisations sociales patronales par rapport au salaire brut sur celui des autres pays européens. Même si les effets du CICE sont difficiles à mesurer avec certitude, cela ne signifie pas que cette politique était dénuée d’utilité.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

La séance s’achève à dix heures cinquante.


Présences en réunion

Présents. – M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia