Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry Paris-Saclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)              2

– Présences en réunion................................24

 


Mardi
8 avril 2025

Séance de 13 heures

Compte rendu n° 11

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à treize heures.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry ParisSaclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).

M. le président Denis Masséglia. Nous poursuivons nos auditions du jour avec des sociologues spécialistes des questions relatives au travail et à l’emploi, dont les témoignages alimenteront utilement notre réflexion. Je souhaite la bienvenue à M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry Paris-Saclay, et Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au CNRS.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Claude Didry, Mme Mélanie Guyonvarch et Mme Danièle Linhart prêtent serment.)

M. Claude Didry, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je vous remercie pour cette invitation à revenir sur des terrains de recherche malheureusement d’actualité. J’interviens en tant que sociologue des relations professionnelles et du travail, ce qui me conduit à étudier les cadres juridiques dans leur production et leur mobilisation dans la vie sociale, ainsi que le travail en tant qu’activité orientée vers la réalisation de produits.

Mon intervention s’articulera autour de trois points : l’évolution du droit du licenciement économique, une analyse du phénomène social des restructurations et un diagnostic sur la schizophrénie des politiques publiques.

Commençons par une sociohistoire du licenciement, en partant de la catégorie du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE), qui marque l’aboutissement de soixante ans de politique de l’emploi. Cette notion trouve son origine dans le concept de plan social, introduit par les accords sur la sécurité de l’emploi de 1969 et 1974, qui prévoyaient des mesures d’accompagnement des suppressions d’emploi sous forme d’indemnités de licenciement et de préretraites.

La loi du 27 janvier 1993 portant diverses mesures d’ordre social a marqué un tournant décisif en prévoyant que la procédure de licenciement serait nulle si l’employeur ne présentait pas aux représentants du personnel un plan visant au reclassement des salariés, intégré au plan social. Cette évolution a permis l’émergence du concept de plan de sauvegarde de l’emploi, consacré par la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale. Désormais, la procédure de licenciement devait inclure un véritable plan de reclassement interne des salariés.

L’absence ou l’insuffisance d’un tel plan pouvait entraîner l’annulation de la procédure par le juge, voire l’annulation des licenciements eux-mêmes, à la suite des actions engagées par les comités d’entreprise. Cette législation, appliquée pendant plus d’une décennie, a contribué à stabiliser la part de l’industrie dans l’économie nationale, grâce à l’action des représentants des salariés et à la prudence accrue des employeurs.

Cependant, trois ruptures successives ont modifié ce cadre législatif.

La première rupture est intervenue avec la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, qui a introduit la négociation d’accords de méthode sur la procédure d’information-consultation du comité d’entreprise et le plan de sauvegarde de l’emploi.

La deuxième rupture est survenue avec la loi du 25 juin 2008 portant modernisation du marché du travail, qui a créé la rupture conventionnelle du contrat de travail, une troisième voie entre la démission et le licenciement. Aujourd’hui, on compte environ 500 000 ruptures conventionnelles par an.

La troisième rupture est arrivée avec la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui a profondément modifié la procédure de licenciement collectif. Elle a réduit les délais de consultation du comité d’entreprise et créé un bloc de compétences au profit de la juridiction administrative, opérant ainsi un double dessaisissement : celui des comités d’entreprise au profit de la négociation collective et celui du juge judiciaire au profit de l’administration et du juge administratif.

Le représentant de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Olivier Guivarch, que vous avez auditionné, a justement souligné la baisse continue du nombre des plans de sauvegarde de l’emploi depuis plus de vingt ans. Il évoque les restructurations à bas bruit, qui révèlent un phénomène social progressant silencieusement.

Dans ce contexte de réformes intensives, la notion de plan de sauvegarde de l’emploi a évolué. Le dispositif s’inscrit désormais davantage dans une logique d’accompagnement des suppressions d’emplois et fait partie d’un ensemble d’instruments à la disposition des entreprises. Cela conduit à parler plus largement de plans de licenciements, comme le fait à juste titre votre commission. Cependant, ces licenciements se font souvent à bas bruit. Par ailleurs, les dispositifs mis en place, tels que les congés de conversion, conduisent fréquemment les salariés vers des formes d’emploi plus précaires.

Les plans de licenciement actuels concernent rarement des effectifs dépassant 50 salariés. Les données montrent que le nombre moyen de suppressions d’emplois dans le cadre de ces plans oscille entre 68 et 86 pour la période 2018-2021. Bien que l’on prévoie une augmentation significative du nombre de PSE pour 2025, on reste loin des records historiques de 1986 et 1993, avec 2 000 plans sociaux et 600 000 licenciements économiques.

Pour l’année 2024, la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail recense environ 25 000 licenciements économiques sur un total de 300 000 licenciements. Cette pratique des plans de licenciements, bien que moins visible, suscite aujourd’hui une attention particulière. Elle rompt avec la retenue dont les entreprises faisaient preuve en matière de suppressions d’emplois, notamment dans un contexte post covid‑19 marqué par une forte reprise économique.

La crise sanitaire a mis en lumière les faiblesses industrielles de la France, notamment dans le domaine de la santé, avec l’absence de vaccins issus de la recherche française et des pénuries de produits essentiels. Cette situation a été étendue au-delà du secteur médical et a touché l’industrie dans son ensemble, en raison de la complexité des chaînes de valeur. Une prise de conscience en faveur de la réindustrialisation du pays a alors eu lieu. Rappelons que la part de la population active dans l’industrie est passée de 39 % en 1970 à 11 % en 2021.

Malgré une légère baisse après la crise sanitaire, le nombre des plans de licenciements, particulièrement dans l’industrie et le bâtiment, a de nouveau augmenté par la suite.

Ces restructurations affectent profondément des territoires entiers, les situations dans le Cher et la Côte-d’Or en témoignent. Les salariés touchés par ces restructurations expriment un sentiment d’injustice, comme dans le cas de Forvia, à Méru, où la faiblesse des indemnités est dénoncée (40 000 euros contre 180 000 euros versés aux salariés d’une usine allemande du même groupe). Ils expriment également un sentiment d’injustice face à la délocalisation de leurs emplois.

Ce phénomène de désindustrialisation a des conséquences destructrices et souvent irréversibles en termes de savoir-faire, d’apprentissage collectif et de risques psychosociaux. Les économistes Axelle Arquié et Thomas Grjebine le soulignent dans une note du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) de 2023.

Face à cette situation, on peut s’interroger sur la cohérence de l’action de l’État. D’un côté, Bpifrance soutient l’industrie et le secteur privé, tout en refusant de prendre en charge les entreprises en difficulté et en critiquant les effets du droit du travail. De l’autre, la législation sur le licenciement, notamment depuis la loi de 2013, se concentre uniquement sur l’accompagnement des suppressions d’emplois, ce qui limite drastiquement la capacité des représentants du personnel à intervenir sur la stratégie d’investissement des entreprises. Leurs interventions sont cantonnées à la simple négociation de mesures d’accompagnement des suppressions d’emplois.

Cette situation prive les représentants du personnel de toute possibilité d’obtenir par voie judiciaire la suspension ou l’annulation des procédures de licenciement en l’absence de garanties sérieuses de reclassement et de prévention des risques psychosociaux. Cela contraste avec la jurisprudence de la Cour de cassation qui reconnaît l’existence d’un harcèlement moral institutionnel dans le cas des suicides chez France Télécom.

En conclusion, l’urgence sociale et économique créée par cette vague de plans de licenciements est manifeste.

Face à une désindustrialisation qui atteint sa phase terminale, je ne peux pas me résoudre à ce que nous devenions, pour citer mon collègue Philippe Askenazy, « tous rentiers, tirant nos produits industriels en France, d’investissements lointains et ruineux en termes sociaux et environnementaux ».

Une proposition intéressante pourrait consister à mettre en place un plan complet de sécurité sociale industrielle, financé par les aides aux entreprises, qui s’élevaient à environ 140 milliards d’euros en 2018, selon M. Darmanin, et qui s’élèvent aujourd’hui à près de 200 milliards d’euros. Ce plan pourrait s’appuyer sur une nouvelle banque paritaire d’intervention, destinée à soutenir financièrement les représentants du personnel dans l’élaboration de propositions industrielles visant à contrer les suppressions d’emplois.

Mme Mélanie Guyonvarch, maîtresse de conférences à l’université Évry ParisSaclay. Mes travaux de recherche, menés depuis le début des années 2000, portent sur le travail sous l’angle de sa perte, en particulier sur les licenciements collectifs dans le cadre de plans de sauvegarde de l’emploi. J’ai choisi d’étudier ce phénomène au sein d’entreprises économiquement et financièrement prospères, dans des secteurs de pointe, auprès de salariés qualifiés, considérés comme les « gagnants » du monde du travail actuel. Mon objectif était de comprendre la multiplication des plans de réduction d’effectifs dans des contextes a priori inattendus et les raisons qui expliquent que ces plans ne suscitent plus d’étonnement, même dans une économie florissante.

Mon hypothèse centrale, confirmée par mes études de terrain, est celle d’une banalisation du licenciement. Cette banalisation s’observe à différents niveaux.

Au niveau politico-juridique, on constate, depuis une quarantaine d’années, avec une accélération ces dix ou quinze dernières années, le développement d’une logique d’accompagnement et d’individualisation, la gestion en aval des conséquences étant privilégiée au détriment de l’analyse des causes en amont. Cette tendance s’est amorcée en 1986 avec la suppression de l’autorisation administrative de licenciement.

Au niveau économique, j’ai analysé le processus décisionnel des dirigeants d’entreprises et de grands groupes relatif aux licenciements. J’ai mis en évidence l’existence d’une rhétorique récurrente fondée sur la fatalité d’un marché prétendument instable, présentée comme un phénomène naturel, qui masque en réalité des choix stratégiques offensifs.

Enfin, au niveau gestionnaire, mes entretiens avec des directeurs des ressources humaines (DRH) et des cabinets de reclassement ont révélé une tendance à « euphémiser » les licenciements en les présentant comme des formes de mobilité. Cette approche contribue à atténuer la perception de la violence sociale inhérente aux licenciements, même pour les salariés les mieux armés pour y faire face.

Je souhaite évoquer l’emploi des termes « défaillance des pouvoirs publics » par votre commission d’enquête. En effet, les licenciements ne sont plus des accidents mais un outil de gestion de l’emploi parmi d’autres. Le droit du licenciement actuel et les modes de gestion en vigueur dans les entreprises contribuent à cette banalisation. Il s’agit donc du fonctionnement normal du système plutôt que d’un dysfonctionnement.

L’approche actuelle se concentre sur la gestion des conséquences et l’accompagnement en aval, ce qui est certes important, mais elle néglige les causes structurelles. On parle de « restructurations à bas bruit » ou de « restructurations de croisière », des euphémismes qui atténuent la violence du processus.

Dans ce contexte, on peut s’interroger sur l’efficacité du droit face à une tendance lourde. S’il est indispensable pour rééquilibrer les rapports de force entre employeurs et salariés à court terme, il ne peut pas tout et ne doit pas empêcher la tenue d’une réflexion plus large sur le cadre économique global. Ce cadre est caractérisé par une concurrence internationale intense, un capitalisme actionnarial dans lequel le travail est devenu une variable d’ajustement et dans lequel l’individu est sommé de s’adapter constamment.

La mobilisation autour des procédures juridiques est essentielle, mais elle doit s’articuler avec une délibération collective sur l’emploi lui-même. Ce que l’on gagne en droit, ne le perdons pas en conflictualité sociale, comme l’indique mon collègue Laurent Willemez.

Mes recherches montrent que, malgré la banalisation institutionnelle, il n’existe pas de banalisation sociale, d’intériorisation de cette logique par les salariés, même les plus qualifiés. Le licenciement reste une épreuve collective, en ce qu’il brise les collectifs de travail, et individuelle, en ce qu’il affecte différemment chaque individu.

Cette non-banalisation sociale, combinée à l’intensification du travail, contribue à l’augmentation des risques psychosociaux. Les salariés, confrontés à la possibilité d’être remerciés malgré la qualité de leur travail, expriment un sentiment de tiraillement. La déconnexion entre la réussite économique de l’entreprise et la destruction des emplois engendre une perte de sens et une atteinte à l’estime de soi, qui affecte non seulement les licenciés mais aussi les salariés qui demeurent dans l’entreprise.

La crainte du licenciement provoque une sur-adhésion à l’entreprise, sans pour autant créer de liens durables. Ce tiraillement contribue aux malaises au travail observés par de nombreux chercheurs.

J’affirme avec force que la violence sociale est aujourd’hui amplifiée par son invisibilisation. En effet, l’atténuation apparente de cette violence rend la situation encore plus difficile pour les salariés. Lorsque nous substituons au terme « licenciement » des expressions telles que « opportunités de carrière », « capacités à rebondir » ou « simples transitions », nous ajoutons à la violence sociale une forme de culpabilisation pour ceux qui ne parviennent pas à s’adapter au changement. Nous leur faisons porter la responsabilité de leur réussite comme de leur échec.

De nombreux chercheurs en sociologie de l’emploi et du travail montrent qu’il y a une perte d’empathie sociétale envers le chômeur. La tendance est désormais de le percevoir comme un profiteur du système plutôt que comme la victime de dynamiques structurelles et politiques. Les conséquences de ce phénomène sont considérables, tant sur la santé physique que mentale des individus concernés.

Même ceux que l’on pourrait considérer comme les « gagnants » de notre système économique ne sont pas épargnés. Cela prouve que, bien que le travail demeure central et créateur de sens pour les individus – ce que mes recherches ont confirmé –, nos réflexions politiques doivent aller au-delà.

Mes travaux, notamment à travers les témoignages de salariés exprimant un sentiment de libération à la suite de leur licenciement, me conduisent à interroger la pertinence d’un débat sur le seul travail. Défendre le travail est certes consensuel, tant dans les milieux académiques que dans le monde politique. Cependant, ce consensus risque de devenir un slogan vide de sens, chacun y associant une signification différente, voire opposée.

Dans un contexte de délocalisations massives vers la Chine, les pays émergents et l’Europe de l’Est, il est impératif d’interroger les finalités de notre production, l’utilité sociale des produits du travail et les conséquences négatives en termes de production et de gestion des déchets dans notre société d’obsolescence programmée.

Ainsi, la défense du travail soulève des questions fondamentales : quel travail défendons-nous ? Pour qui ? Dans quel but ? Où sont les espaces de délibération collective ? Qui détient aujourd’hui le pouvoir de décider des besoins qui motivent l’activité de production et de consommation ?

Dans cette réflexion approfondie sur les licenciements et le rôle des pouvoirs publics, il faut convoquer beaucoup d’éléments : les salaires, le partage de la valeur, les conditions et la qualité du travail, mais aussi, et c’est là l’apport de mes recherches, les finalités de notre production, trop souvent négligées.

L’injonction actuelle qui pèse sur les salariés et les citoyens se résume à la responsabilisation individuelle. Dans ce contexte, il est pertinent que les politiques s’interrogent sur leur propre responsabilité. Cela est d’autant plus crucial que nos modes de production, de consommation et de travail exercent une pression extrême sur les équilibres écologiques nécessaires à des conditions de vie décentes.

Mme Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Je souhaite rebondir sur les propos précédents en soulignant qu’il est important de considérer le licenciement comme un enjeu politique majeur. Des études révèlent que les personnes directement ou indirectement touchées par des fermetures importantes d’entreprises ont tendance soit à s’abstenir lors d’élections fondamentales, soit à voter pour l’extrême droite. Ce phénomène traduit un sentiment de non-reconnaissance et de rejet par la société, engendrant une forme de révolte qui se manifeste par un désintérêt pour les enjeux politiques ou un vote extrémiste.

Ces licenciements provoquent une véritable déchirure sociale et urbaine. Une enquête menée avec des collègues sur la fermeture des entreprises Chausson illustre parfaitement ce point. Malgré un plan social satisfaisant, un profond sentiment d’injustice a persisté, révélant le traumatisme ressenti lorsqu’une entreprise performante est condamnée à disparaître pour des raisons d’alliances stratégiques entre grands groupes. Ces événements marquent durablement la vie sociale et politique de nos communautés.

J’aimerais maintenant évoquer un autre point important, la performance économique de la France. Il me semble que notre pays n’atteint pas son plein potentiel, et ce malgré la qualité indéniable de nos salariés et agents. La raison principale réside dans notre modèle managérial, qui est l’un des plus délétères qui soit. De nombreuses études montrent qu’il est à l’origine d’un mal-être, de suicides et d’addictions à des substances psychoactives utilisées pour « tenir bon » au travail, ce qui crée des problèmes majeurs de santé publique et ce qui empêche les salariés d’être pleinement efficaces et productifs.

Ce constat est d’autant plus alarmant que toutes les enquêtes comparant la France aux autres pays européens révèlent que le sentiment de maltraitance au travail y est parmi les plus élevés. Nos salariés souffrent d’un manque flagrant d’autonomie, d’une incapacité à influencer la définition de leurs missions et de leur travail, d’un déficit de reconnaissance, d’un manque d’information et de soutien hiérarchique.

La France fait face à des problématiques d’organisation du travail particulièrement préoccupantes. Ces difficultés engendrent non seulement un mal-être généralisé, mais aussi une sous-utilisation flagrante des compétences et du professionnalisme des salariés. Ce modèle trouve ses racines dans notre histoire, notamment dans l’héritage des Trente Glorieuses, marquées par des luttes sociales intenses et des rapports de force prononcés.

L’approche managériale actuelle, fondée sur l’exercice d’un contrôle maximal sur les salariés, nuit à la performance globale. Elle ne valorise pas la professionnalité, les savoirs et les compétences des employés. Elle ne crée pas les conditions propices à l’innovation et à l’invention, jadis considérées comme des atouts majeurs de notre pays. Aujourd’hui, ces idées ne peuvent plus émerger, faute de l’existence d’un environnement favorable à leur expression et à leur développement.

Le modèle managérial repose sur deux piliers.

Premièrement, l’individualisation systématique détruit les collectifs de travail. Or, ces collectifs essentiels constituent des espaces d’élaboration de savoirs, de savoir-faire, d’expérience et de transmission. Ils permettent une stimulation mutuelle, qui favorise l’innovation et renforce la position de l’entreprise face à une concurrence de plus en plus féroce. Cette individualisation, mise en place en réaction aux événements de mai 1968, visait à promouvoir l’individu au travail. Cependant, elle s’avère extrêmement préjudiciable à la productivité, à la qualité du travail et à la capacité d’innovation.

Plus grave encore, la mise en concurrence des salariés entre eux sape les fondements de l’activité professionnelle. Au lieu de favoriser la solidarité et la collaboration, elle encourage des comportements déloyaux. Cette dynamique détruit la motivation intrinsèque, l’envie de bien faire, de progresser et d’être fier de son métier. Le travail, autrefois expérience socialisatrice de coopération pour satisfaire les besoins d’autrui, se transforme en une quête individuelle dominée par la précarité subjective et la crainte permanente de l’évaluation.

Deuxièmement, la politique du changement permanent pratiquée dans les entreprises françaises est problématique. Cette approche rend rapidement obsolètes les connaissances des salariés, ce qui les plonge dans un état de précarisation constante. Ils peinent à maîtriser leur environnement de travail en perpétuelle mutation, qu’il s’agisse de leurs collègues, de leur hiérarchie ou des outils mis à leur disposition. Cette instabilité chronique génère un sentiment de précarité subjective, même chez les salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) ou les fonctionnaires.

La qualité française du travail, qui existait jadis, est déstructurée. France Télécom, par exemple, a été un fleuron envié dans le monde entier. Notre capacité de progression, d’invention et donc de performance a été totalement altérée. Le modèle managérial actuel, en jouant sur la compétition entre les salariés et l’individualisation tout en maintenant un contrôle étroit sur eux inspiré du modèle taylorien, altère profondément ce qui faisait la qualité du travail à la française. L’imposition de procédures, de protocoles et de bonnes pratiques standardisées nie la professionnalité et l’engagement des salariés, ce qui rend nos entreprises moins performantes face à la concurrence mondiale. Dans la plupart des pays, cette logique n’existe pas. Les modèles managériaux se caractérisent par plus d’autonomie, plus de reconnaissance, plus de dialogue professionnel, une hiérarchie plus attentive, plus à l’écoute, et des collectifs plus efficaces sur le terrain.

Pour remédier à cette situation, il est impératif de repenser notre approche du travail. Le droit d’expression direct et collectif, introduit en 1982, visait à améliorer les choses en donnant la parole aux salariés sur l’organisation et les conditions de leur travail. Cependant, les enquêtes ont révélé une autocensure systématique due à la présence de la hiérarchie lors de ces échanges.

Enfin, le lien de subordination, particulièrement prégnant en France, constitue un frein majeur à l’épanouissement professionnel. Il impose aux salariés une obéissance systématique, qui leur interdit de fait toute critique ou contestation.

Malgré la présence des organisations syndicales, les salariés français sont enfermés dans ce lien de subordination qui repose sur l’idée que, l’employeur étant responsable de leur santé physique et mentale, il lui revient d’organiser leur travail et de définir leurs missions. Ce lien de subordination est une absurdité, pour un sociologue du travail, parce que seules les personnes qui l’exercent sur le terrain connaissent vraiment le travail. Cette situation, en contradiction avec nos principes juridiques et démocratiques, mérite une profonde remise en question. Je ne sais pas comment vous pouvez la tolérer.

Si le Gouvernement souhaite véritablement s’attaquer aux problèmes de maltraitance des salariés et améliorer la performance des entreprises françaises, il faut réexaminer la nature des liens qui unissent les salariés à leur employeur.

M. le président Denis Masséglia. Madame Guyonvarch, vous avez évoqué la banalisation des plans de licenciement. J’ai examiné attentivement les données fournies, notamment celles présentées par monsieur Didry. Il apparaît que la première cause de séparation entre l’entreprise et le salarié est actuellement la démission. Cela m’amène à vous poser une question : n’assistons-nous pas à une évolution dans la relation des Français au travail ? Autrefois, on débutait souvent dans une entreprise à seize ans pour y rester jusqu’à la retraite. Aujourd’hui, les parcours professionnels semblent plus diversifiés, avec parfois trois, quatre, voire cinq métiers différents au cours d’une carrière. Ne peut-on pas y voir aussi une volonté des salariés eux-mêmes d’évoluer et de changer d’emploi, au-delà des seules initiatives des entreprises ?

Mme Mélanie Guyonvarch. Évoquer une banalisation des licenciements s’avère extrêmement complexe d’un point de vue statistique, les chiffres étant potentiellement contradictoires. Il est particulièrement délicat de manipuler les données relatives aux démissions ou aux licenciements pour motif économique ou personnel.

Prenons l’exemple des licenciements pour motif économique et des licenciements pour motif personnel. On pourrait penser qu’il y a de moins en moins de licenciements économiques, leur nombre ayant chuté, tandis que le nombre des licenciements pour motif personnel a explosé depuis les années 1990. On pourrait y voir une évolution dans la manière dont les entreprises se séparent de leurs employés. Cependant, les frontières entre ces deux catégories sont extrêmement poreuses. Des études ont montré que de nombreux licenciements pour motif personnel sont en réalité des licenciements économiques déguisés. Certaines entreprises estiment qu’il est plus aisé de se séparer d’un employé pour des raisons personnelles qu’économiques.

Des directeurs des ressources humaines m’ont confié sans détour qu’ils procèdent systématiquement à des licenciements par groupes de neuf salariés, car c’est à partir de dix salariés que la procédure devient juridiquement plus contraignante. Il existe aujourd’hui un ensemble de pratiques de gestion de l’emploi qui visent à contourner la législation existante sur les PSE.

Je précise que mes propos sont étayés par des études chiffrées : les travaux de Florence Palpacuer de 2007, qui analysent la gestion des licenciements pour motif personnel et l’augmentation significative de leur nombre, ou ceux conduits par la Dares au début des années 2000.

Quant à l’évolution du rapport au travail que vous évoquez, j’ai mené des recherches approfondies auprès de salariés bien dotés, valorisés par leur entreprise et félicités pour leurs performances. Je m’attendais à rencontrer des individus ayant intériorisé cette logique d’adaptabilité et percevant le changement comme un défi stimulant. Cependant, j’ai plutôt constaté chez eux de la résignation et de l’accommodement.

La question centrale réside dans le fait de savoir si ces changements sont subis ou choisis. Même chez les cadres supérieurs dans les métiers du conseil, j’ai été surprise d’entendre ce type de propos : « Mon travail consiste à faire du management par projet et à supprimer des emplois. Aujourd’hui, je me sens l’arroseur arrosé. »

M. Claude Didry. Je tiens à nuancer l’hypothèse d’une évolution vers des changements fréquents de parcours professionnels. Les données de l’enquête « emploi » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) révèlent que 74 % à 75 % des actifs sont employés en CDI et que l’ancienneté des salariés dans leur entreprise croît. Cela démontre leur attachement à l’entreprise.

C’est précisément dans ce contexte que la banalisation du licenciement prend tout son sens et que le sentiment de subordination s’enracine. La menace du licenciement, dans un environnement d’emploi relativement stable, exerce une pression considérable et altère la liberté de choix des salariés face au risque de perdre leur revenu et leur situation professionnelle.

M. le président Denis Masséglia. Il ne s’agissait pas d’une hypothèse mais d’une question. Madame Guyonvarch, vous avez abordé la question de la législation. Permettez-moi d’élargir la réflexion à la mondialisation. Bien que cela ne soit pas le cœur de notre débat, il est indéniable que la mondialisation a eu des impacts significatifs, tant négatifs que positifs.

En ce qui concerne les impacts négatifs, il est évident qu’il y a des répercussions sur l’emploi et l’environnement. Dans ma circonscription, par exemple, certaines entreprises de tannerie ont délocalisé leur production à la suite de l’introduction de la norme « RoHS » interdisant l’utilisation du chrome hexavalent. Elles ont choisi de s’installer dans des pays aux réglementations environnementales moins strictes, ce qui illustre les défis posés par la mondialisation.

Cependant, il faut reconnaître que la mondialisation a eu certains effets positifs, bien qu’il faille être prudent. Elle a notamment contribué à une baisse des prix de nombreux produits, qui a entraîné une augmentation du pouvoir d’achat dans les pays occidentaux. Des études ont d’ailleurs mis en évidence une corrélation intéressante entre la mondialisation et l’augmentation de l’espérance de vie dans certains pays.

Je ne souhaite pas m’attarder sur ce point, car ce n’est pas le sujet principal de nos travaux. Cependant, vous évoquez la nécessité de relocaliser les productions pour répondre notamment à des enjeux écologiques. Permettez-moi de vous poser deux questions essentielles. Premièrement, pensez-vous qu’il soit nécessaire d’imposer, par voie législative, que certaines productions soient effectuées sur le territoire national pour favoriser cette relocalisation ? Deuxièmement, ne craignez-vous pas l’apparition de tensions sociales importantes liées à cette démarche ? D’une part, nos concitoyens pourraient être réticents à l’idée de voir des usines ou des mines s’implanter près de chez eux. D’autre part, la relocalisation entraînerait probablement une augmentation des coûts de production, certes logique et souhaitable pour financer notre modèle social, qui aurait inévitablement une incidence négative sur le pouvoir d’achat.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je dois admettre que je ne me sens pas compétente pour apporter des réponses précises sur les modalités de relocalisation de la production et les inquiétudes que vous soulevez. Néanmoins, je souhaite partager une observation surprenante issue de mon enquête. Parmi la centaine de salariés que j’ai interrogés, certains, bien que vivant leur licenciement comme une expérience violente et une rupture profonde, m’ont parlé d’un sentiment de libération. Ce paradoxe s’explique par le fait que la perte de leur emploi a provoqué une remise en question fondamentale. Auparavant focalisés sur leurs tâches quotidiennes, ces salariés se sont soudainement interrogés sur le sens de leur travail, la nature de leur consommation et les raisons profondes de leur engagement professionnel.

Cette prise de conscience, née d’une épreuve difficile, a engendré une réflexion bien plus large que sur la simple question de l’emploi. Les personnes concernées ont commencé à s’interroger sur la finalité de leur travail, l’origine et l’utilité des produits qu’elles consommaient et l’impact réel de leur activité professionnelle. Ce phénomène rejoint les travaux de certains chercheurs en sociologie du travail qui s’intéressent aux conflits éthiques vécus par des professionnels. Par exemple, un employé passionné par son métier dans le secteur des produits phytosanitaires peut se retrouver confronté à un dilemme moral en prenant conscience des effets néfastes de ces produits sur la santé.

Il est crucial de ne pas se limiter à la simple défense de l’emploi, mais de s’interroger sur la nature et la finalité du travail. Cette réflexion nous amène inévitablement à questionner les objectifs plus larges de notre système de production.

M. Danièle Linhart. Il est essentiel de comprendre l’interdépendance qui existe entre nos modes de consommation et de production. Grâce aux avancées de l’intelligence artificielle et des neurosciences, nous disposons aujourd’hui de moyens d’influence considérables sur le comportement des consommateurs, au service de la production. Les spécialistes des neurosciences affirment même que nous sommes capables de déclencher un achat avant même que le consommateur n’ait pris conscience de son désir d’acheter. Des stratégies sophistiquées promeuvent un certain mode de production, comme l’a justement souligné Mélanie Guyonvarch.

Cette situation nous empêche, en tant que citoyens, consommateurs et habitants de la planète, de nous interroger véritablement sur nos besoins collectifs. La question se pose : avons‑nous réellement besoin de tout ce que nous consommons ? Certes, la relocalisation de certaines productions, les médicaments notamment, peut avoir du sens. Cependant, il est impératif d’examiner en profondeur notre mode de consommation, largement façonné par les stratégies marketing des producteurs plutôt que par nos choix conscients.

Il faut repenser les finalités de notre système de production et de consommation, non seulement pour assurer le bien-être des salariés, mais aussi pour garantir la survie de l’humanité sur notre planète. Ces enjeux fondamentaux nécessitent une réflexion urgente et approfondie.

Il est intéressant de noter que les personnes ayant perdu leur emploi se posent ces questions essentielles. Cependant, d’autres catégories de la population, notamment les jeunes qui ne sont pas déjà entrés sur le marché du travail et les personnes âgées qui en sont sorties, s’interrogent également sur ces problématiques. Libérés des contraintes du modèle socio‑productif dominant, ils se préoccupent de l’avenir des générations futures, de la planète et remettent en question nos modes de production et de consommation. Il existe donc un lien étroit entre les plans de licenciement et ces interrogations très générales.

M. Claude Didry. Je souhaite apporter quelques nuances aux propos tenus, notamment sur la question des médicaments. Il y a récemment eu un plan de sauvegarde de l’emploi chez Sanofi, qui a entraîné la suppression de 300 postes dans un laboratoire de recherche. Cette décision marque potentiellement la fin de la recherche médicale en France, une situation extrêmement préoccupante résultant de choix managériaux pour le moins contestables. Ce plan a d’ailleurs été rejeté par l’administration et la justice administrative, tant il était mal conçu. Ces démarches sont critiquables tant du point de vue industriel que du point de vue de la satisfaction des besoins nationaux.

Un autre exemple frappant est celui de l’entreprise Alcatel. Du fait d’une délocalisation intensive vers des pays à moindre coût de main-d’œuvre, l’entreprise a perdu ses savoir-faire. Ironiquement, ces délocalisations ont contribué à l’émergence de concurrents puissants comme Huawei, l’un des leaders mondiaux des télécommunications. J’ai constaté le gâchis des formidables innovations développées par les laboratoires Bell, véritable pépinière de prix Nobel. Des technologies révolutionnaires, comme les petites antennes, auraient pu être industrialisées dans l’usine Alcatel du Tréport, mais la direction a refusé et préféré l’externalisation. Résultat : Alcatel a disparu et l’usine a été reprise par un groupe de l’aéronautique militaire. Si cette issue peut sembler positive pour les salariés, ses implications pour la Nation restent à évaluer.

Ces exemples illustrent, comme le soulignait ma collègue, les pertes d’innovation absolument hallucinantes auxquelles on assiste, qui sont symptomatiques de la désindustrialisation que subit le pays.

M. le président Denis Masséglia. Je tiens à préciser la nature de mon intervention. Mes questions visent à provoquer le débat et non à exposer systématiquement mes opinions personnelles. Je peux néanmoins affirmer mon opposition à la délocalisation, un combat que j’ai mené toute ma vie, fort de mon expérience dans l’industrie.

J’aimerais aborder un dernier point. Madame Linhart, vous avez évoqué les défaillances managériales en France et le retour aux pratiques des années 1970-1980, caractérisées par un management patriarcal et autoritaire. Je m’interroge sur la pertinence actuelle de cette analyse. Pourriez-vous me citer des exemples d’entreprises fonctionnant encore selon ce modèle ? Je n’en observe pas sur mon territoire, pourtant très industrialisé.

J’aimerais obtenir des précisions sur les études consacrées aux défaillances managériales en France que vous mentionnez. Quelles sont ces études ? Sont-elles récentes ? Surtout, englobent-elles l’ensemble des salariés ou se concentrent-elles sur le secteur public ? Je conçois l’existence de lacunes managériales dans le secteur public, mais moins dans le secteur privé. Les entreprises privées performantes aujourd’hui me semblent avoir adopté des pratiques managériales valorisant les compétences des salariés, indépendamment de leur niveau hiérarchique.

Ainsi, vos études sont-elles globales ou spécifiques au secteur public ? Les entreprises privées prospères ne sont-elles pas justement celles ayant mis en place un management répondant aux attentes des salariés ?

Mme Danièle Linhart. Votre question m’amuse, car mon expérience de longue date dans la conduite d’enquêtes, tant dans le secteur privé que public, ainsi que ma connaissance approfondie des recherches menées en France et à l’étranger, m’amènent à une conclusion différente. Le modèle managérial développé en France après les Trente Glorieuses et mai 1968, en réponse à la remise en question de l’ordre social dans les entreprises, ne s’est pas focalisé sur la productivité ou l’innovation. Il s’est plutôt concentré sur le contrôle des salariés, les contraignant à travailler selon des méthodes alignées sur les objectifs de rationalité économique de l’entreprise.

Cette approche néglige largement la valorisation réelle des compétences des salariés, de leur intelligence collective et de leurs capacités effectives. Le modèle privé que vous décrivez est, selon mon expérience, largement fantasmé.

Je précise que le secteur public a hérité du modèle managérial privé à partir des années 1990. Une logique de rentabilité à court terme s’est imposée, déstructurant des institutions comme les hôpitaux, l’enseignement et les collectivités territoriales. Ce phénomène a transformé les fonctionnaires, auparavant dévoués au service public, en quasi-entrepreneurs contraints de se conformer à une nouvelle culture d’entreprise.

Je peux illustrer ce point par une anecdote personnelle qui date de la fin des années 1990, lors d’une intervention chez France Télécom. Un cadre m’a confié que sa mission principale était de « produire de l’amnésie » pour préparer l’entreprise à sa transition vers un modèle commercial et privé. Cette démarche impliquait de faire table rase des valeurs existantes pour implanter une nouvelle culture d’entreprise.

Le management actuel, tant dans le privé que dans le public, repose sur plusieurs principes clés :

– l’évitement de la mobilisation des collectifs, perçue comme potentiellement dangereuse ;

– l’abandon du principe « à travail égal, salaire égal », qui favorisait un sentiment d’unité parmi les salariés ;

– une focalisation sur la gestion individuelle privilégiant les « bonnes personnes » aux « bons professionnels » ;

– une emphase sur les qualités personnelles telles que la proactivité, la résilience, voire « l’aptitude au bonheur » ;

– une gestion axée sur les affects et les émotions, conduisant à une forme de « narcissisation » de la relation au travail.

Cette approche fragilise considérablement les salariés car elle ne remet plus en question uniquement leurs compétences professionnelles. Nous sommes passés d’une gestion des compétences à une gestion des individus et de leur personnalité.

J’ai mené des enquêtes révélant des pratiques managériales alarmantes dans le monde du travail français. J’ai notamment observé des ouvriers sur chaîne soumis à des objectifs et des évaluations personnalisés, chacun étant considéré comme le client-fournisseur de l’autre. Cette intrusion d’une pensée figée sur des rôles particuliers et une manière spécifique de mobiliser les employés sont devenues des réalités préoccupantes. La France pousse cette orientation bien plus loin que d’autres pays, ce qui engendre un sentiment généralisé de burn-out et de fatigue. Les salariés sont constamment poussés à être les meilleurs, à atteindre des objectifs, à prouver leur supériorité.

Cette approche s’oppose radicalement à un modèle basé sur l’entraide, le partage des connaissances et l’inventivité collective. Au contraire, le modèle managérial actuel encourage chacun à négocier individuellement son destin au sein de l’entreprise. Cette logique, initialement propre au secteur privé, envahit désormais également le secteur public, avec des conséquences désastreuses.

Des études récentes, de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) notamment, confirment systématiquement que la France possède le modèle managérial le plus toxique. Tous les rapports officiels soulignent ce problème. Le management français maltraite les salariés et ne permet ni d’exploiter l’intelligence collective ni les savoirs individuels. Paradoxalement, les Français sont reconnus pour leurs compétences, mais ce système les met en concurrence permanente et les maintient dans un état de peur constant.

Le livre de Mélanie Guyonvarch, Performants… et licenciés, illustre parfaitement cette situation d’irrespect total de la professionnalité. On recherche toujours « la bonne personne », un concept vague et dangereux qui ne protège pas le salarié, contrairement à la notion de « bon professionnel » qui permet d’envisager des formations ou un accompagnement en cas de difficultés.

Face à cette situation, il faut repenser la notion de subordination dans le monde du travail français. Ce lien de subordination, particulièrement prégnant en France, explique les niveaux élevés de harcèlement moral et sexuel. Il engendre une peur constante chez les salariés, notamment les femmes, qui n’osent pas s’opposer aux comportements abusifs par crainte de désobéir.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je souhaite apporter un éclairage sur le déversement du management privé dans le secteur public, phénomène connu sous le nom de New Public Management. Je me souviens particulièrement d’une enquête menée auprès des agents de Pôle emploi, peu après sa création. Ces agents, initialement dédiés au reclassement des personnes licenciées, ont vu leur mission profondément transformée par l’arrivée de nouveaux modes de management.

Ils m’ont décrit l’arrivée de directeurs d’agence issus du secteur privé, choisis précisément pour leur absence de lien avec le service public de l’emploi. Cette approche a eu pour conséquence de les empêcher d’accomplir correctement leur travail. Auparavant, ils prenaient le temps d’examiner le parcours de chaque demandeur d’emploi, d’expliquer les démarches. Le changement a été radical : on leur demandait désormais de « recaser » les personnes plutôt que de les reclasser véritablement.

Les agents ont été soumis à une logique de chiffres, comparable à celle d’une chaîne de restauration rapide, où l’on comptabilise le nombre de solutions fournies en fin de journée, sans tenir compte de la qualité de l’accompagnement. Cette situation met en lumière l’absurdité de l’application des méthodes de gestion privée à des services publics traitant de problématiques humaines, qu’il s’agisse de l’emploi, de la santé ou de l’éducation.

Ce phénomène ne se limite pas à Pôle emploi. Des enquêtes similaires ont été conduites dans d’autres services publics, les caisses d’allocations familiales (CAF) ou les préfectures, et ont révélé la souffrance des agents confrontés à des injonctions contradictoires et à une pression constante. Ces nouvelles méthodes de gestion les contraignent souvent à mal faire leur travail, en opposition totale avec leur éthique professionnelle et leur conception du service public.

Il n’existe pas de supériorité absolue du management privé. Au contraire, son application aveugle dans le secteur public conduit à une dévalorisation du soin et du lien aux personnes, qui ne peuvent être traitées comme de simples marchandises industrielles.

Mme Danièle Linhart. Pour illustrer davantage ce propos, je souhaite partager une observation issue de mon enquête à la CAF. J’ai été témoin de situations dans lesquelles des conseillères, face à des retards de paiement des aides sociales dus à des dysfonctionnements de la caisse, en venaient à ouvrir leur propre porte-monnaie pour aider les bénéficiaires en détresse. Elles m’expliquaient ne pas pouvoir laisser repartir ces personnes dont les enfants risquaient de ne pas manger.

Cette situation extrême montre à quel point les agents du service public sont mis dans l’incapacité d’accomplir correctement leur mission. Le secteur public est devenu un modèle de souffrance au travail. L’hôpital souffre de l’exode des infirmiers et des aides‑soignants depuis la crise sanitaire, période durant laquelle ils avaient paradoxalement retrouvé une certaine autonomie professionnelle.

M. Claude Didry. Le service public doit servir de modèle pour le secteur privé. Effectivement, le secteur public a considérablement souffert sous la pression des méthodes de gestion du privé. Cependant, la crise du covid‑19 a démontré la capacité remarquable de l’hôpital à accueillir les patients dans des conditions extrêmes. Mais cela s’est fait au prix d’un investissement personnel colossal, d’un altruisme et d’un sens du devoir qui témoignent de la survivance d’un esprit collectif dans le monde du travail.

Selon les enquêtes de l’Insee, environ 300 grands groupes en France contrôlent un tiers du chiffre d’affaires national et dominent les exportations, tout en se dissimulant derrière 30 000 unités. Cette structuration complexifie considérablement le management dans le secteur privé, les niveaux étant multiples : management d’établissement, de société, de groupe. Cette stratification peut potentiellement aggraver les problématiques managériales déjà évoquées, en créant un « management caché » aux effets potentiellement encore plus délétères.

M. le président Denis Masséglia. Je souhaite apporter une précision importante. Lorsque j’évoque des défaillances de management dans le secteur public, je fais référence à la souffrance des agents publics, actuellement confrontés à de grandes difficultés en termes d’accompagnement. Il ne s’agit en aucun cas de stigmatiser ces professionnels, qui subissent les conséquences du système en place.

Je constate dans ma circonscription un phénomène préoccupant. De nombreux agents du secteur public migrent vers le secteur privé. Cet exode constitue, à mon sens, un indicateur clair d’un dysfonctionnement plus marqué dans le public que dans le privé. En effet, lorsque l’on observe un tel transfert de main-d’œuvre d’un secteur à un autre, on peut légitimement supposer que les travailleurs sont à la recherche de meilleures conditions de travail.

Je rejoins votre analyse sur la spécificité du secteur public. Il serait erroné de vouloir y appliquer un management calqué sur le modèle du privé, les deux sphères ayant des vocations distinctes. Cependant, force est de constater que le management actuel dans le secteur public engendre une souffrance réelle, comme vous l’avez souligné, tant pour les agents que pour les usagers.

Aujourd’hui, le service public peine à répondre aux attentes des agents comme des usagers. Il est de notre responsabilité collective d’œuvrer à l’amélioration du système, au bénéfice de toutes les parties.

Mme Danièle Linhart. Je précise que je ne préconise pas une réduction du secteur public au profit du privé. La spécificité fondamentale du secteur public réside dans sa capacité à mobiliser des valeurs auxquelles les agents adhèrent profondément, fruit d’une socialisation collective. C’est précisément cet aspect qui a été partiellement détruit, particulièrement depuis les années 2000. Je suis convaincue que nous pouvons raviver cette dynamique en recréant les conditions adéquates. Il serait donc prématuré de renoncer au service public.

M. le président Denis Masséglia. Je me concentre exclusivement sur la question du management, sans chercher à établir une comparaison ou une opposition entre les secteurs. Mon intervention portait uniquement sur les aspects managériaux.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Compte tenu du temps imparti, je ne reviendrai pas sur le débat consacré au service public, bien que le sujet soit vaste et mérite une discussion approfondie. Vos interventions font écho à des situations que nous connaissons tous. Vous nous offrez une lecture globale qui nous sera précieuse, au-delà même du cadre de cette commission d’enquête, dans l’exercice de notre travail parlementaire.

Madame Linhart, vous avez évoqué le sentiment de maltraitance et ses répercussions. Sans reprendre l’intégralité de votre raisonnement, passionnant, sur les défaillances d’entreprises et les suppressions d’emplois qui en découlent, j’aimerais savoir si vous associez à cette maltraitance la facilitation croissante des licenciements. La simplification des procédures de licenciement affecte-t-elle la qualité du travail ? Crée-t-elle une forme de tension ou de pression, étant donné qu’il est aujourd’hui plus aisé de licencier qu’il y a dix ou quinze ans ?

Cette question rejoint votre propos, madame Guyonvarch, sur le licenciement devenu un nouvel outil de gestion de l’emploi. Pourriez-vous nous décrire succinctement les réformes et les évolutions qui ont conduit à cette situation ? Ces éléments nous seront précieux dans notre travail de préconisation. Il nous faut en effet recenser les dispositions législatives sur lesquelles il conviendrait de revenir.

Mme Mélanie Guyonvarch. Effectivement, cette maltraitance, bien qu’elle ait des causes multiples, peut en partie être attribuée à la facilitation des licenciements. On peut l’illustrer par l’image de l’épée de Damoclès : désormais, personne n’est à l’abri. Les bons résultats économiques, les années d’étude ou la bonne santé financière de l’entreprise ne constituent plus des garanties.

Cette omniprésence diffuse du risque de licenciement exacerbe l’individualisme et fragilise les solidarités. Comment le licenciement est-il devenu une norme d’emploi ? Il est difficile de l’expliquer brièvement, mais il faut effectivement examiner l’évolution législative, comme l’a fait mon collègue Claude Didry en introduction.

Depuis les années 2000, les dispositifs d’accompagnement et de reclassement se sont multipliés, ce qui a créé une sorte de filet de sécurité pour les personnes licenciées. Bien que ces mesures soient essentielles pour les individus concernés au moment de leur licenciement, elles contribuent paradoxalement à banaliser les restructurations, y compris dans des entreprises prospères.

Lors des décisions de licenciement, il est possible de jouer avec le droit et l’argumentation. On parle de difficultés économiques, qui masquent en réalité des restructurations visant à améliorer la compétitivité. La loi prévoit quatre motifs de licenciement économique, parmi lesquels la sauvegarde de la compétitivité, motif qui suscite le plus de contentieux et de mobilisations. Mais que signifie réellement ce motif ? Qui établit les chiffres ? Les salariés et les syndicats mobilisés, lorsqu’ils en ont la capacité, disposent-ils des données nécessaires pour réaliser une contre-expertise ? Il s’agit d’une bataille de chiffres menée à armes inégales.

Cette normalisation du licenciement s’accompagne non seulement de pratiques, mais aussi de discours. Les discours managériaux, ceux des DRH, et les échanges quotidiens au travail jouent un rôle fondamental dans ce processus.

Dans le monde de l’entreprise, on assiste à une évolution sémantique révélatrice. Le terme « licenciement » est désormais banni du vocabulaire des ressources humaines. On parle de « restructuration », de « potentialisation » des personnes. Cette rhétorique masque une réalité plus crue : la suppression d’emplois. Cette stratégie discursive s’inscrit dans un contexte juridique et politique plus large, dans lequel est promue une idéologie méritocratique qui met l’accent sur la responsabilité individuelle.

Cette approche, bien qu’elle prône des valeurs comme la liberté et l’autonomie, a pour conséquence de laisser l’individu seul face aux aléas économiques, dépourvu de protections collectives. Les salariés se retrouvent ainsi responsables non seulement de leurs réussites, mais aussi de leurs échecs présumés. J’ai pu observer, lors de mes entretiens, notamment dans le secteur pharmaceutique, des cas dans lesquels les employés, tout en étant conscients que leur licenciement résultait d’une stratégie de rentabilité boursière, intériorisaient un sentiment d’échec personnel.

Ce phénomène de psychologisation est particulièrement frappant. Même lorsque les salariés comprennent les motivations économiques derrière les suppressions d’emplois et se mobilisent collectivement, ils finissent souvent par remettre en question leur propre valeur professionnelle. Cette tendance à l’individualisation des responsabilités ne se limite pas au monde du travail. Dans le milieu universitaire, par exemple, on observe une injonction croissante à la professionnalisation qui tend à faire porter aux étudiants la responsabilité de leur réussite ou de leur échec, tandis que les facteurs structurels, tels que le manque de moyens ou d’enseignants, sont occultés.

Mon rôle, en tant que chercheur, consiste à mettre en lumière ces causes structurelles pour relativiser l’importance des facteurs individuels. Il est important de remettre en question le mythe de l’individu totalement autonome et responsable, car cette conception permet d’éluder des questions fondamentales sur notre système économique.

Il est nécessaire d’engager une réflexion approfondie sur les stratégies offensives des entreprises qui conduisent à ces restructurations, plutôt que de se focaliser uniquement sur les plans d’accompagnement des salariés licenciés. Une approche globale, prenant en compte à la fois les enjeux structurels et individuels, s’avère indispensable pour appréhender ces problématiques dans leur complexité.

Mme Danièle Linhart. Il convient également de souligner qu’il existe une idéologie managériale particulière, le lean management. Cette approche invite à « faire plus avec moins ». Cette philosophie managériale banalise, à mon sens, de manière idéologique, la réduction des ressources.

M. le président Denis Masséglia. J’ai mis en place le lean management dans les entreprises dans lesquelles j’ai travaillé. Je ne partage pas votre point de vue, madame, mais je respecte votre liberté d’opinion.

Mme Danièle Linhart. Il est certes possible d’appliquer certains principes du lean management sans tomber dans ses excès. Cependant, l’essence même du lean management consiste à optimiser les ressources, ce qui se traduit souvent par une réduction des effectifs et des budgets. Cette approche s’inscrit dans la continuité du taylorisme. Elle cherche à éliminer tout ce qui est perçu comme superflu dans le processus de production.

Le lean management ne privilégie pas la qualité de l’emploi en tant que facteur de production, mais plutôt la rentabilité immédiate. Cette idéologie s’accompagne souvent d’une dévalorisation des chômeurs, considérés comme inutiles, voire comme des parasites sociaux. Notre société pénalise ainsi doublement ceux qui subissent les conséquences de cette logique économique.

Pour illustrer concrètement les effets du lean management, je peux évoquer une enquête que j’ai menée dans une usine de montage. Les objectifs y étaient personnalisés et la pression constante. J’ai découvert que le directeur de l’établissement passait ses pauses déjeuner à l’église, priant pour que son site ne soit pas fermé dans le cadre d’une restructuration décidée par le siège. Cette situation mettait en péril l’emploi de nombreuses ouvrières, souvent célibataires et vulnérables économiquement. Cette anecdote illustre les conséquences humaines concrètes des décisions prises au nom de l’optimisation.

M. Claude Didry. Il est important de rappeler l’évolution législative en matière de licenciements économiques. Jusqu’à la loi de 2013, les employeurs étaient confrontés à la possibilité de voir les comités d’entreprise contester et faire annuler les procédures de licenciement devant la justice. La loi de 2013 a marqué un tournant en privilégiant la négociation syndicale, axée principalement sur les contreparties aux suppressions d’emplois, plutôt que sur la remise en question de ces suppressions elles-mêmes.

Cette loi a également instauré un système d’homologation administrative des PSE par des fonctionnaires qui ne sont pas des inspecteurs du travail, fondée sur des critères essentiellement bureaucratiques. Cette évolution a considérablement facilité les procédures de licenciement, en les orientant vers une approche indemnitaire, une tendance amorcée dès 2005 avec l’introduction de départs volontaires assortis d’indemnités attractives.

Il faut aussi rappeler que les réformes successives, à compter de 2016, ont fortement réduit le poids du comité d’entreprise, devenu comité social et économique (CSE), dans la vie et les décisions de l’entreprise.

Cette marginalisation des représentants du personnel dans les choix stratégiques de l’entreprise contribue à la perte de sens du travail et facilite les licenciements. En conséquence, de nombreux salariés n’aspirent plus qu’à obtenir une prime de départ, dans l’espoir de pouvoir accéder à une préretraite le plus tôt possible.

M. le rapporteur. J’aimerais approfondir la question de la perception du chômage et des chômeurs dans notre société, que vous avez brièvement évoquée. Pourriez-vous développer votre analyse sur l’origine de cette perception ? Pensez-vous qu’elle découle de structures anciennes ou qu’elle est plutôt le fruit d’un discours politique et médiatique récent ? Plus précisément, estimez-vous que les débats entourant nos travaux législatifs contribuent à rendre les chômeurs excessivement responsables de leur situation ? Cette tendance serait-elle également à l’origine du climat anxiogène et de la maltraitance au travail que vous décrivez ?

Mme Mélanie Guyonvarch. Effectivement, on observe une évolution significative dans la perception du chômage. On est passé d’une conception du chômage involontaire à une vision le présentant comme volontaire. Comme l’indique Emmanuel Pierru, on est passé d’une « guerre faite au chômage » à une « guerre faite aux chômeurs ». Cette transformation reflète une perte d’empathie envers les chômeurs, un phénomène analysé par des sociologues tels que Serge Paugam et Nicolas Duvoux dans leurs travaux sur la régulation des pauvres.

Avec ce nouveau paradigme, l’individu est tenu pour responsable de sa situation de chômage et l’octroi des aides est soumis à des critères spécifiques. De nombreuses études sociologiques mettent en lumière cette érosion de l’empathie envers les chômeurs.

M. Claude Didry. Il est essentiel de rappeler que de nombreux citoyens ont fait l’expérience du chômage, notamment lors de leur entrée dans le monde du travail. Cette réalité tend à atténuer le manque d’empathie envers les chômeurs, car beaucoup de nos concitoyens ont eux-mêmes connu cette situation à un moment de leur parcours professionnel.

Mme Danièle Linhart. Un climat idéologique s’est installé progressivement. Un tournant significatif a été marqué par l’émission « Vive la crise ! » avec Yves Montand, qui a introduit l’idée que la crise serait bénéfique car elle inciterait les Français à retourner au travail. Cela a favorisé l’apparition de l’idée selon laquelle les Français seraient réticents au travail, une idée largement reprise par la suite dans le discours politique.

Ainsi, Jean-Pierre Raffarin, lors d’un séjour au Québec, déclarait que la France ne devait pas être perçue comme un parc d’attractions. Cette rhétorique a été reprise par Nicolas Sarkozy, qui a fait de la réhabilitation de la valeur travail un axe majeur de sa campagne, suggérant implicitement que les Français n’accordaient pas suffisamment d’importance au travail.

L’opinion publique s’est ralliée à cette vision des choses, en partie à cause du discours sur les méfaits de la loi sur les trente-cinq heures et sur la protection offerte aux salariés par le code du travail. Ce discours a nourri des idées préjudiciables, comme celle selon laquelle les fonctionnaires ne travailleraient pas suffisamment ou celle selon laquelle les Français seraient plus enclins à profiter de la vie qu’à travailler.

Pourtant, ces perceptions sont en contradiction flagrante avec les résultats des enquêtes européennes sur le rapport au travail. Ces études démontrent que le travail occupe une place primordiale dans la vie des Français.

Pour illustrer ce décalage, je vous fais part d’une anecdote. Le directeur d’un grand hôpital régional m’avait suggéré de l’accompagner en Inde pour comprendre ce qu’était véritablement le travail.

M. Claude Didry. Je rappelle que la récente réforme de l’assurance chômage, qui a fait l’objet de vives contestations, notamment devant le Conseil d’État, a été rejetée à plusieurs reprises. Cette réforme a significativement réduit le niveau de l’indemnisation des chômeurs. En conséquence, le chômage est devenu un sujet d’appréhension plutôt qu’une opportunité de réflexion personnelle ou de reconversion professionnelle.

Mme Mélanie Guyonvarch. Il y a une injonction croissante à la responsabilisation individuelle dans le traitement du chômage. Cette évolution a profondément modifié les pratiques promues. Depuis le milieu des années 1990, on observe une tendance à l’échelle européenne, incarnée par la stratégie européenne pour l’emploi et les grandes orientations pour l’emploi, qui met l’accent sur la formation tout au long de la vie et le développement de l’employabilité.

L’individu doit veiller à son attractivité sur le marché du travail. Il doit se former et se rendre employable. Cette idéologique s’inspire des théories relatives au capital humain, qui voient dans l’individu un capital à faire fructifier.

Certes, la valorisation de la formation peut être positive. Cependant, cette approche tend à faire reposer la responsabilité principalement sur l’individu. En mettant l’accent sur les politiques de formation et l’injonction à l’employabilité, on détourne l’attention des politiques macroéconomiques et des facteurs structurels du chômage. Il y a donc un déséquilibre dans la manière d’aborder la problématique du chômage.

Mme Estelle Mercier (SOC). Je tiens à vous remercier d’avoir parlé du travail, un sujet trop souvent négligé à l’Assemblée nationale. Nos débats se focalisent fréquemment sur les salaires, les charges sociales pesant sur les entreprises – que l’on devrait plutôt appeler contributions –, le chômage et les licenciements, mais rarement sur le travail en tant que tel. Or, ce sujet est essentiel.

Pendant longtemps, notre attention s’est portée sur la lutte contre le chômage de masse. Aujourd’hui, nous peinons à recentrer le débat sur la nature même du travail, son sens, sa qualité, ses conditions d’exercice et sur le management. À ce propos, je recommande vivement au président de notre commission d’enquête la lecture de l’excellent ouvrage de Thomas Philippon sur le capitalisme d’héritiers et la question du management, qui révèle que nos grandes entreprises privées elles-mêmes ne sont pas nécessairement exemplaires en la matière.

Je souhaite revenir sur deux points, la participation des salariés et le droit d’expression directe, que madame Linhart a évoqués. J’aimerais surtout aborder le second point, en particulier la représentation des élus, des syndicats et le dialogue social au sein des entreprises. Monsieur Didry a expliqué que les réformes récentes, notamment les ordonnances de 2017, avaient eu des répercussions significatives en la matière.

De nombreux représentants syndicaux signalent qu’il y a un affaiblissement du dialogue social depuis la mise en place des comités sociaux et économiques, notamment en ce qui concerne les discussions stratégiques et économiques. La question de la sécurité au travail reste également un enjeu majeur. J’aimerais savoir si vos études ont mis en évidence l’existence d’un lien entre la fusion des instances représentatives du personnel (IRP), l’affaiblissement des discussions économiques et stratégiques et une potentielle augmentation des licenciements ou un manque de vision stratégique de la part des entreprises.

Les entreprises reconnaissent parfois manquer de stratégie à long terme et se concentrer sur des logiques managériales visibles. Ne pensez-vous donc pas qu’il manque des instances de discussion qui permettraient aux entreprises de bénéficier pleinement du dialogue avec leurs salariés ? Bien que l’entreprise n’ait jamais été une instance démocratique à proprement parler, ne gagnerait-elle pas à exploiter davantage ce dialogue pour faire émerger de nouvelles idées, stratégies ou solutions qui pourraient l’aider à sortir de certaines impasses ?

M. Claude Didry. Le dialogue social est évidemment fondamental. Je parle de la négociation d’entreprise et de l’information-consultation du comité d’entreprise. Mes récentes enquêtes sur la négociation d’entreprise révèlent une problématique majeure : les filiales, bien qu’elles négocient avec leurs salariés, sont souvent contraintes par les décisions des groupes auxquels elles appartiennent. Cette situation met à mal l’effectivité du dialogue social.

Prenons l’exemple des négociations annuelles sur les salaires. Le taux d’augmentation est fréquemment imposé par le groupe, ce qui limite la marge de manœuvre des filiales. Ce phénomène s’étend également aux décisions économiques importantes telles que les fermetures de sites ou les licenciements. Ces choix émanent de groupes qui, bien que n’étant pas les employeurs directs, dictent des décisions qui ne font ensuite l’objet que d’une discussion de façade au niveau de l’entreprise.

La centralisation excessive entrave le dialogue sur le terrain, notamment sur les questions de santé et de sécurité. On observe ce phénomène à la SNCF et chez Orange, où l’on constate la présence de seulement deux ou trois CSE d’établissement pour des entreprises comptant des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés.

Ces évolutions complexes convergent vers un blocage du dialogue et entravent la participation effective des salariés, par l’intermédiaire de leurs représentants, à la gestion de l’entreprise. Cette situation est d’autant plus préoccupante que la concentration du capital et du pouvoir économique, couplée à la dispersion des filiales et des sous-traitants, rend difficile l’appréhension même de la notion d’entreprise.

Mme Mélanie Guyonvarch. Je souhaite apporter un éclairage basé sur mes monographies d’entreprise. J’ai étudié deux cas distincts : celui d’une intersyndicale luttant contre la fermeture d’un centre de recherche et développement dans l’industrie pharmaceutique d’une part ; des actions individuelles, notamment aux prud’hommes, d’autre part.

Ces études mettent en lumière les difficultés croissantes rencontrées par les salariés pour contester la légitimité des décisions de licenciement. La législation, notamment depuis la loi de 2016, a considérablement affaibli la force de mobilisation collective. La primauté des accords d’entreprise sur les accords de branche, présentée comme une valorisation de la négociation, soumet en réalité le dialogue social au rapport de force local, souvent défavorable aux salariés.

Mes observations révèlent que les stratégies d’opposition des salariés peinent à se maintenir dans la durée. Face à ces difficultés, on constate souvent un glissement vers des stratégies d’accompagnement : négociation d’enveloppes de formation plus importantes ou de primes plus élevées. Bien que ces actions améliorent concrètement la situation des salariés concernés, elles traduisent souvent un sentiment d’impuissance lié à l’impossibilité de peser réellement sur les décisions stratégiques de l’entreprise.

Cette situation est exacerbée par le manque de formation juridique des représentants du personnel et les difficultés d’accès à l’information financière et stratégique de l’entreprise. Même lorsque des contre-expertises sont demandées, leur impact reste limité. Il est arrivé qu’on me reproche mon manque d’objectivité sans pour autant me fournir les données nécessaires à une analyse impartiale.

Il apparaît clairement que l’objectif est de cantonner les salariés mobilisés et leurs représentants syndicaux à des négociations sur l’ampleur des mesures d’accompagnement, ce qui les exclue de fait des discussions sur les stratégies d’emploi et les orientations de l’entreprise. Bien que ces négociations puissent avoir un impact concret sur la vie des salariés, elles sont la manifestation d’une vision très restreinte du dialogue social.

M. Claude Didry. L’impact de la loi de 2013 dans ce domaine a été particulièrement néfaste. En confiant le contrôle des procédures de licenciement à l’administration et à la justice administrative, cette loi a privé les comités d’entreprise d’un levier important : la possibilité de demander la nullité des licenciements et des procédures associées.

Cette évolution législative est fondamentale et, à mon sens, regrettable. Si une action législative devait être entreprise, elle devrait viser à revenir sur cette loi de 2013, qui a conduit à une érosion significative des droits des salariés dans les processus de restructuration.

Il faut redonner au comité social et économique un pouvoir réel, non pas simplement dans la négociation, mais dans la consultation et la participation effective à la gestion de l’entreprise. Cela passe par le renforcement des outils juridiques mis à sa disposition, notamment la capacité de recourir à la justice pour contrebalancer le pouvoir de l’employeur. Dans un État de droit, il est crucial que les représentants des salariés puissent effectivement contester et, si nécessaire, s’opposer aux décisions unilatérales de l’employeur qui affectent profondément la vie des travailleurs.

M. Hadrien Clouet (LFI-NFP). Ma question porte sur les modalités de rupture du lien entre employeur et salarié. Le licenciement économique est progressivement remplacé par d’autres formes de mise à mal de la force de travail : période d’essai, contrat à durée déterminée (CDD), rupture conventionnelle individuelle ou collective.

Dans vos travaux les plus récents, avez-vous observé des conséquences spécifiques de ces nouvelles modalités de mise au chômage sur les parcours professionnels, le rapport au travail ou la vulnérabilité des personnes concernées ? En d’autres termes, s’agit-il simplement de licenciements économiques déguisés dans de nombreux cas, ou ces pratiques ont-elles des implications plus larges, potentiellement plus graves que le licenciement économique traditionnel, sur la trajectoire des individus touchés ?

M. Claude Didry. On recense 500 000 ruptures conventionnelles par an, mais les données de l’enquête « emploi » de l’Insee révèlent qu’il y a une stabilité, voire une augmentation moyenne de l’ancienneté des salariés dans leur entreprise. Le nombre des CDI et des emplois statutaires dans la fonction publique demeure élevé. Cette stabilité constitue un atout pour la connaissance du travail et offre un cadre d’action pour les représentants syndicaux.

Les modes de rupture du contrat de travail que vous mentionnez relèvent souvent du désespoir, l’indemnité compensant en quelque sorte la souffrance endurée. Les démissions peuvent effectivement traduire un malaise au travail. Cependant, elles peuvent aussi refléter l’existence d’une certaine prospérité économique. Des travaux de la Dares montrent que la mobilité peut être liée à la possibilité de trouver un emploi mieux rémunéré ou plus intéressant. Néanmoins, ce phénomène reste relativement limité et il convient de ne pas en exagérer l’ampleur.

Mme Mélanie Guyonvarch. De nombreux DRH expriment un profond malaise quant à leur rôle actuel dans la mesure où ils sont souvent contraints de gérer des plans sociaux à grande échelle.

J’ai rencontré des DRH très affectés par leurs responsabilités. Une directrice d’un grand groupe énergétique m’a fait part de sa difficulté à travailler quotidiennement sur des tableaux Excel contenant des informations sur des milliers de suppressions d’emplois à travers l’Europe.

Ces professionnels sont souvent contraints de gérer l’information de façon stratégique et de fragmenter les annonces par filiale pour éviter une réaction collective qui pourrait compromettre la stratégie de l’employeur. Cette culture du secret, parfois encouragée par le versement de primes, génère une atmosphère d’incertitude parmi les salariés. À l’usine Chausson, les rumeurs ont circulé pendant des années avant l’annonce officielle du plan social.

Face à cette situation, les réactions des DRH varient. Certains s’exécutent avec zèle, peut-être par sentiment d’impuissance. D’autres, plus critiques, finissent par quitter l’entreprise, en raison de l’impossibilité d’exprimer un désaccord ou d’infléchir les décisions. Cette impossibilité de prendre la parole au sein de l’entreprise pousse certains à se reconvertir.

Les outils à la disposition des DRH sont nombreux : le « volontariat » pour les départs, qui masque souvent une menace de licenciement, les ruptures conventionnelles soi-disant décidées « à l’amiable » malgré un rapport de force inégal, ou encore les préretraites, mal perçues par certains salariés, privés d’une véritable fin de carrière. Ces pratiques soulèvent des questions éthiques profondes sur le rôle des ressources humaines dans l’entreprise moderne.

M. Claude Didry. Il est impératif d’élargir notre réflexion au-delà du seul droit du travail. Il existe un besoin d’intervention étatique dans les entreprises privées. Il faut évoquer les manquements de l’État, certes, mais aussi ceux des entreprises. J’avance, avec une certaine prudence, l’idée du déploiement d’une planification industrielle, comparable à la planification écologique proposée par votre formation politique, monsieur le rapporteur. Ce besoin se fait sentir de manière pressante aujourd’hui.

Une industrie implantée en France, obéissant à des normes environnementales strictes, permettrait de réduire les transports, la pollution et la surexploitation dans les pays lointains. Cette démarche allierait ainsi les impératifs économiques et écologiques.

Je souhaite ajouter un dernier point : l’entreprise Forvia ferme ses bureaux d’études à Méru, dans l’Oise. Cette ville, déjà marquée par la fermeture de l’usine Chausson, fait partie d’un territoire désindustrialisé aujourd’hui exposé à l’extrémisme politique. Méru mérite notre attention pour sa remarquable culture industrielle, qui a su traverser les époques.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

La séance s’achève à quinze heures.


Présences en réunion

Présents. – M. Hadrien Clouet, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia, Mme Estelle Mercier