Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail              2

– Présences en réunion................................12

 


Mardi
8 avril 2025

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 12

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à seize heures trente.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail.

M. le président Denis Masséglia. Nous recevons à présent M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État et président de la société Combrexelle ASR Conseil, à qui je souhaite la bienvenue.

Je rappelle que vous avez notamment exercé les fonctions de directeur général du travail au ministère du travail, de président de la section sociale du Conseil d’État puis de président de la section du contentieux du même Conseil et, plus récemment, de directeur de cabinet du garde des Sceaux puis de la Première ministre.

Votre expérience, votre connaissance du droit du travail et des sujets qui intéressent la commission d’enquête, votre regard sur les enjeux qui entourent les licenciements collectifs seront assurément précieux pour nos travaux.

Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Monsieur, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Jean-Denis Combrexelle prête serment.)

M. Jean-Denis Combrexelle, président de section honoraire au Conseil d’État, ancien directeur général du travail au ministère du travail. Avant toute chose, je précise que j’ai quitté la fonction publique en raison de mon âge. Je préside actuellement une petite société de conseil qui ne traite pas de plans de sauvegarde de l’emploi (PSE).

Je veux commencer par souligner l’importance de la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi, pas toujours suffisamment rappelée dans les débats contemporains. Cette loi s’inscrivait dans le prolongement de la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, dite « loi Larcher », qui a donné naissance à l’actuel article L. 1 du code du travail. Elle a été suivie par d’autres textes – la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi El Khomri », et les ordonnances de 2017, dites « ordonnances Macron », notamment – inspirés par une logique similaire : renforcer la place de la négociation collective dans notre pays.

Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements successifs, indépendamment de leur couleur politique, poursuivent cet objectif pour mieux répondre à la complexité croissante du monde du travail et à la diversité des situations des entreprises. Cette approche procède d’un double constat. D’une part, la loi, sans que son rôle structurant soit contesté, notamment s’agissant de la définition de l’ordre public social, se heurte à ses propres limites dans une société marquée par la diversité croissante des situations professionnelles et des configurations d’entreprise. D’autre part, le juge, pour fondamental que soit son office, ne saurait à lui seul embrasser la complexité du champ social dans son ensemble. Il est donc apparu nécessaire d’ouvrir un nouvel espace de régulation, fondé sur le dialogue entre les partenaires sociaux.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte européen dans lequel se pose la question du rapport entre la négociation collective et le contrat de travail individuel. La France s’est attachée à défendre la primauté de la négociation collective face à l’individualisation des relations de travail. Cette position a été particulièrement perceptible dans les débats sur la révision de la directive européenne sur le temps de travail, la France s’étant opposée à une approche favorisant la négociation individuelle des dérogations aux maxima de temps de travail.

Il ne s’agit pas de nier l’importance du contrat de travail, mais de rappeler que, sur des sujets aussi déterminants que le dépassement de la durée du travail, seule la négociation collective est véritablement légitime. Cette négociation, qui engage à la fois les représentants des entreprises et les syndicats représentatifs, constitue un cadre fondamental. Nous devons bien en saisir la portée, car la tendance est à l’individualisation croissante des relations de travail tant à l’échelle de l’Union européenne qu’à l’échelle mondiale. À terme, cette dynamique pourrait fragiliser la légitimité même du droit du travail.

Par le passé, certaines formules maladroites ont pu laisser entendre que l’accord collectif ne serait qu’une formalité, un instrument malléable aux mains du patronat. De tels propos reviennent à ruiner plusieurs décennies d’efforts en matière de négociation collective.

Si la bascule s’est opérée progressivement, le tournant décisif a sans doute résidé dans l’avènement de l’article L. 1 du code du travail. Les gouvernements ont pris conscience qu’ils ne pouvaient plus engager des réformes de manière unilatérale, sans organiser une négociation préalable avec les syndicats et les organisations professionnelles représentatifs. Bien que cette disposition ne soit pas de rang constitutionnel, elle permet de structurer un dialogue en amont, de prévenir des réformes précipitées et de garantir une forme de légitimité procédurale aux transformations envisagées.

Cette montée en puissance de la négociation collective impliquait cependant un renforcement de la légitimité des acteurs appelés à y prendre part, d’où la nécessité de revisiter les critères de représentativité, tant syndicale que patronale. Si la réforme de 2008 sur la représentativité des syndicats fut décisive, celle de 2014 sur la représentativité patronale s’est révélée plus délicate à conduire, tant par sa technicité que par ses implications structurelles.

Dans cette trajectoire d’ensemble, la loi de 2013 représente un moment charnière. Elle a en effet transformé en profondeur la procédure applicable aux PSE, en substituant à une logique de décision unilatérale de l’employeur une logique de négociation dans l’entreprise. Ce basculement a été accueilli avec scepticisme, tant par le monde académique que par les acteurs sociaux, beaucoup doutant de la possibilité d’engager les organisations syndicales dans une négociation sur des sujets aussi sensibles. Les faits ont démenti ces craintes : les accords se sont multipliés et la dynamique de négociation s’est installée durablement.

La France disposait auparavant d’un système dans lequel l’intervention du juge judiciaire introduisait une forme d’instabilité. Le juge, en effet, apportait une réponse binaire : lorsqu’un PSE lui était présenté, il décidait s’il était valable ou non. L’objectif de la loi n’était pas de supprimer tout contrôle juridictionnel mais de renforcer la place et le pouvoir de l’administration dans le processus.

L’enjeu principal se situe en amont, au moment où l’administration reçoit le projet de PSE. À ce stade, on se situe dans un processus de discussion entre l’administration et les entreprises. Il ne s’agit pas d’un schéma rigide car l’administration peut émettre des réserves et demander des modifications sur certains points. Ce contrôle administratif est effectif. Par ailleurs, cette approche a permis de réduire le nombre des recours contentieux, ce qui marque une évolution significative par rapport à la situation antérieure.

Dès lors que l’existence d’un accord majoritaire au sein de l’entreprise permet à l’ensemble du dispositif de fonctionner, cela ouvre la voie à une redéfinition du rôle central de la négociation. C’est dans ce contexte que s’inscrit le rapport dont je suis l’auteur. La « loi El Khomri » et les « ordonnances Macron » ne se contentent pas de valoriser la négociation collective. Elles recentrent sa mise en œuvre à l’échelle de l’entreprise.

Je comprends que, pour des raisons politiques, voire idéologiques, cette vision des choses puisse ne pas être partagée. Je souhaite néanmoins souligner que la loi de 2013 ne résulte pas d’un caprice gouvernemental mais s’inscrit dans un mouvement de fond, dans une dynamique amorcée avec la « loi Larcher » et qui se poursuit aujourd’hui.

Je me permets, pour conclure, de partager une mise en garde. J’ai récemment publié un ouvrage sur l’inflation normative qui menace la démocratie. De grâce, ne modifions pas les textes actuels à la légère. S’il faut, bien entendu, savoir les faire évoluer, cela doit se faire avec prudence, tant les équilibres en jeu demeurent fragiles. Aussi, si je ne nie pas l’existence de certaines difficultés, je ne suis absolument pas convaincu que la réponse passe par la modification précipitée des dispositions légales relatives aux PSE.

M. le président Denis Masséglia. Plusieurs personnes auditionnées par la commission d’enquête ont évoqué la question du déséquilibre qui existerait entre l’entreprise qui élabore un PSE et les syndicats qui n’en prennent connaissance qu’au moment de son annonce et qui ne disposent que d’un temps limité pour réagir. Ces personnes estiment qu’il y a un déséquilibre entre le travail préparatoire approfondi de l’entreprise et le délai restreint accordé aux syndicats pour mettre en place un accompagnement efficace des salariés.

Considérez-vous qu’il existe actuellement, dans le contexte de l’établissement d’un PSE, un déséquilibre significatif entre l’entreprise et les représentants des salariés qui pourrait compromettre l’équité des négociations ?

M. Jean-Denis Combrexelle. La négociation d’un PSE représente un défi plus important pour une entreprise que la mise en place d’un PSE unilatéral avec une simple consultation du comité social et économique (CSE). La négociation, par définition, implique un accord entre deux parties, ce qui n’est pas le cas lorsque l’employeur établit seul un PSE. Cette distinction fondamentale entre les deux régimes est souvent sous‑estimée, non seulement d’un point de vue théorique, mais également dans ses implications pratiques.

La négociation collective, il est essentiel de le rappeler, repose toujours sur un rapport de force. Celui-ci peut, selon les contextes, s’avérer favorable aux organisations syndicales ou à l’employeur. Je tiens à souligner que, dans les grandes entreprises, les organisations syndicales disposent, dans bien des cas, d’une réelle compétence et d’une expertise affirmée. Dans de nombreux cas, leur niveau de préparation et d’analyse n’a rien à envier à celui de la direction des ressources humaines de l’entreprise.

Je constate aussi que certains services chargés des ressources humaines adoptent parfois une posture trop juridico-contentieuse alors que les évolutions du code du travail devraient favoriser l’imagination et l’innovation.

Je récuse donc toute vision caricaturale opposant des entreprises toutes-puissantes à de faibles syndicats incapables de négocier. En tant qu’ancien directeur général du travail, je peux affirmer que la réalité est bien plus nuancée et complexe. Si je comprends que les syndicats puissent tenir un discours différent devant des parlementaires, je vous invite à examiner un PSE négocié dans une très grande entreprise pour constater que le rapport de force y est généralement équilibré.

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Si je comprends bien, vous estimez que les organisations syndicales ont tendance à exagérer dans leur critique des orientations politiques et économiques retenues ces dernières années. Pouvez-vous clarifier votre position ?

M. Jean-Denis Combrexelle. En France, il existe une vision négative de la négociation collective, présentée comme systématiquement déséquilibrée. J’ai souvent constaté que les parlementaires, les juges, les professeurs de droit, pour ne citer qu’eux, se méfient de la négociation collective. Cette vision des choses, dont l’ampleur en France n’a pas d’équivalent dans les autres États membres de l’Union européenne, conduit à privilégier la loi et l’intervention du juge.

S’il peut exister des situations dans lesquelles la négociation collective est déséquilibrée, notamment en raison de différences d’expertise ou de rapport de force, il est excessif de généraliser. La réalité est bien plus nuancée et les situations sont variées.

Partir du principe que la négociation collective ne serait pas légitime car elle serait intrinsèquement déséquilibrée relève, à mon sens, du postulat idéologique.

M. le rapporteur. À titre personnel, je défends la négociation collective.

M. Jean-Denis Combrexelle. Dans mes fonctions passées de directeur général du travail ou de président de la section sociale du Conseil d’État, j’ai eu l’occasion d’observer certaines postures récurrentes. Il ne s’agit nullement de mettre en cause l’action parlementaire, mais je me souviens d’une situation dans laquelle le rapporteur d’un texte avait déclaré que les élus n’étaient pas tenus par le résultat d’une concertation entre le Gouvernement et les partenaires sociaux organisée sur le fondement de l’article L. 1 du code du travail.

M. le rapporteur. Nous avons effectivement des progrès à faire en matière de démocratie sociale. La récente réforme des retraites a mis en lumière le manque de considération pour les organisations syndicales et patronales, ainsi que pour la démocratie sociale plus généralement.

Les auditions de notre commission d’enquête font apparaître qu’il existe un déséquilibre de plus en plus marqué dans le rapport de force entre direction et salariés dans certaines entreprises. Ce déséquilibre serait imputable, d’une part, à la conduire d’une politique économique favorable aux entreprises mais dépourvue de contreparties effectives. La Cour des comptes elle‑même relève que les aides versées ne sont ni conditionnées, ni contrôlées, ni plafonnées. D’autre part, certaines réformes du droit du travail semblent avoir eu pour effet de faciliter les procédures de licenciement.

Le sentiment qui domine est le suivant : il y a un investissement public massif au bénéfice des entreprises mais son impact sur l’emploi demeure très limité. L’exemple du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) est révélateur, puisqu’il est fréquemment décrit comme ayant eu un effet quasiment nul sur l’emploi. De nombreuses organisations syndicales, ainsi que certains experts, considèrent que les mesures déployées ont essentiellement contribué à accélérer et faciliter la mise en œuvre des plans de licenciement. J’aimerais connaître votre opinion sur ce sujet.

M. Jean-Denis Combrexelle. Avant la loi de 2013, une grande entreprise désireuse de mettre en œuvre un PSE pouvait procéder de manière unilatérale. Elle consultait le comité d’entreprise, lequel rendait un avis, qui pouvait être favorable ou défavorable, sans que cela ne donne lieu à un contrôle administratif. La décision finale relevait alors exclusivement de l’autorité judiciaire.

Depuis l’adoption de la loi de 2013, et sans prétendre que le dispositif soit exempt de toute critique, la situation a considérablement évolué. Les PSE sont désormais soumis au contrôle de l’administration et, dans leur grande majorité, négociés avec les syndicats.

Il est certain que le contexte économique a changé et je comprends parfaitement que, du fait de cette évolution, le recours aux PSE se soit intensifié, ce qui peut nourrir, chez les syndicats, le sentiment d’une perte de maîtrise de la situation. Toutefois, si l’on compare, au plan juridique, les dispositifs en vigueur avant et après la loi de 2013, il apparaît clairement que les règles actuelles rendent plus difficile la mise en œuvre d’un PSE. Ainsi, du point de vue du droit applicable, les obligations qui s’imposent aux employeurs sont plus rigoureuses qu’elles ne l’étaient auparavant.

Mme Estelle Mercier (SOC). Nombre de nos précédents interlocuteurs ont souligné que l’on observe un appauvrissement et un affaiblissement des échanges entre les salariés et les directions sur la santé économique et la stratégie des entreprises. Cette évolution serait consécutive à la loi de 2013, à la « loi El Khomri » et aux « ordonnances Macron », ces dernières ayant conduit à la fusion des instances représentatives du personnel (IRP). Bien que les PSE soient désormais négociés avec les organisations syndicales, les négociations semblent se dérouler à un niveau très centralisé, parfois loin du terrain et de ses réalités. J’aimerais connaître votre opinion sur l’affaiblissement du dialogue social dans les entreprises, particulièrement sur les questions économiques.

M. Jean-Denis Combrexelle. La négociation collective et les instances représentatives du personnel ont connu des évolutions suivant des trajectoires distinctes. Ce phénomène engendre des difficultés réelles pour les acteurs de terrain, en particulier les organisations syndicales, ce qui éclaire probablement une partie des observations qu’elles formulent.

La négociation collective a connu un mouvement de décentralisation vers l’entreprise reposant sur l’idée selon laquelle le droit du travail trouve sa pleine légitimité dans son application au sein de la communauté de travail.

Dans le même temps, l’architecture des IRP a connu un mouvement de centralisation. La réforme que vous évoquez a notamment entraîné la suppression du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), instance de proximité pourtant jugée essentielle, et instauré une nouvelle structure, le comité social et économique, plus centralisée que ne l’était le comité d’entreprise.

Ces mouvements contraires compliquent la tenue de discussions sur les choix stratégiques de l’entreprise dans leurs dimensions économiques et sociales.

Le CHSCT remplissait un rôle fondamental en raison de sa proximité avec les réalités du terrain. Sa disparition ne saurait être attribuée uniquement à une volonté unilatérale. Elle résulte également des dérives observées à l’époque.

Quoi qu’il en soit, le contraste entre l’autonomisation croissante de la négociation collective et le « resserrement » des instances représentatives du personnel crée une forme d’incohérence, qui affaiblit la lisibilité et la logique d’ensemble du système.

M. le président Denis Masséglia. Auriez-vous des propositions concrètes à formuler pour améliorer la loi de 2013 ? Je suis favorable, à titre personnel, à ce que le législateur fasse davantage confiance aux acteurs de terrain.

M. Jean-Denis Combrexelle. Bien que je ne méconnaisse nullement les difficultés sociales qu’a pu susciter la mise en œuvre de la loi de 2013, il me semble prématuré d’envisager une réforme de ce texte à l’issue d’une période de recul d’à peine une décennie. Il serait sans doute plus opportun d’explorer des pistes d’ajustement à droit constant. De telles évolutions pourraient notamment passer par la diffusion de nouvelles instructions aux services déconcentrés de l’État. À titre d’exemple, des consignes explicites pourraient être émises en vue de renforcer la vigilance des services à l’égard des PSE dans certains secteurs sensibles.

Le ministre du travail dispose de marges de manœuvre réelles qui ne nécessitent pas obligatoirement de recourir à l’outil législatif. La modification d’une loi ne constitue pas toujours la réponse la plus adéquate à un problème, en particulier lorsqu’elle intervient dans un climat d’urgence. Cela étant dit, une réflexion approfondie sur les instances représentatives du personnel pourrait, à terme, s’avérer nécessaire. Il apparaît en effet que les salariés, tout comme les organisations syndicales, ont besoin d’instances de dialogue et de concertation ancrées dans la réalité du terrain et distinctes des espaces dévolus à la négociation.

Il est cependant essentiel de ne pas précipiter de tels changements. La stabilité est primordiale. Il convient de laisser aux instances représentatives du personnel le temps nécessaire pour s’adapter, se structurer et évoluer de manière cohérente.

M. le président Denis Masséglia. Il est effectivement primordial d’éviter les changements législatifs sous le coup de l’émotion, souvent contre-productifs. Le rôle du politique est de prendre le temps de la réflexion dans un monde en constante accélération.

M. le rapporteur. C’est précisément pour cette raison que le groupe Écologiste et Social a souhaité la création d’une commission d’enquête, laquelle nous permet de conduire un travail approfondi, d’auditionner les parties concernées et d’élaborer des préconisations solides. Je ne peux cependant ignorer l’alerte lancée la semaine dernière par les organisations syndicales au sujet des multiples catastrophes sociales qui se profilent et qui produisent des effets que nous constatons quotidiennement.

Bien que la confiance envers la négociation collective au plus près du terrain me semble également essentielle, le législateur ne doit ni verser dans l’impuissance, ni sous-estimer la noblesse de son rôle. Il a le devoir de veiller à l’intérêt général, de protéger et, selon moi, de préserver la hiérarchie des normes.

Cela me conduit à évoquer la « loi El Khomri ». La question de la hiérarchie des normes était au cœur des contestations, ou du moins des interrogations, à l’époque. Je souhaiterais que vous reveniez sur ses conditions d’élaboration et sur la réforme du licenciement pour motif économique.

M. Jean-Denis Combrexelle. Permettez-moi de revenir sur le contexte dans lequel a été faite cette réforme. Sous le Gouvernement de Manuel Valls, un large consensus s’était formé autour de la nécessité d’assouplir le code du travail. Deux approches principales se sont alors affrontées. La première, portée par Robert Badinter, consistait à élaborer une sorte de résumé du code du travail visant à en simplifier la lecture et l’usage. L’objectif était de répondre aux critiques récurrentes sur la complexité et la lourdeur du droit. Ce texte de synthèse aurait servi de préambule général, formulé dans un style accessible, destiné à clarifier les grands principes régissant les relations de travail.

La seconde approche, défendue par le groupe de travail que je présidais, consistait dans la critique de l’excès de précision du code du travail dans la régulation des relations professionnelles. Nous estimions nécessaire de mieux délimiter les rôles de la loi, de la négociation collective et du contrat de travail. La loi devait fixer les principes fondamentaux et les règles d’ordre public, tout en laissant davantage d’espace à la négociation collective et à l’autonomie contractuelle lorsque cela était pertinent.

Après de nombreuses hésitations, le pouvoir exécutif a retenu notre proposition. Il est vrai que l’option portée par Robert Badinter soulevait d’importantes difficultés pratiques et juridiques.

Il me semble toutefois que le Gouvernement a pu mésestimer la portée des propositions issues de notre rapport, en particulier leur incidence sur les équilibres traditionnels du droit du travail. Du reste, parce qu’il jugeait nos propositions insuffisamment ambitieuses, il a décidé d’introduire dans le projet de réforme deux éléments qui n’étaient pas issus de nos travaux : la redéfinition de la notion de licenciement pour motif économique, souhaitée par le Premier ministre, et le plafonnement des indemnités prud’homales, soutenu par le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique.

Ces ajouts ont profondément modifié la perception politique du projet. Si nos propositions avaient initialement reçu un accueil globalement favorable de la part de plusieurs organisations syndicales, l’intégration de ces deux mesures a altéré l’équilibre général du texte. Le projet est alors apparu non plus comme une tentative de modernisation équilibrée de la législation, mais comme une réforme structurelle visant à faciliter les licenciements tout en réduisant les droits des salariés devant le conseil de prud'hommes. C’est dans ce contexte qu’a été confectionnée la pétition portée par Caroline De Haas, moment charnière dans le débat, qui s’est ensuite enflammé.

Je veux par ailleurs préciser qu’il n’y a pas eu, contrairement à certaines affirmations, de renversement de la hiérarchie des normes. Au sein du groupe de travail, nous avions établi une architecture claire autour de trois niveaux : la loi, la négociation collective et le contrat de travail. La loi a conservé son caractère impératif et détermine les règles relevant de l’ordre public social. Autrement dit, la primauté normative de la loi n’a jamais été remise en question. Ce qui a évolué touche uniquement aux rapports internes à la négociation collective. Dans plusieurs matières, l’accord d’entreprise prime désormais sur l’accord de branche, sous certaines réserves.

M. le rapporteur. Je souhaite vous poser une question quelque peu délicate, mais qui me semble pertinente au vu du contexte politique que vous avez rappelé.

La réforme a indéniablement bouleversé le paysage social. Aussi, j’aimerais savoir ce que vous pensez du recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution pour faire adopter le texte. Ce « passage en force » a permis d’y intégrer des dispositions d’ampleur significative sans véritable consentement parlementaire. Estimez-vous que cette méthode était justifiée pour une réforme de cette ampleur ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Je n’ai pas de réponse définitive à cette question et je n’ai pas été directement impliqué dans les choix politiques à l’époque, puisque j’étais président de la section sociale du Conseil d’État. Il faut toutefois reconnaître que les enjeux soulevés par la réforme justifiaient pleinement une discussion approfondie au Parlement. Le risque d’individualisation des relations de travail, que j’ai eu l’occasion d’évoquer précédemment, appelait un débat de fond avec les représentants de la Nation.

Il est regrettable que la discussion ait rapidement basculé dans un registre excessivement idéologique, ce qui a sans doute contribué à la décision de faire usage de cet article de la Constitution. À mes yeux, le débat parlementaire n’a pas été à la hauteur des enjeux. À titre d’exemple, la question de la prééminence de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche dans certains domaines, que j’ai moi-même proposée et que je continue de soutenir, aurait dû faire l’objet d’un véritable échange politique, nourri et argumenté.

Le climat s’est progressivement dégradé, en grande partie en raison de certaines prises de position particulièrement caricaturales de l’opposition. Le fait d’affirmer qu’un simple accord collectif suffirait à remettre en cause les droits fondamentaux des salariés s’apparentait à une simplification à la fois excessive et dangereuse. Or ce type de discours a trouvé un large écho dans la population. La polarisation du débat a, en définitive, empêché toute forme de délibération sereine sur les enjeux véritables de la réforme et conduit le Gouvernement à faire usage de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution, dans un contexte de blocage politique.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous faire part de votre analyse de l’évolution du contentieux devant le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel depuis 2013, particulièrement en ce qui concerne les différents modes de rupture des contrats de travail, la qualité de la négociation collective et la qualité de vie au travail ?

M. Jean-Denis Combrexelle. L’objectif principal de la réforme n’était pas, contrairement à ce qui a pu être parfois dit, de transférer des compétences du juge judiciaire vers le juge administratif, mais bien de renforcer le rôle de l’administration. Le véritable enjeu résidait dans la volonté de confier à l’administration des pouvoirs accrus en matière de contrôle, au détriment du juge judiciaire. Le recours au juge administratif s’est donc imposé non comme une fin en soi, mais comme une conséquence indirecte de ce transfert de compétence vers l’administration.

En tant que membre du Conseil d’État, je peux affirmer que, malgré quelques hésitations initiales, le juge administratif a globalement exercé sa mission avec discernement. Il a su respecter l’esprit de la réforme en assurant un contrôle de fond rigoureux, tout en veillant à ne pas déséquilibrer les mécanismes issus de la négociation collective. Une circulaire établie à l’époque insistait d’ailleurs sur la nécessité de distinguer, tant pour l’administration que pour le juge, le PSE élaboré de manière unilatérale du PSE négocié.

Le Conseil constitutionnel a également joué un rôle déterminant dans la définition du périmètre de la réforme. Il a clairement indiqué que, s’il est possible d’encadrer les procédures, il demeure impératif de ne pas porter atteinte au pouvoir fondamental reconnu à l’employeur de mettre en œuvre un PSE, sans quoi la liberté d’entreprendre pourrait être compromise.

J’ai débuté ma carrière en participant à l’élaboration de la loi du 17 janvier 2002 de modernisation sociale aux côtés d’Élisabeth Guigou, dans laquelle nous avions souhaité introduire une modification de la définition du licenciement pour motif économique. Cette initiative avait été censurée par le Conseil constitutionnel, qui y avait vu une atteinte manifeste à la liberté d’entreprendre. Cet épisode, tout comme celui qui se produisit avec l’examen de la « loi Florange », illustre la subtilité des limites imposées par le droit constitutionnel. S’il est certes possible de faire évoluer les procédures applicables aux PSE, il demeure néanmoins interdit de remettre en cause le principe fondamental selon lequel un chef d’entreprise doit être en mesure de tirer les conséquences économiques de la situation de son entreprise.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Selon vous, quel a été l’impact concret de cette modification législative sur les plans sociaux depuis 2013 ? A-t-elle effectivement apporté davantage de liberté aux employeurs ou une meilleure sécurité aux salariés ? Quelles ont été les conséquences tangibles de la réforme ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Un PSE négocié, en dépit des éventuelles faiblesses inhérentes à toute négociation, représente un défi plus important pour un employeur qu’un PSE établi de façon unilatérale.

L’augmentation du nombre de PSE n’est pas nécessairement imputable à une faiblesse de la législation applicable, mais plutôt à la conjoncture économique actuelle, notamment à l’échelle européenne. Je déplore toute forme de désindustrialisation qui s’accompagnerait de la mise en œuvre de PSE car, en tant que Lorrain, je suis particulièrement sensible à l’importance de l’industrie dans la structuration du paysage économique et social. Néanmoins, si nos entreprises industrielles rencontrent des difficultés pour diverses raisons et licencient, cela ne peut être imputé à la loi de 2013.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). La loi de 2013 ne restreint-elle pas la liberté de l’employeur qui établit un PSE, en l’incitant à reporter au maximum la constitution d’un dossier qui sera, à terme, soumis au contrôle de l’administration ? Ce report ne risque-t-il pas d’aggraver la situation économique de l’entreprise et de conduire in fine au licenciement d’un nombre plus élevé de salariés ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Cet argument peut se révéler pertinent dans certaines situations. Néanmoins, je ne crois pas que la solution réside dans une modification de la loi ou dans une remise en question des mécanismes de négociation collective applicables aux PSE. Il me semblerait plus approprié d’agir sur un autre levier en renforçant les instructions adressées à nos services déconcentrés et en améliorant la qualité de leurs échanges avec les entreprises, de manière à ce que les procédures soient rationnalisées.

Dans le contexte actuel, il me paraît essentiel que les pouvoirs publics, en lien étroit avec les services déconcentrés de l’État, s’engagent dans une réflexion active et mettent en œuvre des actions concrètes. À cet égard, la nomination récente de Benjamin Maurice à la tête de la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) est une bonne chose. Il dispose, du fait de son parcours, d’une connaissance fine de ces sujets.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Vous affirmez donc que l’État, à travers son administration déconcentrée, a failli en n’encourageant pas suffisamment les employeurs à agir promptement ?

M. Jean-Denis Combrexelle. Je n’ai nullement affirmé que l’administration avait failli dans l’accomplissement de ses missions. Les services déconcentrés du ministère du travail ont été confrontés à de nombreuses réformes successives. Au moment même où des responsabilités accrues leur étaient confiées, leur architecture était modifiée. J’ai pu mesurer toute la complexité qu’implique la fusion de compétences relevant de différents ministères au sein d’un même service déconcentré.

Mon propos ne consiste donc en aucun cas à pointer une quelconque insuffisance de la part des services déconcentrés de l’État. Bien au contraire, je veux rappeler que les exigences à leur égard sont considérables, ce qui rend d’autant plus nécessaire l’émission d’instructions claires. Il ne s’agit pas de leur imposer des directives dans une logique strictement hiérarchique, mais bien de reconnaître qu’ils se trouvent en première ligne face à des situations complexes et parfois délicates à gérer.

Il est donc impératif de les accompagner de manière adéquate. Cette responsabilité incombe à la fois à l’administration centrale et aux services eux-mêmes, dans une logique de coordination renforcée et d’appui mutuel.

Mme Sophie-Laurence Roy (RN). Ce que vous dites, en conclusion, c’est que les difficultés que les services connaissent trouvent leur origine dans une surcharge structurelle de travail.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

La séance s’achève à dix-sept heures trente.


Présences en réunion

Présents. – M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia, Mme Estelle Mercier, Mme Sophie-Laurence Roy