Compte rendu
Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements
– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, et M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines 2
– Présences en réunion................................12
Lundi
5 mai 2025
Séance de 18 heures 30
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Denis Masséglia, président
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La séance est ouverte à dix-huit heures trente-cinq.
Présidence de M. Denis Masséglia, président.
La commission d’enquête auditionne M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, et M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines.
M. le président Denis Masséglia. La semaine dernière, la commission d’enquête a auditionné les organisations syndicales présentes chez Arkema et Vencorex, puis le directeur général d’Arkema France, afin de faire la lumière sur la situation des deux sociétés, leurs difficultés respectives et les décisions prises pour y remédier, ainsi que sur les perspectives pour les salariés des deux structures.
Pour prolonger les échanges, la commission reçoit aujourd’hui M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex, accompagné de M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines.
Permettez-moi de redonner quelques éléments de contexte.
La société Vencorex, fournisseur de sel dans le bassin grenoblois, est engagée dans une procédure de redressement judiciaire depuis l’automne dernier. Toutefois, le tribunal de commerce de Lyon a récemment autorisé la reprise de l’activité de l’usine du Pont-de-Claix par l’entreprise chinoise Wanhua. D’après les informations disponibles, la mise en place de ce projet de reprise impliquerait la suppression de 400 emplois environ.
Je précise qu’un projet de reprise de l’activité par une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) avait été présenté par des salariés mais n’a pas été retenu par le tribunal.
J’ajoute que la société Arkema a annoncé, de son côté, la réorganisation des activités sur le site de Jarrie en raison de l’arrêt de son approvisionnement en sel. Concrètement, l’arrêt des activités de production de chlore, de soude, de chlorure de méthyle et de fluides techniques devrait conduire à la suppression de 150 postes.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Jean-Luc Béal et M. Julien Parmentier prêtent serment.)
M. Jean-Luc Béal, président de Vencorex. Vencorex est une société de taille intermédiaire dans le secteur de la chimie industrielle, principalement implantée sur la plateforme du Pont-de-Claix, mais pas exclusivement. Notre production est totalement intégrée : elle comprend l’extraction de saumure par notre filiale Chloralp, la fabrication de sel par Vencorex sur le site du Pont-de-Claix, la transformation du sel en chlore et en soude, la fabrication de monomères isocyanates aliphatiques et la transformation de ces monomères en dérivés isocyanates. Ces derniers constituent le cœur de l’activité de Vencorex.
Notre groupe compte neuf sociétés, dont quatre en France. Nous disposons également de deux sites de production à l’étranger, l’un aux États-Unis et l’autre en Thaïlande. En France, Vencorex employait 471 salariés en 2024, répartis principalement entre Vencorex France – 464 salariés – et Chloralp – 7 salariés. Seule Vencorex France est concernée par la procédure de redressement judiciaire.
En plus du site principal, Vencorex France comprend un site administratif situé à Saint‑Priest, qui abrite le siège social et la majorité des fonctions commerciales, ainsi qu’un site de recherche situé à Saint-Fons. Ce dernier concentre 98 % de nos activités de recherche, principalement dédiées aux dérivés.
Je précise, car cela est important, que Vencorex n’est pas propriétaire de l’ensemble de la plateforme du Pont-de-Claix, où d’autres sociétés sont présentes.
L’évolution dramatique des résultats de Vencorex ces dernières années, particulièrement depuis 2023, est due à deux principaux facteurs : un déséquilibre, à l’échelle mondiale, entre l’offre et la demande d’isocyanates, nos produits phares, qui s’est accentué à la fin de l’année 2022 et en 2023 ; une demande en baisse après un pic au lendemain de la crise sanitaire. Simultanément, de nouvelles capacités de production de monomères isocyanates et de dérivés ont été mises en service, principalement en Asie.
Deux acteurs majeurs du secteur, un chinois et un européen récemment passé sous capitaux étrangers, se sont lancés dans une guerre de parts de marché. Nous nous sommes alors retrouvés dans l’incapacité de nous aligner sur les prix pratiqués sans voir nos marges devenir négatives.
La conjoncture nous a contraints à réduire nos ventes. Nos capacités de production en amont, notamment pour la soude et le sel, sont devenues surdimensionnées, ce qui a entraîné des coûts disproportionnés. La conjoncture a également eu un impact sur nos partenaires présents sur la plateforme, qui ont continué de facturer conformément aux contrats en vigueur.
Face à ces défis, Vencorex a lancé des plans d’économies et de réduction des coûts dès la fin de l’année 2022. Les premiers projets ont été mis en œuvre sur le terrain en mai 2023. Nous sommes prêts à fournir plus de détails en réponse à vos questions. Toutefois, ces plans se sont révélés largement insuffisants six mois après leur lancement. Nous avons alors fait appel à un cabinet extérieur pour élaborer un plan visant à faire 80 millions d’euros d’économies – le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élevait à 300 millions d’euros.
Ce plan drastique n’a cependant jamais pu être mené à son terme. Malgré nos efforts, nous n’avons pas réussi à faire 80 millions d’euros d’économies. Cette situation a conduit l’actionnaire à reconsidérer sa position, à l’été 2024. Après avoir investi des sommes considérables pour tenter de redresser une entreprise qui perdait 10 millions d’euros par mois, et en l’absence de perspective d’amélioration à moyen terme, il a décidé de se désengager. En conséquence, nous avons été contraints de déposer une déclaration de cessation des paiements auprès du tribunal début septembre. Le 17 septembre, celui-ci a placé la société en redressement judiciaire.
M. Julien Parmentier, directeur des ressources humaines de Vencorex. Dès l’annonce du placement de la société en redressement judiciaire, en septembre 2024, de nombreuses réunions ont été organisées avec les syndicats. Le comité social et économique (CSE) a ainsi tenu vingt-quatre réunions ; une quinzaine de réunions ont par ailleurs été organisées avec les délégués syndicaux. Les négociations ont abouti au transfert de 44 salariés dans d’autres pays. Une dizaine de personnes ont été reprises par les prestataires de gestion de la plateforme. Nous avons également mis en œuvre deux plans de sauvegarde de l’emploi (PSE). Le premier, en mars 2025, s’est traduit par le licenciement de 124 personnes. Le second, actuellement en cours de déploiement, concerne 250 personnes qui seront licenciées dans les semaines à venir.
M. le président Denis Masséglia. Je tiens à exprimer mon soutien à l’ensemble des salariés qui se trouvent dans une situation particulièrement difficile. Cette remarque vous est également adressée, car je sais que vous faites face à des défis considérables.
Vous avez indiqué que le secteur d’activité prépondérant de l’entreprise n’était pas le sel. Cependant, force est de constater que ce sujet occupe une place centrale dans le débat politique. À ce propos, je voudrais citer un tweet du député européen Jordan Bardella : « En Corrèze, un sous-traitant essentiel pour notre dissuasion nucléaire va passer sous contrôle chinois. Le Gouvernement assure qu’il n’y a aucun problème et offre sur un plateau nos usines à la Chine, qui connaît la valeur de l’industrie française dans le contexte mondial actuel. Une telle facilité est insensée. La nationalisation temporaire n’est pas un gros mot, c’est une solution qui, au vu du caractère stratégique de l’entreprise, doit être très sérieusement et rapidement étudiée. »
En réponse à ce tweet, certains lecteurs ont souligné que l’entreprise n’était plus française depuis 2008 et que le repreneur chinois ne reprendrait pas l’activité de production de sel. Pouvez-vous confirmer devant la commission d’enquête que la production de sel ne sera pas reprise par la société chinoise ?
M. Jean-Luc Béal. La société Vencorex, ou plutôt celle qui l’a précédée, est passée sous capitaux suédois en 2008. À partir de 2012, un groupe thaïlandais est entré au capital ; il est devenu l’actionnaire unique en 2022. Ainsi, depuis 2008 et la sortie du Groupe Rhône‑Poulenc, devenu Solvay, la société n’est plus à capitaux français.
Le projet de reprise, le seul sur la table, ne concerne que 44 salariés environ ; une dizaine de salariés devraient être repris par d’autres sociétés. Ce chiffre est très décevant pour une plateforme qui compte plus de 460 salariés. Le projet ne vise en effet à reprendre qu’une des cinq activités de la plateforme : l’activité relative aux dérivés isocyanates, la plus en aval, qui concentre toute la recherche et le développement, ainsi que la valeur ajoutée. Cette activité intéresse l’un des grands fabricants mondiaux de monomères isocyanates aliphatiques, la société chinoise Wanhua.
Cette dernière reprend cet actif et a demandé au tribunal la reprise d’autres actifs, mais pas de l’« actif sel », de l’« actif électrolyse » ou de l’« actif isocyanates ». Il n’existe pas de brevet sur le sel. Deux brevets sur les monomères isocyanates ont été repris par la société chinoise. Aucun brevet sur l’électrolyse n’a été repris. Le savoir-faire non breveté est repris dans sa totalité par la filiale hongroise de la société chinoise. Celle-ci, à la suite de la décision du tribunal du 10 avril, a accepté de céder gratuitement ce savoir-faire à tout repreneur qui souhaiterait utiliser les actifs et les reprendre auprès du liquidateur.
Pour résumer, les activités d’électrolyse, de purification et de cristallisation sont à présent libres et le seront lorsque la société sera liquidée. La société chinoise n’a pas repris ces actifs. Elle a repris les savoir-faire, mais elle a clairement indiqué qu’elle ne s’intéressait pas au sel ou à l’électrolyse. La mine de sel appartient à une autre société, Chloralp, qui n’est pas concernée par la procédure de redressement judiciaire. Cette mine est actuellement à la recherche de repreneurs potentiels.
M. le président Denis Masséglia. Je vous remercie d’avoir confirmé que le président du Rassemblement National a soit commis une erreur, soit diffusé des informations inexactes.
J’ai cru comprendre, lors d’une précédente audition, que le sel est en partie utilisé dans le domaine militaire, mais que cette utilisation représente moins de 1 % de la production totale. J’ai également entendu dire que l’administration française – les services de l’armée, pour être précis – avait passé des commandes importantes. Pourriez-vous nous dire si l’administration a pris ses dispositions pour éviter que certaines activités stratégiques pour notre défense soient confrontées à des difficultés ?
M. Jean-Luc Béal. En ce qui concerne le sel, notre rôle se limite à la vente. Nous n’avons pas connaissance des procédés ultérieurs ni des applications stratégiques qui en découlent. Notre unique client pour le sel est la société Arkema. Nous lui en avons fourni selon nos capacités et sa demande, malgré une interruption de deux mois due à une grève. Actuellement, plusieurs milliers de tonnes de sel sont stockées sur la plateforme du Pont‑de‑Claix, en attente de clients. Ce stock sera probablement vendu lors de la liquidation de l’entreprise, mais il n’en reste pas moins disponible en attendant.
La part de notre production destinée à l’activité militaire représente moins de 0,1 % de notre chiffre d’affaires et environ 1 % en volume.
M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Est-il exact que la fermeture partielle ou totale du site permettrait de contourner l’obligation de dépollution ? Le maintien d’une activité résiduelle servirait-il principalement à éviter plusieurs milliards d’euros de dépenses ? Avez‑vous évalué le coût de la dépollution du site ? Si oui, quel est ce coût et quels sont vos projets en la matière ?
M. Jean-Luc Béal. Nous ne sommes pas propriétaires de la plateforme. Par conséquent, nous n’avons aucune obligation légale de dépollution. Les responsabilités sont partagées entre les acteurs historiques et actuels du site.
Le site du Pont-de-Claix est un site Seveso. Une fois la société placée en redressement judiciaire, nous avons dû définir des priorités : nous avons cherché des repreneurs, avec un succès limité hélas, et nous nous sommes concentrés sur la mise en sécurité des installations, étant donné la proximité entre le site – où sont utilisés des produits dangereux – et l’agglomération de Grenoble.
Nous avons scrupuleusement suivi nos obligations réglementaires et travaillé en étroite collaboration avec la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) pour élaborer et mettre en œuvre un plan d’action. La mise en sécurité du site est quasiment achevée ; il reste seulement quelques déchets à évacuer. Notre actionnaire a choisi d’aller au-delà des exigences réglementaires en finançant ces travaux ainsi que le plan social pour les employés non repris.
La réglementation n’impose pas de faire davantage, en particulier pour une société en redressement judiciaire. Vencorex a respecté tous ses engagements au plan juridique.
M. le rapporteur. Vous avez mentionné l’existence d’importants stocks de sel. Pourriez-vous indiquer la quantité disponible et préciser ce qu’elle représente par rapport à votre production habituelle ? Par ailleurs, savez-vous pourquoi Arkema n’achète pas le sel disponible ?
M. Jean-Luc Béal. Les stocks de sel sont impressionnants – ils s’élèvent à plus de 10 000 tonnes. Ils sont environ quatre fois plus élevés qu’en temps normal. Cela représente plus d’un mois et demi de production à pleine capacité, sachant que ces dernières années, nous ne produisions qu’à 50 % de nos capacités.
Cette quantité est considérable au regard des besoins des applications stratégiques : cela représente potentiellement plusieurs années de consommation pour ce secteur spécifique.
Arkema n’achète pas ce sel pour une raison simple : sa capacité de stockage ne le permet pas.
M. le rapporteur. Les enjeux sont réels pour notre souveraineté. À ma connaissance, seul le sel purifié produit par Vencorex est homologué par la direction générale de l’armement (DGA) pour la fabrication du missile M51.
Compte tenu de cette information, les pouvoirs publics – représentants du Gouvernement ou autres – ont-ils tenté d’engager un dialogue pour préserver la capacité de production sur le territoire national ? Cela revêt une importance particulière dans le contexte géopolitique actuel, la fabrication de missiles demeurant un enjeu stratégique majeur pour notre souveraineté.
M. Jean-Luc Béal. Dès le premier semestre de l’année 2024, nous avons engagé des discussions avec différents services de l’État, principalement la direction générale des entreprises (DGE), pour élaborer le contenu du plan de retournement. Notre objectif était d’identifier des investissements potentiellement éligibles à des subventions, notamment dans le domaine de l’efficacité énergétique, l’énergie représentant l’un des défis majeurs pour Vencorex sur la plateforme.
Parallèlement, nous avons collaboré étroitement, dès le mois de février, avec la délégation interministérielle aux restructurations d’entreprises (Dire). Mon arrivée dans l’entreprise, en mars 2024, a coïncidé avec une intensification de la coopération avec l’ensemble des acteurs concernés dans le but de trouver des solutions en amont de la procédure de redressement judiciaire. Notre priorité initiale était de maintenir l’activité de Vencorex. Dans cette optique, nous avons multiplié les échanges avec les services de l’État. Nous avons également eu l’occasion de rencontrer le ministre de l’industrie de l’époque pour tenter d’éviter le placement de la société en redressement judiciaire.
Malheureusement, malgré nos efforts, nous avons échoué. Nous avons alors entamé des discussions avec les principaux acteurs européens ainsi qu’avec les utilisateurs du sel pour explorer la possibilité d’une reprise de la mine de sel. Arkema a été notre premier interlocuteur dans cette démarche, dès le mois de mai.
La Dire a joué un rôle important tout au long du processus, jusqu’à la fin de la phase de recherche de repreneurs – cela mérite d’être souligné. Elle a contacté toutes les sociétés que nous avions identifiées, afin de trouver des solutions économiques viables pour pérenniser l’activité de Vencorex, en particulier l’activité de production de sel.
À l’heure actuelle, nous cherchons toujours un repreneur pour la société Chloralp. Nous travaillons sur un projet en étroite collaboration avec la Dire et multiplions les réunions et les discussions pour trouver des solutions. La Dire s’efforce d’identifier des industriels susceptibles d’intégrer le pôle. Toutes les solutions envisagées ont été portées à la connaissance de l’État. Ses services ont systématiquement pris contact avec les industriels identifiés, avec lesquels nous avons également poursuivi les discussions. Une seule solution a été trouvée.
Les services de l’État ont indéniablement mis tout en œuvre pour tenter de trouver une solution pour que soient reprises les activités de notre société, en particulier les activités considérées comme stratégiques.
M. le rapporteur. Vous avez évoqué une rencontre avec le ministre de l’industrie. De qui s’agissait-il ? Quand la rencontre a-t-elle eu lieu ? Vous a‑t‑il paru conscient des conséquences de la situation actuelle ? 6 000 emplois indirects sont affectés ; les plateformes chimiques sont déstabilisées ; le pays est passé du statut d’exportateur à celui d’importateur de chlore.
M. Jean-Luc Béal. Nous avons rencontré deux ministres de l’industrie depuis le début de l’année 2024. Nous avons eu des entretiens individuels avec M. Roland Lescure et avons participé à une réunion élargie avec des élus locaux et des organisations syndicales. Nous avons également eu plusieurs entrevues avec M. Marc Ferracci, en parallèle de nos échanges avec le cabinet du Premier ministre.
À chaque fois, nous avons constaté qu’il y avait une réelle volonté d’explorer toutes les pistes envisageables. Nous avons notamment essayé de trouver des modes de financement viables. Mais, comme l’a souligné le ministre de l’industrie, le plan d’affaires de l’activité de production de sel n’était pas viable économiquement.
Je serai très direct sur ce point : faire fonctionner une unité de production de sel pour seulement 1 % de son volume, en maintenant une usine en activité, cela n’a aucun sens économique et cela engendre des coûts exorbitants. C’est probablement la raison pour laquelle aucun acteur du sel, client ou fabricant, n’a souhaité reprendre l’activité. Le prix d’une tonne de sel produit dans ces conditions aurait été largement supérieur au prix que nous avons évoqué.
Nous avons toujours bénéficié d’une écoute attentive de la part des services de l’État, des cabinets ministériels et des deux ministres que nous avons rencontrés. Nous avons cherché des solutions en faisant preuve de réalisme, en tenant compte des contraintes de Vencorex et des autres acteurs du secteur. Il faut se souvenir que la plateforme n’a pas été conçue pour la seule production de sel destiné à des applications stratégiques.
Il est difficile pour le chimiste que je suis de considérer que le sel est irremplaçable. Certes, son remplacement par autre chose nécessiterait des ajustements et une revalidation du produit, mais je ne crois pas que cela soit impossible. Idéalement, il aurait fallu pouvoir le produire dans des conditions économiquement viables. Or le simple fait que la saumure parcoure 80 kilomètres et franchisse 400 mètres de dénivelé pour arriver à l’usine engendrait des coûts excessifs, supérieurs à ceux supportés par d’autres fabricants.
Je ne peux pas préjuger du résultat final ou affirmer qu’un autre dénouement était possible. Ce que je peux dire, c’est que nous n’avons pas trouvé de solution économiquement viable dans le temps imparti.
M. le rapporteur. Des solutions ont été proposées par les élus locaux et les organisations syndicales. À ma connaissance, trois options ont été avancées : la reprise d’actifs stratégiques par l’État, la nationalisation temporaire et la reprise sous forme de société coopérative. Ces options ont-elles été sérieusement envisagées à l’occasion de vos échanges avec les membres du Gouvernement ? Ont-elles même été évoquées ? Par ailleurs, avez-vous eu accès à des éléments d’analyse, des notes ou des calculs qui auraient permis d’approfondir les discussions au sujet de ces trois options ?
M. Jean-Luc Béal. Nous avons fait un travail approfondi et avons fourni l’intégralité des informations nécessaires à l’élaboration de tous les projets par les différents acteurs. Toutes les analyses, fondées sur nos données, ont abouti à la même conclusion : le niveau d’investissement requis pour maintenir une activité sur l’ensemble du site – quelle que soit la solution retenue – s’élevait à environ 300 millions d’euros – et même à 370 millions d’euros, selon notre analyse ; et aucun retour à l’équilibre financier n’était possible.
Cela signifie que l’injection de cet argent dans la société n’aurait pas suffi à résoudre pour de bon ses difficultés. La raison est simple : la plateforme du Pont-de-Claix, dans sa configuration actuelle, n’est plus viable au plan économique. Elle n’est plus adaptée aux conditions de marché actuelles. Et le coût d’une refonte – très élevé – ne serait pas compensé par les recettes découlant de la production. Aujourd’hui, le sel, le chlore et la soude sont des produits de base. On peut même considérer que les monomères sont des produits de base, compte tenu de la concurrence féroce sur le marché.
Encore une fois, nous avons analysé la situation en profondeur. Nous avons discuté des différentes possibilités avec les services de l’État, en participant activement à la réflexion. Malheureusement, il n’existait pas de plan pour surmonter les difficultés actuelles qui soit viable sur le long terme.
M. le rapporteur. Vous affirmez avoir fourni des données à l’État, qui a ensuite conduit sa propre analyse. À votre connaissance, l’État a-t-il produit une analyse indépendante – en s’appuyant sur les données dont il disposait de son côté – de la faisabilité des solutions envisageables ? Existe-t-il un document de travail qui aurait servi de base pour les discussions relatives à ces solutions ? Les trois options ont-elles été étudiées de la même manière ? Aviez‑vous une préférence pour l’une d’entre elles ? Une option a-t-elle été écartée d’emblée, sans analyse approfondie ni discussion ?
M. Jean-Luc Béal. Notre rôle a consisté à fournir des informations détaillées et à faciliter la compréhension de nos interlocuteurs à propos de la complexité du site. Nous n’avons pas eu entre les mains un document qui aurait récapitulé les différentes options ou formulé des conclusions définitives. Quoi qu’il en soit, nous avons beaucoup échangé, comme je l’ai dit, et nos conclusions ont rejoint celles de nos interlocuteurs : le besoin de financement était considérable et la perspective d’un retour à l’équilibre inexistante.
M. le rapporteur. En résumé, il s’agit de conclusions co-construites ?
M. Jean-Luc Béal. Nous sommes les seuls à détenir des données non publiques sur Vencorex. Nous avons fourni l’essentiel des informations sur la structure de la société, le marché et les projections d’évolution de l’activité.
M. le rapporteur. Il est surprenant qu’aucun document récapitulatif n’ait été produit ; c’est pourtant généralement le cas dans ce type de situation. Puisque nous ne pouvons pas nous appuyer sur un document formel, pouvez-vous nous dire si, lors de vos échanges avec les ministres successifs, vous avez perçu un intérêt pour l’examen des solutions proposées par les élus locaux et les organisations syndicales ? Avez-vous senti qu’il y avait une volonté politique, ou même une volonté « humaine », de faire avancer les choses ?
M. Jean-Luc Béal. Il m’est très difficile de répondre à cette question. Les pouvoirs publics ont déployé beaucoup d’énergie pour trouver des solutions ; ils ont fait montre d’un certain intérêt pour le sujet et d’une écoute attentive. En témoignent les nombreux échanges et rencontres entre la direction de la société et les ministres, les services de l’État, la préfecture de l’Isère… Les ministres ont sincèrement cherché à comprendre la situation et ont réfléchi aux pistes susceptibles d’être empruntées.
Cela étant dit, je ne pense pas que nos interlocuteurs aient imaginé, à un moment ou à un autre, que le dossier connaîtrait un dénouement positif. Il n’était pas possible de parvenir aux conclusions que certains espéraient. Le plan d’affaires ne permettait pas de garantir la survie des emplois et des actifs, même dans l’hypothèse d’une nationalisation temporaire.
M. le rapporteur. La question du coût est fondamentale lorsque plusieurs solutions sont sur la table. Avez-vous évoqué avec le ministre le coût d’une éventuelle nationalisation temporaire ? Disposez-vous d’une estimation de ce coût ?
M. Jean-Luc Béal. Ce coût correspond au besoin de trésorerie sur une période de dix ans. Nous l’avons évalué à 370 millions d’euros – le flux de trésorerie resterait négatif au‑delà de cette période. Ce montant doublerait sur une période de vingt ans. Mais il ne s’agit pas d’un chiffre définitif. En effet, il n’est pas possible d’identifier un point d’équilibre à partir duquel la situation s’inverserait, à partir duquel la société s’autofinancerait. Comme je l’ai dit, il n’y a pas de perspective de retour à l’équilibre. En d’autres termes, le besoin de financement se prolongerait indéfiniment.
M. le rapporteur. Vous conviendrez néanmoins avec moi que ce coût est nettement inférieur à celui de la dépollution du site.
M. Jean-Luc Béal. La réglementation française n’impose pas la dépollution d’une plateforme chimique en activité. La plateforme du Pont-de-Claix, qui est centenaire, n’a d’ailleurs jamais été dépolluée. Si la dépollution systématique des sites industriels était imposée, cela conduirait inévitablement à une désindustrialisation massive.
Actuellement, le site est sous surveillance constante. Nous disposons de 170 points de prélèvement d’eau régulièrement contrôlés, en collaboration étroite avec la Dreal. Cette vigilance perdurera indépendamment de l’identité du repreneur. J’ajoute que la présence d’un repreneur garantit la sécurisation continue de la zone.
Nous ne pouvons pas évaluer précisément le coût de la dépollution du site, bien que la société Vencorex y soit installée depuis douze ans. En effet, nous ne connaissons pas l’étendue exacte de la pollution accumulée. Néanmoins, nos sondages récents n’ont révélé aucune évolution de la pollution sur notre période d’activité.
L’enjeu principal réside dans la revitalisation de la plateforme par l’intermédiaire de l’arrivée d’activités industrielles qui ont besoin de ce type de périmètre protégé – leur nombre diminue dans notre pays.
La préservation de la zone est essentielle pour attirer des industries du même type, comme le rappelle régulièrement la métropole de Grenoble. La création de nouveaux sites Seveso, avec les plans de prévention des risques technologiques (PPRT) actuels, s’avère extrêmement complexe.
Notre priorité est donc de préserver la plateforme. La pollution est maîtrisée ; les pollutions actuelles sont nettement inférieures aux pollutions passées.
M. le rapporteur. Pourriez-vous nous indiquer le montant des aides publiques, directes ou indirectes, que la société a perçues ces dernières années ? Ces aides ont-elles été assorties de conditions fixées par l’État ou les collectivités territoriales, notamment en matière de préservation de l’emploi ?
M. Jean-Luc Béal. Au cours de la période 2012-2024, sous l’empire de l’actionnaire actuel, la société a bénéficié de 80 millions d’euros d’aides publiques. Ce montant se décompose de la façon suivante : 43 millions d’euros ont été accordés pour la mise en place du nouveau PPRT, en 2015 ; 37 millions d’euros ont été versés principalement au titre du crédit d’impôt recherche (CIR) et au titre de subventions liées aux quotas de CO2.
Les 43 millions d’euros que j’ai mentionnés ont été intégralement investis dans un nouvel électrolyseur sur le site du Pont-de-Claix. L’octroi de l’aide était conditionné, à la demande de la région Auvergne‑Rhône‑Alpes, au maintien de l’emploi pendant cinq ans. Nous avons respecté cet engagement.
Par ailleurs, au cours de la même période, Vencorex a enregistré un résultat opérationnel négatif de plusieurs dizaines de millions d’euros. Malgré cela, nous avons fait des investissements à hauteur de 260 millions d’euros, que l’actionnaire a financés en grande partie. Parallèlement, nous avons payé 40 millions d’euros d’impôts, principalement au titre de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et de divers impôts fonciers.
M. le rapporteur. Les aides locales, les aides liées à l’apprentissage et les aides accordées par la région sont-elles incluses dans les 80 millions d’euros ?
M. Jean-Luc Béal. Oui, ce montant englobe la totalité des subventions et des aides que notre société a reçues. Nous pourrons vous donner plus de détails, si vous le souhaitez.
M. le rapporteur. Considérez-vous qu’il serait légitime de rembourser une partie de ces aides ? Si les autorités publiques invoquaient les difficultés nées de la situation pour le territoire, l’impact indirect significatif du placement de la société en redressement judiciaire, ou encore la question de la souveraineté militaire, envisageriez-vous le remboursement ? Même lorsque l’octroi des aides n’est pas explicitement conditionné au maintien de l’emploi, ne pensez-vous pas qu’une société qui bénéficie de fonds publics est liée par une sorte de contrat moral avec la puissance publique ?
M. Jean-Luc Béal. Je ne vais pas répondre à votre question. Mais je tiens à souligner que nous avons pleinement tenu nos engagements, aussi bien contractuels que moraux. Nous avons maintenu l’emploi pendant cinq ans, comme cela avait été demandé. Nous avons considérablement amélioré la prévention des risques pour les populations voisines, en investissant 103 millions d’euros dans la modernisation de notre outil industriel. Les règles étaient clairement établies dès le départ ; elles ont été respectées. Dans ces conditions, je ne comprendrais pas qu’on nous demande de rembourser les aides.
M. le rapporteur. Notre commission d’enquête s’intéresse aux relations entre les autorités publiques et les entreprises qui connaissent des difficultés. Elle a besoin de connaître la nature des échanges dans le contexte de la mise en œuvre d’un projet de restructuration. Les ministres que vous avez rencontrés ont-ils exercé sur vous une forme de pression pour tenter de vous faire changer d’avis afin que l’activité et les emplois soient maintenus ? Ou s’agissait-il de simples échanges d’informations destinés à anticiper les conséquences de votre décision ?
M. Jean-Luc Béal. Le processus a connu plusieurs phases : certaines ont été, plus que d’autres, marquées par des tensions. Je veux vous communiquer un chiffre que je n’ai pas mentionné jusqu’à maintenant. En dix ans, notre actionnaire a injecté 400 millions d’euros dans Vencorex, dont 140 millions d’euros depuis le début de l’année 2024. Vous le savez, il a décidé de mettre un terme à ses investissements. La société n’ayant pas de ressources propres, il n’y avait pas d’autre choix que de la placer en redressement judiciaire. Le facteur « temps » a joué un rôle déterminant dans la décision du tribunal de commerce de Lyon. Au vu de l’urgence de la situation, celui-ci a dû statuer le 10 avril – l’audience avait eu lieu le 3 avril – sans pouvoir accorder plus de temps pour la préparation d’autres projets. Je reconnais que la situation a été tendue.
M. le rapporteur. Vous parlez de tension. Comment cela s’est-il manifesté concrètement ?
M. Jean-Luc Béal. Les discussions ont parfois été tendues. Nous étions tenus par nos obligations légales et nous connaissions parfaitement les limites de notre champ d’action. À un certain moment, nous avons subi des pressions pour faire plus que ce que nous pouvions faire. Mais nous avons maintenu une position ferme en expliquant que nous ne pouvions pas engager de dépenses au-delà d’un certain montant. Ces tensions se sont manifestées, notamment, lors d’une réunion importante, alors qu’il était devenu évident que la seule issue possible était le placement de la société en redressement judiciaire.
Il y a eu des discussions tendues, cela est vrai, mais elles n’ont pas duré, car l’enjeu a rapidement résidé dans la recherche de repreneurs potentiels. Ces tensions sont, somme toute, assez classiques dans les relations d’affaires entre client et fournisseur. Mais, encore une fois, nous avons privilégié la recherche de solutions constructives, puisque la voie de l’affrontement était vouée à l’échec.
M. le rapporteur. En résumé, l’État a froncé les sourcils, puis il a cédé.
M. Jean-Luc Béal. Je vous laisse la responsabilité de cette interprétation. Je ne peux pas en dire davantage.
M. le président Denis Masséglia. Monsieur le rapporteur, il est étonnant que nous ayons une compréhension si différente des choses. Pour ma part, je comprends que l’État a fait son possible avant de constater que la situation économique de la société Vencorex ne permettait pas de trouver une solution viable. Nous avons sans doute parfois une lecture différente de l’économie, et cela explique que nous n’appartenions pas au même parti politique. Vous pensez, et je respecte votre point de vue, que l’État peut tout faire. Ce n’est pas mon cas. L’État n’a pas de baguette magique.
Messieurs, je vous remercie. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis.
Enfin, je vous souhaite bon courage, ainsi qu’à l’ensemble des salariés de l’entreprise.
La séance s’achève à dix-neuf heures quarante-cinq.
Présents. – M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia