Compte rendu

Commission d’enquête sur
les défaillances des
pouvoirs publics face à la multiplication des plans
de licenciements

 

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant les organisations syndicales représentatives du Groupe Casino 2

– Présences en réunion................................18

 


Mardi
13 mai 2025

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 31

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Denis Masséglia, président
 

 


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La séance est ouverte à neuf heures cinquante.

Présidence de M. Denis Masséglia, président.

La commission d’enquête auditionne des représentants des organisations syndicales représentatives du Groupe Casino.

M. le président Denis Masséglia. Nos deux premières auditions sont consacrées à l’examen de la situation du Groupe Casino, qui a engagé, il y a quelques mois, un plan de restructuration impliquant la cession de nombreux hypermarchés et supermarchés et la suppression de 2 200 emplois environ.

En conséquence, plusieurs plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) ont été déployés dans les différentes sociétés du groupe affectées par le projet de réorganisation des activités.

Pour évoquer le sujet et toutes les questions qui l’entourent, nous recevons les organisations syndicales présentes dans les différentes sociétés du groupe.

Chez Casino Services : pour la CFE-CGC, M. Philippe Bouloumié, délégué syndical ; pour l’Unsa, M. Fabrice Brunel, délégué syndical.

Chez Distribution Casino France (DCF) : pour la CFDT, M. Hervé Dargnat, délégué syndical central ; pour la CFE-CGC, M. Jean-François Kateb, délégué syndical central ; pour la CGT, M. Eddy Vernalde, délégué syndical central, et M. Didier Houacine, délégué syndical ; pour l’Unsa, M. Frédéric Buisson, délégué syndical central, accompagné de M. Cédric Quéméneur, coordonnateur du syndicat au sein du Groupe Casino.

Chez Easydis : pour la CFDT, M. Hervé Preynat, délégué syndical central, et M. Sylvain Massolo, représentant syndical au comité social et économique central (CSEC) ; pour la CFE-CGC, M. Didier Marion, délégué syndical ; pour la CGT, M. Dave Boiveau, délégué syndical ; pour FO, M. Richard Ramos, délégué syndical central.

Chez Franprix : pour la CFE-CGC, M. Christophe Deshayes, délégué syndical ; pour FO, M. Dany Lahoud, délégué syndical.

Chez Monoprix : pour la CFDT, Mme Patricia Virfolet, déléguée syndicale centrale, et Mme Mireilla Nsilu, membre du CSEC ; pour la CFE-CGC, M. Fabrice Intini, délégué syndical central, Mme Liliane Barbrel, ancienne déléguée syndicale centrale, Mme Mikaëla Guyomarch, élue au CSEC, et M. Marc Bauwens, élu au comité social et économique (CSE) du siège.

Participe également à la table ronde M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT en charge, notamment, du commerce alimentaire et de la grande distribution.

Je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc, Mesdames, Messieurs, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Philippe Bouloumié, M. Fabrice Brunel, M. Hervé Dargnat, M. Jean-François Kateb, M. Eddy Vernalde, M. Didier Houacine, M. Frédéric Buisson, M. Cédric Quéméneur, M. Hervé Preynat, M. Sylvain Massolo, M. Didier Marion, M. Dave Boiveau, M. Richard Ramos, M. Christophe Deshayes, M. Dany Lahoud, Mme Patricia Virfolet, Mme Mireilla Nsilu, M. Fabrice Intini, Mme Liliane Barbrel, Mme Mikaëla Guyomarch, M. Marc Bauwens et M. Sylvain Macé prêtent serment.)

M. Didier Marion, délégué syndical CFE-CGC chez Easydis. Le texte que je présente à titre de propos introductif a été rédigé avec nos collègues de FO, de la CFE-CGC et de l’Unsa pour Franprix, Achats Marchandises Casino (AMC), DCF, Easydis, Casino Services, IGC Services, Campus Casino et Retail Extended Logistics (REL).

Nous vous remercions de nous accueillir aujourd’hui dans le cadre d’une commission d’enquête dont les travaux sont essentiels pour analyser les éventuelles défaillances des pouvoirs publics lors de la mise en œuvre des plans de sauvegarde de l’emploi.

En tant que représentants d’organisations syndicales représentatives du Groupe Casino, nous tenons à rappeler que derrière tous les PSE, ce sont plus de 25 000 vies humaines et de neuf sociétés différentes qui ont été bouleversées : des salariés plongés dans l’incertitude, des familles fragilisées par la perte de leur emploi et, pour certains, de tout ou partie de leur épargne, des fournisseurs contraints au dépôt de bilan et des territoires durablement affectés.

Durant cette période, nous avons constaté des failles majeures. Ces dernières années, le Groupe Casino, créé en 1898, était géré par un président-directeur général (PDG) concentrant tous les pouvoirs. Celui-ci l’a entraîné vers un niveau d’endettement insupportable eu égard aux résultats économiques de l’entreprise et ce, malgré les multiples alertes lancées par les instances représentatives du personnel (IRP) qui n’ont pas été prises en compte.

Après que des fonds spéculatifs américains ont mis en cause la solidité financière du groupe en 2015, Rallye, actionnaire majoritaire contrôlé par M. Jean-Charles Naouri, a fait l’objet en 2019 d’une procédure de sauvegarde accélérée (PSA) qui a montré sa défaillance. Malgré cela, et avec le soutien des tribunaux de commerce, des grandes banques et de son énorme réseau, M. Naouri a pu conserver le contrôle de Rallye – et donc du groupe – alors qu’il aurait dû le perdre. À partir de ce moment-là, la direction du groupe et les directions des différentes sociétés n’ont eu de cesse d’orchestrer une communication positive et mensongère pour masquer des résultats catastrophiques évidents et tromper les marchés financiers et les salariés.

En dépit des différents constats et des alertes des représentants du personnel sur la dégradation des résultats du groupe, lancées à l’occasion de réunions du CSE ou d’expertises indépendantes, les commissaires aux comptes ainsi que les organismes de surveillance des marchés financiers ont continué à valider les comptes. Quant au ministère de l’économie et des finances, il est resté bien silencieux tout en connaissant la situation économique du groupe. De plus, le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) s’est plus préoccupé de la restructuration financière et des intérêts des banques que de l’impact social et donc des salariés.

Par ailleurs, nous souhaitons appeler votre attention sur le fait qu’aucun membre du conseil d’administration du Groupe Casino ni de ses différents comités n’a lancé d’alerte. Or certains actionnaires actuels étaient déjà membres du conseil d’administration. Du reste, la trop faible représentation des salariés, qui ne disposent que d’un seul siège au conseil d’administration, est un handicap majeur. De surcroît, contrairement à d’autres pays européens, le représentant des salariés ne peut détenir aucun mandat syndical désignatif ou électif, ce qui empêche les salariés de donner leur avis au plus haut niveau du groupe.

Malgré les alertes des représentants du personnel, le groupe a été incapable d’honorer ses échéances face à une situation financière devenue insoutenable, aggravée par une politique commerciale et tarifaire mortifère. Il s’est donc retrouvé dans l’obligation de demander, à son tour, l’ouverture d’une procédure de sauvegarde.

À l’issue de la procédure de conciliation, deux projets de reprise ont été présentés par des actionnaires connaissant parfaitement la situation du groupe.

Au cours du dernier trimestre de l’année 2023, un projet de reprise prévoyant une condition suspensive d’aboutissement de la procédure de sauvegarde accélérée a été retenu. Le repreneur a validé un plan de cession de tous les hypermarchés et supermarchés Casino, décidé par M. Jean-Charles Naouri avec l’aval des mandataires judiciaires. À ce titre, les contrats de travail de près de 20 000 salariés ont été transférés, avec des conséquences regrettables, comme le montrent les derniers PSE d’Intermarché et d’Auchan.

Les instances représentatives du personnel ont appris les cessions de magasins par les médias ; ce n’est qu’ensuite que les CSE en ont été informés. À cet égard, il est anormal que les dirigeants qui bafouent les règles ne soient jamais rappelés à l’ordre.

M. Jean-Charles Naouri et les nouveaux repreneurs ont tout fait pour dissocier la PSA de la vente des hypermarchés et des supermarchés Casino, alors que le lien était évident. D’ailleurs, tant les représentants du personnel que le ministère public ont souligné l’absence de volet social de la procédure lorsque le tribunal de commerce de Paris a statué sur la PSA. Cependant, par la suite et de manière étonnante, le ministère public s’est désolidarisé en allant dans le sens de l’ancien propriétaire et du nouveau repreneur. Seuls les représentants du personnel ont joué leur rôle en interjetant appel de la décision du tribunal afin d’apporter des garanties sociales. Ce n’est qu’à ce moment que des contreparties ont été accordées, faisant avancer la négociation relative à tous les PSE des différentes sociétés qui était bloquée depuis plusieurs semaines.

La loi qui régit la durée de négociation des PSE n’est pas adaptée à un groupe composé de multiples entreprises dont les effectifs sont variables. En effet, en cas de PSE multiples au sein d’un groupe – qui, dans le cas du Groupe Casino, ont abouti à la suppression de plus de 4 000 emplois –, la durée de négociation devrait dépendre du nombre d’emplois supprimés au niveau du groupe. Le fait de prendre en compte le nombre d’emplois supprimés par entreprise constitue un handicap social, notamment pour le retour à l’emploi.

En outre, dans l’hypothèse où l’Autorité de la concurrence ne validerait pas la décision de reprise de magasins, dans le cadre de changements d’enseigne successifs, les accords collectifs devraient être prorogés de quinze mois.

Par ailleurs, compte tenu du nombre d’emplois supprimés, le contrôle et l’accompagnement administratifs sont souvent insuffisants en raison d’un manque de moyens des directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et de France Travail. Le manque de coordination entre les Dreets et l’absence d’un interlocuteur référent sont un handicap dans l’hypothèse où les PSE concernent plusieurs territoires. Nous préconisons également que chaque PSE soit homologué – et pas simplement validé – par la Dreets, même s’il résulte d’un accord majoritaire – en effet, on ne négocie pas des PSE tous les jours.

Enfin, le nombre très limité d’inspecteurs du travail pénalise le suivi et l’application des mesures des PSE.

À cela s’ajoute un autre problème fondamental : l’affaiblissement progressif du rôle des instances représentatives du personnel depuis les « ordonnances Macron » de 2017. En fusionnant les IRP au sein du CSE et en réduisant nos marges de manœuvre, ces réformes ont considérablement limité les capacités de contrôle, d’action et de contestation. Les moyens humains et matériels mis à la disposition des représentants des salariés ont été drastiquement réduits, ce qui nous met souvent en position de faiblesse vis-à-vis des directions d’entreprise puissamment outillées.

Cette asymétrie est d’autant plus criante lors des PSE, qui doivent faire l’objet d’une négociation loyale, équilibrée et transparente. En particulier, les risques psychosociaux étaient auparavant suivis par un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui avait autorité sur ces sujets. Ils sont aujourd’hui placés sous la responsabilité du CSE, qui ne dispose pas d’une réelle compétence. Dans ce contexte, nous déplorons des drames qui auraient pu être évités ; nous laisserons à la direction le soin de les commenter.

Aujourd’hui, nous venons non seulement témoigner des dysfonctionnements observés mais aussi rappeler l’urgence de redonner aux instances représentatives du personnel les moyens réels d’assurer leur rôle de contre-pouvoir et de défense des intérêts des salariés, avec un véritable appui des pouvoirs publics.

Par ailleurs, le comité de groupe devrait être doté d’une personnalité morale et disposer des moyens lui permettant d’agir dans l’intérêt du groupe et de ses salariés, comme c’est le cas pour les CSE et les CSEC.

Même si les PSE devaient permettre de sauvegarder des emplois, les inquiétudes des salariés demeurent et grandissent face aux faibles résultats des sociétés du groupe et alors même que la nouvelle direction générale communique toujours de manière positive.

Les PSE du groupe prévoient une durée de congés de reclassement trop courte ; la loi devrait imposer une durée minimale de douze mois avec une indemnisation supérieure à 65 % de la rémunération. Par ailleurs, les cabinets de reclassement devraient être soumis à une obligation de résultat s’agissant des embauches. Nous appelons le législateur à se pencher sur ces questions.

Alors que le secteur de la grande distribution et du commerce est en plein marasme et malgré des discours enjôleurs, les salariés redoutent très prochainement une nouvelle vague de PSE – comme chez Franprix – encore moins-disants, alors même que la représentation du personnel est très affaiblie. Le nombre d’élus a diminué et la nouvelle direction n’a pas souhaité renouveler l’accord de dialogue social conclu au niveau du groupe, qui existait depuis des décennies et qui a pris fin au mois de décembre 2024.

M. Hervé Preynat, délégué syndical central CFDT chez Easydis. Cet exposé est commun à la CFDT et à la CGT d’Easydis ainsi qu’à la CFDT de DCF.

Il est difficile de résumer en quelques minutes la tragédie vécue par les salariés du Groupe Casino. Dès le mois de mars 2019, la CFDT a alerté les salariés sur la situation financière du groupe, en distribuant des tracts puis en publiant un article dans la presse le 20 mars 2019. Cet article se fondait sur un document rédigé par les délégués syndicaux CFDT de la direction des approvisionnements, soutenus par le syndicat interdépartemental CFDT Services Loire et Haute-Loire, qui mettait en lumière les dangers d’une dette devenue incontrôlable et dénonçait des stratégies d’entreprise suicidaires, visant à vendre des sociétés du groupe pour masquer une faillite inévitable. Il a été transmis aux responsables politiques de la Loire.

Casino est une entreprise locale et l’un des principaux employeurs du département, où elle dispose de sièges sociaux et de plateformes logistiques. Trois députés, MM. Régis Juanico, Jean-Michel Mis et Julien Borowczyk, avaient répondu favorablement à nos demandes de rencontre. Toutefois, ces échanges n’ont pas donné lieu à une mobilisation médiatique ou politique significative.

De son côté, la direction du groupe a réagi de manière agressive en déclarant immédiatement la guerre à nos délégués syndicaux. Certains ont même été convoqués à un entretien préalable à un licenciement pour avoir contesté la version officielle : le groupe se porterait bien, seuls les fonds vautours seraient responsables de la chute du cours en bourse et la dette serait parfaitement viable.

En 2023, la CFDT a ressenti une profonde amertume lorsque ses prédictions se sont réalisées : M. Naouri a décidé de demander l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, puis de sauvegarde accélérée, pour l’ensemble du groupe. Ce processus de sauvegarde accélérée a été un véritable calvaire pour nous, les négociateurs CFDT de DCF et d’Easydis. Comment un dispositif censé protéger les entreprises et les salariés peut-il se révéler aussi néfaste ? Seules quelques sociétés, dont DCF, ont été placées en sauvegarde accélérée, ce qui a conduit à une forte réduction du nombre de représentants du personnel ayant accès aux informations relatives à ce prétendu sauvetage. Les autres sociétés liées à DCF se sont retrouvées simples spectatrices des négociations de restructuration économique.

L’entreprise DCF a été réduite à sa portion congrue après la vente des hypermarchés et supermarchés qui représentaient 90 % de son chiffre d’affaires. Les conséquences ont été immédiates : la mise en place de plans de sauvegarde de l’emploi, notamment dans les sociétés DCF et Easydis. La procédure de sauvegarde accélérée a permis de négocier des PSE particulièrement vides, même pour les entreprises non directement concernées par ladite procédure. Tous les PSE ont été validés le même jour avec l’engagement écrit des syndicats par l’intermédiaire d’avocats, soit deux mois avant la fin des négociations pour DCF et Easydis – pour ces dernières, la CFDT n’est pas signataire.

Les employés et ouvriers, qui représentent 80 % des effectifs d’Easydis, ont été les grandes victimes de ces arrangements. Par exemple, le congé de reclassement a été limité à une durée de dix mois et les salariés ont perçu 70 % de leur salaire – montant particulièrement bas pour des rémunérations proches du salaire minimum interprofessionnel de croissance (Smic) – ainsi qu’une prime supralégale correspondant à six mois de salaire seulement. Pire encore, la direction n’a fait preuve d’aucune logique : il n’y a eu aucune volonté de dialogue ; aucun véritable plan de départs volontaires pour les seniors n’a été proposé. Ces seniors, qui espèrent que le groupe perdurera encore un an ou deux eu égard aux enjeux pour leur retraite, sont les oubliés d’une politique de l’emploi de façade, qui prétend s’occuper des plus âgés mais ne prévoit aucune mesure pour les protéger. Dans le même temps, nombre de salariés qui étaient l’avenir du groupe ont été débarqués, laissant un énorme vide dans les compétences.

Où étaient les responsables politiques lorsque l’État, qui distribue des centaines de millions d’euros d’aides – crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), etc. –, a permis à une dizaine de personnes, réunies en comité exécutif ou en conseil d’administration, de cacher une dette de plus de 10 milliards d’euros, menant le groupe à sa quasi-disparition ? Sauver le siège de Saint‑Étienne a été l’objectif principal de certains élus très médiatiques, ce qui a permis à la direction actuelle du groupe de réaliser des économies sociales sur le dos des salariés grâce à des PSE médiocres.

Pour la CFDT d’Easydis et de DCF, le pire reste à venir. Comment un groupe restructuré, avec plusieurs sièges sociaux, de multiples plateformes logistiques et des effectifs encore conséquents, pourra-t-il survivre ? Y aura-t-il de nouveaux PSE ou de nouvelles cessions, qui entraîneront davantage de licenciements ? Des centaines de salariés des magasins vendus à d’autres distributeurs, comme Intermarché ou Auchan, commencent à perdre leur emploi.

Dans la langue de Molière, il existe des mots comme anticipation, réaction, alerte et réalisme. Il est grand temps que la réalité soit reconnue et que des mesures efficaces soient prises. La CFDT dénonce une gestion opaque, antisociale et désastreuse pour les salariés. Elle appelle à une véritable prise de conscience politique et souligne que les signaux d’alerte ont été ignorés.

M. Eddy Vernalde, délégué syndical central CGT chez DCF. En qualité de délégué syndical central, je représente les salariés et les gérants non-salariés.

S’agissant des salariés, la société a déposé un plan de sauvegarde judiciaire prévoyant des cessions d’actifs mais ne comportant aucune mesure sociale. Pour cette raison, le procureur de la République, ainsi que le CSEC, ont émis un avis défavorable. Cependant, le tribunal de commerce de Paris a adopté ce plan. Si le CSEC a logiquement fait appel, tel ne fut pas le cas du parquet. Pour quelles raisons le procureur n’a-t-il pas fait appel ?

Ensuite, une transaction a été conclue par Casino avec les membres du CSEC afin qu’ils se désistent de l’appel. Bien qu’elle n’ait jamais été soumise au vote du CSEC, celui-ci s’est pourtant désisté.

De même, une autre transaction a été conclue par Casino avec les membres du CSEC pour mettre un terme à la procédure de citation directe pour délit d’entrave ; le CSEC s’est désisté sans que cette décision n’ait été votée, après que notre syndicat a tenté en vain de s’y opposer en exigeant un vote.

Quant au parquet de Saint-Étienne, il n’a jamais donné suite aux plaintes de notre syndicat ni à la dernière plainte du CSEC pour délit d’entrave dans la procédure de sauvegarde.

La CGT a finalement signé le PSE conformément à la volonté de sa base, mais les salariés ont été manipulés dans un climat de peur entretenu par la direction qui menaçait de licencier dans tous les cas.

S’agissant des gérants non-salariés, la Cour de cassation a jugé que toute rupture de contrat les concernant relevait de la procédure de licenciement. Comme plus de dix licenciements économiques sont survenus durant une période de trente jours, un PSE devait obligatoirement être prévu et soumis à l’approbation de l’inspection du travail. Or la société a refusé d’établir un PSE pour les gérants. Notre avocat a donc écrit à Casino, sans succès. La CGT a ensuite saisi l’inspection du travail, qui a répondu négativement.

Au lieu d’un PSE, un plan d’accompagnement, qui n’a pas été signé par la CGT, a été mis en œuvre. Ce plan ne prévoit que des mesures d’accompagnement vers la sortie sans aucun contrôle de l’inspection du travail. La CGT l’a attaqué en nullité. La procédure est en cours mais sera longue ; dans l’intervalle, la plupart des gérants auront été licenciés.

Comment les services de l’inspection du travail ont-ils pu laisser faire alors qu’ils avaient été saisis en amont par la CGT ? Comment les gérants non-salariés ont-ils pu être spoliés de tous leurs droits sans que les pouvoirs publics n’interviennent ?

Mme Patricia Virfolet, déléguée syndicale centrale CFDT chez Monoprix. Pour préserver le siège de Saint-Étienne, Monoprix a finalement fait l’objet d’un PSE prévoyant la suppression de 103 postes. Celui-ci a bouleversé l’organisation de plusieurs services : la comptabilité et le service de la paye, qui était en pleine restructuration et déployait un nouveau logiciel, ont été transférés vers le groupe.

Ce PSE, qui n’était pas prévu à l’origine, fut douloureux : il a été mal compris par les salariés du siège de Monoprix qui ont eu le sentiment d’être sacrifiés pour préserver le siège du groupe à Saint-Étienne. Jusqu’à quand celui-ci sera-t-il préservé ? L’avenir nous le dira.

Nous avons signé le PSE de Monoprix, qui donnait satisfaction à toutes nos revendications. Les salariés y étaient favorables car il prévoyait des dispositifs d’accompagnement convenables.

La direction régionale et interdépartementale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Drieets) d’Île-de-France nous a beaucoup aidés : elle nous a ouvert les yeux sur certains points et a envoyé des courriers à la direction qui ont été pris en compte, ce qui a facilité la négociation.

Mme Liliane Barbrel, ancienne déléguée syndicale centrale CFE-CGC chez Monoprix. Il y a un peu plus de six ans, une offre publique d’achat (OPA) était envisagée par Carrefour mais l’Autorité des marchés financiers (AMF) y mettait fin en la qualifiant d’hostile. En janvier 2024, l’AMF octroyait une dérogation au consortium Kretinsky, évitant une OPA formelle. Nous pensons, à tort ou à raison, que le parcours politique de M. Jean‑Charles Naouri, qui fut directeur de cabinet au ministère de la santé puis au ministère de l’économie entre 1982 et 1986, pourrait expliquer une certaine indulgence historique à son égard. La vente des magasins Casino en 2023 et 2024 a-t-elle servi à éviter un PSE massif sous l’ère Casino ? Un an plus tard, Auchan et Intermarché ferment partiellement ces mêmes magasins et lancent leurs propres PSE – une coïncidence troublante, qui suggère une stratégie de contournement des obligations sociales.

La dégradation de la situation du Groupe Casino, conséquence de son niveau d’endettement non maîtrisé, n’est pas discutable. Depuis 2020, avis après avis, le CSEC de l’unité économique et sociale (UES) Monoprix a alerté sans succès sur la situation de surendettement du groupe. La dette de 9,5 milliards d’euros n’a pas diminué alors que 4,6 milliards d’euros d’actifs non stratégiques ont été cédés, comme l’avait demandé le tribunal de commerce. Où est donc passé l’argent ? La justification économique du PSE de 2024 a été envisagée de façon globale, mais l’analyse paraît bien différente lorsque l’on se focalise sur chacune des filiales. L’entité Monoprix est restée globalement rentable malgré des décennies de siphonage par le groupe.

Le groupe a abordé la situation avec une stratégie « ça passe ou ça casse », avec le risque de faire couler avec lui les filiales qui auraient pu être sauvées individuellement. Chez Monoprix, nous avons l’impression d’être victimes d’une mauvaise gestion dont ni nous ni nos managers ne sommes responsables : seul notre actionnaire l’est.

En résumé, le PSE chez Monoprix ne nous paraît pas justifié par la situation propre de l’entreprise mais par celle du groupe. Nous pensons que la reprise du Groupe Casino par le consortium mené par M. Daniel Kretinsky a été assujettie à un accord politique visant à maintenir l’emploi à Saint-Étienne. Cet accord a pesé sur certains choix, en particulier celui de créer des centres de services partagés (CSP) à Saint-Étienne. Les CSP paye et comptabilité doivent travailler principalement avec des équipes installées dans les sièges parisiens de Clichy et Vitry-sur-Seine : les relations sont compliquées par la distance. Sans ces deux CSP, qui ont justifié la majorité des suppressions de postes en région parisienne, il n’y aurait pas eu de PSE au sein de Monoprix ni de Franprix.

Les actions des politiques ont donc eu un impact. Vu de Paris, celui-ci est clairement négatif ; je suppose que, à Saint-Étienne, on a le sentiment que la casse sociale a été limitée. D’un point de vue global, nous pensons que l’influence politique a eu un impact négatif car elle nous a privés des choix les plus efficaces sur un plan opérationnel, empêchant de maximiser les chances de survie du groupe. Nous soupçonnons également la direction de tout faire pour accentuer les phénomènes d’attrition naturelle ; la nouvelle gouvernance appelle cela le « Renouveau 2028 ». La mise en œuvre de changements d’organisation localement circonscrits à certains services et à certaines directions a débouché sur plusieurs ruptures conventionnelles. La suppression des postes d’agents de maîtrise en magasin pourrait aboutir à un certain nombre de démissions ou de ruptures conventionnelles. Il plane une incertitude sur un éventuel futur déménagement du siège et il est probable que l’ensemble du personnel ne suivrait pas : un PSE déguisé ?

Pour ne pas en arriver là, il faudrait accroître les contrôles sur les sociétés. Dans notre cas, comment l’État a-t-il pu laisser le groupe s’endetter à ce point ? Nous espérons que les défaillances du passé ne se reproduiront plus et que les sociétés seront mieux accompagnées par les gouvernements et les services de l’État.

M. Sylvain Macé, secrétaire national de la CFDT. Rappelons d’abord que nous parlons aujourd’hui de salariés dits « de deuxième ligne », que nous préférons qualifier de salariés essentiels : ils ont en effet démontré, durant la crise sanitaire, qu’ils étaient indispensables. Encore une fois, et comme sur le dossier Auchan, on est tenté de dire : quelle reconnaissance !

Comment est-il possible qu’un acteur majeur de la grande distribution puisse faire faillite en France de nos jours ? Nous connaissons bien sûr les raisons techniques de cette faillite, mais nous ne comprenons pas pourquoi les alertes de nos militants n’ont pas été entendues. Dans le document que nous avons diffusé en 2019, intitulé « Casino, non à la mort programmée ! », un responsable de la CFDT en Haute-Loire déclarait que la marque Casino était « vouée à disparaître ». Il craignait que l’histoire de Manufrance ne se répète – une entreprise pour laquelle on avait dit, jusqu’au dernier jour, que tout allait bien.

Du côté de la direction, à Saint-Étienne, on a dénoncé un tissu de mensonges. Le directeur des ressources humaines du groupe a qualifié le document de scandaleux et d’accusateur, estimant que sa diffusion relevait d’une démarche malveillante à l’encontre de Casino et de ses collaborateurs. Selon lui, Casino s’était toujours adapté, depuis cent vingt ans, au comportement des consommateurs. Nos délégués ont été convoqués en vue d’être licenciés – mais ils ne l’ont pas été, heureusement. Ce qui est en cause, c’est la nature même des dispositions qui régissent l’expression des représentants des salariés et de leurs instances. Les alertes de ce type sont malheureusement vouées à être ignorées.

Au-delà de l’impact dramatique des PSE sur les salariés des sièges et des entrepôts licenciés ainsi que sur leurs familles, des dommages collatéraux extrêmement importants ont été infligés aux salariés des plus de 400 magasins vendus – à Intermarché majoritairement, mais aussi à Carrefour et à Auchan. Leur transfert, effectué en vertu du fameux article L. 1224-1 du code du travail, induit une perte en matière d’avantages sociaux et de rémunération.

De plus, nous sommes inquiets quant à l’avenir que les repreneurs réservent à ces magasins. Le groupement Les Mousquetaires vient d’annoncer la fermeture de 30 magasins sur les 294 achetés à Casino en 2023, contrevenant ainsi à l’engagement qu’il avait pris au départ. J’ajoute que l’organisation probable de trente PSE différents devrait interroger tout le monde. Avons-nous affaire à un groupe ou à des indépendants ?

Un exemple parmi d’autres : l’hypermarché Intermarché de Lucé, près de Chartres, a fermé ses portes samedi dernier. Je le connais bien car j’y ai travaillé au début de ma carrière, en 1989. Ouvert en 1977 sous l’enseigne Rallye, devenu Casino par la suite, il a été racheté par le groupement Les Mousquetaires il y a un an, à la suite de la faillite du groupe. J’ai bien sûr une pensée pour les salariés et pour les habitants des quartiers de Lucé, désormais bien démunis : beaucoup de personnes âgées venaient y faire leurs courses à pied. Les commerçants de la galerie, qui reste ouverte, doivent aussi être très inquiets. Quant au maire de Lucé, il se bat avec les moyens dont il dispose, c’est-à-dire très peu. Le magasin avait commencé à perdre moins d’argent, mais Intermarché a estimé que le loyer de 230 000 euros par mois était trop élevé. On peut se demander s’il a été renégocié. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’y a pas eu de volonté réelle de sauver ce magasin.

La question de l’anticipation se pose aussi. En 2002, un article annonçait le déclin de l’hypermarché. Tous les acteurs de la grande distribution l’ont-ils lu ?

M. Benjamin Lucas-Lundy, rapporteur. Je vous remercie pour la clarté et l’exhaustivité de vos propos, qui nous permettent de bien appréhender la situation. Avec mes collègues ici présents, nous vous exprimons notre soutien face à une situation scandaleuse.

Vous avez alerté la direction – de façon publique, j’imagine – quant à la situation financière du groupe. À quelles dates ces alertes ont-elles eu lieu ? Les autorités politiques locales ou nationales y ont-elles prêté attention ? Nous aimerions établir la chronologie des faits entre ces alertes et les licenciements.

M. Hervé Preynat. Nous pourrons vous transmettre un dossier complet sur la situation depuis 2019, comprenant l’ensemble des interventions de la CFDT sur le risque de disparation de Casino ainsi que les réponses qui y ont été apportées. Y figurent aussi les documents relatifs aux tentatives de licenciement de nos délégués, qui n’ont été soutenus que par notre organisation. À l’époque, aucun responsable politique n’a réagi – rien n’a changé, d’ailleurs. Nous avons diffusé notre document le 20 mars 2019 et, au début du mois d’avril suivant, Casino tentait de licencier les délégués de la CFDT qui osaient dire que le groupe n’allait pas survivre. Finalement, il n’a pas survécu : cela n’engage que moi, mais ce qu’il reste aujourd’hui, ce n’est pas le Groupe Casino.

M. Didier Marion. Les différentes instances, CSE et CSEC, ont missionné des experts sur le sujet. On trouve des traces de leurs alertes dans les procès-verbaux des dernières années, que nous pourrons vous transmettre. On se demande d’ailleurs qui lit ces documents essentiels, qui ont une valeur juridique et qui sont théoriquement envoyés aux services de l’État. À quoi servent-ils ?

M. le président Denis Masséglia. Nous vous remercions de bien vouloir nous transmettre l’ensemble des documents qui viennent d’être évoqués.

M. Pierrick Courbon (SOC). Notre commission n’a jamais reçu autant de représentants syndicaux en même temps. Il était important que nous vous entendions, et je remercie M. le président et M. le rapporteur d’avoir accepté ma proposition de faire de Casino l’un de nos objets d’étude. C’était en effet un engagement fort de ma part.

Le siège social de Casino, à Saint-Étienne, se trouve dans la circonscription dont je suis élu, dans la Loire. Je connais votre besoin de justice et de réponses. Je connais aussi votre colère, y compris face au discours ambiant : Casino, désormais racheté, aurait été sauvé et il n’y aurait plus de sujet. Ce discours invisibilise les destructions d’emplois. Notre ambition collective est de vous redonner un peu de considération et de dignité car nous savons que, derrière les chiffres, il y a des vies brisées, des familles détruites et des territoires en grande souffrance. Nous vous apportons notre entier soutien.

De nombreuses organisations syndicales, l’une plus particulièrement, ont tiré la sonnette d’alarme il y a plusieurs années. Dans le cadre d’autres fonctions que j’ai exercées à Saint‑Étienne, j’ai pu constater que ces alertes, relayées par des élus, ont été méprisées. J’en veux pour preuve quelques courriers. Le 1er octobre 2019, M. Édouard Philippe nous assurait que les inquiétudes et les propositions concernant Casino faisaient l’objet d’un suivi attentif de la part de l’État et que Mme Muriel Pénicaud y accorderait la plus grande attention – elle n’a jamais répondu. M. Claude Risac, qui était alors directeur des relations extérieures du Groupe Casino, nous écrivait en 2019 que c’est précisément parce que Casino prenait en compte les mutations dans la grande distribution que, contrairement à d’autres, il pourrait préserver l’emploi et éviter que la mutation des métiers de la distribution ne soit subie par les salariés. Quelques années après, que reste-t-il de ces déclarations ? Il évoquait même la mise en place d’un comité d’anticipation qui, de toute évidence, n’a pas su anticiper un certain nombre de choses.

Vous considérez que la vente des magasins préalablement au PSE était peut-être une stratégie de contournement des obligations sociales. Que pouvez-vous nous dire, aujourd’hui, sur le devenir de vos anciens collègues au sein des entreprises ayant racheté ces magasins ?

Certains d’entre vous estiment que le siège de Saint-Étienne a été sauvé mais que cela n’a pas été sans conséquences sur d’autres activités du groupe. Je voudrais néanmoins rappeler qu’il n’y reste que 1 336 postes de travail, contre 2 395 en 2024 – même si, officiellement, ce sont 554 emplois qui ont été supprimés. Les repreneurs s’étaient engagés à relocaliser à Saint‑Étienne un certain nombre d’activités nouvelles qui auraient pu aboutir à la création de 200 nouveaux emplois ; que pouvez-vous nous en dire ?

M. Frédéric Buisson, délégué syndical central Unsa chez DCF. Il y avait chez Casino des acquis sociaux et une forte culture d’entreprise. Parmi les entreprises ayant accueilli nos anciens collègues, très peu ont négocié des accords de substitution et aucune n’a d’accord mieux‑disant que Casino. Les salariés dont le contrat a été transféré perdent donc, après quinze mois, les droits dont ils bénéficiaient auparavant, ce qui se traduit par une dégradation majeure de leurs conditions de travail.

Nombre d’entre eux, dans beaucoup de magasins, sont partis. C’est invisible dans les statistiques mais cela représente autant de pertes d’emplois à ajouter au nombre total – lequel s’élève non pas à 2 000, comme je l’ai entendu, mais à bien plus de 4 000.

Les transferts ont donc eu un impact lourd sur la vie des salariés concernés, sur leurs familles et sur les territoires.

M. Philippe Bouloumié, délégué syndical CFE-CGC chez Casino Services. Dans nombre de CSE, les élus continuent d’alerter la direction sur le manque de viabilité du groupe, sur la réorganisation annoncée et sur l’absence de mutualisation. Nos structures sont beaucoup trop importantes par rapport au chiffre d’affaires restant : nous avons encore trois sièges sociaux et une multitude de services transversaux. Et une fois de plus, nous ne sommes pas entendus. Les salariés craignent que le groupe n’entre dans un deuxième cycle de réorganisation et de restructuration. Il y a d’ailleurs déjà un deuxième PSE chez Franprix, pour adapter les effectifs à la nouvelle structure du groupe.

M. Pierrick Courbon (SOC). La direction a présenté il y a quelques jours un plan de développement pour lequel il manque un calendrier précis de déploiement. Quelles sont vos inquiétudes pour les sept sociétés du groupe, s’agissant notamment du maintien de l’emploi ? Quel est le climat au sein de chacune de vos sociétés ?

M. Didier Houacine, délégué syndical CGT chez DCF. Nous faisons tous le constat d’un climat social très lourd, qui risque de perdurer.

Des CSE au comité de groupe, les organisations syndicales n’ont pas été entendues lorsqu’elles ont tiré la sonnette d’alarme. Les pouvoirs publics ont été défaillants et les administrations n’ont pas fait leur travail. Pourquoi le procureur de la République n’a-t-il pas fait appel de la décision du tribunal de commerce de Paris avalisant le plan de sauvegarde ? Quant aux directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités (Ddets) et aux Dreets, elles ont fait un travail remarquable mais leurs rapports sont restés bloqués. Pour être efficace, votre commission d’enquête devra se pencher sur ces points et essayer de comprendre. Cela permettra d’éviter qu’il ne se produise la même chose si, demain, nous alertons de nouveau.

J’insiste : il faut que nous soyons entendus, mais nous ne le sommes pas. Les plaintes et les citations directes restent au placard – et ce ne sont pas que des mots. Nous vous communiquerons des éléments très complets à ce sujet.

M. Marc Bauwens, élu CFE-CGC au CSE du siège de Monoprix. Monoprix, en dépit de ses difficultés, s’est toujours vue comme une entité qui parvenait à s’assumer. Aujourd’hui, elle voit arriver avec beaucoup d’inquiétude le plan Renouveau 2028 de M. Philippe Palazzi, qui semble avoir été réalisé sur la base de tableaux Excel dans lesquels les salariés eux‑mêmes ne sont que des chiffres. C’est oublier qu’un plan de transformation, c’est énormément de travail.

M. Palazzi voudrait mutualiser au niveau du groupe ce que le client ne voit pas, et que les marques continuent d’exister magasin par magasin. C’est une belle idée, mais comment faire sans des investissements colossaux ? Pour qu’un même camion puisse livrer des magasins Franprix, Casino et Monoprix en partant d’un même entrepôt, il faudrait que le groupe investisse dans une restructuration logistique dont il n’a pas les moyens. Il en va de même dans le domaine informatique, où coexistent trois systèmes d’information complexes, fruits de l’histoire. On espère construire un seul groupe en divisant les coûts par trois, grâce à un petit plan de réorganisation ? Cela ne fonctionnera pas. Le groupe n’a pas les moyens financiers nécessaires pour garantir la réussite de ce plan. L’ensemble des salariés le constatent au quotidien.

Monoprix a perdu des emplois lorsque certaines fonctions ont été supprimées à Clichy pour être reprises dans les CSP à Saint-Étienne. Or il semble que les salariés qui travaillent dans ces CSP ne sont même pas ceux dont on a sauvé les emplois à Saint-Étienne : ce sont des intérimaires qui ne connaissent ni le métier, ni les interlocuteurs et qui ne savent pas faire leur travail correctement ! Aujourd’hui, nous nous voyons plonger car le groupe n’a pas les moyens de l’ambition portée par M. Palazzi.

M. Hervé Preynat. On parle trop rarement de la société Cdiscount, qui fait pourtant partie du groupe – un entrepôt d’Easydis travaille presque exclusivement pour elle. Son avenir semble mal engagé. C’était une pépite de Casino, comme Monoprix, mais ce n’est plus qu’une petite pépite. Cette société emploie tout de même quelques centaines de salariés – sans compter ceux du groupe, au siège et dans les entrepôts, qui travaillent pour elle. Les liens sont certes bancals, mais ils existent. Lorsque nous interrogeons la direction à ce sujet, elle ne nous donne jamais de réponse.

M. Didier Houacine. Le cabinet Syndex, qui a accompagné le CSEC, a souligné dans son rapport que les élus ne disposaient pas des informations nécessaires sur le plan économique et social pour prendre position.

M. Pierrick Courbon (SOC). Il demeure un flou autour des chiffres. Pourriez-vous nous indiquer le nombre de pertes d’emplois depuis la chute de Casino en 2024 et préciser le nombre de ces pertes d’emplois qui sont liées à des licenciements ? Les plans sociaux sont souvent d’une ampleur considérable dans la grande distribution mais ils s’opèrent à bas bruit, dans la mesure où les pertes d’emplois sont réparties dans de nombreux départements. Ils n’appellent donc pas l’attention politique et médiatique comme les fermetures de grands sites industriels, alors que les conséquences sont les mêmes.

M. Frédéric Buisson. Voici l’état des lieux des licenciements envisagés – sachant qu’il est difficile d’en connaître le nombre réel : 92 chez AMC, 10 chez Campus Casino, 66 chez Casino Services, 2 025 plus 57 – dans le cadre des deux PSE – chez DCF, 762 chez Easydis, 22 chez IGC Services, 103 chez Monoprix Holding, 41 plus 42 – dans le cadre des deux PSE – chez Franprix Support, 11 chez REL. Il convient d’y ajouter les ruptures de contrat de plus de 500 gérants mandataires non‑salariés, qui ne font pas l’objet d’un PSE. Enfin, le PSE d’Intermarché relatif aux anciens magasins Casino prévoit 680 licenciements.

M. le président Denis Masséglia. Sur quelle période s’étalent ces PSE ?

M. Frédéric Buisson. Ils courent de septembre 2024 à fin juin 2025. Le PSE d’Easydis s’est terminé fin mars et ceux de DCF arriveront à échéance le 30 juin. Le second PSE de Franprix Support est en cours de mise en œuvre, de même que le plan qui touche les gérants.

M. Eddy Vernalde. Les gérants non‑salariés du Groupe Casino ne font pas l’objet de licenciements mais de ruptures de contrat, à raison d’une soixantaine par mois. Ces départs ne sont pas comptabilisés dans les licenciements économiques. Il est prévu de fermer 100 magasins : chaque magasin étant géré par deux personnes, cela occasionnera le départ de 200 gérants. Par ailleurs, le passage en franchise – qui n’intéresse pratiquement personne chez Casino – concerne 198 magasins, soit 400 personnes. Au total, 600 gérants non‑salariés seront donc mis dehors du jour au lendemain.

M. Fabrice Brunel, délégué syndical Unsa chez Casino Services. Pour illustrer l’ampleur des dégâts, je rappelle que le Groupe Casino employait plus de 300 000 collaborateurs dans le monde il y a quelques années ; il en compte désormais à peine plus de 30 000 en France.

M. Pierrick Courbon (SOC). À vous écouter, 3 231 salariés de Casino et quelque 600 collaborateurs d’Intermarché seraient licenciés, tandis que 600 gérants mandataires non‑salariés perdraient leur contrat. Cela représenterait 4 431 départs au total, soit l’un des plus grands plans sociaux en France en 2024.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). La commission d’enquête s’intéresse à un phénomène qui frappe notre économie depuis un certain temps : sous l’effet d’un néolibéralisme dont on connaît la nocivité, des groupes qui fonctionnaient bien se retrouvent dans des situations dramatiques ; au bout de la chaîne, les salariés sont affectés et des vies sont brisées.

Casino est un groupe historique qui s’est déployé dans le monde et qui a marqué l’histoire de Saint-Étienne et la vie de ses habitants. Ses déboires détruisent la vie de milliers de personnes et traumatisent la population.

Les bien mal nommés « plans de sauvegarde de l’emploi » sont en réalité des plans de suppression des emplois. Il est important de dénombrer précisément les salariés concernés et de savoir comment les opérations sont menées. L’État doit normalement accompagner ces plans, et la justice doit être garante du bon déroulement du processus. Dans vos interventions, vous avez fait état d’un problème avec la justice. En tant que membre de la commission des lois, cela me paraît très grave. Comment est-il possible que des plaintes identiques déposées par des représentants des salariés ou des organisations syndicales aboutissent à des décisions différentes en fonction des juridictions ? Pire, des amendes sont parfois infligées aux plaignants. Cela laisse entendre que la juridiction de Saint-Étienne ne serait pas impartiale. Une telle justice à géométrie variable n’est pas normale dans notre République et notre État de droit. Pourriez‑vous nous éclairer sur ce sujet ?

M. le président Denis Masséglia. Vous parlez de « problème avec la justice », ce qui me gêne : en vertu de la séparation des pouvoirs, le législateur ne devrait pas tenir de tels propos au sein de l’Assemblée nationale. Nous fabriquons la loi ; la justice la met en œuvre. Si vous considérez qu’elle n’est pas appliquée comme vous le souhaitez, libre à votre groupe de déposer des propositions de loi pour y remédier.

M. Eddy Vernalde. Madame la députée, je vous remercie de poser cette question très importante. Avec le syndicat CGT des gérants non‑salariés, nous avons déposé un bon nombre de plaintes contre la société Casino. On peut s’étonner qu’avec des dossiers strictement identiques, la justice nous ait donné raison dans le Sud-Est ou le Sud-Ouest, mais nous ait infligé une amende de 10 000 euros à Saint-Étienne.

Nous avons déposé une plainte pour délit d’entrave en 2021. Le procureur de la République a demandé une enquête à l’inspection du travail, qui a très bien rempli sa mission. Elle lui a rendu son rapport en septembre 2022. Depuis, nous n’avons aucune nouvelle. Notre avocat relance le procureur tous les trois mois et s’entend invariablement répondre : « C’est en cours. » Quand le jugement sera rendu, il n’y aura plus personne chez Casino ! C’est un vrai souci. Monsieur le président, j’entends vos arguments, mais aucun des avocats que j’ai interrogés ne comprend pourquoi nous avons été condamnés à 10 000 euros d’amende ; ils disent qu’ils n’ont jamais vu ça. La question mérite d’être posée.

On peut aussi s’étonner que tous les rapports de l’inspection du travail – qui nous donnent raison – soient bloqués au niveau de la direction de l’inspection et, surtout, du ministère du travail. Là encore, nous n’entendons plus parler de rien.

M. le président Denis Masséglia. Vous indiquez que certains rapports sont bloqués ; j’ai tendance à faire confiance, mais nous sommes preneurs d’éléments qui corroboreraient vos propos.

M. Cédric Quéméneur, coordonateur Unsa au sein du Groupe Casino. Je n’entrerai pas dans le débat sur la partialité ou l’impartialité des tribunaux. Ce dont je suis certain, c’est qu’il existe une asymétrie entre les organisations syndicales, qui sont parfois isolées en raison du morcellement en de multiples sociétés, et un grand groupe parfaitement organisé qui a tous les moyens financiers pour se défendre devant la justice. C’est pourquoi nous souhaitons que le comité de groupe dispose de prérogatives d’inspection et de contrôle beaucoup plus importantes.

Mme Andrée Taurinya (LFI-NFP). J’ai peut-être été maladroite : je ne remets pas en cause les décisions de justice ; néanmoins, les témoignages qui nous ont été livrés doivent être entendus.

Vous l’avez dit : des vies sont brisées. Comment en appréhender les répercussions concrètes ? La menace de perdre un emploi ou de devoir aller travailler à l’autre bout de la France engendre-t-elle des suicides ? Comment l’inspection du travail analyse-t-elle ces risques et intervient-elle auprès du Groupe Casino ? Son action vous paraît-elle efficace ? Nous savons que les inspecteurs du travail ont une tâche difficile et qu’ils sont en nombre insuffisant au regard des besoins.

Mme Patricia Virfolet. Le problème est que nous n’avons pas affaire aux mêmes interlocuteurs selon que l’inspection du travail contrôle des sites ou intervient dans le cadre d’un PSE, mission qui requiert d’être chevronné.

Fort heureusement, nous n’avons pas eu connaissance de suicides chez Monoprix. Un suivi psychologique a été mis en place, mais je ne sais pas s’il est suffisant. Des responsables qui étaient eux-mêmes touchés ont dû annoncer le plan social à leurs salariés, sans avoir été vraiment formés à l’exercice ; pour eux, cela a été très difficile à vivre. L’accompagnement n’est venu que plus tard. Les négociateurs ont aussi un rôle difficile, puisqu’ils représentent des collègues qu’ils connaissent et côtoient régulièrement. C’est éprouvant psychologiquement, d’autant que la procédure est très longue. Des incompréhensions peuvent s’installer.

M. Didier Houacine. Madame la députée, votre question est très pertinente, puisqu’elle touche une préoccupation essentielle de votre commission d’enquête : la défaillance des services de l’État et l’accompagnement dispensé par l’inspection du travail.

Trois gérants non‑salariés se sont suicidés sur leur lieu de travail. En tant qu’organisation syndicale responsable, nous avons alerté les services de la Ddets et de la Dreets, mais nous n’avons eu aucun retour. On peut légitimement s’interroger sur cette absence de réaction – je me permets d’insister, car nous disposons d’éléments pour étayer nos propos.

À la différence des gérants mandataires, qui sont immatriculés au registre du commerce et des sociétés, les gérants non‑salariés relèvent des articles L. 7322-1 et suivants du code du travail. Ces derniers ont droit au CSE – la disposition a été validée par le ministère. Pourtant, Casino leur refuse ce droit et les renvoie à un comité de représentation des gérants vide de toute substance juridique. Nous sommes spoliés de nos prérogatives. L’inspection du travail a constaté cet état de fait. Nous avons fait remonter le problème au ministère mais n’avons eu aucun retour. Il y a comme un couvre-feu. Nous avons l’impression qu’on ne touche pas à Casino ; tout est bloqué.

M. Frédéric Buisson. Auparavant, quand nous avions un CHSCT doté de vraies prérogatives, les élus, l’inspection du travail et la médecine du travail pouvaient lancer de véritables alertes et mener de véritables enquêtes. Les nouvelles instances ne permettent pas d’aller au bout des choses. La santé au travail est un sujet majeur qu’il faut faire progresser ; or depuis quelques années, elle n’est plus une priorité pour l’entreprise.

Par ailleurs, la représentation des salariés dans les conseils d’administration est inexistante. Un seul salarié y siège, mais il n’est pas élu et n’a pas de mandat. Quand un groupe compte trois ou quatre organisations syndicales représentatives, pourquoi chacune d’entre elles n’aurait-elle pas un représentant au conseil d’administration ?

Les conseils d’administration devraient traiter du sujet préoccupant qu’est la santé. Non seulement les salariés n’y ont pas droit à la parole, mais cette question primordiale n’y est pas abordée. Le législateur a le devoir de revisiter la loi qui minimise la parole des salariés dans les conseils d’administration. Les organisations syndicales sont toutes conscientes que les entreprises doivent gagner de l’argent pour améliorer les conditions de travail de leurs salariés ; les représentants du personnel sont constructifs et comprennent les intérêts des entreprises. Malheureusement, on ne leur donne pas la possibilité d’aborder ces sujets essentiels.

M. Marc Bauwens. S’il n’y a pas eu de suicide chez Monoprix, de nombreux salariés ont été en grande souffrance. J’ai connaissance d’au moins quatre personnes qui sont passées à deux doigts du suicide. La Dreets et l’inspection du travail n’ont pas une proximité suffisante avec le personnel pour mesurer l’ampleur des problèmes. Cela nécessite d’être au plus près des salariés. Trois de ces personnes n’ont pas été sauvées par des élus ou des représentants du personnel mais par leur entourage ; je n’en ai eu que l’écho. La quatrième s’est rapprochée des élus. L’accompagnement psychologique mis en place par la direction a peut-être aussi joué, mais je n’en suis pas sûr. Les chiffres de la Dreets, notamment en ce qui concerne les suicides, ne sont pas représentatifs de la souffrance des salariés : ils ne témoignent que de la partie émergée de l’iceberg. L’inspection du travail est trop éloignée pour appréhender le quotidien des salariés ; même les représentants du personnel ne sont pas toujours suffisamment proches du terrain, sauf dans les petites entités. Nous savons ce qui se passe au siège de Monoprix, mais dans les magasins, c’est plus difficile.

M. le président Denis Masséglia. Je vous propose de compléter nos échanges en répondant par écrit au questionnaire que nous vous avons transmis. Je vous remercie.

M. Eddy Vernalde. Si nous sommes ici, c’est à cause d’un homme, M. Jean-Charles Naouri. Avez-vous l’intention de l’auditionner ?

M. le président Denis Masséglia. C’est une discussion que nous aurons avec M. le rapporteur.

La séance s’achève à onze heures vingt.


Présences en réunion

Présents. – M. Pierrick Courbon, M. Benjamin Lucas-Lundy, M. Denis Masséglia

Assistait également à la réunion.  Mme Andrée Taurinya