Compte rendu

Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs

– Audition, ouverte à la presse, de M. Donatien Le Vaillant, chef de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes)               2

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :................11

• M. Elie Andraos, psychologue clinicien et coordonnateur du projet Addict IEJ (Intoxication Éthylique Jeunes) au CHU Amiens-Picardie

• Mme Sabine Duflo, psychologue clinicienne

• Mme Séverine Erhel, maître de conférences en Psychologie cognitive et ergonomie à l’Université de Rennes 2

• Mme Vanessa Lalo, psychologue clinicienne

– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :................27

• Mme Charlyne Buigues, infirmière et auteure de la pétition « #StopSkinnyTok »

• Mme Carole Copti, diététicienne-nutritionniste

• Mme Nathalie Godart, professeure des Universités en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent

– Présences en réunion................................40


Mardi
6 mai 2025

Séance de 14 heures 15

Compte rendu n° 8

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission

 


  1 

La séance est ouverte à quatorze heures vingt.

 

La commission auditionne M. Donatien Le Vaillant, chef de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes).

M. le président Arthur Delaporte. Je vous souhaite la bienvenue M. Le Vaillant et vous remercie de bien vouloir nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

 

(M. Donatien Le Vaillant prête serment.)

 

M. Donatien Le Vaillant, chef de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). La Miviludes a récemment publié un rapport d’activité et d’analyse des dérives sectaires, dans lequel une attention particulière est portée aux menaces liées au numérique, en particulier celles visant les mineurs. Bien que le numérique offre des opportunités indéniables, je me concentrerai aujourd’hui sur les difficultés relevées, notamment certains phénomènes complexes à identifier et à combattre, qui ne relèvent pas toujours du champ pénal mais suscitent de vives inquiétudes quant à la santé des mineurs.

Nous assistons à l’apparition de nouveaux métiers exercés par des personnes dépourvues de tout diplôme reconnu par l’État ou de compétences vérifiables dans leur domaine d’activité, mais qui exercent néanmoins une influence considérable sur la vie de ces mineurs. Il s’agit notamment d’influenceurs se revendiquant spirituels, de coachs de vie ou encore de spécialistes autoproclamés du développement personnel, dont les compétences apparaissent souvent aléatoires.

La constitution de communautés en ligne constitue un phénomène encore récent, pour lequel nous ne disposons pas à ce jour de dispositifs réellement efficaces permettant d’anticiper ou de prévenir les dérives. Le droit pénal, à juste titre, encadre strictement certaines infractions, telles que la provocation directe au suicide. Pourtant, au sein de ces communautés virtuelles, la pression du groupe peut prendre une forme insidieuse et s’avérer particulièrement préoccupante, surtout lorsqu’elle s’exerce sur des publics mineurs.

Les réseaux sociaux ont ceci de spécifique qu’ils pénètrent l’espace privé des mineurs, souvent sans que les parents, insuffisamment armés sur le plan technique, soient en mesure de paramétrer ou de sécuriser les contenus diffusés. Cette intrusion dans l’intimité familiale constitue un défi d’une nature inédite.

Le nombre de nos signalements adressés au parquet a connu une progression significative, passant de 33 en 2021-2022 à 80 en 2023-2024, tous âges et thématiques confondus. La dimension numérique est désormais presque toujours présente, bien qu’elle soit fréquemment articulée à des interactions physiques. Nous constatons l’implication d’une diversité d’acteurs, souvent dépourvus de qualifications reconnues, intervenant dans des domaines tels que le bien-être, la santé mentale, les sciences occultes, l’astrologie, le coaching de vie pour mineurs, le sport, ou encore les cryptoactifs et les conseils en placements financiers. Ces influenceurs prétendent également traiter des sujets d’ordre intime, tels que les traumatismes, le harcèlement, les souffrances affectives ou les difficultés relationnelles, induisant ainsi des formes de dépendance chez les mineurs.

Au-delà des escroqueries numériques, nous faisons face à la prolifération des fake news et des discours complotistes, lesquels tendent à saper la légitimité des savoirs constitués et remettent en cause les fondements mêmes de la science, de la médecine ou des institutions publiques. Ces nouvelles menaces exigent des réponses audacieuses, en particulier une vulgarisation scientifique approfondie, mobilisant l’expertise des professionnels du savoir.

Nous constatons également un usage détourné des règles des plateformes sociales, notamment à travers la monétisation de contenus sur YouTube ou le recours aux micro-dons sur TikTok, ce qui instaure un climat de spectacle dont les effets peuvent s’avérer délétères pour un jeune public.

L’intelligence artificielle, quant à elle, représente à la fois une ressource et une source de préoccupations. Si elle peut, en effet, contribuer à détecter certains comportements à risque, elle génère également de nouveaux dangers.

Quant au métaverse, il ouvre la voie à des expériences immersives subjectives, susceptibles de favoriser des formes inédites de manipulation, particulièrement inquiétantes lorsqu’elles s’adressent à des mineurs.

La Miviludes enregistre un nombre croissant de demandes d’information et de signalements, qui sont passés de 1 160 à 4 570 en 2024. Pour faire face à cette progression, le Gouvernement a annoncé en novembre 2023 une stratégie nationale de lutte contre les dérives sectaires pour la période 2024-2027, incluant un axe spécifiquement consacré au numérique. Nous mettons en œuvre cette stratégie en partenariat avec plusieurs acteurs publics tels que la plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements (Pharos), le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), mais également avec des associations telles que e-Enfance ou Génération Numérique.

Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Pour commencer, pourriez-vous approfondir le lien entre la vulnérabilité psychologique des individus et les mécanismes qui conduisent à des phénomènes de dérive sectaire ?

Par ailleurs, en ce qui concerne les réseaux sociaux, identifiez-vous un phénomène de contagion sociale qui leur serait spécifiquement associé ? Observez-vous, plus précisément, certaines spécificités propres à TikTok en matière d’amplification de ces phénomènes ?

Enfin, quel regard portez-vous sur la réglementation en vigueur, notamment le règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE dit Digital service act (DSA), et ses modalités d’application ? Vous semble-t-elle suffisante ou conviendrait-il, selon vous, de la renforcer afin de mieux lutter contre les dérives sectaires, en particulier sur TikTok et les réseaux sociaux dans leur ensemble ?

M. Donatien Le Vaillant. L’emprise mentale, qui constitue le cœur du travail mené par la Miviludes, peut être analysée à travers plusieurs phases distinctes, même si le concept reste l’objet de débats parmi les experts.

La première phase est celle de la séduction, au cours de laquelle l’individu est valorisé, parfois présenté comme porteur de qualités exceptionnelles, voire désigné comme un être élu. Cette valorisation initie un processus d’adhésion progressive. Elle est suivie d’une phase d’endoctrinement, durant laquelle les repères antérieurs s’estompent ou disparaissent sous l’effet de pressions diverses, d’intimidations ou de l’influence du groupe, particulièrement redoutable lorsqu’il s’exerce sur des publics mineurs.

La troisième phase implique l’adoption de règles de vie nouvelles, souvent en rupture avec l’environnement habituel, ce qui tend à provoquer un isolement progressif. Ce retrait découle de la divergence croissante entre les convictions de l’individu et celles de son entourage, pouvant générer un conflit de croyances, voire une véritable rupture relationnelle. Dans ce contexte, il demeure essentiel de préserver le lien avec la personne concernée, quelles que soient la nature ou l’ampleur des croyances adoptées, aussi déroutantes ou préoccupantes qu’elles puissent paraître.

L’isolement favorise alors l’installation d’une phase de dépendance psychologique, susceptible d’induire des choix que la personne n’aurait pas faits en pleine possession de ses moyens. Cette dépendance peut même la conduire à commettre des actes répréhensibles ou à adopter des comportements dommageables. Un tel schéma se retrouve fréquemment dans les dérives sectaires, où tous les membres, à l’exception du leader, reproduisent le modèle d’emprise qu’ils subissent, tout en en demeurant eux-mêmes victimes.

Ce mécanisme se transpose aujourd’hui dans l’univers numérique, parfois avec une efficacité redoutable. Nous avons ainsi été saisis d’au moins deux signalements portant exclusivement sur des situations survenues dans la sphère numérique, même si elles ne concernaient pas la plateforme TikTok. Le premier cas, que nous avons transmis à l’autorité judiciaire, portait sur une provocation au suicide. Le second concernait un dispositif de coaching destiné à des entrepreneurs, mettant en œuvre des pratiques particulièrement inquiétantes, incluant l’usage de stupéfiants, avec une emprise manifeste et des enjeux financiers considérables.

S’agissant de TikTok, la possibilité offerte aux utilisateurs de verser des micro-dons instaure une dynamique singulière, particulièrement préoccupante dès lors qu’elle concerne des mineurs. Bien qu’une réglementation existe, celle-ci demeure aisément contournable. Ce qui nous alarme tout particulièrement, c’est l’impact direct sur les jeunes utilisateurs. Nous avons ainsi reçu un signalement impliquant des mineurs, dont certains étaient âgés de moins de quinze ans. La conjonction entre les fonctionnalités propres à un réseau social et l’émergence d’un phénomène de célébrité peut générer une forme marquée de dépendance, certains mineurs se retrouvant dans une attente permanente de réactions ou d’interventions émanant de la figure centrale du groupe. Cet état d’hypervigilance peut altérer la qualité de leur sommeil, bouleverser leurs habitudes de vie et provoquer une détresse émotionnelle profonde.

À cet égard, nous avons été sollicités par un gendarme qui nous a signalé une tentative de suicide concernant une jeune fille de moins de quinze ans, consécutive au comportement d’une influenceuse. Il nous interrogeait sur l’éventualité que nous ayons déjà instruit un dossier relatif à cette situation spécifique.

M. le président Arthur Delaporte. Pourriez-vous développer cet exemple ?

M. Donatien Le Vaillant. Un gendarme nous a récemment sollicités à propos d’une tentative de suicide impliquant une enfant de treize ans, décrite comme « addicte » à une influenceuse. Toutes les relations de cette jeune fille s’articulaient autour de la communauté animée par cette figure numérique, qu’elle percevait comme une véritable « grande sœur virtuelle », et qui semblait avoir exercé sur elle une forme d’endoctrinement.

Nous avons également identifié d’autres situations dans lesquelles l’évocation du passage à l’acte suicidaire, bien qu’indirecte, suscite une vive inquiétude. Ainsi, une jeune fille exprimait sa détresse en l’absence prolongée de l’influenceuse, déclarant : « Je pense ne plus rester. Je n’aurai pas la force. Elle m’a aidée. J’espère qu’elle reviendra en bonne forme. Je suis en pleurs depuis ce matin. Je ne vais pas bien en ce moment ».

D’autres cas illustrent l’intensité émotionnelle propre à ces dynamiques communautaires, comme cette adolescente qui a affirmé ne plus vouloir s’alimenter après que l’influenceuse a désactivé son compte, allant jusqu’à évoquer l’hypothèse de son suicide. Une autre a écrit : « Si elle le fait, je le fais ».

Ces situations, bien qu’elles n’entrent pas dans le champ du droit pénal, témoignent d’un phénomène de désarroi pouvant frôler la panique et affectant profondément l’équilibre psychologique des jeunes concernés. Ces sentiments sont probablement amplifiés par les interactions au sein même de la communauté, qui alimentent une forme de surenchère émotionnelle, particulièrement marquée chez de très jeunes filles.

Il convient de rappeler que si la loi n° 2023-566 du 7 juillet 2023 visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, récemment adoptée par l’Assemblée, était pleinement appliquée, nous ne serions probablement pas confrontés à de telles situations. Nous devons désormais approfondir notre travail de prévention face à ces phénomènes car le recours au droit pénal n’apparaît pas, en l’état, comme l’outil le plus pertinent.

S’agissant de la réglementation, il est fondamental de veiller, en premier lieu, à l’application rigoureuse des dispositions existantes avant d’envisager leur évolution. Le DSA, qui nous permet, en France, de nous adresser à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), impose une définition précise et une documentation rigoureuse des risques systémiques. Il apparaît cependant que les agents de l’État, y compris au sein de notre propre service, ne disposent pas encore de la formation nécessaire pour mettre pleinement en œuvre cette réglementation. Bien que nous soyons en mesure d’identifier des risques systémiques manifestes pour la population, nous devons encore perfectionner la méthodologie permettant de les qualifier et de les étayer de manière formelle. L’outil Pharos s’avère aujourd’hui particulièrement bien adapté pour traiter les questions relevant de la sécurité des personnes et du droit pénal dans le cadre des risques systémiques. Toutefois, l’application du DSA exige l’adoption de nouvelles approches analytiques. Avant toute réforme, il est donc indispensable de garantir une mise en œuvre efficace et exigeante de ce cadre réglementaire récent.

Nous avons, de notre côté, mis en place une adresse électronique dédiée (numerique-miviludes@interieur.gouv.fr) dont la diffusion reste volontairement restreinte, compte tenu de la taille réduite de notre service, qui ne regroupe que quinze personnes. Il nous faut en effet assurer le traitement d’un nombre croissant de signalements et de demandes d’information, tout en évitant un engorgement de nos capacités.

Il nous semble impératif d’améliorer notre capacité à analyser les risques systémiques, car ce sont précisément ces éléments qui, s’ils sont négligés, peuvent conduire à des sanctions pour absence de réponse adaptée. Une telle amélioration constitue sans doute la voie la plus prometteuse pour optimiser l’application du règlement.

Par ailleurs, des avancées notables peuvent être accomplies en matière de prévention et d’information du public, sans qu’il soit nécessaire d’adopter de nouveaux textes législatifs. L’étude récemment publiée par la Fondation Descartes sur l’information en santé souligne l’existence d’un lien entre le niveau de connaissance médicale des usagers et leur recours aux réseaux sociaux pour obtenir des conseils. Face à cette tendance croissante, il est essentiel de renforcer la vulgarisation scientifique et médicale afin de rendre accessibles, sur ces plateformes, des contenus fiables et pédagogiques, y compris sur TikTok.

Bien que nous ne soyons pas une autorité sanitaire, nous pourrions jouer un rôle de facilitateur dans les échanges avec des institutions telles que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) ou la Haute Autorité de santé (HAS) et contribuer à la production de contenus adaptés, sous la forme de fiches synthétiques relatives à certaines pratiques médicales. L’exemple du jeûne, qui s’est développé parfois au détriment de la santé des individus, y compris des mineurs, illustre avec acuité ce besoin accru d’information claire et rigoureuse. La mise en œuvre de ces initiatives visant la diffusion d’informations ne nécessite pas l’édiction de nouvelles normes, mais plutôt une meilleure coordination entre les différents acteurs concernés que sont les institutions scientifiques, les grands réseaux sociaux et les associations spécialisées. Cela implique toutefois de disposer de ressources humaines adaptées et d’identifier un service dédié pour assurer cette fonction d’interface. Le ministre de la santé a formulé plusieurs annonces à la suite des assises de lutte contre la désinformation médicale. C’est précisément ce type de mesures qu’il conviendrait de renforcer.

Quant à l’avenir de TikTok en Europe, je n’émets pas de position tranchée sur ce point, cette décision relevant de la représentation nationale. Il est toutefois intéressant d’observer que certains États, comme l’Espagne, mobilisent efficacement cette plateforme à des fins de communication policière.

Dans le champ de l’information et de la prévention, nous pourrions sans doute mieux tirer parti de ces outils, tout en demeurant attentifs à leurs usages. Une réflexion approfondie s’impose, car il serait incohérent de dénoncer les effets négatifs de ces plateformes sans chercher à exploiter leur potentiel positif. Il nous faut dès lors opérer des choix stratégiques clairs et valoriser davantage les actions de vulgarisation scientifique menées par des professionnels de santé sur ces réseaux.

Mme Laure Miller, rapporteure. Face à la prolifération de fake news et d’informations médicalement dangereuses, particulièrement accessibles aux mineurs qui ne devraient pas être présents sur ces réseaux sociaux, la stratégie actuelle semble insuffisante. Nous avons l’impression de devoir constamment lutter pour rétablir un équilibre face à un flux massif de désinformation, en envisageant la création de comptes officiels pour contrecarrer ces fausses informations. Il est légitime de s’interroger sur la responsabilité des plateformes comme TikTok, qui adoptent une attitude attentiste et n’assument pas les conséquences de leur algorithme.

Dans ce contexte, pourriez-vous nous en dire plus sur le cas de l’influenceuse Ophenya, pour lequel vous avez saisi le procureur de la République ?

M. Donatien Le Vaillant. Je précise tout d’abord que la Miviludes ne communique en principe pas publiquement sur les signalements transmis à la justice, afin de ne pas compromettre le bon déroulement des enquêtes. Dans le cas présent, c’est le parquet de Paris qui a choisi de rendre cette information publique, ce qui m’autorise aujourd’hui à en évoquer les contours.

Nous avons été alertés par le collectif Meer (Mineurs, éthique et réseaux) de l’existence d’un volume important d’informations relatives à l’influenceuse Ophenya. L’exploitation de ces données, qui se présentaient principalement sous la forme de captures d’écran, s’est révélée complexe. Il convient de rappeler que les captures d’écran ne constituent pas des preuves recevables en justice, contrairement aux liens internet, à condition que leur mise en ligne effective puisse être démontrée. À cet égard, la plateforme Pharos joue un rôle déterminant puisqu’elle enregistre systématiquement les liens qui lui sont signalés, évitant ainsi le recours à un constat de commissaire de justice.

À l’issue d’une analyse approfondie des informations recueillies, j’ai signé un signalement adressé à la procureure de Paris, dans lequel plusieurs faits préoccupants ont été exposés. Certains d’entre eux ont d’ailleurs déjà été évoqués, notamment les idées suicidaires exprimées par de jeunes internautes, ainsi que l’affaire signalée par un gendarme dans le cadre d’une tentative de suicide.

J’ai, en premier lieu, signalé les propos à caractère suicidaire tenus par plusieurs jeunes internautes. La communauté désignée par Ophenya sous le nom de « BGnya » semble en effet majoritairement composée d’adolescentes, dont certaines sont manifestement très jeunes. Bien que la majorité des comptes TikTok ne mentionnent pas l’âge de leurs utilisateurs, l’analyse de plusieurs profils a permis d’identifier des mineures de moins de quinze ans, information d’ailleurs relayée par certains médias.

L’examen des comptes TikTok et Instagram d’Ophenya met en lumière une activité numérique soutenue, accompagnée de nombreuses interactions directes avec sa communauté. Celles-ci prennent la forme de commentaires, de likes, de diffusions en direct ou encore de notifications ciblées. Si ces pratiques restent, à ce stade, parfaitement légales, elles soulèvent néanmoins des interrogations dès lors qu’elles impliquent des mineurs.

Les échanges électroniques témoignent d’une forte adhésion émotionnelle aux états d’âme de l’influenceuse. Ce phénomène d’amplification interne au groupe est particulièrement inquiétant, certains membres allant jusqu’à proférer des insultes, voire des menaces de mort à l’encontre des personnes critiques à son égard. Bien que nous n’ayons pas procédé à une analyse exhaustive de ces interactions, nous avons pu recenser plusieurs occurrences de ce type de comportements.

Certains éléments isolés, mais significatifs, ont également retenu notre attention. Il s’agit notamment de la promotion présumée d’activités illicites, telles que l’usage d’un taser ou le fait de se filmer au volant d’un véhicule roulant à grande vitesse sans ceinture de sécurité. Nous avons également relevé des allégations de cyberharcèlement, de violences, ainsi que des propos à connotation sexuelle. Ces éléments demeurent juridiquement sensibles à qualifier, la notion de corruption de mineur supposant la démonstration d’éléments intentionnels.

Le comportement mimétique, parfois empreint de ferveur quasi fanatique, observé chez certaines jeunes filles, constitue un motif supplémentaire de préoccupation. En réaction aux contrariétés exprimées par Ophenya, certaines ont publié des photographies montrant des cicatrices de scarification ou des blessures, tandis que d’autres annonçaient entamer une grève de la faim ou évoquaient un projet de suicide.

Compte tenu de la gravité des faits relatés et de leur dépassement manifeste du champ de compétences de la Miviludes, j’ai transmis un signalement au procureur de la République sur le fondement de l’article 40 du code de procédure pénale, qui oblige tout fonctionnaire à transmettre des faits de nature délictuelle au procureur. Ce signalement couvre l’ensemble des éléments mentionnés, bien que, n’étant pas habilités à diligenter des enquêtes judiciaires, nous n’ayons pu ni vérifier ces allégations ni approfondir les investigations relatives au compte de l’influenceuse Ophenya.

M. Antoine Vermorel-Marques (DR). Bien que cela puisse dépasser le strict cadre de cette commission d’enquête, j’aimerais aborder un point qui me semble néanmoins pertinent. Pouvez-vous nous indiquer si l’impact de TikTok en termes d’addictions est plus prononcé chez les mineurs que chez les majeurs ? En d’autres termes, d’après les signalements que vous recevez ou les enquêtes que vous menez, les mineurs sont-ils spécifiquement ciblés par l’application, ou s’agit-il d’un phénomène généralisé touchant l’ensemble de la population ?

M. Donatien Le Vaillant. La Miviludes a reçu à ce jour 135 signalements relatifs à la plateforme TikTok, dont 17 concernaient expressément des mineurs, principalement en lien avec l’influenceuse mentionnée précédemment. Dans les autres dossiers, la présence de mineurs ne peut être exclue, bien qu’elle n’ait pas été identifiée de manière explicite.

Nous ne disposons donc pas, à ce stade, d’éléments d’analyse permettant d’établir un ciblage intentionnel et spécifique des mineurs. Toutefois, l’usage des technologies numériques telles que TikTok, conjugué à la forte proportion de mineurs parmi les audiences concernées, suscite de réelles préoccupations. Celles-ci portent en particulier sur la facilité de prise de contact et les effets de groupe que j’ai précédemment décrits. Le phénomène d’homophilie, c’est-à-dire la propension des individus à se regrouper au sein de communautés homogènes et à adopter les comportements majoritaires, représente un risque accru pour les mineurs. Des fillettes âgées de dix ou douze ans peuvent ainsi être conduites à imiter le comportement de leurs pairs, parfois dans une logique de surenchère, notamment lorsqu’il est question de thèmes sensibles tels que le harcèlement, la mort ou les blessures intimes.

Il est donc indispensable de renforcer les actions de prévention, tout en rendant accessibles aux familles des outils réellement efficaces leur permettant de contrôler l’accès à ces plateformes. En Chine, par exemple, le recours à la reconnaissance faciale a été instauré à cette fin. Une telle approche pourrait cependant soulever, dans le contexte français, des objections légitimes au regard de la protection des libertés publiques. Il appartient dès lors au Parlement de déterminer le juste équilibre entre l’impératif de protection des mineurs et le respect des droits fondamentaux.

L’usage de technologies comme TikTok soulève des problématiques qui excèdent le champ d’analyse classique du droit pénal. Nous sommes confrontés à un phénomène collectif, rapide et difficilement maîtrisable, au sein duquel les mineurs peuvent évoluer sans encadrement parental. Ce constat invite à une réflexion approfondie sur les formes de régulation les plus adaptées à cette nouvelle réalité.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Je souhaite rebondir sur votre mention des cryptomonnaies et leur présence sur les réseaux sociaux, notamment TikTok. Nous constatons parfois une certaine dérive, avec la formation de communautés autour des cryptomonnaies, présentées comme un moyen d’accéder facilement à la richesse. Ce phénomène se limite-t-il aux cryptomonnaies ou avez-vous identifié d’autres sujets financiers, potentiellement assimilables à des structures pyramidales, qui se développent grâce aux réseaux sociaux ?

Pensez-vous par ailleurs que le rôle joué par les réseaux sociaux dans la promotion de ces prétendus chemins vers la richesse puisse influencer la société au sens large, notamment en termes de valeurs, opposant le sens de l’effort à la quête d’argent facile ? Je m’interroge particulièrement au vu de l’actualité récente, qui met en lumière une recrudescence d’incidents violents, s’apparentant au grand banditisme, ciblant des personnalités connues du monde des cryptomonnaies. Pensez-vous qu’il puisse exister un lien entre ces phénomènes ?

M. Donatien Le Vaillant. Je reconnais ne pas avoir suffisamment développé la question du coaching et les menaces qu’il peut représenter, en particulier à l’égard des adolescents sur les réseaux sociaux. Vous avez eu raison de souligner cet angle, d’autant que, si j’avais effectivement évoqué les cryptoactifs, je n’avais pas mis en évidence la manière dont les dérives sectaires peuvent se manifester dans le domaine du coaching. Or ce phénomène s’y retrouve de manière saisissante.

Le risque principal tient à la rupture avec l’environnement familial, qui constitue bien souvent le premier signe d’une emprise sectaire. Dans la majorité des cas, ce sont les familles elles-mêmes qui nous saisissent, inquiètes d’avoir perdu tout contact avec un proche ayant rejoint un mouvement perçu comme suspect. Le culte de l’argent facile exerce un attrait puissant, en particulier sur les adolescents et les jeunes adultes. Certaines structures imposent une pression importante à leurs membres afin qu’ils atteignent des objectifs commerciaux ambitieux et qu’ils recrutent de nouveaux clients. Les systèmes de vente pyramidale, que vous avez mentionnés, se retrouvent effectivement dans ce contexte, de manière très explicite. La dynamique de groupe renforce encore cette pression, les objectifs imposés aux nouveaux arrivants étant systématiquement revus à la hausse.

Nous avons identifié ces pratiques et, pour certains cas, procédé à des signalements auprès de la justice. Il faut toutefois reconnaître que l’attrait pour une richesse immédiate, véhiculée par certains influenceurs installés à Dubaï ou ailleurs, conjuguée à une représentation valorisante d’un mode de vie fondé sur l’image et le paraître, exerce une influence pesante sur l’état d’esprit général. Tous les jeunes n’ont pas les ressources nécessaires pour prendre du recul face à ces injonctions.

Les menaces dans ce domaine sont donc bien réelles. Nous observons d’ailleurs un brouillage des repères, dans lequel le coaching se mêle parfois à des références spirituelles ou à des conseils en matière de santé et de bien-être. Cette hybridation séduit car elle repose sur une logique d’expérience personnelle, souvent perçue comme plus légitime que les qualifications académiques ou les garanties institutionnelles traditionnelles.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous déjà reçu des témoignages concernant des jeunes qui dépensent de l’argent sur TikTok ?

M. Donatien Le Vaillant. Nous avons effectivement reçu des signalements à ce sujet.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous eu connaissance de jeunes qui gagnent de l’argent sur TikTok ?

M. Donatien Le Vaillant. Ce type de cas n’a pas été porté à ma connaissance.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous mené des investigations approfondies sur les mécanismes liés au commerce ou aux pratiques de dépenses des jeunes ?

M. Donatien Le Vaillant. Nous n’avons pas encore pu approfondir ces aspects, faute de temps. Notre priorité demeure la réponse aux signalements et aux demandes d’information qui nous sont adressés, conformément aux missions qui nous sont fixées par décret. Nous aimerions toutefois pouvoir élargir notre champ de compétences afin d’explorer plus en profondeur ces problématiques émergentes.

M. le président Arthur Delaporte. Quels sont aujourd’hui les effectifs de la Miviludes ?

M. Donatien Le Vaillant. Notre service se compose actuellement de quatre agents recrutés sous contrat et de dix agents mis à disposition par d’autres ministères, auquel s’ajoute un alternant, ce qui représente un total de quinze personnes.

M. le président Arthur Delaporte. Estimez-vous disposer des moyens suffisants pour mener à bien votre mission ?

M. Donatien Le Vaillant. La réponse à cette question dépend étroitement de ce qui nous est demandé. Il convient néanmoins de souligner que le volume des signalements a doublé depuis 2015 et que, selon les membres de mon équipe, leur gravité s’est notablement intensifiée.

M. le président Arthur Delaporte. Comment ont évolué les effectifs de la Miviludes depuis 2015 ?

M. Donatien Le Vaillant. Ils sont restés stables.

M. le président Arthur Delaporte. Rencontrez-vous parfois des difficultés à saisir la justice dans des délais courts en cas d’urgence, ou êtes-vous en mesure de traiter ces situations rapidement ?

M. Donatien Le Vaillant. Bien que nous traitions toujours les urgences en priorité, les phénomènes de manipulation mentale nécessitent souvent un travail approfondi et prolongé pour être démontrés. Nous devons également maintenir notre capacité à mener des actions de prévention, notamment à travers notre rapport d’activité. Notre défi consiste à concilier ces différentes contraintes.

M. le président Arthur Delaporte. Je tiens à vous remercier pour votre participation et, plus largement, pour votre engagement au service de l’intérêt général.

 

Puis, la commission auditionne conjointement :

– M. Elie Andraos, psychologue clinicien et coordonnateur du projet Addict IEJ (Intoxication Éthylique Jeunes) au CHU Amiens-Picardie,

 Mme Sabine Duflo, psychologue clinicienne,

 Mme Séverine Erhel, maître de conférences en Psychologie cognitive et ergonomie à l’Université de Rennes 2,

 Mme Vanessa Lalo, psychologue clinicienne.

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie d’avoir répondu favorablement à notre invitation. Je vous prie, avant votre intervention, de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(M. Elie Andraos, Mme Séverine Erhel, Mme Vanessa Lalo et Mme Sabine Duflo prêtent successivement serment.)

 

M. Elie Andraos, psychologue clinicien et coordonnateur du projet Addict IEJ (Intoxication éthylique jeunes) au centre hospitalier universitaire (CHU) Amiens-Picardie. Je suis psychologue clinicien ; depuis un an et demi, je coordonne un projet relatif à l’intoxication éthylique aiguë chez les jeunes. Plus exactement, puisque le terme « jeunes » ne veut rien dire, nous nous occupons de personnes âgées de 15 à 24 ans qui arrivent aux urgences en souffrant d’une intoxication à l’alcool. Certains souffrent de troubles de l’usage ou d’addiction aux réseaux sociaux.

Au cours de mon master, j’ai effectué deux recherches sur la peur de passer à côté, le fear of missing out (Fomo), respectivement dans le cadre des jeux vidéo et dans celui des réseaux sociaux, notamment TikTok. La seconde tendait à valider en français une échelle élaborée en 2013 par Andrew M. Przybylski, professeur à Oxford, ensuite développée dans plusieurs autres langues. M. Pierluigi Graziani, M. Jonathan Del Monte et moi avons publié la validation dans L’Encéphale en mars 2025.

La peur de passer à côté se manifeste par la sensation que les autres personnes, comme les amis et l’entourage, vivent des expériences plus enrichissantes que nous, ce qui nous donne l’envie de faire plus de choses et, parfois, d’être davantage sur les réseaux sociaux. Le questionnaire pour la mesurer contient des items comme : « Je crains que mes amis vivent des expériences plus enrichissantes que moi. » ; « Ça m’embête de rater une rencontre avec les amis. » ; « Je deviens anxieux quand je ne sais pas ce que font mes amis. » Nous avons déterminé, avec une bonne validité convergente, une corrélation positive – qui s’exerce dans les deux sens – entre la peur de passer à côté et l’usage problématique des réseaux sociaux, évalué avec l’IAT-RS, le test de dépendance à internet adapté aux réseaux sociaux, ou l’addiction au smartphone, mesurée avec le SAS-SV, l’échelle de dépendance au smartphone, version courte. Autrement dit, les personnes qui ressentent le plus fortement la peur de passer à côté utilisent davantage leur écran, plus spécifiquement les réseaux sociaux. Les résultats que nous avons obtenus sont presque identiques à ceux des autres pays, notamment ceux de la littérature de langue anglaise. En étudiant la médiation, nous avons montré que chez des sujets présentant des vulnérabilités spécifiques, comme l’anxiété et la dépression, la peur de passer à côté influence l’usage des smartphones et des réseaux sociaux. Cette donnée, importante, confirme les résultats d’études menées dans plusieurs langues. Les personnes que vous avez auditionnées ont longuement parlé des réseaux sociaux mais ont rarement soulevé la question de savoir qui était plus susceptible de développer des usages problématiques. Nos patients le confirment : lorsque des personnes sont vulnérables, le risque est plus élevé. L’anxiété et la dépression sont des facteurs de vulnérabilité, comme le trauma, l’impulsivité, la recherche de sensation et l’adolescence. Lors d’une audition, un intervenant a souligné que les profils des adolescents étaient hétérogènes ; j’ajoute que tous ne sont pas aussi vulnérables.

Les données doivent être considérées avec prudence. Celles que je vous présente sont issues d’une seule recherche : ce n’est pas rien mais, en science, c’est peu. Nous disposons en français d’un faible nombre de recherches sur la peur de passer à côté – peut-être une seule – et de quelques autres sur les addictions et les réseaux sociaux. Or certains discours laissent penser qu’on en sait beaucoup plus. Par exemple, on entend souvent dire que nous sommes capables de 8 secondes d’attention, contre 9 pour un poisson rouge, et que Microsoft a mené une étude montrant que dans les années 2000, notre attention pouvait durer 12 secondes, mais qu’en 2013, elle avait chuté à 8. M. Pete Etchells, professeur de psychologie et de science de la communication à l’université de Bath Spa en Angleterre, explique que cette donnée ne repose sur rien de vrai : il n’y a pas d’étude menée par Microsoft, il n’a pas été démontré que notre capacité d’attention était de 12 secondes en 2000, ni de 8 secondes en 2013 ; quant aux 9 secondes d’attention des poissons rouges, c’est une donnée falsifiée. On voit ainsi citer de nombreuses données chiffrées – nous n’utilisons que 10 % de notre cerveau, par exemple –, qui ne sont que des statistiques zombies : leur existence persiste dans nos croyances et dans les discours populaires, alors qu’elles ne reposent sur aucune donnée scientifique. Je vais donc vous parler de ce que nous savons vraiment.

Au cours de vos auditions, vous avez entendu parler de dépendance, d’addiction, de troubles d’usage et de comportements boulimiques ; on vous a dit que les jeunes étaient dépendants. Je vous encourage à lire un article du professeur Joël Billieux de l’université de Lausanne, publié en 2015, sur la surpathologisation des activités quotidiennes. Il donne l’exemple de l’addiction au tango argentin : quand on applique les critères de définition des troubles d’usage ou d’addiction comportementale aux activités de tous les jours, on conclut à une dépendance, alors qu’il ne s’agit pas vraiment d’addiction. Les items du questionnaire chargé d’évaluer la dépendance au smartphone permettent de comprendre comment on aboutit à des faux positifs : « J’utilise mon smartphone de telle manière que cela a un impact négatif sur ma productivité ou mon travail. » ; « Je ne supporte pas le fait de ne pas avoir mon smartphone. » ; « J’ai du mal à me concentrer en classe, durant mes devoirs ou durant le travail, à cause du smartphone. » ; « Mes proches me disent que j’utilise trop mon smartphone. » ; « Je ressens des douleurs aux poignets ou dans le cou quand j’utilise mon smartphone. » Selon ces critères, plus de la moitié d’entre nous seraient sans doute concernés par l’addiction. En effet, dans le domaine des addictions comportementales, on peut être confronté à des biais de construction : ici, on crée une échelle relative à une addiction présumée alors que cette dernière n’est encore entrée ni dans le DSM, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ni dans la CIM, la classification internationale des maladies. C’est le cas de l’addiction aux réseaux sociaux.

Que savons-nous de TikTok ? Nos connaissances pour le comprendre datent des modèles de conditionnement opérant et de psychologie comportementale que Burrhus Frederic Skinner a développés au XXe siècle. Quand on va sur l’application, toutes les vidéos ne nous intéressant pas, on les fait défiler – on scrolle –, jusqu’à tomber sur la bonne, comme celle qui nous fait rire ou nous émeut : le plaisir va renforcer notre comportement. Or le renforcement à intervalle variable est le plus puissant des systèmes : c’est celui des machines à sous. Le casino veut notre argent ; TikTok veut notre temps. Comme on tire sur le bras de la machine, on fait glisser notre doigt jusqu’à trouver la bonne vidéo, ce qui renforce notre comportement. Le système existe depuis des décennies.

On parle beaucoup de l’algorithme mais son rôle n’est pas non plus inédit. Quand vous entrez dans un magasin, un employé vient vous poser des questions pour personnaliser votre expérience. Mais le vendeur, à un moment donné, s’éloignera pour vous laisser choisir tranquillement ou, s’il est trop insistant, sera congédié. L’algorithme, lui, est un vendeur 2.0 : toujours présent, il vous observe en permanence, sait combien de fois vous cliquez, likez, regardez. Il personnalise votre expérience à tel point qu’on peut parler de focalisation par répétition. Quand on télécharge TikTok, il nous propose différents contenus ; si je clique à plusieurs reprises sur des vidéos associées à un même thème, par exemple SkinnyTok parce que j’ai des problèmes d’alimentation, j’en aurai de plus en plus, comme celles d’influenceuses expliquant que si mon ventre gargouille quand j’ai faim, c’est pour m’applaudir parce que je vais maigrir, ou de personnes plus directes qui disent : « Tu n’es pas moche, tu es juste grosse » – des vidéos pro-ana, qui favorisent l’anorexie. C’est vrai aussi de la misogynie. La dernière étape, ce sont les wormholes : pour nous encourager à utiliser davantage l’application, TikTok favorise la répétition jusqu’à offrir non une navigation libre, mais des contenus tous de même nature – je suis presque matrixé.

La misogynie et la culture de la minceur ne datent pas de TikTok. Mme Rayna Stamboliyska a évoqué devant vous les sites web pro-ana : ils existent depuis plus de vingt ans. Les réseaux sociaux sont un miroir ; s’ils montrent des vidéos promouvant la minceur ou la misogynie, c’est parce qu’ils représentent notre culture. Nos jeunes sont influencés : ce peut être par un ami de l’école, par un adulte ou par TikTok. Il faut anticiper. Au lieu d’attendre qu’un homme accusé de trafic d’êtres humains leur parle des rapports entre les hommes et les femmes ou qu’ils apprennent la sexualité avec la pornographie, nous pouvons créer des contenus positifs. Il en existe sur TikTok : Santé publique France a publié des vidéos incitant à réduire la consommation d’alcool. Nous devons les encourager et les promouvoir, et mieux contrôler les contenus malsains, comme SkinnyTok et les vidéos misogynes.

Mme Séverine Erhel, maître de conférences en psychologie cognitive et ergonomie à l’université de Rennes 2. Je parlerai de la santé mentale, de l’éducation aux médias et de la régulation numérique, en particulier concernant la vulnérabilité des adolescents : en plein développement, ceux-ci sont plus exposés à certains risques liés aux réseaux sociaux.

La santé mentale des jeunes est multidimensionnelle : les réseaux sociaux peuvent l’affecter, en particulier en cas de cyberharcèlement, mais d’autres éléments interviennent, comme le montre l’enquête Enclass (enquête nationale en collèges et en lycées chez les adolescents sur la santé et les substances) : si certains individus se sentent en bonne santé, 14 % des collégiens et 15 % des lycéens interrogés déclarent souffrir de symptômes dépressifs. Les liens entre les réseaux sociaux et la santé mentale des jeunes sont complexes ; les recherches sont encore insuffisamment étayées, notamment sur TikTok. Les études existent mais elles sont surtout corrélationnelles, c’est-à-dire qu’elles évaluent des associations ; certaines, longitudinales, parviennent à démontrer des causalités, mais elles sont peu nombreuses. On a plutôt affaire à des analyses bivariées qui examinent les liens entre, par exemple, des symptômes de dépression ou d’anxiété et l’utilisation des réseaux sociaux : des individus ayant des vulnérabilités arrivent sur les réseaux sociaux où les algorithmes, notamment, les exposent à des contenus qui aggravent leurs difficultés et leurs symptômes. S’agissant du cyberharcèlement, on peut commencer à parler de causalité. Subir un cyberharcèlement sur les réseaux sociaux, par exemple sur TikTok, cause une détresse psychologique et des symptômes pouvant aller jusqu’au syndrome de stress post-traumatique (SSPT). De plus, quelques études concluent que la consultation tardive des réseaux sociaux et la lumière émise décalent l’endormissement, nuisant au sommeil. Or d’autres études montrent que la qualité du sommeil des adolescents est un excellent prédicteur de leur santé mentale : un bon sommeil favorise une bonne santé mentale.

Plutôt que d’addiction aux réseaux sociaux, je parlerais d’usage problématique. Ni le DSM ni la CIM ne répertorient de troubles liés aux réseaux sociaux. Il existe une prévalence mais tous les chercheurs ne sont pas d’accord. Les études que j’ai menées montrent que les adolescents qui les utilisent beaucoup sont vulnérables : il est possible que les réseaux servent de refuge en cas de difficultés psychologiques ou intrafamiliales. Pris dans des spirales de contenus qui font écho à leurs symptômes dépressifs, les jeunes concernés tendent à y rester enfermés.

À mon sens, il ne faut pas faire des réseaux sociaux la cause unique des difficultés mais les considérer comme un environnement propice à alimenter ces dernières. Comment résoudre le problème ? En premier lieu, il faut s’occuper des algorithmes. Celui de TikTok continue à promouvoir des contenus qui mettent les individus en difficulté. Ensuite, il faut apprendre aux adolescents à réagir au Fomo, en particulier aux notifications qui leur font craindre de manquer des événements importants. Il est donc essentiel de limiter les conceptions fondées sur la captation intentionnelle, c’est-à-dire d’appliquer le règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE dit Digital service act (DSA). Sur les adolescents en difficulté, les algorithmes peuvent avoir un effet de spirale qui aggrave leur situation : il faut encadrer les recommandations personnalisées. Nous devons également favoriser la transparence des plateformes et le contrôle des algorithmes, par le paramétrage. Par ailleurs, le problème dépasse le seul cas de TikTok ; il concerne plus largement les réseaux sociaux – très visuels, leur fil est infini. Instagram par exemple met à disposition une intelligence artificielle qui propose des reels, sans le consentement des adultes ni celui des adolescents. À quoi servira-t-elle ? Comment protégerons-nous les mineurs ? Cela contrevient aux dispositions du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE dit règlement général sur la protection des données (RGPD), qui interdit l’accès aux données des adolescents de moins de 13 ans et soumet celui des plus de 13 ans à l’accord parental.

Une deuxième piste consiste à travailler sur l’éducation aux médias. Les jeunes sont lucides : ils se rendent compte qu’ils passent parfois trop de temps sur les réseaux sociaux – c’est aussi l’image que les adultes leur renvoient souvent. S’ils comprennent très bien le fonctionnement des trends, par exemple, ils n’ont pas toujours connaissance du modèle économique ni des externalités négatives. L’éducation aux médias existe mais elle est noyée : le cycle 4 prévoit qu’on y consacre dix-huit heures par an, mais avec d’autres sujets, comme le développement durable. Or il est essentiel de former les jeunes à ces questions, afin de créer des espaces numériques sécurisés pour tous – les majeurs aussi en ont besoin. Cela nécessite une régulation plus solide, donc des instruments juridiques européens à même de nous permettre d’intervenir auprès des plateformes, par exemple pour repérer les contenus problématiques.

Mme Vanessa Lalo, psychologue clinicienne. Vous nous avez demandé de déclarer d’éventuels liens d’intérêt. J’ai participé à deux tables rondes avec des équipes de TikTok. La première, en 2021, était consacrée à un état des lieux des changements des pratiques numériques liés à la pandémie ; la seconde, à la question de savoir si l’on peut apprendre avec les réseaux sociaux. On ne m’a jamais demandé de tenir des propos spécifiques ; je n’ai jamais abondé dans le sens de TikTok en raison de ces participations ; si la société a offert des cadeaux aux créateurs de contenus, je n’en ai pas reçu.

M. le président Arthur Delaporte. Avez-vous été rémunérée pour vos participations ?

Mme Vanessa Lalo. Oui, j’ai été rémunérée, par leur agence de presse. J’ajoute que je n’avais pas rencontré les agents de TikTok avant les tables rondes. La première ayant été organisée en visioconférence, je ne les ai rencontrés que lors de la seconde. Celle-ci a eu lieu juste après l’attaque du Hamas en octobre 2023 : j’en ai profité pour leur demander comment ils luttaient contre la présence sur leur application d’enfants trop jeunes – de moins de 13 ans. Ils m’ont répondu que ce n’était pas un problème car ils utilisaient des intelligences artificielles très bien faites. J’ai également évoqué les trends relatifs aux attaques et aux violences au Proche-Orient, trop mis en avant : pour eux, ce n’était pas non plus un problème. La question de l’opportunité d’interdire les réseaux sociaux avant 15 ans était alors très présente dans le débat public. Je leur ai demandé ce qu’ils comptaient faire à ce sujet ; ils m’ont répondu qu’ils ne mettraient rien en œuvre tant que la France n’aurait pas établi de cahier des charges et que, de toute façon, l’Europe retoquerait cette décision, qu’ils n’auraient donc rien à faire. Je n’ai eu à leur égard aucune complaisance.

TikTok est l’application la plus téléchargée au monde. En tant que clinicienne, je n’ai pas d’autre choix que d’accompagner les pratiques de ceux qui viennent me consulter, des parents en difficulté avec cet outil et des jeunes, massivement présents sur les réseaux. Trois possibilités s’offrent à nous : faire avec ; lutter contre ; inventer autre chose. Aucune ne me paraît satisfaisante ou envisageable. Peut-être faut-il coconstruire des solutions qui mêlent les trois.

On ne peut se concentrer sur TikTok uniquement : il faut observer les effets de tous les réseaux sociaux et plateformes sur la jeunesse et sur la population en général. La captation des données, celle de l’attention et l’exposition à des contenus anxiogènes ou inadaptés en particulier constituent des aspects critiques. C’est également le cas de l’amplification ou de la révélation des troubles de santé mentale : la recherche ne montre pas que l’usage des réseaux sociaux crée des troubles mais, en cas de vulnérabilité, il faut faire très attention. Finalement, ce qui manque le plus cruellement, c’est l’accompagnement éducatif : on laisse les jeunes et les extrêmes prendre possession des réseaux, parce que la masse des individus ne produit pas de contenus de nature à contrecarrer ceux ainsi proposés. On a l’impression de voir toujours les mêmes publications délétères, alors qu’il en existe de magnifiques, sur TikTok comme ailleurs ; malheureusement, quand on va sur TikTok pour la première fois comme quand on l’utilise depuis longtemps, celles que propose l’onglet « pour vous » ne correspondent ni à nos envies ni à rien de positif, parce que l’algorithme nous teste. C’est bien ce qui est problématique.

Il faut mettre des bibliothèques de ressources numériques à la disposition des utilisateurs. C’est un exemple un peu élitiste, mais si on veut que les enfants lisent Stendhal, ses livres doivent être dans notre bibliothèque. De la même façon – et je le dis aux professionnels comme aux parents –, il faut proposer le Stendhal du numérique pour que les jeunes qui passent du temps en ligne puissent bénéficier de contenus de qualité et en discuter. TikTok peut être une source d’enrichissement : on y trouve toutes sortes de tutoriels et des contenus éducatifs vraiment chouettes. Il faut toutefois bien chercher pour y avoir accès et, souvent, ni les parents ni les enfants ne connaissent leur existence.

Je ne dis pas qu’il faut laisser faire et baisser les bras face au temps excessif passé devant les écrans. Il n’est pas normal d’y passer des heures. Je dis simplement que, puisque les adolescents sont tous sur TikTok, autant essayer d’en faire quelque chose de positif qui serve à la construction des adolescents, d’un point de vue pédagogique, culturel, artistique et citoyen et éviter ainsi d’en faire des espaces qui ne font que renforcer les problèmes.

J’ignore si cette initiative s’est concrétisée, mais Pinterest avait proposé de lutter contre les contenus délétères grâce à des réponses automatiques bienveillantes à des requêtes portant par exemple sur les scarifications et les états suicidaires. Le développement personnel et le coaching sont critiquables, mais ces réponses n’enfoncent pas la personne dans ses problèmes. J’aimerais promouvoir cette idée positive.

Travaillons donc tous ensemble pour voir ce qu’il est possible de faire avec ces algorithmes totalement opaques. Les recommandations de contenus « Pour toi » dans TikTok ne reflètent pas ceux auquel l’usager est abonné. Cela pose un vrai problème.

Les réseaux offrent des leviers éducatifs et de sensibilisation aux compétences psychosociales, notamment à l’école, ainsi qu’y incite le plan France 2030. La méditation est critiquée, mais on peut retenir l’esprit critique, la gestion des émotions, la confiance en soi, la coopération, l’empathie ou encore la résolution de problèmes de façon créative. Les jeunes, parce qu’ils sont très connectés, ont des compétences qui ne sont pas formellement valorisées, ni à l’école ni par les adultes.

La question de l’éducation des parents au numérique n’a pas été beaucoup abordée. Cet enjeu fondamental requiert des financements. Beaucoup de parents sont démunis, soit qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment le numérique en général, soit qu’ils ne comprennent pas comment fonctionnent les différents réseaux. Leur usage est tellement différent de celui de leurs enfants qu’ils passent à côté de certains problèmes.

On a trop tendance à voir les influenceurs de façon négative alors que certains créateurs de contenus peuvent apporter des éléments positifs. Quand on demande à des parents quels sont les influenceurs et les stars que leurs enfants suivent, ils répondent qu’ils s’en fichent alors que, en réalité, ils ont peur de se rendre compte qu’ils passent à côté de ce qu’aiment leurs enfants ou ils ont peur du numérique, qu’ils ne comprennent pas. Je constate que certains adolescents regardent des contenus qui ne sont pas du tout en adéquation avec les valeurs politiques ou religieuses de la famille. Ne pas faire attention à ce que consomment les enfants fait courir le risque de passer à côté de certains pans de leur éducation.

Les réseaux sociaux et le numérique en général doivent être intégrés à toutes les phases de l’éducation afin d’éviter les clivages. Quand des parents viennent me demander des réponses en tant qu’experte du numérique, je leur dis qu’ils les ont déjà. Ce sont eux qui connaissent leurs enfants et les valeurs singulières de leur foyer. Je ne peux pas décider à leur place de l’âge à partir duquel ils doivent donner accès aux écrans, du nombre d’heures autorisé ou des contenus suivis. Notre rôle n’est pas de nous ingérer dans la vie des familles. Il est plutôt de les informer sur les besoins psycho-affectifs et neurologiques nécessaires au développement de leurs enfants, afin qu’ils puissent trouver la juste place à donner aux écrans.

On constate une préoccupation croissante autour de la fragilité psychologique et de la santé mentale, qui sont d’abord des révélateurs. Pourquoi n’existe-t-il pas de prévention systématique ? L’intelligence artificielle (IA) permet pourtant de faire remonter des signalements sur des requêtes problématiques à partir desquels des actions pourraient être menées, par exemple avec le service d’écoute du 3018 ou avec le dispositif des Promeneurs du net. Celui-ci s’appuie sur des professionnels de la jeunesse qui accompagnent les jeunes sur les réseaux sociaux pour faire de la veille éducative et de la prévention. Je crois beaucoup à ce genre d’actions, qui permettent de combler les fossés intergénérationnels.

Je me demande souvent si nous nous posons les bonnes questions. La fuite des données personnelles vers la Chine – je rappelle que l’Union européenne a récemment infligé à TikTok une amende d’un montant historique –, les stratégies géopolitiques et les guerres informationnelles ne constitueraient-elles pas les enjeux les plus importants, au-delà de ceux d’éducation et d’accompagnement ?

Mme Sabine Duflo, psychologue clinicienne. J’ai écouté avec attention les trois précédents invités et je suis d’accord avec plusieurs de leurs propos.

M. Andraos a présenté l’adolescence comme une période à risque. L’adolescent est un être en construction, en particulier en ce qui concerne les fonctions exécutives, c’est-à-dire les capacités à planifier, à dire non, à se limiter face à la tentation, à se restreindre. Chez l’adolescent, ces capacités ne sont pas encore matures. Les plateformes, qui connaissent très bien les fragilités des usagers pour mieux capter leur attention avant de vendre leurs données aux annonceurs, représentent donc un risque pour tous les enfants et adolescents.

Mme Ehrel a souligné que TikTok n’était pas le seul réseau en cause : Snapchat et Instagram reposent sur le même modèle. Je constate d’ailleurs dans ma clinique que ces trois réseaux sont ceux qui sont le plus utilisés, surtout par les filles.

Je suis psychologue clinicienne et j’ai été formée à la thérapie familiale systémique. Cette approche considère qu’une personne est le résultat d’une interaction avec son environnement. Il faut donc s’y intéresser pour comprendre l’enfant ou l’adolescent et c’est en agissant dessus qu’on peut modifier des comportements perturbés.

J’ai pu constater dans ma clinique – et le livre formidable de M. Jonathan Haidt paru en français sous le titre Génération anxieuse le confirme – une évolution de l’environnement des enfants et des adolescents à partir du moment où les écrans sont devenus nomades, dans les années 2010. Les temps d’exposition ont alors explosé et leur environnement classique de développement – la famille pour les enfants, les pairs pour les adolescents – a disparu. Le numérique, sous la forme du smartphone, de l’ordinateur portable et de la console, a alors pris le relais.

Aujourd’hui, les adolescents passent six à huit heures par jour devant les écrans et jusqu’à quinze ou vingt heures pour les adolescents en addiction que je reçois. Ce temps grignote celui du sommeil. Depuis que je pratique – cela fait maintenant vingt-six ans –, je commence toujours par demander à l’enfant ou à l’adolescent de me décrire sa journée quotidienne, du matin au soir. Je constate lors de mes consultations, tant dans un centre médico-psychologique en région parisienne que dans le cadre d’une consultation spécialisée un jour par semaine en secteur public dans le Loiret, que les adolescents consacrent entre un tiers et deux tiers de leur journée aux écrans, réseaux sociaux sur smartphone pour les filles, consoles pour les garçons.

Je ne suis pas chercheuse, je suis psychologue et, quand les parents viennent me voir, c’est parce que leur enfant ne va pas bien. Il ne dort pas, il ne va plus au collège depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Les parents ne sont pas idiots : avant de venir me voir, ils ont réfléchi, essayé plusieurs solutions et consulté d’autres spécialistes. Ils attendent de moi que j’aide leur enfant à aller mieux. C’est mon seul objectif et c’est de cela dont je veux vous parler.

Dans le cadre de la consultation ouverte une journée par semaine, j’ai reçu, depuis le début de l’année, vingt-six adolescents – dix-sept garçons et neuf filles –, dont la moyenne d’âge est de 14 ans. Les garçons présentent une addiction aux consoles et les filles aux réseaux sociaux ou aux séries.

La démarche de guérison, quand je réussis à les sortir de là, est toujours la même, pour les garçons comme pour les filles.

L’ensemble de la famille, parents, frères et sœurs, est toujours présente lors de la première séance. Il me faut quatre ou cinq séances pour aider l’adolescent à sortir de son enfermement. On peut l’appeler addiction ou usage problématique. Peu importe : ce que veulent les parents, c’est que leur enfant retourne à l’école et ce que veut l’adolescent, c’est ne plus avoir d’idées noires qui lui donnent envie d’en finir avec la vie.

Lors de la première séance, je demande à l’adolescent de me raconter sa journée du lever au coucher, en semaine et le week-end. J’ai ainsi une première idée de l’usage des écrans dans la famille. Une télévision est-elle présente dans chaque pièce, notamment dans la chambre de l’adolescent ? Est-elle allumée en permanence ? Je rappelle que les télévisions sont aujourd’hui connectées à internet et que les adolescents peuvent y regarder YouTube ou Netflix.

Il faut bien sûr s’intéresser aux contenus et je partage ce qui a été dit à ce sujet, mais il faut aussi prendre en compte le temps passé à les regarder. Quand un adolescent en est à quinze heures, voire dix-sept heures, par jour, son sommeil est affecté et des effets cognitifs concrets peuvent alors être observés. Je pose des questions simples et j’observe le délai de réponse. Comment t’appelles-tu ? La réponse est immédiate. Comment s’appellent tes parents ? J’observe alors un petit délai de réponse, mais celui-ci augmente quand je demande l’âge des parents ou leur travail. J’observe également que, avant qu’ils arrêtent d’aller au collège, ces adolescents avaient de bons résultats. Nous en sommes là ! L’impact sur le sommeil est à la fois qualitatif et quantitatif. La répétition sur plusieurs jours ou plusieurs mois est catastrophique.

Dès la première séance, ma stagiaire et moi-même laissons notre portable et je demande à chacun de faire de même. Après cette séance, j’ai une idée de l’usage moyen par semaine. Il est toujours le même : pour les filles, il est tourné vers les réseaux sociaux, avant le divertissement. La dernière que j’ai reçue avait passé lors de la semaine précédente 53 heures et 52 minutes sur les réseaux sociaux, alors qu’elle n’était pas venue me voir pour des problèmes d’écran. Pour les garçons, le temps d’écran est davantage consacré aux consoles. L’usage du smartphone, si le garçon ne l’utilise pas pour jouer, n’est donc pas le seul paramètre à prendre en considération. De la même façon, les adolescents ne sont pas tous sur TikTok. Un adolescent peut passer 53 heures et 52 minutes à regarder des vidéos courtes sur YouTube ou Instagram.

Il faut bien sûr expliquer ce que donner les deux tiers de sa vie à TikTok ou Snapchat fait au cerveau en plein développement d’un adolescent. Il faut éclairer les parents sur ce qu’il se passe sur les réseaux sociaux. Il faut montrer aux adolescentes – je n’ai jamais vu de garçon dépendant des réseaux sociaux – comment elles se font avoir par le modèle économique de ces applications et comment les algorithmes peuvent les entraîner à voir la scarification comme une solution. Il faut les inciter à se poser des questions sur leur bien-être et leur santé mentale.

Tout cela ne suffit toutefois pas. Il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles. La prévention des Promeneurs du net et du Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) existe depuis plus de vingt ans, mais leur action n’a rien changé. Les parents ne sont pas idiots : ils lisent, ils se renseignent et ils connaissent TikTok. Le gamin lui-même, la plupart du temps, sait bien que les contenus qu’il consomme ne sont pas les plus intelligents et qu’ils sont particulièrement addictifs.

Pour les filles, l’addiction – ou l’usage problématique, peu importe le terme – commence en général en sixième ou en cinquième. Elles connaissent alors un changement radical dans leur vie, celui de l’acquisition du portable avec un forfait leur permettant d’accéder à internet à l’extérieur de la maison. Ce changement intervient à un moment où elles ont besoin de construire leur moi social, c’est-à-dire de prendre une place au sein d’un groupe de pairs plutôt que dans la famille, qui les intéresse de moins en moins. Aujourd’hui, cette construction se fait uniquement sur les réseaux sociaux au détriment des activités classiques, comme traîner avec des copains en dehors du collège. Le risque est que la construction du moi social ne se fasse plus ou qu’elle soit détricotée.

Les réseaux sociaux peuvent bien sûr apporter un complément à ce processus, mais ils ne pourront jamais remplacer la construction par le face-à-face, l’échange des regards et le partage d’expériences dans un groupe où un adulte peut, au départ, faire médiation. Les adolescents en souffrent profondément.

Prenons l’exemple d’une adolescente. Le même schéma se répète : elle avait des copines et pratiquait des activités en dehors de l’école, mais, à son arrivée en sixième, dans un établissement plus grand dont elle ne maîtrise pas les codes, elle se retrouve rapidement isolée. Elle déprime et développe un énorme besoin de se faire des amis. Elle se tourne alors vers les réseaux sociaux et y trouve rapidement d’autres adolescentes qui, comme elle, se sentent rejetées. Un groupe de pairs se constitue et la rassure, mais ce n’est pas un groupe positif. Elles y partagent les mêmes histoires de rejet et adoptent les mêmes solutions négatives de scarification ou d’automutilation. Une spirale d’enfermement se déclenche alors, puisqu’elle ne peut en parler avec ses parents, qui ne connaissent pas ce nouvel outil.

J’écoute ces adolescentes depuis des années : la seule solution qui émerge après quelques séances étalées sur un mois ou deux, c’est, pour les cas les plus extrêmes de plus de quinze heures d’écran par jour entraînant un long absentéisme scolaire, de supprimer l’usage du téléphone portable. Seule cette suppression permet à l’adolescente de sortir de sa chambre pour retourner au collège. Je n’ai pas trouvé d’autres solutions. L’information ou la régulation ne suffisent pas. J’invite ceux qui proposent d’autres pistes à les tester avec des familles dans mon cabinet.

Il faut bien sûr réfléchir à des contenus éducatifs, à l’information et à la prévention, mais il faut surtout limiter l’accès aux réseaux sociaux aux jeunes ayant déjà un moi social construit, c’est-à-dire aux adolescents âgés d’au moins 15 ans. C’est ce à quoi nous appelons avec le collectif Attention.

Mme Laure Miller, rapporteure. Je vous remercie pour votre présence et pour vos interventions très riches.

Il est difficile, vous l’avez d’ailleurs souligné, d’établir des liens de causalité solides entre l’usage des réseaux sociaux et la dégradation de la santé mentale, mais certains faits sont connus : enregistrement des données, captation de l’attention, impact sur le sommeil. Le manque de sommeil, tout comme certains contenus problématiques, ont bien sûr des conséquences négatives sur la santé mentale.

Le temps passé devant les écrans, peu importe l’usage qui en est fait, est prélevé sur d’autres activités. Existe-t-il des études démontrant que certains besoins physiologiques ou neurologiques d’un enfant ou d’un jeune sont entravés par l’usage des réseaux sociaux ? Celui-ci peut-il empêcher de pratiquer une activité sportive ou, tout simplement, de s’ennuyer ou de rêver ?

Il est prouvé que le visionnage de vidéos déclenche une décharge de dopamine toutes les cinq secondes, chez les jeunes comme chez les adultes. Dans de telles conditions, le monde hors du téléphone apparaît forcément comme moins agréable à vivre. Cela semble démontrer que l’usage des réseaux sociaux a un impact direct sur la santé mentale des jeunes.

Vous avez proposé de développer les contenus positifs. On nous a toutefois expliqué lors de précédentes auditions que les émotions négatives – peur, haine, colère – avaient un impact plus fort que les émotions positives. Face aux vulnérabilités, les réseaux sociaux peuvent apparaître comme un espace sûr aux yeux des adolescents, lesquels peuvent y rencontrer d’autres jeunes partageant les mêmes problèmes, par exemple alimentaires, et se retrouver ainsi dans une spirale nocive. Ne faut-il donc pas fortement relativiser le rôle que pourraient jouer les contenus positifs ? Même si une bibliothèque contient des livres de Stendhal, ceux-ci pourront être cachés par des piles de livres plus attrayants.

Notre société a considéré que l’alcool et le tabac, parmi d’autres « addictions » – j’entoure ce terme de guillemets car il est débattu –, devaient être interdits aux mineurs, ce qui ne nous empêche pas de mener des actions de prévention à destination des adultes. Ne pensez-vous pas que, compte tenu du mode de fonctionnement et du modèle économique des réseaux sociaux, il faudrait interdire purement et simplement leur accès aux jeunes, en dessous d’un âge qui serait à déterminer ? En effet, un jeune n’est pas en mesure de faire face à l’ensemble des contenus que l’on trouve sur les réseaux. De nombreux pays appliquent ce type de mesures. La Nouvelle-Zélande a annoncé vouloir interdire l’accès aux réseaux sociaux avant l’âge de 15 ans. Parallèlement, nous pourrions mener des actions de sensibilisation en direction de l’ensemble de la population.

M. Elie Andraos. Je dresserai un parallèle avec un célèbre débat qui a eu cours en addictologie entre les partisans de l’abstinence, d’une part, et les tenants de la réduction des risques et des dommages, d’autre part. Lorsque des structures comme les alcooliques anonymes ont commencé à développer la prévention et la prise en charge des problèmes liés à l’addiction, elles ont conduit des programmes reposant sur l’abstinence : il fallait cesser toute consommation pour être admis au sein de ces centres. Depuis quelques décennies, on s’efforce plutôt de réduire les risques et les dommages. Autrement dit, au lieu de demander au patient de mettre fin à sa consommation, on va l’interroger sur la relation qu’il entretient avec l’alcool et, sur cette base, réfléchir au travail que l’on peut engager pour diminuer les risques et les dommages. Cette méthode peut être transposée à l’addiction aux écrans.

À l’heure actuelle, on parle beaucoup des patients et des parents mais pas suffisamment des réseaux eux-mêmes. On ne demande pas aux développeurs de jeux vidéo et des réseaux sociaux, aux personnes qui nous vendent des applications de réduire la dangerosité et le caractère addictif des systèmes. J’ai écouté les propos tenus par deux psychiatres et un pédiatre lors d’une audition, il y a quelques jours : ils ont évoqué la nécessité de responsabiliser les structures et ont relevé que, parfois, celles-ci ne jouaient pas le jeu. C’est très bien de développer des mesures de prévention, des psychothérapies adaptées aux troubles liés à l’usage des écrans mais il faut aussi responsabiliser les acteurs qui développent ces outils. Les algorithmes sont parfois insistants : ils persistent à nous proposer des contenus qui peuvent être, par exemple, de nature suicidaire, sans nous demander notre consentement. Il me semble que l’on ne parle pas assez de TikTok, des réseaux, des jeux vidéo eux-mêmes. De la même façon que l’on peut consommer de l’alcool moins fort, on peut réduire les dangers et les dommages liés aux réseaux sociaux sans aller jusqu’à les bannir.

Mme Laure Miller, rapporteure. Les travaux de notre commission d’enquête sont centrés sur les mineurs. Or vous prenez l’exemple de l’alcool. Ne faut-il pas établir une distinction en fonction de l’âge ?

M. Elie Andraos. Personnellement, dans le cadre de la psychothérapie, je travaille de manière très similaire avec les mineurs et les adultes sur des addictions telles que l’alcool, la drogue, etc.

On trouve, sur TikTok, des contenus positifs ; de même, des études attestent l’existence d’effets positifs des jeux vidéo sur les jeunes, ce dont on ne parle pas assez. Il faut séparer le bon grain de l’ivraie, autrement dit valoriser les bons contenus et mieux contrôler les contenus dangereux. Au sein du CHU d’Amiens, dans le cadre du projet Addict IEJ, nous sommes en train de développer des vidéos – bien que le budget dédié aux vidéos soit très réduit, alors que les jeunes ne regardent que cela – pour accompagner et motiver les jeunes, travailler sur leur monde intérieur et les aider à mieux gérer leurs relations avec les différents types de consommation, qu’il s’agisse d’alcool, d’écrans, etc. Il est possible de proposer des contenus positifs. Ceux-ci ne sont pas nécessairement joyeux. Ils peuvent être percutants voire effrayants, mais ils délivrent un message sain ; ils font réfléchir le jeune à sa consommation et, de cette manière, peuvent l’aider.

Mme Séverine Erhel. J’irai dans le sens de mon collègue. Quelques études se sont efforcées d’estimer un temps d’écran idéal, notamment pour les enfants et les adolescents. L’idée n’est pas tant de formuler une recommandation que de voir à partir de quel moment la socialisation est affectée par l’utilisation du numérique. Les études montrent qu’il existe un temps idéal – c’est la théorie « Boucle d’or » –, de l’ordre d’une à deux heures par jour, qui correspond à un usage raisonné. Au-delà de deux heures, on constate une inflexion des compétences émotionnelles et sociales des enfants et des adolescents. Au-delà de quatre à cinq heures, on observe des effets délétères sur les compétences psycho-sociales. Ces études corrélationnelles impliquent le jugement des parents, à qui on demande à partir de quel moment ils voient les compétences de leurs enfants se dégrader.

Il est donc possible de regarder les écrans pendant un temps raisonné, d’autant qu’on peut faire un usage bénéfique des réseaux sociaux, ce que l’on a tendance à oublier. Ces réseaux sont en effet des outils de socialisation, de pratique informationnelle et des endroits où des adolescents en détresse psychologique, par exemple, peuvent obtenir du soutien. Plusieurs études, parmi lesquelles celles de l’islandais Ingibjorg Thorisdottir, montrent que, lorsqu’on est atteint d’un symptôme dépressif, on peut retirer des bénéfices de l’usage actif des réseaux sociaux : on peut en effet y chercher de l’aide et se trouver engagé dans des interactions qui apportent un soutien. Tout n’est donc pas forcément à bannir sur les réseaux. Néanmoins, il faut parvenir à ramener les individus à un usage raisonné dans des environnements sécurisés – ce dernier point étant essentiel.

L’inconvénient d’interdire les réseaux sociaux en dessous d’un certain âge, par exemple, 15 ans, est que cela ne résout pas les problèmes de ceux qui en ont 16 ou 17 : la question est de savoir ce que l’on fait pour eux.

On regarde beaucoup les adolescents à travers le prisme des réseaux sociaux et on considère parfois ce qu’ils y font avec mépris. Or, en la matière, tout n’est pas nul : les BookToks, par exemple, sont très intéressants. Cela étant, je suis d’accord sur le fait que l’on doit en faire un usage raisonné.

La vraie question est de savoir quel type d’activités on propose aux adolescents comme alternative aux écrans. Si vous décidiez de leur interdire l’accès aux réseaux sociaux, les parents renonceraient-ils à leur donner des portables ? On peut se le demander car ces derniers sont un outil de contrôle parental permettant de savoir où se trouve son enfant et, en cas de besoin, de l’appeler. Lorsque l’adolescent se trouve dans sa chambre, on se dit qu’il est en sécurité, parfois à tort.

Dans le cadre des politiques territoriales, des mesures sont-elles prises pour favoriser les lieux de rencontre entre adolescents ? Propose-t-on suffisamment d’activités sportives à l’ensemble d’entre eux ? Ce sont des questions essentielles, qu’il faut traiter. On s’en sortira à partir du moment où l’on ne s’intéressera plus exclusivement aux écrans et aux réseaux sociaux, et que l’on accordera de l’importance à la dimension éducative incombant aux parents – qui doivent comprendre que l’adolescent n’est pas nécessairement en sécurité dans sa chambre – et à la politique territoriale, qui doit favoriser la création d’espaces sécurisés pour les adolescents et leur proposer des activités sportives, avec le soutien du tissu associatif.

Très peu d’études ont évalué le lien entre vidéo et dopamine. Je suis assez partagée sur cette question. Rappelons que nous sécrétons tous cette molécule quotidiennement. Au-delà de la dopamine, l’enjeu de la vidéo réside essentiellement dans la régulation des algorithmes. Contrairement à ce qui a été dit, les algorithmes de recommandation participent aussi à la construction du moi adolescent. En effet, ils proposent des recommandations personnalisées, liées aux centres d’intérêt de la personne. Ils comportent toutefois un effet pervers car, si vous vous sentez mal et que vous vous attardez sur une vidéo problématique pour la santé mentale, l’algorithme va pousser ce type de contenus.

C’est pourquoi il est essentiel de mener une action de régulation. Un algorithme ne devrait pas pousser des adolescents à consulter des contenus problématiques. En outre, on devrait les préserver de la captation et de l’exploitation de leurs données, comme le prévoit une disposition du DSA qui n’est absolument pas appliquée. Cela constitue un véritable problème.

La régulation pratiquée en Australie me paraît intéressante, quoiqu’on puisse évidemment en discuter. Elle présente l’avantage de mettre véritablement sur la table la question des données. L’idée de l’Australie n’est pas d’interdire les réseaux sociaux pour des questions liées à la santé mentale mais de faire en sorte que les réseaux soient adaptés aux jeunes, autrement dit qu’ils les protègent, mais aussi qu’ils préservent leurs données.

On peut créer des espaces sécurisés pour les adolescents, concernant, en particulier, l’exploitation de leurs données et de leur vulnérabilité, mais on peut également faire en sorte que chacun, quel que soit son âge, soit préservé des contenus violents. Même si l’on a 45 ans, le fait de voir des agressions sexuelles, des viols, des meurtres sur les réseaux sociaux constitue un véritable problème, qui appelle un réel effort de modération.

Mme Vanessa Lalo. On a tendance à tout mélanger lorsqu’on parle de la dopamine. Par exemple, lorsqu’on va prendre un carré de chocolat, on la sécrète en avance, mais la production de cette molécule n’est pas liée au fait de manger le chocolat. De même, ce n’est pas parce qu’on regarde une vidéo que l’on va forcément sécréter de la dopamine à ce moment-là : tout dépend de l’expérience passée. Un adolescent cyber-harcelé ne sécrétera pas de dopamine dans la mesure où il a une expérience négative des réseaux. Il faut faire preuve d’un peu de nuance : tous nos cerveaux ne sont pas faits exactement de la même façon. Si la nicotine et l’alcool agissent chez tout le monde de manière identique, ce n’est pas le cas de la dopamine, qui est une hormone liée à la motivation et non pas seulement un circuit de la récompense, comme on le dit trop souvent.

Une recherche récente a montré que le fait de fonder la prise en charge des difficultés liées aux jeux vidéo sur le temps passé rend tout le travail caduc : il faut plutôt prendre en compte les vulnérabilités, les pratiques réelles des personnes. Le temps passé à jouer peut avoir des vertus, comme celle de sortir quelqu’un de l’isolement : ainsi, un gamin en fauteuil roulant peut avoir besoin de ne pas se sentir jugé en fonction de son identité de personne handicapée et passer pour un utilisateur comme un autre. On peut aussi prendre l’exemple d’un élève qui a raté l’unique bus de ramassage scolaire et qui bénéficie, grâce au jeu, d’un espace de socialisation extérieure.

Comme l’a dit Mme Séverine Erhel, la question est de savoir ce que l’on peut faire pour que ce soit profitable, pour développer l’imaginaire et pour que les enfants se trouvent en des lieux sûrs et non en des endroits où ils peuvent tomber sur tout et n’importe quoi.

On a tendance à considérer que de nombreuses pratiques relèvent de l’addiction sans analyser les causes des comportements. Je constate que beaucoup de gamins souffrent d’anxiété, de troubles dépressifs et de phobies sociales : depuis le covid, on ne voit plus que cela, en tant que clinicien. On me dit parfois qu’un gamin a décroché de l’école à cause des jeux vidéo ou des réseaux sociaux. Or cela se révèle toujours faux. Un gamin harcelé à l’école va, par exemple, faire en sorte de jouer toute la nuit pour ne pas aller en classe. Un autre jeune, qui n’arrive pas à dormir du fait de son anxiété, va passer la nuit sur les réseaux sociaux ; la lumière bleue n’est pas en cause, c’est l’anxiété qui crée l’insomnie. Et peut-être, finalement, que cela l’arrangerait de ne pas aller à l’école le lendemain. Je pourrais multiplier les exemples en ce sens.

Si l’on mélange tout, que l’on ne voit dans ces problèmes que l’effet de l’addiction et que l’on cherche une espèce de pilule magique pour faire disparaître le mal-être des jeunes, on est sûrs de se tromper. Il faut entrer à chaque fois dans le détail, préciser la nature des troubles : s’agit-il d’anxiété, de dépression, de bipolarité ou d’autre chose ? Cela concerne moins les mineurs mais les bipolaires vont passer un temps considérable sur les écrans. Il est important, à chaque fois, d’identifier le mal-être initial qui est mis au jour par l’usage des écrans – l’écran n’étant en effet qu’un révélateur.

J’entends dire les parents, très souvent, que les enfants ne vont pas assez dehors, qu’ils sont rivés à leurs écrans. Or, dans le même temps, ils ne veulent pas que leurs enfants sortent. Les chiffres sont très significatifs, qui nous montrent qu’en 1919, alors qu’on sortait de la grippe espagnole et de la première guerre mondiale, les enfants avaient une autonomie de 10 kilomètres, laquelle n’était plus que de 300 mètres en 2007 – soit avant même BFM et les réseaux sociaux. Au sortir de la première guerre, les enfants pouvaient partir trois semaines, ce qui réjouissait presque les parents, qui avaient une bouche en moins à nourrir. Aujourd’hui, envoyer son enfant ne serait-ce qu’à la boulangerie fait peur, face à la succession de faits divers atroces. Au moins 60 % des parents géolocalisent leurs enfants. Ils leur achètent un portable pour les surveiller.

On aboutit à une injonction paradoxale. D’un côté, les parents craignent tout ce qui peut arriver à leurs enfants s’ils vont dehors, comme être victimes d’un prédateur, d’un kidnapping, d’actes de terrorisme, etc. D’un autre côté, s’ils restent à la maison, ils pourraient rencontrer sur internet d’autres prédateurs, tomber sur de mauvais contenus et devenir débiles. Faut-il alors placer les mineurs dans un bunker jusqu’à leur majorité ? Il faut faire au mieux, bien sûr, mais on ne peut pas protéger les enfants de tout, sous peine de les empêcher de vivre.

On a tendance à faire de la prévention négative, qui fait peur ; on ne la retient pas parce que notre cerveau n’a pas envie de mémoriser l’information. Pendant quarante ans, on a mené des études pour mesurer l’impact de la prévention ; on a constaté que la prévention négative était inopérante. Le temps est peut-être venu de réfléchir au déploiement d’une prévention positive, qui s’appuie sur les réalités des familles, des pratiques et éventuellement des réseaux, et qui a pour objet de compenser quelque chose. Rien ne sert, en effet, de dire aux jeunes de ne pas aller sur les réseaux. Si on leur interdit, demain, l’accès à TikTok, ils iront sur d’autres réseaux que l’on maîtrise encore moins et qui se révéleront peut-être plus nocifs. En effet, on sait ce qu’il en est de TikTok, même s’il règne une certaine opacité sur les algorithmes, mais si les jeunes se retrouvaient sur des réseaux comme Telegram, qui est assez obscur pour nous, il nous serait difficile de les accompagner ; nous ne verrions pas les contenus qu’ils partagent et nous ne pourrions pas discuter avec eux.

La prévention positive peut prendre la forme de la body positivity, qui met en avant l’acceptation de son corps et est susceptible de jouer un rôle de compensation pour des adolescentes qui souffrent de troubles du comportement alimentaire. On peut leur proposer des contenus de ce type en leur disant qu’elles trouveront toujours quelqu’un à qui s’identifier. De fait, contrairement à ma génération, où les mannequins étaient toutes des femmes anorexiques de 1 mètre 80, on trouve aujourd’hui toutes les formes corporelles et toutes les couleurs de peau : on peut donc toujours s’identifier à quelqu’un.

Nous avons des possibilités d’agir pour lever des tabous dans le domaine de la santé mentale et répondre à certaines problématiques. Nous pouvons accroître notre pouvoir d’agir, qui est essentiel car il permet de reprendre la main. J’ai fait des expériences sur TikTok : si je passe deux heures à regarder des lapins qui mangent des fraises, des pandas qui font de la luge et des défilés de chats, on ne me propose plus que cela ; en revanche, si je passe cinq heures – car il faut y consacrer nettement plus de temps – à regarder des contenus purement éducatifs, on ne me propose plus que cela également sur mon fil. C’est très chronophage, personne n’a envie de faire cela, mais on a des leviers à notre disposition si on veut vraiment lutter.

Mme Sabine Duflo. Il ne faut pas tout mélanger. Pour reprendre le parallèle avec l’alcool, personne ne se met à boire par goût de l’alcool : le déclencheur se trouve, par exemple, dans la perte d’un emploi ou le départ du conjoint. Toutefois, si le thérapeute se concentre uniquement sur les causes et que, par ailleurs, le patient continue à boire chaque jour trois litres de vodka, ce dernier ne pourra jamais retrouver un travail ni une compagne. C’est exactement la même chose avec les adolescents que je reçois, qui sont accros aux réseaux sociaux ou aux jeux vidéo.

Je ne néglige pas, bien entendu, ce qui vient de l’extérieur, je sais pertinemment qu’ils se sont retrouvés sur les écrans non pas parce qu’ils sont particulièrement accros mais parce qu’un événement, dans le monde réel, a joué un rôle de bascule. Mais si je me concentre uniquement sur leur histoire de vie, je ne vais pas pouvoir les aider. Il faut, à un moment donné, accomplir deux choses. D’abord, il convient de penser à des activités alternatives. Je soigne des adolescents en les réunissant, non pas dans des groupes de parole mais dans des groupes où l’on fabrique des choses, où l’on réalise des activités, où l’on rit ensemble, sans écran. C’est une manière de les socialiser. Ensuite, il faut évidemment interdire pour rendre les choses possibles. En matière de santé publique, aucune politique reposant uniquement sur la prévention n’a fonctionné, en particulier concernant les mineurs : il faut donc également légiférer. Pour l’alcool, c’est la même chose : la prévention est importante, mais ce qui a le plus protégé les mineurs, c’est l’interdiction de leur vendre de l’alcool. Je n’ai jamais rencontré, dans ma patientèle, d’adolescents alcooliques, ce qui montre l’effet des lois adoptées en la matière.

M. le président Arthur Delaporte. Quel est votre point de vue sur la prohibition, qui est au cœur des réflexions de la commission ?

M. Elie Andraos. Les parents sont intelligents, mais leurs enfants aussi. En Chine, il a été décidé que les mineurs devaient présenter leur carte d’identité pour pouvoir jouer aux jeux vidéo, pendant une durée maximale de deux heures par semaine. Les jeunes ont alors emprunté les papiers de leurs parents et de leurs grands-parents pour pouvoir jouer davantage. L’interdiction, la répression ne marchent pas. Je vois beaucoup de mineurs boire de l’alcool ; ils sont nombreux à arriver aux urgences en ayant de l’alcool dans le sang. L’interdiction n’est donc pas suffisante. Il est nécessaire de travailler sur la relation des jeunes à l’alcool et aux écrans. Au lieu de les laisser apprendre la vie sur les réseaux ou en regardant, par exemple, de la pornographie, il nous faut les aider à comprendre le monde. Parallèlement, nous devons responsabiliser les acteurs de Tiktok, des jeux vidéo et de la pornographie pour qu’ils proposent des contenus plus sains.

Mme Séverine Erhel. En Floride, il a été décidé d’interdire aux adolescents de moins de 16 ans l’accès aux réseaux sociaux. À la suite de cette mesure, on a constaté une augmentation de 1 150 % de l’achat de VPN (réseaux privés virtuels), qui permettent de contourner la règle.

Mme Sabine Duflo. C’est la preuve du caractère éminemment addictif des écrans. Je le vois tous les jours : lorsqu’on pose une interdiction, les jeunes n’ont qu’une idée en tête, celle de contourner la règle. Mais il faut tenir. En France, certains collèges ont totalement proscrit l’utilisation des portables pendant la journée. Les directeurs d’établissement me disent que cela a apaisé le climat durant les cours et les récréations. Cela permet aux élèves de se resociabiliser. Je ne suis pas contre les réseaux sociaux, mais il faut les rendre accessibles au bon moment.

Mme Vanessa Lalo. On constate, depuis quelque temps, que les jeunes ne vont pas très bien. Les problèmes de santé mentale ont augmenté dans des proportions inédites depuis la pandémie. De nombreux jeunes ruminent au moment d’aller se coucher. Ils se demandent dans quel état ils vont trouver notre société lorsqu’ils seront en âge de travailler. On les angoisse avec Parcoursup. On leur dit que les écrans, c’est terrible ; on ne leur en expose que les risques et les dangers. On nie complètement leurs capacités créatives et leurs autres compétences, psycho-sociales et techniques. Beaucoup de jeunes ont besoin d’un peu de réenchantement. Je m’interroge sur les moyens que l’on pourrait employer pour travailler sur leur mal-être et les aider à se projeter dans un avenir un peu positif.

Il est indispensable de réguler TikTok et les réseaux sociaux et, surtout, d’appliquer le DSA, qui nous échappe un peu. La solution, pour améliorer la santé mentale de la jeunesse, ne résidera pas dans l’interdiction des réseaux sociaux : les jeunes y passent beaucoup de temps car ils s’ennuient, ils y compensent des vides, ils y trouvent un refuge qui leur permet de ne pas penser. Ils préfèrent regarder 1 000 vidéos avant de finir par s’endormir que de songer à un avenir que le changement climatique, les nombreuses guerres et la pandémie, entre autres, rendent très angoissant. On ne peut pas décorréler cela du reste : autrement dit, leurs pratiques numériques sont aussi liées à leur réalité quotidienne, à leurs difficultés d’adolescent dans un monde qui ne les comprend pas et ne les accepte peu, y compris au travail. Le fossé générationnel risque de nous coûter très cher.

M. Thierry Perez (RN). Il me semble que l’on assiste à une hausse considérable du narcissisme chez les adolescents. Vous n’avez pas évoqué le fait que les jeunes créent des contenus et qu’ils sont ensuite scotchés à leurs écrans pour savoir combien ils ont obtenu de likes, de vues, etc. Par ailleurs, le visionnage passif de vidéos qui n’emploient pas toujours un langage très académique engendre-t-il une perte dans le domaine de la langue, orale comme écrite ?

M. Elie Andraos. Je n’ai pas connaissance de recherches montrant une corrélation positive entre le trouble de personnalité narcissique et l’usage des réseaux sociaux, des jeux vidéo, etc. Cela pourrait toutefois constituer une piste de recherche intéressante.

Mme Séverine Erhel. L’adolescence se caractérise par des spécificités développementales. Lors de la phase de maturation du cortex préfrontal, l’inhibition peut se révéler difficile. Parallèlement, la maturation du système limbique rend les jeunes très sensibles aux émotions et aux stimuli sociaux. Je ne crois pas avoir vu d’études mettant en évidence un surcroît de narcissisme chez les jeunes, mais, à ce stade de leur développement, la validation sociale par les pairs est essentielle, ce qui peut expliquer l’appétence pour les likes et le fait que certaines plateformes mettent en avant les outils de mesure de la popularité.

Mme Vanessa Lalo. Je suis d’accord avec ce qui a été dit. Je parle, pour ma part, de reconnaissance entre pairs. L’adolescence implique nécessairement l’appartenance à un groupe et la reconnaissance qu’il apporte. C’est surtout cela qui se joue sur les réseaux, où les jeunes se retrouvent beaucoup au sein de groupes. Ils s’envoient des petits cœurs dès qu’une photo, même moche, ou un propos est publié, en vertu d’un principe de validation quasi obligatoire. Si l’on n’envoie pas de cœur, on risque fort de ne pas en recevoir lorsque l’on ajoutera une photo. Ce sont des jeux de validation sociale qui ne mettent pas en péril la jeunesse.

J’appelle votre attention sur le fait que ChatGPT est l’application qui collecte le plus de données personnelles auprès de la jeunesse. Les jeunes ne viennent plus nous consulter car ils ont un psy gratuit, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si on continue à établir des séparations générationnelles et à ne pas les écouter, j’ai peur qu’ils finissent par ne plus parler qu’à leurs intelligences artificielles et à ne plus s’adresser aux adultes.

Mme Sabine Duflo. Dans ma pratique, je vois essentiellement du scrolling sur des vidéos courtes ; le réseau social proprement dit est très peu utilisé. Il faut absolument recréer des espaces de socialisation, comme les maisons ou les groupes de jeunes. Je constate que, lorsqu’on coupe les jeunes de la socialisation factice par les réseaux sociaux – socialisation qui pourra intervenir plus tard – et qu’on les réunit, ils manifestent spontanément une aptitude à être ensemble de manière positive, ce qui les rend heureux.

M. le président Arthur Delaporte. Je vous remercie pour vos interventions complémentaires et pour l’intérêt que vous avez porté aux travaux de notre commission. Vous pouvez nous adresser tous les éléments additionnels que vous jugerez nécessaires.

Enfin, la commission auditionne conjointement :

 Mme Charlyne Buigues, infirmière et auteure de la pétition « #StopSkinnyTok »,

 Mme Carole Copti, diététicienne-nutritionniste,

 Mme Nathalie Godart, professeure des Universités en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.

M. le président Arthur Delaporte. Nous recevons Mme Carole Copti, diététicienne-nutritionniste, Mme Nathalie Godart, professeure des universités en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’unité de formation et de recherche (UFR) des sciences de la santé Simone Veil de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ), et Mme Charlyne Buigues, infirmière et auteur de la pétition #StopSkinnyTok. Je vous remercie d’avoir pris le temps de répondre à notre invitation.

En préambule à vos interventions liminaires, je vous remercie de déclarer tout intérêt public ou privé de nature à influencer vos déclarations. Avant de vous donner la parole, je rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

 

(Mmes Carole Copti, Nathalie Godart et Charlyne Buigues prêtent successivement serment.)

 

Mme Carole Copti, diététicienne-nutritionniste. Diététicienne-nutritionniste formée aux troubles du comportement alimentaire (TCA), je souhaite partager avec vous une inquiétude croissante ancrée dans ma pratique quotidienne : les effets de TikTok sur la santé mentale et physique des jeunes. Je ressens cette inquiétude en tant que professionnelle de santé, mais aussi en tant que mère de famille.

Depuis la crise du covid, les consultations pour TCA, en particulier pour anorexie mentale, ont littéralement explosé : elles ont doublé en 2024 et triplé depuis le début de l’année 2025. Elles concernent des patients de plus en plus jeunes. Et TikTok n’est pas étranger à ce phénomène, loin de là. Ce réseau social capte une énorme part de l’attention des adolescents, ce qui lui confère un pouvoir d’influence considérable. Ce que je vous rapporte ici ne relève pas d’une théorie abstraite, mais se fonde sur un constat clinique quotidien dans mon cabinet.

L’adolescence est une période charnière, marquée par des bouleversements corporels, une quête d’identité, une construction fragile de l’estime de soi. C’est une période où l’on se cherche, où l’on s’inspire et se compare. Comme une cour de récréation, TikTok devient alors un lieu d’identification et de comparaison envahissant. On ne parle plus d’un cercle de quelques camarades, mais de milliers – voire de millions – de profils, souvent retouchés, mis en scène, idéalisés.

La plateforme expose ces jeunes à une quantité massive de contenus, souvent centrés sur l’apparence, la minceur et les habitudes alimentaires. TikTok installe une norme inaccessible et irréelle, créant un décalage qui agit directement sur la construction de l’image corporelle et de l’estime de soi. Je pense notamment au hashtag #SkinnyTok où la minceur extrême est glorifiée, à ces challenges qui promettent bonheur et réussite en mangeant moins de 1 000 calories par jour ou en ne consommant que de l’eau pendant plusieurs jours, ou encore à ces citations au ton faussement bienveillant mais aux effets ravageurs, telles que « Si tu ressens la faim, c’est que tu es sur la bonne voie » ou « Ce que tu manges en privé, tu le portes en public ». L’une de mes patientes, désormais consciente de l’effet destructeur de ces messages sur sa santé, m’a transmis ce genre de messages reçus sur son fil d’actualité. C’est d’une violence inouïe.

Ces photos ne correspondent pas à la réalité : elles sont filtrées, scénarisées et retouchées. Elles façonnent pourtant l’image que ces adolescents ont d’eux-mêmes. L’une des conséquences majeures est le développement de TCA, comportements durables souvent à base de restrictions, qui entraînent de graves effets sur la santé physique et mentale : 7 à 10 % des personnes touchées en meurent. Certains de mes patients voient le vomissement – acte de plus en plus banalisé – comme un levier tout à fait justifié et efficace pour contrôler leur poids sans en percevoir la gravité et les risques immédiats et à long terme.

Ce que j’observe chez ces jeunes, c’est un véritable endoctrinement – le mot est fort, mais juste. Ils sont persuadés qu’ils peuvent vivre avec la moitié de leurs besoins énergétiques, que la souffrance est un passage nécessaire. Et surtout, ils ont perdu leur esprit critique. Quand je tente de les ramener à la réalité, on me répond : « Pourquoi est-ce que cela marcherait pour elle et pas pour moi ? » Je reçois en consultation des jeunes filles qui souffrent de dysmorphophobie, une altération profonde de la perception de leur corps : elles se voient grosses alors qu’il leur manque parfois 10 à 15 kilogrammes pour retrouver un état de santé viable.

Face à tout cela, mon inquiétude est immense. Chaque accompagnement que je propose intègre désormais systématiquement une discussion à propos des réseaux sociaux car on ne peut plus traiter un TCA sans parler de TikTok. Ce réseau est devenu un facteur déclencheur, un amplificateur, un obstacle à la guérison. On ne peut pas laisser cette influence agir sans régulation : les jeunes ne sont pas équipés pour prendre le recul nécessaire ; les familles sont souvent démunies ; TikTok, malgré ses apparences ludiques, alimente un climat toxique et parfois mortifère. Il est temps d’agir, d’encadrer, de réguler et d’informer. Il est temps de redonner une place à la diversité corporelle, à la nuance et à la bienveillance. Il est surtout temps de redonner aux jeunes la possibilité de se construire sans être dévorés par des injonctions impossibles à tenir.

M. le président Arthur Delaporte. Madame Buigues, je précise que vous avez lancé la semaine dernière une pétition sur le site change.org pour dénoncer le hashtag #SkinnyTok ; elle a déjà recueilli plus de 30 000 signatures. Vous avez demandé à être reçue par cette commission et par Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique.

Mme Charlyne Buigues, infirmière et auteure de la pétition #StopSkinnyTok. Je suis infirmière à la Fondation santé des étudiants de France (FSEF) de Grenoble et, depuis 2021, je prends soin de jeunes qui souffrent de TCA. Dans notre service, nous accueillons des jeunes mineures et majeures, le plus souvent âgées de 13 à 18 ans. La majorité d’entre elles sont sur TikTok dont elles se déclarent souvent dépendantes – c’est-à-dire qu’elles passent plus de six heures par jour sur ce réseau. Informée de l’existence de la tendance #SkinnyTok par l’une de mes patientes, je suis en effet allée voir de quoi il retournait. Le 8 avril, j’ai lancé une pétition, qui est remontée jusqu’à l’État, pour dénoncer les contenus circulant sur cette plateforme.

TikTok est omniprésent dans le quotidien des jeunes adolescentes à un moment où elles sont vulnérables car elles sont dans une phase de recherche d’identité et de construction de soi. À cette période où elles se comparent, se cherchent et s’éduquent, elles sont influencées par toutes ces images, sans avoir conscience de la dangerosité et des conséquences de la dénutrition sévère. J’ai été peinée par le cas d’une jeune patiente atteinte d’anorexie mentale, tout juste âgée de 14 ans, qui m’a montré tous ces contenus néfastes qui la poussaient même à se faire vomir. Les jeunes souffrent, n’ont plus confiance en eux, et sont de plus en plus fragilisés par ce qu’ils regardent sur tous ces réseaux sociaux. Ma pétition est destinée à alerter et à provoquer une prise de conscience générale.

Mme Nathalie Godart, professeure des universités en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Pédopsychiatre spécialisée sur les adolescents et les TCA depuis une trentaine d’années, j’ai été présidente de la Fédération française anorexie boulimie (FFAB), je suis vice-présidente du réseau TCA francilien et je participe à des recherches dans ce domaine dans le cadre de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et de l’UVSQ.

La tendance #SkinnyTok fait revenir dans l’actualité un phénomène très ancien, la promotion de la maigreur, mais sous une forme amplifiée, accélérée et très accessible sur les réseaux sociaux. Il en va de même pour d’autres thèmes dangereux tels que les produits toxiques, les tentatives de suicide ou la prostitution.

Par le passé, des actions ont été entreprises pour lutter contre ce phénomène, et il est regrettable qu’elles aient été un peu oubliées. En 2008, une proposition de loi visant à lutter contre les incitations à la recherche d’une maigreur extrême ou à l’anorexie avait été adoptée, et elle avait donné lieu à un très intéressant rapport du Sénat. Une charte d’engagement volontaire sur l’image du corps avait été publiée à la même époque. La loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé prévoyait la pénalisation des sites « pro-ana », faisant l’apologie de l’anorexie, ainsi que des mesures concernant les retouches de photographies et les indices de masse corporelle (IMC) des mannequins.

À mon grand regret, la maigreur est le seul angle qui nous permette de nous faire entendre sur les TCA. C’est un marronnier dans la presse, le petit bout de la lorgnette par lequel le monde politique s’intéresse aux TCA, dans un contexte où la filière de soins n’est pas suffisamment développée. En général, on ne s’intéresse qu’à l’anorexie mentale, le TCA le moins fréquent – qui est, certes, très sévère. Il faudrait parler aussi des troubles plus complexes que sont la boulimie et l’hyperphagie boulimique. Il faudrait dire aussi que les réseaux ne provoquent pas directement les TCA.

Comment définir ces troubles ? Ils se manifestent par l’alimentation mais ils sont aussi associés à des perturbations de l’image corporelle, un retentissement sur la santé somatique, psychique et l’insertion sociale. Ils durent des années et n’ont pas d’étiologie. Ils sont de deux types, l’un centré sur la restriction – l’anorexie mentale et les troubles de restriction ou d’évitement de l’ingestion d’aliments –, l’autre sur l’excès – la boulimie et l’hyperphagie boulimique qui, dans les trois quarts des cas, commence avant 22 ans. Quand on souffre de l’un de ces troubles à l’adolescence, on risque d’être atteint d’un autre au cours de sa vie. Il existe un lien entre les différents TCA.

On constate une comorbidité très fréquente avec les autres troubles psychiatriques. Mais, en l’état actuel des connaissances, on ne peut pas dire que le développement des réseaux sociaux ait un effet sur la prévalence des TCA. L’étiopathogénie – l’ensemble des causes de ces troubles – est complexe. Il y a un gradient de gravité depuis le centre – l’anorexie mentale – jusqu’aux perturbations du comportement alimentaire qui sont beaucoup plus fréquentes, de quelque chose qui va du normal au pathologique au cours de la vie. Les réseaux ont un effet très important sur les 20 % de formes moins sévères puisqu’ils peuvent engendrer des perturbations du comportement alimentaire. La difficulté est que la majorité des gens qui souffrent d’un TCA n’accède pas aux soins en France.

L’expression clinique des TCA concerne tous les organes. Elle se manifeste sur le plan somatique par de la dénutrition ou des problèmes de surpoids et d’obésité affectant tous les organes, et par des manifestations de symptômes et de syndromes psychiatriques.

Le rapport du Sénat concluait en 2008 qu’il y avait un modèle étiopathogénique par praticien et que l’on n’y comprenait rien. Depuis une vingtaine d’années, il existe un consensus international parmi les chercheurs : les TCA, comme l’ensemble des troubles psychiatriques, résultent de phénomènes biopsychosociaux qui mêlent hérédité, expérience de vie et interactions sociales – qui, de nos jours, passent notamment par les réseaux.

Les TCA se développent pendant toute la vie, selon une trajectoire de vulnérabilité qui comporte des éléments biopsychosociaux. La puberté agit comme un facteur déclenchant, auquel s’ajoutent des événements de vie ou des facteurs psychiques. Dans une dernière phase, les TCA sont pérennisés dans un cercle vicieux. Les réseaux sociaux peuvent intervenir à différents stades et accentuer les facteurs prédisposants ou déclenchants. Dans l’équilibre précaire qui s’installe entre la vulnérabilité et la protection, ils peuvent même parfois jouer en faveur de la seconde. Quoi qu’il en soit, il ressort des témoignages recueillis lors des Journées mondiales des TCA que les réseaux sociaux ne sont pas la cause directe de ces troubles mais qu’ils interagissent avec eux.

Peu d’études ont été consacrées aux effets de TikTok sur les TCA. Moins d’une dizaine d’articles concluent à des effets négatifs du réseau sur l’apparition des perturbations de l’alimentation et de l’image de soi avec une internalisation de la maigreur, ce qui peut favoriser le développement de troubles psychiques, notamment des TCA. Plus nombreuses sont celles qui concluent à un effet aggravant de TikTok sur les personnes qui souffrent de TCA. D’autres études, contestées, estiment que le réseau peut avoir des effets positifs sur les personnes en rémission de TCA, qui trouvent sur le réseau une communauté qui les soutient. Certaines publications portent sur les moyens de lutter contre l’effet négatif des réseaux par des actions, des groupes, de la parole et de la prise en charge.

En conclusion, les réseaux tels que TikTok promeuvent des messages autour de la maigreur qui amplifient les effets des médias classiques et accélèrent les phénomènes négatifs par leur capacité de diffusion. On peut établir une comparaison avec le cannabis qui favorise le développement de la schizophrénie sans en être la cause : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Or ce sont les plus vulnérables qui sont les plus attirés par ces réseaux.

Comment nos sociétés peuvent-elles réagir, intervenir sur la place des réseaux, leur contenu et leur fonctionnement, sachant que les adolescents, en particulier les plus vulnérables, sont très exposés à un usage problématique potentiel ? La minceur et même la maigreur sont promues dans notre société par de multiples supports, depuis des générations : mannequins, poupées Barbie, divers dessins animés. On en parle beaucoup. Il faudrait parler aussi du marketing alimentaire, des aliments ultratransformés et de toutes les interactions qui jouent un rôle dans le développement des TCA.

Mme Laure Miller, rapporteure. À la lumière de vos interventions, on comprend que TikTok n’est pas forcément l’élément déclencheur mais qu’il amplifie largement le phénomène. Le réseau semble servir de boîte à outils pour ces jeunes femmes qui y trouvent des réponses très concrètes en termes de pratiques alimentaires pour devenir plus maigres, conseils qu’elles ne trouveraient peut-être pas ailleurs. Pourriez-vous développer l’aspect d’endoctrinement donc vous avez parlé, madame Copti ?

Parmi les personnes que nous avons auditionnées avant vous, certaines estiment que les réseaux peuvent aussi jouer un rôle positif en promouvant une diversité des corps, ce qui n’existait pas à l’époque où les jeunes filles n’avaient comme modèle que les mannequins, toutes d’une extrême minceur, mises en exergue par les magazines et la télévision. De plus en plus d’influenceuses, d’influenceurs et de personnalités s’exposent désormais sur les réseaux en assumant un physique différent, un corps qui n’est pas maigre. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? Pensez-vous que ce plaidoyer pour la diversité pourrait contrebalancer les effets des tendances comme #SkinnyTok et autres instruments de promotion de l’extrême minceur ?

Est-il possible de déterminer un âge à partir duquel on est moins sensible à ces influences et plus robuste pour résister aux TCA ? La question se pose à un moment ou certains prônent une interdiction des réseaux sociaux pour les plus jeunes qui seraient moins armés pour résister à ces influences et dont la consommation de réseaux serait difficile à réguler. Pensez-vous que le phénomène touche essentiellement les adolescents ou que nous pouvons tous être vulnérables aux TCA ?

Mme Carole Copti. L’adolescent est une cible hautement vulnérable car il traverse une période de construction de lui-même, où l’image corporelle joue un rôle majeur dans sa manière de s’ancrer en tant que personne. Souvenez-vous de l’époque de la cour d’école où nous étions tous en train de nous comparer, peu armés et peu confiants. À l’époque, c’était déjà assez compliqué. Que dire de la situation des adolescents actuels qui, à cette phase de grande vulnérabilité, sont soumis à tous ces contenus !

Les TCA affectent des personnes de tous les âges, notamment de jeunes adultes comme ceux que je reçois en consultation, en raison des facteurs favorisants précédemment évoqués. Mais les réseaux sociaux, qui agissent comme un facteur aggravant, touchent moins les jeunes adultes ou les adultes que les adolescents. Or les jeunes passent énormément de temps sur les réseaux sociaux, à l’instar de certains de mes patients qui font défiler les contenus jusqu’à 2 ou 3 heures du matin avant de s’endormir, sans aucun encadrement de l’usage de leur téléphone à ce moment-là. Les réseaux prennent vraiment beaucoup de place dans leur vie.

Pourquoi ai-je parlé d’endoctrinement ? Précisons tout d’abord que l’algorithme n’est pas le seul responsable : selon une récente étude, une exposition de 8 minutes à des contenus prominceur sur TikTok suffit à ternir l’image corporelle. Or nombre d’adolescents passent des heures et des heures à visionner de tels contenus, au point que l’on puisse parler d’addiction.

J’en suis aussi venue à utiliser le terme d’endoctrinement après avoir constaté que le confinement marquait une rupture : il y a vraiment un avant et un après covid, lié au développement des réseaux sociaux. Nombre de mes patientes remettent en cause ce que je peux leur dire. Elles m’expliquent que, sur les réseaux, elles voient beaucoup de personnes qui présentent les mêmes symptômes qu’elles, tout en s’en sortant très bien. Pourtant, elles ressentent des souffrances physiques et mentales. J’ai l’impression que je ne fais pas le poids : je les vois en général une fois par semaine, alors qu’elles passent tous les jours des heures sur les réseaux sociaux. Cette exposition intensive est un frein à la prise en charge. Ces jeunes perdent toute lucidité sur le sujet et sont persuadés que l’on peut tenir avec 1 000 calories par jour, ce qui ne représente même pas la moitié de leurs besoins. Dans ce genre de cas, j’ai beaucoup plus de mal à en revenir aux schémas fonctionnels, utilisés de manière classique dans les prises en charge. Je sens leur réticence. Ils ont l’air de penser : « C’est bien ce qu’elle raconte, mais moi je sais. »

Mme Nathalie Godart. À l’adolescence, période durant laquelle on est gouverné par le plaisir et non par la rationalité, on recherche la satisfaction immédiate. Or les réseaux donnent précisément dans l’immédiateté et l’intensité. Tout ce qui est rationnel passe alors au second plan. Les réseaux redéfinissent aussi la notion de sachant, de personne apte à fournir de l’information. Les influenceurs et influenceuses, qui ont une forte personnalité à laquelle s’identifient beaucoup de jeunes, véhiculent des valeurs et des choix de mode de vie. Dans ce contexte, notre voix de professionnel, d’adulte, de parent n’est pas très audible. D’où la bascule vers la désinformation concernant les comportements qui peuvent être utiles ou sains, et vers l’imperméabilité à nos messages.

Les réseaux peuvent-ils avoir des effets positifs ? Oui, notamment en ce qui concerne la promotion de la diversité. Il y a deux ans, lors de la Journée mondiale des TCA, nous nous étions appuyés sur des influenceuses qui ont souffert de ce type de troubles et qui ont développé un discours critique très intéressant en la matière. Beaucoup de jeunes les écoutent. Il est important que nous nous appuyions sur ces influenceuses et aussi sur de jeunes professionnelles car, compte tenu de notre âge, nous pouvons être à distance des réseaux et de ces modes de communication – ce qui est aussi le cas de nombre de parents qui n’ont plus de repères concernant ce qui peut être fait ou pas.

Les téléphones – donc les réseaux – sont partout. Ils limitent le sommeil et remplacent les relations sociales. Que pourrait-on mettre à leur place ? Il faut s’interroger sur les moyens de susciter l’intérêt de ces jeunes pour un autre repère que ce repère dématérialisé devenu modèle de fonctionnement.

Mme Laure Miller, rapporteure. Merci pour la formidable initiative que vous avez eue en lançant cette pétition. Existe-t-il encore, au moment où nous parlons, des contenus relevant du #SkinnyTok Challenge sur la plateforme ? Avez-vous eu des liens avec TikTok lorsque vous avez lancé la pétition et qu’elle a pris cette ampleur ? Si c’est le cas, quelle a été la réaction de la plateforme ?

Mme Charlyne Buigues. Je n’ai pas eu de réponse de la part de TikTok. J’ai consulté l’application hier : on y trouve d’abord un message de prévention et de bienveillance affirmant que le poids ne définit pas une personne, mais toutes les vidéos du #SkinnyTok sont encore présentes sous ce message, alors qu’elles n’y étaient pas voilà une semaine – il n’y avait alors que le message de vigilance. J’ignore pourquoi cela a été modifié.

Je n’ai donc pas obtenu de réponse de la part de TikTok, alors que j’ai bien mentionné cette situation dans la pétition et dans plusieurs de mes publications. De nombreuses personnes l’ont fait aussi, mais sans réponse.

Je souscris aux propos de Mme Copti. La majorité des jeunes que je vois dans mon service de soins ont entre 13 et 18 ans et un grand nombre d’entre elles a vécu du harcèlement scolaire, notamment des moqueries sur la base de critères corporels – « T’es grosse ! T’es moche ! » et ainsi de suite. De nombreux contenus de TikTok valorisent des jeunes filles correspondant aux critères de beauté actuels de la société : un petit nez, des lèvres assez pulpeuses, des cheveux bien lisses et bruns, un corps assez fin avec quelques formes, mais pas trop non plus, un ventre plat. Ces jeunes filles, dont le compte attire des millions de vues, de likes et d’abonnés, sont très valorisées dans les commentaires, mais celles qui se démarquent de ces critères de beauté y font l’objet d’un harcèlement banalisé, ce qui les soumet à une pression constante pour ressembler à cet idéal. C’est difficile pour elles car, dans notre service, nous leur disons de s’accepter comme elles sont et essayons de leur permettre de se développer et de se faire confiance intérieurement, mais lorsqu’elles se connectent sur les réseaux sociaux, elles peuvent y passer de six à huit heures. Nous avons ainsi été obligés de limiter le temps d’écran dans notre service, car l’usage des réseaux perturbe fortement le sommeil : nous récupérons les téléphones à 22 heures et les rendons à 8 heures. Nous, les infirmières, voyons ces jeunes filles scroller toute la journée sur les réseaux et en parlons beaucoup avec elles, en leur demandant ce qu’elles y voient. Or les algorithmes sont centrés sur l’apparence physique et l’alimentation, présentant des régimes restrictifs ou hydriques, voire hypocaloriques. Nous passons notre temps à découdre les informations proposées sur les réseaux sociaux, mais cette prise en charge est difficile, car ces jeunes filles s’éduquent très souvent avec TikTok.

#SkinnyTok est un nom qui a été donné à des contenus dangereux qui existent, en fait, depuis très longtemps. J’en voyais déjà des contenus de cet ordre voilà plusieurs années, en 2020 et même en 2019, mais sans ce hashtag : ils apparaissaient sous #alimentation, #régime, #glowup ou d’autres noms. Ces jeunes subissent une pression constante et il est très difficile pour les professionnels de devoir toujours tout découdre et tout reprendre avec elles. C’est un gros travail, et nous réfléchissons à la création, dans la structure de soins, d’ateliers consacrés à la prévention, à la sensibilisation, à l’éducation aux réseaux sociaux.

M. le président Arthur Delaporte. Vous avez également évoqué le cas de patientes qui gagnaient de l’argent grâce aux contenus incitant à la maigreur excessive qu’elles publiaient, ce qui les poussait à publier de plus en plus de vidéos problématiques, précisément parce qu’elles étaient virales. Pouvez-vous développer ces exemples ou présenter des cas similaires ?

Mme Charlyne Buigues. Des influenceuses comme Assia, Jade ou Onboou sont des jeunes filles qui souffrent de troubles du comportement alimentaire et qui s’exposent énormément sur les réseaux sociaux. Elles y montrent leur quotidien au point que cela en devient un mode de vie. Elles reçoivent un nombre considérable de commentaires, dépassent les 80 millions de « j’aime » et ont des milliers d’abonnés. Onboou expliquait que la rémunération qu’elle tirait de TikTok lui permettait d’acheter de grosses quantités de nourriture pour pouvoir faire ses orgies alimentaires avant de provoquer des vomissements volontaires. Elle expose aussi ses hypokaliémies – je rappelle qu’un taux de potassium très bas fait courir un risque d’arrêt cardiaque – et ses allers-retours aux urgences, qui attirent des millions de vues. Elle filme ses conversations avec les infirmières et infirmiers sans leur accord.

Ces jeunes filles sont très connues parmi les patientes souffrant de troubles du comportement alimentaire, et j’en entends très souvent parler dans mon service. Ces contenus, que j’ai regardés, sont très choquants, car ils valorisent et banalisent les TCA, dont ils masquent la dangerosité et les conséquences en laissant croire qu’on peut vivre heureux avec cela et que tout va bien. Cela complique les choses dans le cerveau des jeunes filles que nous soignons.

Plus ces influenceuses accumulent des millions de vues et d’abonnés, plus elles sont rémunérées, ce qui entretient cette pathologie très grave, de telle sorte que de nombreuses jeunes filles souffrant de TCA se mettent, elles aussi, à ouvrir des comptes TikTok pour gagner de l’argent.

M. le président Arthur Delaporte. Certaines patientes vous ont-elles dit combien elles gagnaient ?

Mme Charlyne Buigues. Non. Elles ne le précisent pas. Les lives aussi rapportent de l’argent.

M. le président Arthur Delaporte. TikTok encourage-t-il des pratiques de live ?

Mme Charlyne Buigues. J’ai vu des vidéos postées par des influenceurs qui tentaient de donner l’alerte quant à la dangerosité de TikTok, indiquant que la plateforme prélevait une commission de 70 % sur les lives. L’attrait des lives, qui repose sur la curiosité humaine face à des corps aussi maigres, est également problématique.

M. le président Arthur Delaporte. Madame Copti, vos patientes évoquent-elles cette boucle de rétroaction, en quelque sorte, qui pousse à publier des contenus valorisant les TCA pour gagner de l’argent jusqu’à en devenir dangereuse ?

Mme Carole Copti. Sans aucun lien avec l’argent, il s’agit plutôt du nombre de likes. Pour une patiente que je suis depuis des années, par exemple, la phrase « Ce que tu manges en privé, tu le portes en public » est très difficile, car les nombreux abonnés de son compte TikTok alimentent une forme d’estime personnelle qui crée presque un besoin, une dépendance. Elle continue donc, malgré des années de prise en charge, à publier du contenu dont elle a besoin, ce qui la pousse à une certaine exigence – elle doit être la plus mince, la plus belle – au point qu’elle a du mal à s’en sortir. La prise en charge de cette patiente est pluridisciplinaire et rodée. Nous avons instauré un climat de confiance – elle me parle et, lorsque je le lui ai demandé en vue de cette audition, elle m’a montré sur son téléphone les contenus qu’elle publie. Cette première phrase, que je viens de citer, est ressortie – j’en ai fait une capture d’écran que je pourrais vous montrer. La deuxième était : « Si tu ressens la faim, c’est que tu es sur la bonne voie ». C’est très violent. Elle en est consciente, avec un certain discernement dont témoigne le fait qu’elle m’invite à regarder, mais le besoin d’alimenter les likes demeure, plus important que la conscience, car c’est une question d’estime de soi. Cette connexion est une forme de dépendance. De fait, dans les schémas fonctionnels – il s’agit, dans son cas, d’anorexie mentale –, il y a une insatisfaction corporelle réelle et une faible estime de soi, certains facteurs venant entretenir et aggraver ce mécanisme, comme l’environnement dans lequel on a grandi et dans lequel on continue d’évoluer, les réseaux sociaux ou la comparaison avec les autres, qui a toujours existé. La situation reste très difficile.

Pour continuer avec cet exemple, la réponse à l’insatisfaction corporelle est une restriction alimentaire, qui est, en outre, valorisée sur les réseaux. Cette restriction est donc très forte et crée un état de dénutrition – c’est-à-dire qu’il n’y a pas assez de calories dans la machine –, qui est une porte d’entrée vers les TCA.

L’étude d’Ancel Keys, réalisée en 1944-1945 dans un cadre totalement différent pour montrer les effets directs de la dénutrition sur le corps, est à cet égard très importante. Il n’était pas question, à cette époque, d’image corporelle, mais il s’agissait de savoir comment réalimenter les populations. Les conséquences directes de la dénutrition figurent notamment la dépression, l’anxiété et l’obsession pour la nourriture, qui alimente le besoin de consommer encore plus de contenus – plus on y pense, et plus on a besoin de voir des gens manger ou de se sentir soutenu, car c’est difficile. Plus étrange encore, une autre conséquence est la boulimie, qui est un trouble du comportement alimentaire marqué par des épisodes de suralimentation incontrôlée – le corps ayant besoin de ressources, c’est presque instinctif : on a besoin de manger pour vivre. L’étude en dit long sur les conséquences potentielles de cette forme de restriction très forte qui est valorisée sur les réseaux sociaux. De fait, ce qui est souvent vu comme un facteur est aussi une conséquence. Cette boucle complique beaucoup les choses, mais le fait de comprendre les conséquences de la dénutrition permet d’éveiller le patient à certaines questions.

Mme Nathalie Godart. Bien que les algorithmes de TikTok soient particulièrement puissants et posent un problème particulier, ce phénomène a existé aussi sur Instagram, Facebook ou Snapchat à d’autres époques et touche l’ensemble des réseaux sociaux, en fonction des gammes d’âge, car les générations passent d’un réseau à l’autre à mesure qu’ils apparaissent.

M. Arthur Delaporte, président. Madame Buigues, il a été fait état de comptes suspendus à la suite d’un signalement puis recréés. Pouvez-vous me confirmer que ces cas existent et si vos patients suivent des comptes perpétuellement recréés après avoir été dénoncés ou suspendus ?

Mme Charlyne Buigues. En 2022, une jeune fille de 13 ans, la plus jeune patiente du service, qui souffrait d’anorexie mentale depuis l’âge de 10 ans et avait un compte TikTok sur lequel chacune de ses vidéos recevait plus de 3 millions de « j’aime », avec de très nombreux messages de soutien et de curiosité ainsi que de très nombreuses questions, est venue me demander, en plein tour de médicaments, si elle pouvait photographier mon visage pour débloquer son compte TikTok. Je lui ai répondu que c’était hors de question et lui ai demandé ce qui arrivait à son compte. Elle m’a expliqué qu’elle avait été bannie de TikTok et qu’elle avait besoin d’une personne majeure pour débloquer son compte. Je l’ai engagée à demander à ses parents, en ajoutant qu’il y avait peut-être des raisons à ce bannissement et qu’il faudrait qu’elle parvienne à en prendre conscience. Mes collègues et moi voyions ce qu’elle publiait sur TikTok, où elle exposait sa maigreur extrême et son alimentation entérale, se prenant en vidéo en petit short et débardeur. C’est très dangereux d’exposer son corps entier sur TikTok à ce jeune âge – c’était catastrophique. Quelques jours plus tard, lorsque je lui ai demandé si elle avait pu régler le problème avec ses parents, elle m’a répondu qu’elle avait réussi à débloquer son compte. J’ai en effet constaté que son compte était encore actif, qu’elle avait récupéré ses abonnés, ses « j’aime » et ses commentaires, et que toutes ses publications étaient encore disponibles.

J’ai également été contactée sur mon compte de prévention Au cœur des TCA, sur Instagram, par un papa qui a perdu sa fille à cause d’un trouble du comportement alimentaire et qui a eu connaissance du #SkinnyTok. Il a voulu rester anonyme, mais il m’a expliqué que sa femme et lui avaient finalement regardé dans le téléphone de leur fille pour savoir ce qu’elle voyait sur les réseaux, et avaient constaté que son algorithme TikTok était rempli d’astuces pour maigrir, et même d’autres choses encore plus graves. Il a essayé de signaler plusieurs publications que sa fille avait aimées ou qui restent visibles, mais il a reçu des retours négatifs de TikTok, selon qui ces contenus n’étaient pas problématiques. Il m’a envoyé les captures d’écran de toute sa démarche, disant qu’il ne comprenait pas pourquoi, alors que, sur une vidéo clairement identifiée comme relevant du #SkinnyTok, une fille exposait sa maigreur extrême, on ne faisait rien malgré les signalements. De très nombreuses jeunes filles me contactent sur mon compte, m’envoyant de nombreuses références de comptes d’influenceuses, parfois des mannequins, qui s’exposent avec une maigreur extrême, en me disant qu’elles essaient de signaler ces comptes et qu’elles ne veulent pas les voir, mais qu’ils reviennent pourtant dans leur algorithme.

L’audition, suspendue à dix-huit heures trente-cinq, est reprise à dix-huit heures cinquante.

M. Stéphane Vojetta (EPR). Les mécanismes d’incitation à produire du contenu posent problème, car si ce contenu n’était pas produit, personne ne le regarderait et on se poserait moins la question de savoir s’il est nocif ou non. Or on sait qu’il l’est, et ce n’est pas propre à TikTok, puisqu’Instagram l’avait reconnu et que des fuites avaient révélé, en 2021 ou 2022, une étude interne selon laquelle un tiers des utilisatrices d’Instagram âgées de 14 à 16 ans avait connu une altération négative de la vision qu’elles avaient de leur propre corps.

Vous faites un lien entre l’augmentation de l’utilisation des réseaux et le covid, et établissez une relation de causalité entre cette augmentation et celle des troubles alimentaires. Il y a donc sans doute un problème avec certains contenus. Pour nous, législateur, il s’agit de savoir comment réguler tout cela, car il n’existe pas de bouton permettant d’interdire les réseaux sociaux ni les discours sur la beauté physique, la minceur, la maigreur ou les régimes.

Peut-être devons-nous agir sur les mécanismes qui incitent à produire ces contenus. C’est, dans une certaine mesure, ce que nous avons fait avec le président Arthur Delaporte en décidant, dans la loi n° 2023-451 du 9 juin 2023 visant à encadrer l'influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux, d’interdire à ces derniers la promotion de procédures ou de produits relevant de la chirurgie esthétique. Certaines de ces promotions concernent en effet des produits interdits ou mal régulés, ou des praticiens non encadrés, et l’interdiction supprime l’incitation à produire des contenus sur ce sujet. De fait, les influenceurs et créateurs de contenus veulent obtenir soit de l’argent, versé par la plateforme en fonction du nombre de likes ou par un annonceur, soit des likes, des commentaires et des followers. Il est plus difficile d’agir dans ce dernier cas que lorsqu’il s’agit de promotion et de marketing d’influence car, si l’incitation que représentent les revenus publicitaires disparaît, les influenceurs commerciaux qui veulent gagner de l’argent devront parler d’autre chose, par exemple de tourisme, de voyages ou de sport. Telle est, du moins, la théorie. Peut-être faudrait-il donc qu’à défaut de pouvoir interdire certains contenus du fait de la liberté d’expression, nous puissions au moins empêcher qu’ils soient récompensés économiquement. Avez-vous des éléments à opposer à cette réflexion ?

Par ailleurs, madame Godart, vous avez évoqué les troubles alimentaires graves touchant les jeunes filles à partir de 12 ans, mais j’ai la sensation intuitive que ces troubles touchent aussi un nombre croissant de moins de 12 ans. Est-ce vérifié et, si tel est le cas, cela pourrait-il être lié à la consommation de réseaux sociaux ?

Mme Nathalie Godart. Sur ce dernier point, on sait que la demande de soins pour les plus jeunes augmente à l’échelle internationale, mais la compréhension de ce mécanisme est difficile, car il n’y a pas d’études épidémiologiques montrant une augmentation de ce phénomène dans la population générale, qui peut s’expliquer simplement par une meilleure information et une détection plus précoce, ou par le fait que, dans la compréhension qu’en ont les praticiens, ces troubles peuvent se rencontrer beaucoup plus précocement que chez les adolescents. Il faut donc être très prudents en la matière.

Par ailleurs, et pour préciser le résumé que vous avez fait à ce propos, l’explosion des troubles des conduites alimentaires pendant et après la période du covid tient majoritairement au stress et aux problèmes qui ont augmenté l’anxiété et la dépression, lesquelles font le lit de ces troubles. La diminution des relations sociales, qui sont très importantes pour les adolescents et qui sont un facteur de stress majeur, a certes pu être la goutte d’eau qui les a conduits à utiliser beaucoup plus les réseaux, mais il est très imprudent de dire que c’est ce qui a créé cette vague de troubles des comportements alimentaires.

Quant à la rémunération, elle peut être intéressante pour certains, mais la majorité des patients que je vois agissent par besoin de reconnaissance quelque peu narcissique, par besoin d’exister, en fonction d’une jauge qui leur fait dire qu’ils « valent » un certain nombre de likes et de followers. C’est pour eux un mécanisme très important et je ne sais donc pas si la mesure que vous envisagez suffira.

Mme Carole Copti. Il est bon d’utiliser tous les leviers et il reste très intéressant de travailler sur l’aspect pécuniaire. Toutefois, et même si je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, les jeunes que je reçois dans mon cabinet recherchent surtout la gloire. Leur valeur dépend du nombre de likes qu’ils obtiennent, ce qui rend les choses plus difficiles. Cependant, ce n’est pas parce que la gloire est le levier plus important qu’on ne peut pas exploiter les autres et il me semble tout à fait pertinent de le faire.

Pour ce qui est du covid, dont j’ai indiqué qu’il avait donné lieu à une explosion du nombre de consultations, l’isolement a probablement contribué à une forme d’anxiété et de dépression, car on se construit aussi à travers les autres. Il y a eu un vrai changement, un vrai impact en la matière à ce moment-là.

Mme Charlyne Buigues. Lorsque j’ai commencé à travailler, les patientes que nous prenions en soin avaient de 18 à 25 ans, et elles sont arrivées de plus en plus jeunes dans notre service. En plein covid, juste avant l’été du confinement, elles nous ont confié que c’était très difficile pour elles à la maison, parce qu’elles étaient enfermées dans leur chambre sur les réseaux sociaux, notamment sur TikTok, et un très grand nombre d’entre elles nous ont dit qu’elles étaient bombardées d’informations sur les régimes minceur et les sports permettant de brûler le plus de calories, ainsi que d’incitations à avoir obtenu, selon le terme utilisé sur les réseaux, un glow up à la fin du confinement.

J’ai 25 ans et j’ai été moi aussi victime des contenus véhiculés sur les réseaux. Une pression s’exerçait pour répondre à ces attentes – j’ai d’ailleurs consacré mon mémoire d’études d’infirmière à cette question. La crise du covid a donc été marquée non seulement par l’isolement, mais aussi par l’impact des réseaux sociaux chez les jeunes filles.

Mme Nathalie Godart. Je voudrais que l’on n’oublie pas les parents. On parle beaucoup des jeunes et de leurs souffrances, mais les parents manquent d’outils. Or ils occupent une place très importante. On peut les responsabiliser, leur demander de poser des règles à la maison et de faire des choses pour protéger leur enfant.

Je suis moi-même mère d’un enfant de quinze ans et c’est très difficile car, actuellement, interdire n’est pas un comportement parental courant. Beaucoup de parents se retrouvent en difficulté et les adolescents ne rencontrent en fait pas de limites.

Mme Laure Miller, rapporteure. Vous avez raison, c’est un point que nous n’avons pas examiné.

Vous avez dit précédemment que vous ne luttiez pas à armes égales. Les jeunes remettent facilement en question les propos des adultes et des professionnels, et ce d’autant plus qu’ils sont bombardés de vidéos qui disent exactement le contraire et les incitent à agir autrement. Lorsqu’elles rentrent chez elles, les jeunes filles peuvent très facilement oublier ce que vous leur avez dit.

Lors des consultations, posez-vous parfois aux parents la question de l’interdiction du téléphone, outil d’accès aux réseaux sociaux, en leur expliquant qu’il expose leur enfant à un risque pour la santé ? Cette suggestion rencontre-t-elle un écho ?

Mme Carole Copti. La question est posée. Mais comme cette interdiction est une source de frustration pour l’enfant, cela rompt la communication. Or celle-ci constitue la base de la prise en charge. Plus l’enfant évolue dans un environnement où la parole se libère, en créant un temps d’échange et de communication avec les parents, mieux ça se passe. La prise en charge ne doit pas être cantonnée au temps des consultations, car celui-ci ne représente pas grand-chose.

C’est la raison pour laquelle je demande à recevoir les parents en consultation pour les sensibiliser à certains sujets et leur donner des outils. L’interdiction n’est pas une solution. Au contraire, c’est contre-productif car l’enfant risque de se rebeller et de se fermer.

Il faut plutôt encadrer, éduquer, échanger et trouver des solutions ensemble – par exemple en proscrivant l’usage du téléphone dans la chambre ou en imposant qu’il soit utilisé dans des espaces communs et en parlant ensemble des contenus.

Il faut aussi essayer de se remettre en question en tant que parent. Des enfants me disent parfois que leurs parents ne leur accordent pas d’attention parce qu’ils rentrent tard – nous avons tous des agendas très chargés. En outre, les repas ne se font plus du tout en famille. L’isolement n’est pas seulement une conséquence du covid. Il résulte aussi du fait qu’il n’y a plus du tout d’échanges à la maison. On ne va donc pas parler de ce que l’on a ressenti pendant la journée et l’on va garder pour soi ses émotions.

C’est une aubaine pour TikTok, car cela permet d’avoir encore plus d’influence sur les jeunes.

Il faut donc créer un espace de discussion tout en encadrant. Outre le fait qu’il est utopique de vouloir interdire, ce n’est en rien une solution.

Mme Charlyne Buigues. Quand des jeunes viennent consulter – en particulier lors de la préadmission dans le service –, on échange avec les parents et on leur demande si leurs enfants vont sur les réseaux sociaux et s’ils s’y exposent. Cela permet d’aborder un peu le sujet.

À la suite de ma pétition, beaucoup de parents sont venus me parler des réseaux sociaux et de leurs tentatives pour limiter le temps qu’y consacrent leurs enfants. J’ai pu constater les conséquences très malsaines de l’algorithme de TikTok sur l’une de mes patientes. Elle passait six heures par jour sur ce réseau. Elle essaie de se limiter à une heure et demi, ses parents ayant imposé un temps d’écran plus réduit.

Mme Carole Copti. Il faudrait aussi donner la parole sur les réseaux sociaux aux patients experts. Ils ont souffert de troubles du comportement alimentaire et en parlent librement, ce qui permet de faire comprendre à certaines personnes comment il est possible d’essayer de s’en sortir grâce à une prise en charge adaptée.

Créer une espèce d’alliance thérapeutique et former les patients experts permettrait qu’ils aient un impact beaucoup plus important sur les réseaux. Certains comptes existent déjà. Je suis le compte lucie.musy sur Instagram depuis des années. Il est tenu par une jeune qui a souffert d’anorexie, qui en parle, qui explique pourquoi et qui décrit les symptômes. Je recommande à mes patientes de suivre ce compte. Même si son impact n’est pas énorme, cela permet quand même d’éveiller les consciences. La patiente se dit qu’elle est comprise, même si c’est d’une manière différente.

Il faudrait donc former ces personnes pour qu’elles relaient des messages de prévention, ce qui permettrait d’avoir un effet par un autre biais.

M. le président Arthur Delaporte. Merci de nous avoir permis de sortir du débat binaire pour ou contre l’interdiction en essayant d’être un peu plus nuancées – le sujet dont nous discutons le mérite.

N’hésitez pas à nous transmettre des éléments complémentaires.

Je vous annonce que la consultation lancée sur le site de l’Assemblée nationale a reçu 15 000 réponses en deux semaines, ce qui traduit un intérêt certain du public. Environ 80 témoignages nous ont été également adressés. Tout cela permet d’enrichir nos travaux et je remercie les citoyens qui considèrent, comme nous, que la régulation des réseaux sociaux et de leurs effets est un enjeu de société majeur.

 

La séance s’achève à dix-neuf heures dix.


Membres présents ou excusés

 

Présents. M. Arthur Delaporte, M. Emmanuel Fouquart, M. Kévin Mauvieux, Mme Laure Miller, M. Thierry Perez, M. Antoine Vermorel-Marques, M. Stéphane Vojetta

Excusé.  Mme Isabelle Rauch