Compte rendu
Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs
– Audition commune, ouverte à la presse, réunissant :............2
• Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) – M. Marc Pelletier, chef de la sous-direction de l’innovation, de la formation et des ressources, Mme Stéphanie Gutierrez, son adjointe, et Mme Claire Bey, cheffe du bureau de la santé et de l’action sociale
• Direction du numérique pour l’éducation (DNE) – Mme Florence Biot, sous-directrice de la transformation numérique
• Réseau Canopé – Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi) – Mme Marie-Caroline Missir, directrice générale
– Présences en réunion................................22
Jeudi
5 juin 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 23
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.
La commission auditionne conjointement :
– M. Marc Pelletier, chef de la sous-direction de l’innovation, de la formation et des ressources à la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO), Mme Stéphanie Gutierrez, son adjointe, et Mme Claire Bey, cheffe du bureau de la santé et de l’action sociale,
– Mme Florence Biot, sous-directrice de la transformation numérique à la Direction du numérique pour l’éducation (DNE),
– Mme Marie-Caroline Missir, directrice générale du Réseau Canopé et du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi).
M. le président Arthur Delaporte. Nous recevons Monsieur Marc Pelletier, sous-directeur de l’action éducative à la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) ainsi Madame Stéphanie Guttierez, son adjointe, Madame Florence Biot, sous-directrice de la transformation numérique à la Direction du numérique pour l’éducation (DNE) et Madame Marie-Caroline Missir, directrice générale du Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi). Je vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(M. Marc Pelletier, Mme Stéphanie Gutierrez, Mme Florence Biot et Mme Marie-Caroline Missir prêtent serment.)
M. Marc Pelletier, chef de la sous-direction de l’action éducative, de la formation et des ressources (DGESCO). La DGESCO a pour mission fondamentale la conception, la mise en œuvre et le suivi des politiques éducatives dans leur ensemble. Au sein de cette direction, la sous-direction de l’action éducative que je dirige pilote les politiques relatives aux actions éducatives, notamment celles concernant les relations avec les écrans et les questions liées au numérique. Nous traitons également de la prévention de la violence en milieu scolaire et de la réglementation des établissements. Notre sous-direction est donc directement concernée par l’objet de votre mission.
Nous abordons les questions relatives aux réseaux sociaux principalement à travers des actions éducatives à visée préventive et formative. Nous nous attachons à développer chez les élèves les compétences numériques nécessaires, en particulier à renforcer leur citoyenneté numérique en développant leur esprit critique et en consolidant l’éducation aux médias et à l’information. Nous travaillons en étroite collaboration quotidienne avec la DNE et le Clemi.
Notre action s’articule principalement autour de deux axes. D’une part, nous mettons en œuvre des politiques de prévention de la violence, notamment la lutte contre le harcèlement et plus, concernant plus spécifiquement les réseaux sociaux, le cyberharcèlement. D’autre part, nous déployons l’éducation aux médias et à l’information (EMI), qui participe pleinement à la construction de la citoyenneté numérique et figure explicitement dans le code de l’éducation. Ce dispositif s’inscrit notamment dans le cadre de l’enseignement moral et civique dispensé tout au long de la scolarité, de l’école primaire jusqu’au lycée, et comprend des dimensions spécifiques consacrées à la citoyenneté numérique, à la formation à l’esprit critique et à la lutte contre la désinformation.
Une autre dimension essentielle de notre action concerne la promotion d’un usage raisonné des médias et la lutte contre toutes les formes d’addiction et les effets néfastes des écrans. Nous abordons ces problématiques sous l’angle de la santé scolaire et de la santé mentale des élèves, en travaillant étroitement avec le ministère de la santé pour développer des actions convergentes et croiser nos expertises.
Mme Florence Biot, sous-directrice de la transformation numérique (DNE). La DNE est rattachée à la DGESCO en ce qui concerne l’éducation au numérique. Cette dimension éducative s’inscrit dans un continuum qui se déploie tout au long de la scolarité des élèves.
Depuis 2019, nous avons défini un cadre de référence des compétences numériques qui s’inscrit dans le dispositif européen DigComp, que chaque pays adapte selon ses spécificités. La France a non seulement adopté ce cadre assez précocement, mais l’a surtout rendu opérationnel à travers une plateforme nommée Pix, dédiée au développement et à la certification des compétences numériques des élèves.
Ce dispositif de certification, initialement mis en place aux niveaux troisième et terminale, présuppose un entraînement régulier et un développement progressif des compétences. Face à la problématique des jeunes enfants connectés très tôt aux réseaux sociaux, nous avons instauré depuis la rentrée 2024 une obligation d’attestation des compétences numériques dès la sixième. Cette avancée marque une rupture significative avec le dispositif antérieur qui repoussait généralement ces apprentissages aux classes de cinquième ou quatrième. Il faut préciser que les programmes comportaient déjà des éléments de sensibilisation concernant la sécurisation des accès aux réseaux sociaux et les questions d’âge et d’usages, qui se sont avérés insuffisants. L’attestation obligatoire des compétences, désormais en vigueur, vient donc renforcer ce dispositif.
Les modules destinés aux élèves de sixième présentent un intérêt particulier car ils constituent de véritables outils de prévention. Ils rappellent l’ensemble des règles à suivre sur internet, enseignent les réflexes à adopter face au cyberharcèlement et proposent une approche très opérationnelle. Pix ne se contente pas de transmettre des connaissances encyclopédiques, mais place les élèves dans des situations concrètes, à travers des cas pratiques et des défis, afin de favoriser une véritable compréhension des enjeux numériques.
Nous avons également créé un Pix junior, destiné aux classes de CM1 et CM2. Cette version, qui repose sur une application entièrement différente, bien plus adaptée aux plus jeunes, fait actuellement l’objet d’une expérimentation dans tous les territoires numériques et éducatifs de chaque département. Nous avons désormais ouvert Pix junior à l’ensemble des classes de primaire souhaitant expérimenter ce dispositif et ressentant le besoin d’approfondir les compétences numériques de leurs élèves.
Le cycle 3, qui comprend les classes de CM1, CM2 et sixième, constitue une période particulièrement sensible. Nos observations révèlent en effet que deux tiers des élèves de l’école primaire accèdent déjà aux réseaux sociaux, alors même que cet accès est interdit avant 13 ans, et avant 15 ans sans accord parental. Nous constatons donc un écart considérable entre les pratiques réelles et le cadre légal, ce qui est extrêmement préoccupant. C’est pourquoi nous développons simultanément cette éducation et ces mises en situation concrètes permettant aux élèves de prendre conscience des dérives potentielles sur internet.
L’inscription des réseaux sociaux comme contenu d’enseignement dans les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique, qui entrent progressivement en application depuis la rentrée 2024, représente une autre avancée majeure. J’insiste particulièrement sur cette nouveauté car nous renforçons significativement l’éducation aux médias sociaux, qui figurent désormais explicitement dans les programmes de troisième, de seconde, de terminale et de certificat d’aptitude professionnelle (CAP), présentés à la fois comme vecteurs de démocratie et espaces de débat, mais également comme vecteurs de désinformation, de théories complotistes et de discours haineux. Il me paraît essentiel d’aborder ces aspects problématiques qui constituent des préoccupations majeures pour l’éducation.
Nous nous appuyons naturellement sur le Clemi, ainsi que sur diverses associations partenaires telles que Génération Numérique ou Fake Off, qui proposent des ressources en ligne et des interventions auprès des élèves. La DGESCO est quant à elle chargée de déployer le programme Phare.
M. Marc Pelletier. Le programme Phare constitue un dispositif de lutte contre le harcèlement visant à créer, au sein de la communauté éducative, un environnement protégé mobilisant l’ensemble des acteurs d’un établissement scolaire, à savoir les élèves, les personnels et les parents d’élèves. Ce programme, qui comprend un volet formation, met à disposition un ensemble de ressources destinées à conduire des actions préventives contre le harcèlement. Il intègre également divers protocoles permettant de répondre aux situations problématiques lorsqu’elles surviennent, de prendre en charge les victimes et d’appliquer les sanctions nécessaires. Dans ce cadre, les ressources de formation que nous proposons abordent naturellement la question du cyberharcèlement.
Nous menons également des actions de prévention et d’alerte auprès des établissements concernant la diffusion de jeux dangereux qui se propagent parfois par mimétisme sur les réseaux sociaux comme TikTok. Nous disposons de ressources spécifiques et restons en alerte permanente face à l’émergence de nouveaux jeux dangereux afin d’informer rapidement l’ensemble des équipes éducatives.
Mme Florence Biot a parfaitement raison de souligner l’attention particulière accordée aux réseaux sociaux dans les nouveaux programmes d’enseignement moral et civique que nous déployons progressivement. L’éducation aux médias et à l’information constitue désormais une composante intégrante de l’enseignement moral et civique.
Mme Florence Biot. Nous n’avons pas encore développé le volet famille, alors que l’acculturation des parents représente un élément central de notre démarche. Si pendant longtemps nous avons considéré que les mésusages du numérique relevaient principalement de la sphère familiale et que notre priorité consistait à éduquer dans le cadre de l’éducation nationale, nous investissons désormais pleinement dans les passerelles avec les familles.
La plateforme Pix s’est ainsi étendue avec un volet Pix parents. Nous avons élaboré, en collaboration avec les associations représentatives de parents, des modules de formation spécifiques. Nous avons particulièrement travaillé avec les parents les plus éloignés du numérique pour concevoir des modules accessibles à tous ceux qui le souhaitent. Cette plateforme fournit concrètement les connaissances fondamentales que les parents doivent maîtriser pour accompagner efficacement leurs enfants dans leurs usages numériques.
En complément de cette plateforme, nous avons désormais l’obligation de diffuser une information aux parents en début d’année scolaire, conformément à la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique (dite loi SREN), maintenant inscrite dans le code de l’éducation. À cette fin, la DNE et la DGESCO ont préparé une base documentaire complète de recommandations destinées aux familles. Pour garantir une information systématique touchant toutes les familles, nous avons conçu des supports de communication et planifié diverses actions concrètes qui seront déployées dès la prochaine rentrée scolaire.
M. Marc Pelletier. Je souhaite signaler la plateforme développée en collaboration avec le Centre national d’enseignement à distance (CNED), spécifiquement dédiée à la prévention du harcèlement, intitulée « Non au harcèlement - Des clés pour les familles ». Cette plateforme, accessible à tous les parents, comprend un module spécifique consacré à la lutte contre le cyberharcèlement et à la formation des parents dans ce domaine.
Mme Marie-Caroline Missir, directrice générale du Réseau Canopé. Le Réseau Canopé représente le véritable bras armé de l’ensemble des dispositifs présentés par mes collègues en termes de ressources et de mise en œuvre des programmes.
Notre action se caractérise par trois aspects fondamentaux. Premièrement, nous assurons une présence dans tous les territoires, ce qui nous permet d’accomplir le fameux « dernier kilomètre ». Nous tenons à la disposition de la commission le répertoire exhaustif des ressources pédagogiques produites (vidéos, ouvrages, ressources de formation) ainsi que nos statistiques concernant les webinaires de formation synchrone et asynchrone. Notre mission consiste à garantir, en tant qu’opérateur et par nos actions de formation menées avec l’ensemble de nos partenaires, en étroite collaboration avec l’administration centrale, l’acculturation nécessaire et l’appropriation effective sur le terrain des nombreux outils précédemment évoqués.
Deuxièmement, nous disposons d’un service national, le Clemi, qui diffuse à l’échelle nationale l’expertise en éducation aux médias et à l’information.
Troisièmement, notre réseau comprend entre 80 et 100 formateurs spécialisés dans le numérique et l’éducation aux médias et à l’information.
L’offre de l’opérateur en matière de production de contenu, de mise en œuvre de formation, de présence territoriale et d’expertise de formation justifie ainsi pleinement le qualificatif de bras armé sur un sujet nécessitant une adaptation constante. L’émergence récente des questions de parentalité, et l’évolution du rôle des réseaux sociaux, désormais intégrés plus profondément dans l’éducation aux médias et à l’information, exigent une réactivité exceptionnelle, une capacité d’adaptation permanente et une approche progressive répondant aux besoins spécifiques de la communauté éducative comme à ceux des parents que nous accompagnons. La présence territoriale de notre réseau permet d’établir ce contact essentiel avec les parents, dont nous savons qu’il est particulièrement difficile de les faire venir à l’école.
Le Clemi, service intégré de Canopé, pilote et met en œuvre la politique d’éducation aux médias et à l’information en lien avec les coordinateurs académiques. Sa gouvernance présente certaines particularités, avec des coordinateurs présents dans tous les rectorats, formés par le Clemi lui-même, en lien avec la DGESCO et la DNE.
Notre réseau se distingue également par sa capacité à déployer efficacement les politiques publiques. Je citerai, à titre d’exemple, les Territoires Numériques Éducatifs (TNE), qui concernent douze départements où nous déployons une politique du numérique éducatif au plus près des acteurs locaux, comprenant notamment une composante d’éducation aux réseaux sociaux, avec des modules de formation synchrones et asynchrones.
Concernant plus spécifiquement TikTok, nous avons lancé une action de recherche particulière baptisée Clemi Sup. Nous avons ainsi réalisé, entre 2021 et 2023, une étude auprès de 250 jeunes âgés de 11 à 19 ans, organisée en 42 groupes de discussion, qui nous a permis de tirer plusieurs enseignements concernant TikTok.
Nous avons ainsi constaté que cette plateforme constitue un espace de confrontation à des contenus choquants ou violents, qu’elle suscite des stratégies conscientes d’autorégulation (certains adolescents choisissent délibérément de ne pas installer l’application, anticipant son effet addictif) et qu’elle est source d’une fatigue attentionnelle et d’une surcharge cognitive spécifiques. Le défilement infini, les notifications intrusives et un design intentionnellement addictif génèrent, selon notre échantillon, fatigue, stress et sentiment de perte de temps.
Nous relevons également une incompréhension et une stigmatisation parentale non moins importantes, avec une réelle difficulté à aborder ce sujet dans le cadre des discussions familiales. L’étude révèle que les parents interdisent ou diabolisent souvent TikTok sans véritablement comprendre son fonctionnement ni ses usages.
Nous constatons en parallèle, chez les jeunes, une conscience critique doublée d’une défiance envers les adultes, qui est le revers de la stigmatisation évoquée précédemment. Les adolescents communiquent peu sur leurs usages de TikTok ou sur les contenus qu’ils y consultent, précisément en raison de cette stigmatisation.
Nous identifions enfin une obsession du temps consacré à TikTok, oscillant entre plaisir et perte de contrôle. Les jeunes en parlent avec lucidité, parfois avec anxiété, et même les plus enthousiastes reconnaissent leur difficulté à se déconnecter. Il convient toutefois de noter que TikTok donne également accès à des contenus éducatifs, certains enseignants étant présents sur cette plateforme, particulièrement durant les périodes de révision. Cette conscience exprimée par les jeunes crée une tension manifeste entre le plaisir qu’ils éprouvent, leur besoin d’évasion et un fort sentiment de culpabilité.
En synthèse, selon cette étude, que je souhaitais porter à votre connaissance, TikTok constitue simultanément un espace social important, un terrain émotionnel et cognitif comportant des risques, ainsi qu’un marqueur générationnel de conflits. La question de la parentalité numérique représente un axe de travail prioritaire pour nous.
Permettez-moi de conclure en vous présentant quelques chiffres illustrant notre engagement depuis 2022. Cette date marque la sortie de la crise covid et donc une accélération de notre positionnement en tant qu’opérateur de formation, notamment dans le domaine numérique, ainsi qu’une intensification de nos propositions sur ces thématiques. En analysant l’ensemble de nos formations abordant la question des réseaux sociaux chez les jeunes, nous avons recensé 159 sessions incluant une participation parentale.
Nos formations les plus demandées concernent principalement le cyberharcèlement chez les jeunes, le programme Phare, mais également la question des écrans, terminologie désormais intégrée dans nos intitulés de formation pour répondre à une demande croissante émanant tant des parents que de la communauté éducative.
Nous avons enregistré au total 11 127 participants uniquement pour les formations relatives à l’usage des réseaux sociaux et à leur encadrement dans l’espace éducatif. Ces sessions s’adressent à l’ensemble de la communauté éducative, principalement aux enseignants, mais restent accessibles aux parents, nos formations étant gratuites et ne nécessitant pas, pour celles dispensées en ligne, de disposer d’une adresse académique.
Dans le cadre du dispositif TNE, nous mettons particulièrement l’accent sur les formations à l’usage des réseaux sociaux dans les territoires concernés. Nous avons connu un pic d’activité en 2024, avec 149 sessions de formation spécifiquement consacrées à la question des réseaux sociaux, totalisant plus de 4 000 participants. Bien que ces formations soient ouvertes aux personnels d’encadrement, nos statistiques révèlent leur faible taux de participation.
Je terminerai en signalant la publication hier des nouveaux programmes d’éducation aux médias et à l’information, dans lesquels une attention particulière est accordée aux réseaux sociaux et à l’intelligence artificielle. Nous n’avons pas encore eu le temps d’analyser intégralement ces programmes, mais nous constatons manifestement une volonté d’intégrer ces sujets de façon plus approfondie.
En conclusion, en tant qu’opérateur confronté à un sujet aussi mouvant, évoluant très rapidement et générant aujourd’hui d’importantes tensions ressenties par les enseignants, nous devons répondre à un besoin d’accompagnement et de formation, encore amplifié par l’intelligence artificielle, tout en composant avec une tendance marquée au rejet global du numérique. Certains enseignants témoignent en effet d’une véritable lassitude face à la formation numérique et à l’éducation aux outils digitaux. Ils font également état d’incompréhensions parentales concernant l’utilisation d’outils numériques comme supports pédagogiques. Nous disposons pourtant de nombreuses ressources, qu’il s’agisse des Pix ou des formations proposées par nos partenaires, associations et entreprises spécialisées en technologies éducatives. Nous traversons donc une période particulièrement complexe, caractérisée par une focalisation sur les réseaux sociaux et les pratiques numériques des jeunes. Paradoxalement, alors que l’éducation numérique s’avère plus nécessaire que jamais, les enseignants se trouvent dans une position de tension, notamment vis-à-vis des parents d’élèves. Sur le terrain, nous constatons un réel appétit de connaissances concernant la parentalité numérique, la technoférence ou les risques liés aux réseaux sociaux. Nous parvenons à mobiliser des groupes de parents sur ces thématiques, ce qui représente un défi considérable dans certains territoires. Au sein de nos communautés éducatives, nous observons également un sentiment d’être dépassé par les pratiques numériques des jeunes générations, créant une forme d’épuisement professionnel face à ces enjeux. Les nouveaux programmes scolaires constituent à cet égard un point d’appui fondamental. Nous remarquons, tant à Canopé qu’au Clemi, que le concept d’éducation aux médias ne suffit plus. Nous évoluons vers une éducation aux humanités numériques, une approche globale incluant réseaux sociaux et intelligence artificielle. Ces programmes fournissent des repères essentiels et précisent le positionnement institutionnel dans ce paysage particulièrement contradictoire.
M. Marc Pelletier. L’école se trouve effectivement confrontée à des paradoxes majeurs en matière numérique. Nous devons répondre à une double injonction, celle de former impérativement les élèves aux compétences numériques et leur fournir les ressources nécessaires à une utilisation pertinente de ces outils, tout en luttant contre leurs effets pervers, ce qui nous contraint parfois à en contrôler l’usage, voire à l’interdire. Nous évoluons dans cette situation profondément paradoxale et nous nous efforçons constamment de répondre au mieux à cette double exigence apparemment contradictoire.
Mme Florence Biot. Ces tensions nécessitent une clarification des messages adressés à la communauté éducative, objectif que notre ministre actuel poursuit résolument. La circulaire de rentrée apporte déjà des éléments substantiels sur l’éducation raisonnée au numérique. Cette notion de raisonnement implique une approche progressive, des recommandations précises concernant les temps d’écran et la promotion du droit à la déconnexion. Nous avons considérablement progressé dans notre réflexion sur l’utilisation des environnements numériques de travail (ENT), tant par les élèves que par les enseignants dans leurs prescriptions pédagogiques. Nous avons élaboré un ensemble cohérent de règles et de chartes de bonnes pratiques pour ces environnements numériques. Les nouveaux programmes s’inscrivent parfaitement dans cette volonté institutionnelle de clarification concernant le numérique éducatif. Si sommes pleinement conscients des tensions existantes, la volonté de clarification est réelle, y compris sur la question centrale des temps d’écran, en prolongement des travaux de la commission dédiée à cette problématique.
Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Madame Missir, vous avez évoqué une étude couvrant la période 2021-2023 dont nous souhaiterions obtenir les détails. Disposez-vous de données ou d’enquêtes spécifiques concernant l’usage des réseaux sociaux par les élèves, avec éventuellement une analyse détaillée par plateforme ? Avez-vous mené ce type d’investigations dans les établissements scolaires français ?
M. Marc Pelletier. La DGESCO ne réalise pas d’enquêtes spécifiques concernant l’usage des réseaux sociaux par les élèves. Bien que nous n’interrogions pas directement les jeunes sur leurs pratiques numériques ni sur les plateformes qu’ils privilégient, nous intégrons en revanche à notre réflexion les études produites par d’autres organismes. Je pense notamment à l’enquête annuelle menée par l’association e-Enfance, avec laquelle nous collaborons étroitement sur les problématiques de harcèlement et d’autres sujets. Nous nous appuyons également sur les études de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres organismes internationaux. Au sein même du ministère de l’éducation nationale, le Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) produit des analyses pertinentes sur ces questions, particulièrement concernant les impacts sur le sommeil des élèves. Cette dimension sanitaire fait partie intégrante de notre approche préventive et éducative, à travers des actions spécifiques visant à promouvoir un sommeil de qualité.
Mme Florence Biot. Pour étayer nos préconisations, tant dans les programmes que dans les guides destinés aux enseignants et aux parents, nous nous appuyons sur plusieurs études chiffrées. L’étude annuelle de l’association e-Enfance révèle qu’en 2024, 22 % des élèves de primaire affirmaient déjà ne plus pouvoir se passer de leur téléphone pendant plus d’une heure. Ce chiffre atteint 24 % pour les collégiens et 28 % pour les lycéens. La situation en primaire constitue le point le plus préoccupant, quoique les données concernant les collèges et lycées demeurent également alarmantes.
Un autre signal d’alerte majeur concerne l’exposition précoce aux réseaux sociaux. Cette étude démontre en effet que 67 % des élèves de primaire sont déjà inscrits sur des réseaux sociaux et messageries, malgré l’interdiction pour les moins de 13 ans. Ce pourcentage grimpe à 93 % au collège et à 96 % au lycée. YouTube, WhatsApp et Snapchat figurent comme les plateformes les plus utilisées par les 6-18 ans.
Nous considérons également les travaux de l’OMS qui établissent qu’en France, la prévalence de l’usage problématique des réseaux sociaux chez les adolescents s’élève à 9 %, contre 11 % pour l’ensemble des pays participant à l’étude, avec une surreprésentation notable des filles de 13 ans. Cette différence de genre mérite attention, les jeunes filles se connectant selon l’OMS davantage que les garçons. Par ailleurs, 33 % des jeunes déclarent un usage intense des réseaux sociaux, 48 % un usage actif, tandis que seulement 10 % se considèrent non actifs.
Ces statistiques démontrent que les non-utilisateurs de réseaux sociaux représentent désormais une minorité, même parmi les plus jeunes élèves. Nous faisons face à un usage massif et non marginal de ces plateformes. Plus inquiétant encore, ces chiffres stagnent au fil du temps, malgré nos multiples actions de sensibilisation. Il devient donc impératif d’intensifier nos efforts éducatifs, tant auprès des enfants que des familles et des enseignants, ces derniers nécessitant également une sensibilisation approfondie sur ces questions.
Le CSEN constitue pour nous un repère essentiel et conduit de nombreuses études en la matière. Nous avons notamment participé à des sessions présentant les recherches sur les liens entre écran, cognition et sommeil dans le cadre de la cohorte Elfe, qui démontrent que si le contexte familial exerce davantage d’influence que le temps d’écran sur le développement des compétences cognitives, ce dernier impacte significativement le temps de sommeil.
Le CSEN insiste particulièrement sur cette question du sommeil, davantage que sur celle de la cognition. Une étude récente, dont les résultats seront bientôt rendus publics, confirme l’importance prépondérante du contexte familial et des modalités d’utilisation des outils numériques, sans constater d’impact négatif sur les capacités cognitives. En revanche, elle révèle que les écrans consultés en soirée affectent considérablement le sommeil.
Face à ces constats, nous devons impérativement accentuer nos messages sur la nécessité d’une déconnexion le soir. Nous insistons particulièrement sur l’importance, au sein des familles, d’éviter toute consultation des réseaux sociaux, des écrans en général, et même des ENT après 20 heures. La régulation stricte des temps d’écran en soirée constitue un enjeu fondamental.
Mme Marie-Caroline Missir. La commission « enfants et écrans » a constaté que la question spécifique des réseaux sociaux demeure relativement peu documentée par la recherche, exception faite de la cohorte Elfe, dont le champ d’étude englobe plus largement les écrans, incluant la télévision. Les chercheurs ayant le plus approfondi ce sujet, notamment Séverine Erhel et Anne Cordier, se sont concentrés sur les usages des réseaux sociaux chez les adolescents.
Un premier constat essentiel émergeant de nos travaux en commission concerne la nécessité de sensibiliser au design même de ces plateformes, particulièrement TikTok. Leur fonctionnement intrinsèquement addictogène présente en effet des aspects extrêmement problématiques que nous avons détaillés dans notre rapport. Ces mécanismes restent parfois méconnus des jeunes eux-mêmes et devraient faire l’objet d’un enseignement spécifique.
Nos formations révèlent également une forte demande des enseignants pour une meilleure compréhension du fonctionnement cérébral des adolescents, précisément en lien avec les réseaux sociaux. Certaines plateformes, TikTok en tête, sont conçues dans leur architecture même pour générer des effets neurologiques particulièrement puissants sur le cerveau adolescent. Nous employons le terme d’addiction avec toutes les précautions nécessaires, bien entendu.
À Canopé et au Clemi, nous constatons que toutes les conférences et formations portant sur le cerveau de l’enfant et de l’adolescent rencontrent un succès considérable. Je pense notamment aux interventions très demandées de notre collègue Grégoire Borst, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et du laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant (LaPsyDE).
Cette situation révèle probablement un angle mort de notre approche. Au-delà des questions d’interdiction et d’éducation au numérique, les enseignants désirent comprendre les mécanismes cérébraux en jeu. La connaissance approfondie du fonctionnement du sommeil adolescent, par exemple, s’avère essentielle. L’information selon laquelle la sécrétion d’une hormone spécifique est stimulée par la lumière bleue des écrans à partir d’une certaine heure, entravant ainsi l’endormissement, constitue un savoir essentiel. De même, les phénomènes de technoférence pour les parents devraient être mieux connus, tant par les adolescents eux-mêmes que par leurs enseignants. Cela explique ce désir et ce besoin manifestes de formation à toutes les dimensions du fonctionnement cérébral adolescent en lien avec les usages numériques.
Mme Laure Miller, rapporteure. Affirmez-vous que toute cette question de l’impact des écrans sur le développement et le cerveau de l’enfant et de l’adolescent fait déjà l’objet d’un enseignement formel auprès des jeunes à l’école ?
Mme Marie-Caroline Missir. Justement, ce n’est pas le cas, bien que je n’aie pas encore pu analyser en profondeur les nouveaux programmes à ce sujet. Je constate simplement, du fait de ma position, que nos formations destinées aux enseignants sur ces thématiques suscitent un intérêt considérable. Nous devrions sans doute examiner plus attentivement la formation initiale mais, concernant la formation continue, nous y investissons significativement car les enseignants expriment un réel besoin de repères directement liés à la question du numérique.
Il est également essentiel que les enfants et adolescents comprennent qu’un adolescent présente des particularités propres en termes d’apprentissage, de rythme de sommeil et de besoins spécifiques. Ces connaissances, que j’ai moi-même acquises au sein de la commission grâce à mes collègues chercheurs, figurent parmi nos propositions.
M. Marc Pelletier. Les programmes évoqués sont à ce stade des projets proposés par le Conseil supérieur des programmes (CSP) qui feront l’objet de consultations par la DGESCO avant leur publication effective. Les programmes d’enseignement moral et civique actuels intègrent toutefois déjà la dimension de l’esprit critique. Cette formation concerne non seulement l’analyse critique des informations diffusées par les réseaux, mais également la compréhension des mécanismes intrinsèques de ces plateformes, conçues pour générer addiction et usage déraisonnable. Cette approche plus structurelle de l’esprit critique figure déjà dans nos programmes et constitue un angle d’analyse particulièrement pertinent.
Mme Florence Biot. Au-delà des grandes sources d’études mentionnées précédemment, nous nous appuyons également sur des recherches en neuropsychologie qui démontrent que l’utilisation problématique des réseaux sociaux entrave le développement des capacités de contrôle et de jugement critique chez les jeunes. Ces déficits se manifestent notamment dans leurs interactions sociales, leurs apprentissages et leur résistance aux dérives sectaires. L’articulation entre usage des réseaux sociaux et développement de l’esprit critique constitue donc un enjeu majeur.
Les spécialistes de l’enfance et de l’adolescence alertent également sur l’augmentation des troubles liés à l’identité de genre potentiellement induits par les algorithmes de certaines applications telles que TikTok. Il est donc impératif d’examiner attentivement ces troubles générés par les réseaux sociaux. Notre conseil scientifique, particulièrement focalisé sur les études scientifiques et la santé, nous permet d’intégrer ces connaissances, notamment les travaux de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) concernant les troubles du sommeil. Ces recherches orientent directement nos décisions et nos actions.
La commission écrans a également fourni un apport décisif. Nous avons été chargés d’intégrer ses conclusions et de formuler des propositions concrètes, ce qui nourrit actuellement nos réflexions sur la formation des enseignants, l’élaboration des nouveaux programmes et le développement des compétences. Nous enrichissons également nos ressources destinées aux parents, notamment la mallette de parentalité numérique déjà disponible sur Eduscol et les webinaires sur les idées reçues du numérique. Notre approche s’inscrit par ailleurs dans une dimension interministérielle, avec une collaboration particulièrement étroite avec le ministère de la santé.
Mme Laure Miller, rapporteure. Au-delà des contenus problématiques sur les réseaux sociaux, que vous traitez déjà à travers l’éducation aux médias et à l’information, je m’interroge spécifiquement sur l’impact des écrans et des réseaux sociaux sur la santé des jeunes. Si je comprends bien, depuis la commission écrans, dont les conclusions ont été rendues à l’été 2024, les programmes destinés aux enfants, aux parents ou aux professeurs n’ont pas encore été modifiés. Les recommandations de cette commission n’ont-elles donc pas encore été appliquées concrètement ?
M. Marc Pelletier. Nous avons non seulement pris acte des conclusions de la commission écrans mais nous travaillons activement sur plusieurs de ses propositions. Ces travaux aboutiront prochainement à la publication d’un ensemble de ressources destinées aux équipes éducatives, aux personnels de l’éducation nationale ainsi qu’aux parents d’élèves. Nous intégrons pleinement ces recommandations dans notre stratégie d’action et de formation des élèves.
Mme Laure Miller, rapporteure. Ces mesures ne sont donc pas encore effectives mais pourraient l’être à la prochaine rentrée, est-ce exact ?
M. Marc Pelletier. Effectivement, cette mise en œuvre nécessite un certain temps. Nous devons intégrer les recommandations de la commission, rendues récemment, dans nos actions éducatives de manière réfléchie, et ces éléments irrigueront naturellement les nouveaux programmes lors de leur déploiement. Il est essentiel de procéder méthodiquement pour ne pas diffuser des messages sans l’accompagnement nécessaire, sans ressources pédagogiques adaptées ni formation adéquate des personnels. Cette transition s’opère donc progressivement.
Pour illustrer concrètement notre collaboration avec le ministère de la santé, celui-ci publiera très prochainement une nouvelle feuille de route concernant le sommeil. Nous travaillons conjointement sur la formulation des recommandations afin qu’elles soient optimalement utiles et opérationnelles dans leur mise en œuvre.
Mme Florence Biot. Dès la circulaire de rentrée de l’année dernière, nous avions déjà intégré les préconisations de la commission écrans concernant les plus jeunes. Le concept de numérique raisonné figure explicitement dans la circulaire de rentrée 2024, notamment pour les enfants de moins de trois ans.
Concernant le droit à la déconnexion que la ministre vient d’évoquer, nous collaborons actuellement avec les collectivités territoriales qui gèrent les marchés des ENT pour améliorer leur paramétrage. Nous souhaitons, par exemple, empêcher que les élèves reçoivent des notifications de notes à des horaires tardifs ou durant le week-end. Il s’agit notamment d’éviter que les élèves découvrent leurs notes sur l’application avant la remise des copies. Sans un paramétrage adéquat, lorsqu’un enseignant saisit ses notes dans le logiciel, celles-ci sont immédiatement visibles. Plutôt que d’imposer aux enseignants une double saisie, nous privilégions des solutions de paramétrage des ENT. Cette approche combine bonnes pratiques et configurations techniques pour résoudre des problèmes cruciaux comme la connexion tardive des élèves.
De même, nous veillons à ce que les devoirs, particulièrement pour les plus jeunes, soient également communiqués sur support papier afin que ni les parents ni les élèves ne soient contraints de se connecter. Nous avons donc mis en œuvre les recommandations de la commission dès 2024 pour tous les aspects immédiatement applicables.
M. Marc Pelletier. J’ajoute que nous avons, depuis plusieurs années déjà, interdit l’usage du téléphone portable à l’école et au collège. Dans la continuité de cette interdiction, nous avons lancé une expérimentation sur la pause numérique, initiative qui s’inscrit pleinement dans la lignée des préconisations de la commission.
Mme Stéphanie Gutierrez, adjointe au chef de la sous-direction de l’action éducative (DGESCO). Nous sommes allés au-delà de l’article L. 515 du code de l’éducation, qui interdit l’utilisation du téléphone portable dans l’établissement scolaire au cours des activités pédagogiques, sauf lorsqu’elle s’inscrivait dans un usage pédagogique encadré par les enseignants, puisque nous avons mené une expérimentation visant à interdire totalement le portable, qu’il s’agisse de son port ou de son usage par les élèves. Dans le cadre de cette expérimentation, les établissements ont pu choisir le mode d’interdiction, qu’il s’agisse de ranger les portables dans des casiers ou de recourir à des pochettes bloquant l’usage effectif des téléphones, tout cela devant naturellement se faire en lien avec les collectivités territoriales. Il s’agissait en l’occurrence des collèges, donc en lien avec les départements, responsables des dotations de fonctionnement, car tout aménagement envisagé suppose l’accord du département. Les effets attendus touchent à la fois à la santé directe des élèves et au climat scolaire dans son ensemble et nous avons d’ores et déjà pu observer une amélioration sensible de l’ambiance au sein des établissements. La ministre a demandé que cette expérimentation soit généralisée dès la rentrée, et nous travaillons actuellement à en rendre possible la généralisation sur le plan juridique.
Mme Laure Miller, rapporteure. Dois-je comprendre qu’un doute subsiste quant à la possibilité de procéder à cette généralisation d’un point de vue juridique ?
Mme Stéphanie Gutierrez. La question porte sur le mode et le vecteur normatif, autrement dit sur la manière concrète dont cette mesure pourra être traduite juridiquement.
Mme Laure Miller, rapporteure. Très bien, mais pouvons-nous considérer que cela est définitivement arrêté pour la rentrée de septembre ?
Mme Stéphanie Gutierrez. La ministre a en effet annoncé la généralisation.
M. Marc Pelletier. L’expérimentation a concerné plus de 30 000 élèves, et les résultats de l’évaluation que nous avons pu en tirer témoignent d’une amélioration globale du climat scolaire, telle qu’elle a été rapportée par les établissements eux-mêmes, avec une augmentation des interactions entre les élèves ainsi qu’une plus grande sérénité dans l’espace de la classe. Cette évolution positive s’observe notamment chez certains élèves auparavant perturbés par la sonnerie d’un téléphone ou moins concentrés, ce qui nuisait aux apprentissages. Cette mesure a également rencontré une large adhésion de la part de la communauté éducative dans son ensemble et des parents.
Mme Florence Biot. Il était important de modifier l’appellation initiale, car le terme de « pause numérique » pouvait susciter les injonctions contradictoires évoquées précédemment. Il s’agissait d’éduquer au numérique tout en annonçant simultanément une pause, ce qui pouvait prêter à confusion. Ce changement s’adressait notamment à ceux qui considéraient que nous n’éduquions plus au numérique, ce qui constituait un argument. Il devenait donc indispensable d’adapter les éléments de langage. Le nouveau terme est ainsi « portable en pause », une formulation qui met davantage l’accent sur le téléphone lui-même, car ce sont bien les usages du smartphone qui sont visés. Il ne s’agit pas de suspendre l’usage de tout écran ni celui des ordinateurs en salle informatique. Je le souligne car nous avons eu de nombreux échanges avec les collectivités, qui indiquaient ne pas comprendre le message véhiculé par l’institution à travers cette notion de pause numérique. Certaines d’entre elles nous ont d’ailleurs questionnés sur l’opportunité même d’équiper leurs établissements en ordinateurs.
Mme Laure Miller, rapporteure. S’agissant de la sensibilisation à la question des écrans il semble, à la lecture des documents diffusés, qu’une forme de sensibilisation soit effectivement menée, mais qu’elle s’accompagne d’une tendance à la dédramatisation. Les rapports récemment publiés, notamment ceux issus de la commission écrans, soulignent l’existence d’un impact significatif de l’usage des écrans sur la santé des enfants, qu’il ne faut pas sous-estimer. J’espère que les documents d’information pourront évoluer en ce sens et insister davantage sur la gravité de la situation, afin de mieux faire comprendre aux parents la nécessité de respecter un certain nombre de règles et d’éviter une exposition précoce aux écrans.
Je m’exprime ici également en tant que mère : les documents que nous recevons pour les enfants en maternelle laissent entendre qu’entre six et neuf ans, l’accès aux écrans peut être envisagé assez librement, à condition qu’il soit supervisé par les parents. Cela me paraît contestable, notamment parce que ces recommandations ne distinguent pas clairement les différents types d’écrans, alors que certains, comme les réseaux sociaux, posent des problématiques bien spécifiques. Cette approche m’a semblé à la fois insuffisamment claire et faussement rassurante, à une période où tant les déclarations des responsables politiques que les alertes de nombreux scientifiques appellent au contraire à ne pas minimiser les enjeux.
Mme Marie-Caroline Missir. Je fais partie de la commission écrans et continue d’y être très investie, même un an après la publication du rapport. La commission a formulé des recommandations très claires quant aux bornes d’âge : une interdiction totale des écrans jusqu’à trois ans, puis un usage rare mais accompagné jusqu’à six ans. Elle ne préconise par ailleurs aucunement le retrait des écrans à l’école, à l’exception de l’école maternelle. Il est essentiel de rappeler que les positions de la commission doivent être prises dans leur globalité. Celle-ci insiste fortement sur l’éducation au numérique, sur la formation dans ce domaine, et salue à cet égard le travail engagé par l’éducation nationale.
Nous traversons effectivement une période de fortes tensions, avec l’émergence de prises de position divergentes, notamment à travers des tribunes signées par plusieurs membres de l’Académie des sciences. Toutefois, ces interventions ne reflètent en rien les conclusions de la commission, dont les membres ont longuement œuvré à l’élaboration d’une position commune. Ce travail a nécessité du temps pour aboutir à de véritables points de convergence. S’agissant du champ scolaire, lors de la remise du rapport au président de la République, ce dernier a demandé à son gouvernement de formuler des propositions dans un délai d’un mois. Malgré la dissolution qui a suivi, le ministère de l’éducation nationale a été le premier à se saisir du sujet, notamment à travers l’initiative de la pause numérique.
Les projets précédemment évoqués, en particulier la publication par le Conseil supérieur des programmes de propositions de nouveaux programmes, témoignent de cette dynamique. Moins d’un an après la remise du rapport, et malgré les aléas politiques, l’éducation nationale a su faire preuve d’un engagement réel sur cette question. J’en parle ici non au nom de Canopé, mais en tant que membre actif de la commission, ayant vu de nombreux ministères, dont celui de la santé, s’intéresser à notre travail. Pour autant, les actions concrètes mises en œuvre sont, ce qui est légitime dans le cadre régalien, majoritairement venues de l’école.
Je tiens à préciser que tous les membres de la commission souhaitent que l’ensemble du rapport soit pris en considération, sans que l’attention ne se focalise exclusivement sur l’éducation nationale qui, à mes yeux, a accompli la part qui lui revient, tout en respectant l’équilibre que nous avons collectivement recherché. Je comprends les interrogations des parents que j’évoquais précédemment, ainsi que le point que vous soulevez, et nous continuons d’y travailler. Je tenais à rappeler avec fermeté que la tribune publiée par certains membres de sociétés savantes ne reflète pas les positions de la commission et que ce désaccord a fait l’objet de vifs débats en son sein.
Mme Laure Miller, rapporteure. Je me permets de reformuler mes propos, qui étaient sans doute un peu trop virulents et manquaient de mesure, afin de clarifier la question que je souhaitais vous poser. À travers les nombreuses auditions que nous avons menées jusqu’à présent, et je pense notamment à celle des parents d’enfants victimes de l’usage des réseaux sociaux, en particulier de TikTok, certains ayant malheureusement mis fin à leurs jours, nous avons parfois ressenti un décalage entre la réalité quotidienne de ces enfants, qui passent un temps considérable sur leur téléphone et les réseaux sociaux, et la perception qu’en ont certains professionnels. Ce décalage peut prendre plusieurs formes, mais celui-là précisément nous a été rapporté à maintes reprises par les familles, qui exprimaient le sentiment qu’il n’existe pas, ou pas suffisamment, de sensibilisation, y compris parmi les professionnels de santé qui, dans certains cas, semblent ne pas percevoir ce qui est pourtant évident, à savoir que la détresse d’un enfant peut être intimement liée à son usage des réseaux sociaux. Cette impression de décalage concerne également, selon ces témoignages, les professionnels de l’éducation nationale, qu’il s’agisse des enseignants du secondaire ou des professeurs des écoles. Ma question est donc la suivante : la formation au numérique, pour les professeurs, constitue-t-elle une option ou est-elle pleinement intégrée à leur parcours de formation initiale ?
Mme Florence Biot. Il s’agit bien d’une obligation puisque la formation initiale des enseignants comprend d’ores et déjà un volet dédié aux compétences numériques. Dès leur entrée dans le métier, les professeurs doivent en effet attester de ces compétences à travers une certification. Autrefois, cela se faisait à travers le certificat informatique et internet niveau 2 enseignant (C2i2e), remplacé aujourd’hui par le cadre de référence des compétences numériques que j’évoquais précédemment. Ce cadre a fait l’objet d’une expérimentation pendant trois ans pour les enseignants et sera prochainement inscrit dans les textes. Il est adossé à la certification Pix, qui concerne aussi bien la formation initiale que la formation continue.
Ainsi, au sein des instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspe), des modules de formation au numérique sont prévus, et ils seront renforcés, comme l’a annoncé la ministre, notamment sur les volets du numérique en général et de l’intelligence artificielle en particulier. Jusqu’à présent, le prisme dominant était celui de la citoyenneté numérique, avec une forte dimension de prévention autour, notamment, de la prévention du cyberharcèlement ou de l’éducation à l’usage responsable. Ce sont des thématiques que nous avons traitées de manière prioritaire. L’intelligence artificielle, thématique plus récente, viendra désormais enrichir ces approches. Cela dit, pour comprendre réellement ce que sont les réseaux sociaux, il est indispensable de comprendre les fondements techniques du numérique. Il existe à la fois un enjeu de littératie numérique et des compétences plus scientifiques et techniques à acquérir, notamment pour comprendre les logiques algorithmiques à l’œuvre.
Ces compétences sont enseignées dès l’école, avec une attention particulière portée à la pensée algorithmique et à la pensée informatique, qui sont désormais intégrées aux programmes scolaires dès l’école élémentaire. Même à l’école maternelle, il est possible de commencer un travail d’initiation à la pensée informatique, sans avoir nécessairement recours à un écran. Il est fondamental, lorsqu’on parle de réseaux sociaux, de ne pas dissocier l’approche citoyenne de l’approche scientifique et technologique, car les deux dimensions sont étroitement liées.
C’est précisément dans cet esprit que les nouvelles maquettes de formation initiale sont en cours de refonte. La réforme globale en cours prévoit une intégration renforcée de ces compétences dans la licence de professorat comme dans le master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF).
M. Marc Pelletier. Cette éducation est certes portée de manière plus spécifique par l’enseignement moral et civique, puisqu’elle en constitue un axe pleinement intégré, mais elle est également assumée par l’ensemble des disciplines, en particulier celles qui sont dispensées au lycée. Elle l’est également, de façon transversale, à travers l’éducation à l’esprit critique ainsi que l’apprentissage de la maîtrise et de l’analyse de l’information, autant de dimensions abordées dans la formation plus générale des professeurs.
Je me permets de revenir sur l’idée que vous suggériez à propos d’une communication plus marquée et davantage orientée vers les dangers ou les effets néfastes, que nous connaissons parfaitement et contre lesquels nous œuvrons collectivement. Sur ce point, il me semble important de souligner que concentrer la communication uniquement sur les risques ou sur une approche négative d’un phénomène ne constitue pas toujours la stratégie la plus efficace. Cela a été démontré, notamment dans le domaine de la santé. Affirmer, par exemple, qu’il n’est pas bien de fumer ne suffit pas, car ce type de discours isolé ne produit pas nécessairement les effets escomptés. Les enquêtes révèlent que, pour prévenir efficacement certains comportements à risque, qu’il s’agisse de pratiques alimentaires, de consommation de substances ou d’autres usages problématiques, il est souvent plus pertinent de mettre l’accent sur les bonnes pratiques. Il s’agit alors de former les élèves à agir concrètement sur les facteurs déterminants qui les conduiront à éviter ces comportements.
C’est ce double levier que nous activons et que nous avons privilégié notamment dans l’éducation à la santé, en opérant ces dernières années un véritable changement de paradigme, qui nous rend aujourd’hui bien plus efficaces. Plutôt que de tenir un discours culpabilisant ou moralisateur, dont l’impact reste souvent limité, nous mettons davantage l’accent sur les gestes appropriés et les comportements favorables à adopter, afin que chaque élève développe une capacité d’action sur sa santé et ses choix.
Toutes ces problématiques, bien que l’école les prenne en charge avec détermination, dépassent largement le seul cadre scolaire et appellent une mobilisation plus large, impliquant l’ensemble des acteurs concernés.
Mme Laure Miller, rapporteure. Il ne s’agit aucunement de remettre en cause votre rôle et nous avons pleinement conscience du fait que cela ne relève pas de votre responsabilité. Toutefois, votre position particulière vous place au contact direct des enfants, et parfois également des parents, ce qui fait que la prévention passe inévitablement aussi par vous.
Je souhaite revenir sur les tensions actuelles que vous évoquiez à juste titre, et qui traversent nos écoles et établissements scolaires. Le sujet des ENT a fait l’objet de discussions dans le cadre d’auditions précédentes, que ce soit avec des associations de parents d’élèves ou avec des parents eux-mêmes. Selon vous, est-ce à chaque établissement de paramétrer ces ENT pour faire en sorte, par exemple, qu’un message envoyé à 22 heures ne déclenche pas de notification nocturne, ou existe-t-il une règle d’ordre général, édictée au niveau national, qui impose des paramètres types ?
Nous avons par ailleurs entendu des parents d’élèves s’interroger sur la nécessité réelle de mettre des outils numériques entre les mains des enfants dans le cadre scolaire quotidien. Certains parents expriment une volonté très claire d’éloigner leurs enfants des écrans, notamment au collège, et ont parfois le sentiment que cette position devient difficile à tenir, dès lors que l’éducation nationale elle-même rend leur usage incontournable, par exemple lorsqu’il s’agit de faire un exposé ou de récupérer les devoirs. Cette contradiction apparente entre un discours de vigilance et des pratiques numériques parfois systématiques suscite un certain malaise chez ces familles. Existe-t-il une volonté, à l’avenir, de modérer cet usage, ou tout du moins de préserver une certaine souplesse, afin de ne pas contraindre les familles à remettre un écran dans les mains de leur enfant alors qu’elles souhaiteraient s’en éloigner ?
Mme Florence Biot. L’ENT, conçu comme un véritable espace de relation avec la famille, constitue une interface de communication directe, particulièrement au collège et au lycée où, contrairement à l’école élémentaire, les parents ne se rendent pas quotidiennement jusqu’aux salles de classe. Grâce à l’ENT, les familles demeurent informées, reçoivent des communications directes de l’établissement, accèdent aux ressources pédagogiques numériques, à certains manuels selon les niveaux, et aux évaluations. Notre objectif n’est donc nullement de distendre le lien avec les familles mais plutôt, comme vous l’évoquiez, de limiter les notifications et les communications à certaines heures, notamment le soir à partir de 20 heures, la nuit, ou durant le week-end, créant ainsi des plages de déconnexion.
Concernant la mise en œuvre technique, chaque éditeur possède ses propres solutions logicielles et les collectivités établissent des contrats avec ces fournisseurs. Nous avons toutefois défini un cadre technique comprenant des référentiels qui déterminent le fonctionnement des ENT. Nous disposons donc des moyens d’encadrement nécessaires, charge ensuite aux éditeurs de décliner ces normes, ce qu’ils font actuellement. Nous enrichissons continuellement ce cadre technique selon les besoins. Cette démarche implique également un dialogue avec les collectivités, entamé à la suite des annonces ministérielles mais qui s’inscrit dans la continuité des préconisations de la commission écrans.
Quant aux usages numériques, notre philosophie repose entièrement sur l’éducation. Il est impossible d’éduquer sans développer les compétences numériques des élèves, qu’elles soient techniques ou humanistes. Cette formation comprend l’algorithmique, la programmation, le codage et la compréhension du fonctionnement de cet objet technologique qu’est le numérique. L’aspect scientifique demeure essentiel. Parallèlement, l’éducation aux médias et à l’information exige des expérimentations, des défis, des interactions. Nous devons montrer aux élèves comment fonctionnent ces technologies, notamment l’intelligence artificielle, et leur permettre de comprendre les mécanismes de la désinformation. Cet apprentissage passe par la démonstration, l’expérimentation, l’analyse d’images et les exercices comparatifs. Tous ces enseignements s’intègrent naturellement dans le cadre des cours.
Mme Laure Miller, rapporteure. Ces pratiques existent effectivement depuis plusieurs années, mais je m’interroge sur le fait que certaines collectivités fournissent des ordinateurs ou des tablettes à des élèves qui disposent parfois déjà de nombreux équipements chez eux. Ces dotations supplémentaires risquent d’entraver leur capacité à faire une pause numérique à leur domicile également. Comprenez-vous cette préoccupation ?
Mme Florence Biot. Nous mettons en place l’ensemble des mesures que j’ai évoquées, mais l’apprentissage du numérique nécessite inévitablement des outils numériques. Ce sont les mésusages qui s’avèrent préjudiciables. Toutes les études scientifiques que j’ai citées démontrent que l’usage et l’environnement familial influencent davantage l’apprentissage que la simple présence des outils. Nous devons donc traiter la question de l’acculturation des familles à l’utilisation des écrans dans l’environnement domestique.
Nous avons conclu en 2023 une convention-cadre entre l’éducation nationale, Canopé, le Clemi et l’Arcom. Notre ministère et le Clemi se sont engagés à associer l’Arcom aux campagnes de sensibilisation destinées au grand public concernant les usages numériques responsables, particulièrement d’internet et des réseaux sociaux, comme le Guide de la famille tout-écran. Nous pouvons également nous engager avec l’Arcom à produire et diffuser des ressources pédagogiques numériques, à organiser des formations en éducation aux médias et à l’information, pour expliquer l’exposition des enfants aux écrans et promouvoir les usages responsables d’internet et des réseaux sociaux. Des campagnes d’information tout-public apparaissent absolument indispensables pour prévenir les mésusages et les comportements préjudiciables face à ces outils.
Je n’élude pas la question des âges. D’ailleurs, le carnet de santé actuel comporte déjà une page consacrée au numérique et nous adhérons pleinement à ces messages de santé publique car l’éducation nationale intègre naturellement l’éducation à la santé. J’insiste néanmoins sur la nécessité pour les élèves de comprendre la technologie et de développer des compétences numériques. Il ne s’agit aucunement de restreindre leur accès aux outils numériques, ce qui pénaliserait en premier lieu les familles les plus défavorisées en les privant de la possibilité d’accéder à ces équipements. Notre approche doit maintenir un cadre strictement éducatif avec une pédagogie claire et adaptée.
M. Marc Pelletier. Sur le droit à la déconnexion et le paramétrage des ENT, je dois souligner que l’interdiction ou le paramétrage, même défini au niveau national pour limiter la diffusion d’informations à certaines heures, demeure insuffisant. Je crois fermement que l’efficacité de ces mesures repose sur leur relais au plus près des personnels, des parents d’élèves et des élèves eux-mêmes. Cette thématique doit être véritablement abordée dans chaque établissement, à travers les outils existants comme le règlement intérieur, mais également par une charte de bon usage des outils numériques. Ce travail de communication et d’explication mené par chaque établissement me paraît essentiel. Une simple décision au niveau national ne peut résoudre à elle seule toutes ces problématiques.
Mme Florence Biot. Une charte d’éducation à la culture et à la citoyenneté numérique existe déjà et a été diffusée dans tous les collèges. Ses articles ont été rédigés en collaboration avec le Clemi, l’Arcom, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et tous nos partenaires habituels sur ces questions. Nous disposons également d’un guide d’accompagnement qui traite spécifiquement de la question des réseaux sociaux. Il nous faut désormais assurer une diffusion optimale de cette charte et promouvoir ces bonnes pratiques.
M. Marc Pelletier. Gardons également à l’esprit que les outils numériques possèdent de réelles vertus pédagogiques. Nous ne devrions pas, sous prétexte qu’il existe des mésusages ou d’autres effets pervers, nous priver à la fois d’une éducation au numérique et des bénéfices des outils numériques pour la pédagogie. Ces outils favorisent l’interactivité en classe, permettent une meilleure personnalisation de certains apprentissages et une adaptation aux besoins spécifiques de chaque élève, entre autres avantages. L’école ne peut se priver de ces ressources qui contribuent à la réussite des élèves.
Mme Marie-Caroline Missir. Il est indéniable que la communauté éducative éprouve aujourd’hui un sentiment de dépassement, alimenté par le débat public. Parallèlement, nous faisons face à une transition numérique particulièrement exigeante dans les classes depuis plus de deux ans avec l’arrivée de l’intelligence artificielle.
La question du numérique dans les établissements et dans le quotidien des familles doit désormais être abordée différemment. Au sein de la communauté éducative, qui inclut les parents, cette dimension ne doit plus être subie, mais explicitement intégrée. Elle devrait faire l’objet d’une discussion avec les familles en début d’année, par exemple autour de la charte numérique, et ce dès l’école élémentaire. L’objectif est de définir collectivement la place que nous souhaitons accorder au numérique dans l’établissement. Nous ne devons pas subir cette réalité, même lorsqu’elle résulte de dotations matérielles des départements. Elle doit constituer une dimension à part entière du projet éducatif de l’établissement, ce qui nécessite un travail collaboratif des enseignants.
Cette proposition de la commission revêt une importance capitale, car nous devons changer d’échelle. La question des réseaux sociaux, en particulier, fait littéralement exploser nos catégories de formation, tant au sein de l’éducation nationale qu’à Canopé. En analysant ce sujet, j’ai constaté qu’il relève simultanément de l’éducation aux médias et à l’information, du bien-être à l’école et de la santé, de la culture numérique, des humanités numériques, de la coéducation incluant la parentalité, et j’ajouterais de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle. Nos cadres traditionnels de catégorisation de l’acte éducatif et du geste enseignant se trouvent ainsi dépassés.
Une autre recommandation de la commission s’inspire de l’exemple australien, où une structure appelée eSafety Commissioner a été mise en place, permettant à plusieurs ministères de collaborer sur ces sujets éducatifs au sens large que sont la place des réseaux sociaux et la protection des enfants et des jeunes. Nous constatons que ce sujet est éminemment européen, qu’il s’agisse de l’interdiction des réseaux sociaux ou du règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE (règlement sur les services numériques) dit Digital Services Act (DSA), et qu’il ne peut être envisagé uniquement dans un cadre national.
Nous devons donc changer d’échelle sur ces questions, tant en termes de moyens et d’énergie alloués que de structures et d’approche. C’est précisément ce que réclament les professionnels sur le terrain, pas uniquement la communauté éducative, mais également les professionnels de santé et d’accompagnement des jeunes. L’exemple australien présente l’intérêt d’offrir une structure facilitant l’articulation interministérielle et permettant de déployer des actions protectrices pour les jeunes, tout en redimensionnant nos approches en matière d’éducation aux médias et à l’information, d’éducation aux écrans, d’éducation numérique, d’éducation algorithmique ou de parentalité numérique. Tous ces sujets convergent vers la question fondamentale de ce que signifie faire grandir un enfant à notre époque. Cette réalité diffère profondément de celle d’il y a vingt, trente ou quarante ans. Il s’agit de repenser la place de l’enfant dans la société, message central que nous avons souhaité transmettre au sein de la commission.
Mme Florence Biot. Quelle que soit l’orientation des préconisations de cette commission d’enquête concernant les plateformes, je tiens à souligner que l’éducation nationale n’a pas vocation à exercer un rôle de gendarme ou de policier. Aujourd’hui, les plateformes échouent à interdire effectivement l’accès des plus jeunes aux réseaux sociaux, malgré les interdictions formelles. La DNE a tenu, avec les principales plateformes de réseaux sociaux dont TikTok, une unique réunion au printemps 2024. Nous leur avons proposé d’utiliser ÉduConnect comme outil de vérification d’âge lors de l’ouverture d’un compte, mais aucune d’entre elles n’a donné suite à cette proposition. Elles ont toutes indiqué attendre une solution à l’échelle européenne, arguant qu’elles ne pouvaient investir dans des dispositifs nationaux disparates.
J’attire votre attention sur l’impossibilité de charger l’éducation nationale de la responsabilité de contrôler les plateformes, quelles que soient la qualité et la profondeur de l’éducation que nous pourrons dispenser. Il est impératif que les plateformes respectent elles-mêmes les interdictions établies et s’autorégulent avec beaucoup plus de détermination. Je fais référence aux réseaux sociaux, mais également à l’accès aux sites pornographiques qui, au-delà de TikTok, soulèvent d’importants problèmes au regard des seuils d’alerte relevés dans les usages selon les dernières études. Ce sujet devrait nous préoccuper collectivement, mais je réitère que l’éducation nationale ne peut assurer seule cette régulation des plateformes. Une action volontariste à l’échelle européenne s’impose, avec une France pionnière en la matière, pour garantir une efficacité réelle.
Mme Laure Miller, rapporteure. Nous recevons TikTok la semaine prochaine et il m’intéresse particulièrement de connaître la date exacte de cette réunion avec les plateformes.
Mme Florence Biot. Cette réunion s’est tenue au printemps 2024, je pourrai vous communiquer la date précise ultérieurement. L’objectif consistait à mettre en place un dispositif de vérification d’âge, sujet autour duquel toutes les discussions gravitent actuellement. Nous avons proposé notre dispositif ÉduConnect, qui constitue l’équivalent de Franceconnect appliqué à l’éducation. Ce système, déjà opérationnel, permettrait de vérifier efficacement l’âge des mineurs mais les plateformes, dont TikTok, n’ont pas adhéré à cette proposition.
Nous continuons donc à faire face à un système où un enfant de 9 ans peut aisément se connecter à ces plateformes. J’attire particulièrement votre attention sur ce point, car malgré tous les efforts éducatifs que nous pourrons déployer, la massification de ces usages risque de limiter considérablement notre impact si une action volontariste n’est pas entreprise vis-à-vis des plateformes concernées.
Mme Laure Miller, rapporteure. J’entends parfaitement votre position et mon intention n’est nullement d’instruire le procès de l’éducation nationale.
Le DSA fournit des outils importants pour réguler ces plateformes et les contraindre à assumer les responsabilités qu’elles esquivent aujourd’hui, mais sa mise en œuvre nécessite effectivement du temps. Notre objectif consiste également à identifier les actions concrètes que nous pouvons entreprendre en matière de sensibilisation et de travail de terrain dans notre pays, pendant que nous attendons son déploiement complet et effectif.
Je souhaitais attirer votre attention sur les témoignages recueillis lors d’auditions précédentes qui interrogent l’usage même du numérique à l’école. Cette question me paraît parfaitement légitime, d’autant que les professeurs sont les premiers témoins des conséquences d’un usage excessif, ou simplement de l’usage des réseaux sociaux chez les plus jeunes. Ils observent quotidiennement et concrètement les répercussions à travers l’attitude et les troubles manifestés par les enfants eux-mêmes. Cette problématique concerne donc pleinement l’éducation nationale à ce titre.
M. Marc Pelletier. Je souhaite rappeler les actions que nous avons mises en place pour prévenir et accompagner efficacement les élèves qui en éprouvent le besoin. Nous déployons actuellement diverses mesures dans le cadre de la suite des assises de la santé scolaire, notamment en matière de prévention et d’action sur la santé mentale des élèves. Notre volonté est de former deux personnels repères en santé mentale dans chaque circonscription, collège et lycée, avec une mise en œuvre effective dès la rentrée 2026. Plusieurs établissements disposent déjà de personnels formés à cette fin.
Nous exigeons par ailleurs que chaque collège et lycée finalisent son protocole en santé mentale d’ici fin 2025. Nous avons établi un cadre national adaptable à la spécificité de chaque établissement, permettant de structurer précisément le repérage des situations préoccupantes ainsi que l’accompagnement des élèves concernés. Ces dispositions s’inscrivent pleinement dans ce que vous évoquez concernant l’attention particulière à porter aux élèves dont la santé peut être affectée par l’usage des réseaux sociaux.
Mme Laure Miller, rapporteure. Je souhaiterais recueillir votre opinion sur un sujet actuellement débattu en France, à savoir l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans. Nous sommes conscients qu’une telle mesure devrait nécessairement s’accompagner d’autres dispositions complémentaires et ne peut constituer une solution unique et miraculeuse. La question de son application effective se pose également. Toutefois, sous l’angle d’une règle sociétale clairement établie, cette interdiction pourrait avoir une fonction de sensibilisation tant auprès des parents que des enfants eux-mêmes. Estimez-vous que cet interdit constituerait un outil utile pour l’éducation nationale dans sa gestion quotidienne des élèves ?
Mme Marie-Caroline Missir. Cette mesure fait partie des propositions formulées par notre commission, tout en excluant de ce champ les réseaux sociaux éthiques. Nous devons en effet considérer que l’Europe possède la capacité de créer des plateformes protégeant réellement les enfants. Il est temps d’abandonner cette rhétorique de l’impuissance face aux géants numériques qui ont développé des modèles économiques fondés sur la captation des données des enfants. Notre responsabilité européenne consiste précisément à développer des alternatives protectrices pour les jeunes. Je tiens également à souligner la dimension d’accès à la sociabilité qu’offrent ces outils, particulièrement importante à l’adolescence et bien documentée par la recherche. La période du covid, encore récente, a démontré les problématiques de santé mentale que peut engendrer l’isolement social. C’est pourquoi j’insiste sur cette ambition européenne pour proposer à nos jeunes des réseaux sociaux respectueux.
Mme Florence Biot. Les études démontrent que TikTok utilise un système spécifique et hybride, combinant filtrage collaboratif et analyse de contenu en temps réel. Ce mécanisme s’adapte extrêmement rapidement aux préférences des utilisateurs, parfois après seulement quelques interactions. Son opacité est préoccupante car il enferme les utilisateurs dans des bulles de filtres, leur présentant systématiquement des contenus qui renforcent leurs opinions préexistantes, ce qui conduit inévitablement à des dérives. Bien que cette problématique concerne l’ensemble des utilisateurs, les adolescents s’avèrent particulièrement vulnérables en raison de leur plus grande perméabilité et de leur éducation numérique encore incomplète. Ce fonctionnement permet la diffusion accélérée de contenus de désinformation, amplifiés par des mécanismes de chambre d’écho. L’incompréhensibilité de ces algorithmes constitue un véritable danger tant pour la population que pour notre démocratie. À titre personnel, je considère qu’aucun réseau social actuel ne présente un caractère véritablement éthique. Je pourrais certes militer pour une éducation aux réseaux sociaux éthiques, mais concernant TikTok spécifiquement, je constate un problème fondamental.
J’affirme donc clairement être favorable à son interdiction et j’irai même plus loin en affirmant que le fait que TikTok soit partenaire d’événements culturels et constitue le sponsor principal de nombreuses manifestations représentant la France me paraît profondément problématique. L’école a certes un rôle à jouer, mais les autres institutions françaises également. J’espère que votre commission contribuera à éclairer spécifiquement la question de TikTok.
M. Marc Pelletier. Sur cette question, la dimension européenne me semble effectivement constituer un niveau d’intervention pertinent en matière de législation, une action à cette échelle offrant incontestablement un gage d’efficacité supérieur. Il apparaît par ailleurs nécessaire d’établir une différenciation entre les réseaux sociaux. Certains déploient des politiques générant essentiellement des effets pervers et néfastes, comme nous l’avons largement évoqué durant cette audition, et ces cas particuliers nécessitent indiscutablement un encadrement législatif renforcé. Se pose néanmoins la question de notre capacité collective à faire respecter une éventuelle interdiction. Un autre point qui mérite notre vigilance est celui des réseaux pouvant sembler inoffensifs ou simplement conviviaux, qui peuvent également engendrer des effets délétères, notamment en matière de cyberharcèlement. Des groupes s’y constituent parfois comme de puissants vecteurs de harcèlement. La difficulté réside donc dans notre aptitude à distinguer avec certitude les réseaux vertueux des nocifs. Ce sont finalement les usages qu’il convient de questionner et d’encadrer, tout en formant nos élèves à cette indispensable prise de distance vis-à-vis de l’ensemble des réseaux sociaux.
Mme Laure Miller, rapporteure. Je vous remercie et vous invite à nous transmettre par écrit tout document, information ou réponse que vous jugerez utile de porter à notre connaissance.
La séance s’achève à quinze heures cinquante.
Présents. – M. Arthur Delaporte, Mme Laure Miller, Mme Constance de Pélichy