Compte rendu
Commission d’enquête
sur les effets psychologiques
de TikTok sur les mineurs
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Sarah Sauneron, directrice générale par intérim à la Direction générale de la santé, et M. Kerian Berose-Perez, chef du bureau Santé mentale 2
– Présences en réunion.................................3
Lundi
16 juin 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 27
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
M. Arthur Delaporte,
Président de la commission
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La séance est ouverte à neuf heures.
La commission auditionne Mme Sarah Sauneron, directrice générale par intérim à la Direction générale de la santé, et M. Kerian Berose-Perez, chef du bureau Santé mentale.
M. le président Arthur Delaporte. En préambule à nos auditions de ce matin, je souhaite rappeler que cette commission d’enquête a déjà auditionné un grand nombre de psychiatres, d’experts, de scientifiques, mais aussi plus largement des professionnels de l’accompagnement de l’enfance, des parents, des familles de victimes. Nous avons également reçu des influenceurs qui interviennent notamment sur les sujets de désinformation en santé, et plus largement sur le rapport à l’information. La semaine dernière, nous avons auditionné des influenceurs qualifiés de problématiques ou qui nous avaient été signalés par des participants à notre grande consultation citoyenne sur le site de l’Assemblée nationale.
Je tiens à souligner ce point car vous avez peut-être constaté les tentatives de dénigrement des travaux de cette commission d’enquête qui fleurissent dans la presse. Nous accomplissons notre mission avec le plus grand sérieux, dans le souci de donner la parole à l’ensemble de la chaîne des acteurs, en particulier aux administrations publiques concernées par ces sujets, dont vous faites partie.
Je vous souhaite donc la bienvenue et vous remercie de nous déclarer tout intérêt public ou privé de nature à potentiellement influencer vos déclarations. Je vous rappelle également que cette séance est retransmise en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. L’enregistrement vidéo sera ensuite disponible à la demande. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées dans le cadre de travaux d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».
(Mme Sarah Sauneron et M. Kerian Berose-Perez prêtent serment.)
Mme Sarah Sauneron, directrice générale par intérim à la Direction générale de la santé. Je vous remercie vivement de nous inviter à nous exprimer sur un sujet aussi essentiel pour la Direction générale de la santé. Dans cette présentation, nous nous attacherons à développer l’analyse et les actions menées par la DGS pour remédier aux impacts sanitaires de l’exposition aux écrans, notre action ne portant pas spécifiquement sur TikTok mais plus largement sur l’ensemble des plateformes numériques. Ces impacts sanitaires recouvrent à la fois les effets sur la santé somatique et sur la santé mentale, tant des supports numériques eux‑mêmes que des contenus qu’ils diffusent.
Notre attention se concentre prioritairement sur les enfants et les jeunes, compte tenu de leur vulnérabilité particulière. Cette période de la vie constitue en effet le moment où s’ancrent les habitudes de santé pour l’ensemble de l’existence et où se creusent les inégalités sociales de santé, d’où l’importance d’agir dès cet âge.
L’utilisation des écrans fait désormais partie intégrante de notre quotidien dès le plus jeune âge, et les foyers français comptent en moyenne près de dix écrans selon le baromètre numérique de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep). L’ensemble de la population mineure consacre en moyenne quatre à cinq heures par jour aux écrans. Ces statistiques, qui datent un peu et mériteraient d’être actualisées, montrent, notamment grâce à la cohorte Elfe, que plus l’exposition commence tôt, plus la croissance de l’usage au fil des années s’intensifie. Enfin, 86 % des 8-18 ans sont inscrits sur les réseaux sociaux et les messageries selon le baromètre annuel de l’association e-Enfance.
Même si les écrans offrent des potentialités d’ouverture, d’expression, de création et d’inclusion qu’il convient de valoriser, les signaux d’alerte se multiplient quant à leurs effets sanitaires délétères, justifiant ainsi l’intervention de la DGS.
Face à ces constats, le plan d’actions « Pour un usage raisonné des écrans par les jeunes et les enfants » porté par Adrien Taquet, secrétaire d’État en charge de l’enfance et des familles en 2022 a éveillé les consciences et donné lieu à la mise en place d’un premier plan d’action interministériel. Plus récemment, le rapport « Enfants et écrans : à la recherche du temps perdu », remis en avril 2024 au président de la République par la commission pluridisciplinaire présidée par la docteure Servane Mouton et le Professeur Amine Benyamina, a insufflé une nouvelle dynamique interministérielle sur la base de constats sanitaires désormais mieux établis.
En effet, les observations scientifiques sur les conséquences de la surexposition aux écrans convergent et se consolident au fur et à mesure de l’enrichissement de la littérature scientifique. Il est ainsi avéré que cette surexposition contribue à l’émergence de troubles oculaires, à l’altération de la qualité et de la quantité de sommeil, ainsi qu’à l’augmentation de la sédentarité et donc du risque de surpoids et d’obésité. Elle favorise également l’exposition des mineurs à des contenus inadaptés et à des mécanismes de captation de l’attention à fort potentiel addictif et enfermant, susceptibles de déclencher ou d’aggraver des troubles psychologiques en cas de vulnérabilité préexistante. Enfin, la surexposition entrave l’acquisition de compétences sociales, émotionnelles et cognitives essentielles au bien-être physique, mental et social des enfants et des adolescents.
Les réseaux sociaux, et TikTok en particulier, contribuent à cette exposition excessive car leur modèle, fondé sur l’économie de l’attention, qui valorise financièrement le temps passé sur les contenus et donc sur les écrans, n’intègre pas les externalités négatives de ces pratiques. Nous faisons face à un enjeu interministériel qui dépasse la seule DGS, et c’est pour cela que nous travaillons en étroite collaboration, notamment avec la direction générale des entreprises (DGE).
Notre stratégie d’action s’est structurée pour prendre à bras-le-corps ce sujet en créant, en octobre 2024, une chefferie de projets consacrée à la santé des enfants face aux écrans, aujourd’hui rattachée au bureau de la santé mentale de la DGS. La première étape de notre stratégie a consisté à renforcer nos liens avec les acteurs du champ de la régulation du numérique, tout en recueillant les besoins des partenaires territoriaux et de la société civile. Auparavant en effet, le couloir de la régulation du numérique et le couloir sanitaire ne dialoguaient pas suffisamment. Nous avons ainsi créé ce pont quotidien pour bâtir une vision partagée des enjeux avec les administrations, notamment la DGE, mais également le ministère de l’éducation nationale ou encore l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) qui constitue l’un des acteurs majeurs de la réponse. Ce renforcement de nos liens se concrétise particulièrement par la participation de la DGS au réseau national de coordination de la régulation des services numériques établi par la loi n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique.
Nous avons rapidement identifié la nécessité d’œuvrer à l’émergence d’un discours clair et unifié, fondé sur des données probantes en la matière. Pour rappel, le rapport de la commission Mouton-Benyamina préconise une absence totale d’écrans avant 3 ans et, de 3 à 6 ans, une exposition strictement occasionnelle, basée sur des contenus à qualité éducative élevée et toujours accompagnée par un adulte. À partir de 11 ans, la possibilité d’un téléphone sans connexion internet et, à partir de 13 ans, un téléphone avec connexion internet mais sans accès aux réseaux sociaux ni aux contenus illégaux. Enfin, à partir de 15 ans, un accès aux réseaux sociaux mais éthiques.
Nous nous approprions ces recommandations et les déclinons opérationnellement, en priorisant, au titre de notre ministère, la petite enfance, avec par exemple la refonte du carnet de santé de l’enfant. Mais nous nous intéressons évidemment aux autres âges et contribuons aux travaux menés par l’éducation nationale, notamment concernant l’interdiction d’utilisation des smartphones dans les collèges, ou aux actions conduites par la ministre déléguée à l’intelligence artificielle et au numérique qui ciblent les tranches d’âges supérieures.
Nous agissons enfin pour répondre aux enjeux spécifiques des mésusages et de la prévention des addictions. Si l’addiction aux écrans n’est pas aujourd’hui reconnue comme pathologie, les mécanismes d’engagement déployés par les plateformes justifient néanmoins l’usage du référentiel d’intervention basé sur les trois facteurs que sont le produit, l’environnement et les capacités d’agir. À titre d’exemple, pour le tabac, concernant le produit, nous limitons la nicotine ou les saveurs des cigarettes, pour l’environnement, nous interdisons de fumer autour des écoles, quant aux capacités d’agir, nous développons des campagnes de communication sur les paquets ou la prise en charge des substituts nicotiniques. Cette même logique doit être appliquée à l’exposition des plus jeunes aux écrans.
Concernant les produits numériques, trois points appellent concrètement notre vigilance et notre intervention. Tout d’abord, la modération encore insuffisante des contenus à risque (violents, sexistes ou de désinformation). Ensuite, les interfaces conçues pour capter et retenir l’attention des utilisateurs, notamment des jeunes. Enfin, les logiques d’enfermement algorithmique qui exploitent les vulnérabilités des mineurs pour prolonger leur exposition. À ce titre, TikTok, par l’efficacité de ses algorithmes, illustre de manière emblématique ces dérives. Dans ce contexte, la mise en œuvre du règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 relatif à un marché unique des services numériques et modifiant la directive 2000/31/CE dit Digital services act (DSA) représente un levier majeur pour exiger des évaluations de risques par les grandes plateformes et mieux intégrer les enjeux de santé publique dans leur gouvernance et la mise en œuvre de ces algorithmes.
Le deuxième niveau d’intervention consiste à agir sur l’environnement, ce qui implique de repenser la place des écrans au sein de notre société en sensibilisant et en accompagnant les parents et les professionnels. Plusieurs outils sont ainsi déjà mobilisés ou le seront dans les prochaines semaines. Le carnet de santé, par exemple, contient dorénavant un message de prévention dédié pour les parents, comme l’a récemment annoncé la ministre Catherine Vautrin. Le référentiel national de la qualité d’accueil du jeune enfant, qui sera prochainement rendu opposable par un arrêté, rappelle quant à lui l’importance de l’absence d’écran dans l’entourage des enfants de moins de 3 ans en raison des effets délétères des technoférences. Le site jeprotegemonenfant.gouv constitue une ressource utile et nécessaire pour les parents, mais nous reconnaissons certaines insuffisances sur lesquelles nous travaillerons avec nos collègues de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Les ressources labellisées « parents numériques », accessibles localement, s’inscrivent toujours dans cette logique de parentalité numérique. Nous devons travailler à les rendre plus visibles et lisibles.
Nous nous attachons également à favoriser les lieux et les temps déconnectés. Nous finançons des programmes à travers le fonds de lutte contre les addictions, cogéré avec l’assurance maladie, et promouvons également un usage raisonnable des outils numériques dans le cadre scolaire en garantissant ce droit à la déconnexion des élèves.
Le troisième axe consiste à renforcer la capacité individuelle et collective d’agir. La DGS prévoit tout d’abord la diffusion, dans le cadre de la grande cause nationale 2025, de supports de communication ciblant la thématique des écrans. Nous agissons pour développer les compétences psychosociales, ces compétences de vie qui passent par des programmes multisectoriels pour apprendre aux plus jeunes à gérer leur stress, à développer l’empathie, à prévenir les conduites à risque, créant ainsi une société plus résiliente. Inspirés par les pays scandinaves, très impliqués en la matière, nous menons désormais un programme ambitieux sur plusieurs années pour renforcer ces compétences.
Enfin, nous devons développer l’esprit critique et l’éducation à la santé en donnant aux plus jeunes des clés d’analyse. Cela s’inscrit notamment dans la lutte contre l’obscurantisme engagée par le ministre chargé de la santé, Yannick Neuder.
En conclusion, la question des écrans s’impose aujourd’hui comme un enjeu social majeur, dont la dimension de santé publique doit être pleinement reconnue et portée à la hauteur des défis qu’elle représente. Pour être efficaces, les réponses doivent s’inscrire dans une coordination cohérente aux niveaux européen, national et territorial. La priorité doit demeurer la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant, et c’est cette exigence qui guide l’ensemble des actions menées par la DGS.
Mme Laure Miller, rapporteure de la commission d’enquête sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. La question qui se pose, et que nous avons pu percevoir à travers nombre de nos auditions, concerne l’impression que la prévention sur le sujet des réseaux sociaux en particulier, et des écrans de manière plus générale, constitue une bataille actuellement affaiblie par l’absence de consensus scientifique sur le lien direct entre l’usage de ces technologies et l’impact sur la santé mentale des jeunes. Contrairement à la cigarette, pour laquelle le lien établi avec la santé a permis la mise en œuvre de politiques de prévention plus efficaces, nous semblons ici confrontés à une difficulté supplémentaire. Existe-t-il aujourd’hui un consensus scientifique sur la relation directe entre l’usage des réseaux sociaux et l’impact sur la santé mentale ?
Mme Sarah Sauneron. Établir les impacts sanitaires constitue effectivement l’un des enjeux majeurs pour démontrer que notre action ne relève pas d’une démarche moralisatrice, répressive ou vaine contre la surexposition aux écrans, mais bien d’une volonté de protection de notre jeunesse. C’est précisément cette perspective qui justifie l’intervention publique. En cela, la commission Enfants et écrans du docteur Mouton et du professeur Benyamina a véritablement marqué une étape décisive dans la lutte et c’est également à ce moment précis que la DGS, auparavant en retrait sur cette thématique, s’est structurée autour de cette impulsion.
Les impacts sur la santé somatique sont aujourd’hui parfaitement établis à trois niveaux principaux. Premièrement, la littérature scientifique démontre clairement l’impact sur la myopie. Nous faisons face à une véritable épidémie dans ce domaine, notamment en raison de l’usage des écrans qui provoque à la fois une exposition à la lumière bleue et une réduction de l’exposition à la lumière naturelle. L’exemple de la Corée du Sud est particulièrement frappant, avec une augmentation de 30 points de prévalence de la myopie chez les jeunes, trajectoire vers laquelle nous nous dirigeons également. Deuxièmement, les données établissent clairement les liens de causalité concernant l’altération du sommeil, tant en qualité qu’en quantité. L’hypervigilance, la connexion tardive et l’exposition aux lumières artificielles perturbent considérablement le cycle du sommeil, ce qui impacte directement la santé mentale de nos jeunes. Enfin, la sédentarité induite par l’usage des écrans réduit l’activité physique et contribue significativement au surpoids.
Les données en matière de santé mentale s’avèrent en revanche plus complexes à analyser. Si nous observons une corrélation évidente, le débat porte encore sur l’établissement d’un lien de causalité direct. Il n’est pas encore établi que les troubles préexistants incitent les jeunes à se réfugier davantage dans les écrans, ou si ces derniers en sont la cause. Néanmoins, force est de constater une dégradation significative de la santé mentale de nos jeunes depuis la période covid, dégradation qui persiste cinq ans après comme le démontre la dernière étude EpiCov de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees).
Sur le temps long, nous observons une augmentation continue des troubles anxio‑dépressifs depuis 2010, avec une accélération à la suite du covid. Parmi les facteurs corrélés à ces troubles, nous identifions le niveau social, la sédentarité et, de manière particulièrement marquée, un temps d’exposition aux écrans supérieur à cinq heures quotidiennes, indépendamment des autres facteurs. Cette corrélation s’observe dans tous les pays et coïncide précisément avec l’essor des réseaux sociaux. Nous pouvons donc légitimement établir un effet significatif des réseaux sociaux sur la santé mentale, particulièrement chez les jeunes préalablement vulnérables dans ce domaine.
Mme Laure Miller, rapporteure. Concernant la prévention, êtes-vous actuellement en mesure d’évaluer l’impact des campagnes sanitaires et des messages publicitaires, notamment ceux qui, depuis plusieurs années, nous encouragent à bouger plus ? Parvenez-vous à quantifier l’efficacité de ces campagnes ? Pourrions-nous envisager la création de messages similaires, sous votre pilotage, spécifiquement consacrés aux outils numériques en général et à l’usage des réseaux sociaux en particulier ?
Mme Sarah Sauneron. La DGS pilote effectivement la campagne « Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé » et nous prévoyons prochainement d’en déployer une sur les jeux de hasard. Ces messages publicitaires font l’objet d’évaluations rigoureuses menées par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et par Santé publique France (SPF). Les études démontrent que ces messages, mis en place depuis 2007, ont significativement contribué à une meilleure connaissance des repères nutritionnels, désormais bien intégrés par la population. Nous constatons toutefois un phénomène d’habituation croissant. Ces messages, statiques et positionnés en bas de l’écran, sont progressivement moins remarqués par les téléspectateurs. Les deux études précitées recommandent désormais de les présenter sur un écran distinct après le spot publicitaire, ce qui soulève naturellement la question du financement, puisqu’il s’agirait d’un temps publicitaire supplémentaire à la charge des industriels.
Ces analyses confirment néanmoins que des messages visibles, répétés et régulièrement renouvelés, à l’instar de ceux figurant sur les paquets de cigarettes, s’avèrent efficaces pour élever le niveau d’information du public et contrecarrer les stratégies marketing, comme le démontrent clairement les études en sciences comportementales. Il n’existe aucune raison de réserver le marketing social aux seuls industriels et les pouvoirs publics possèdent toute légitimité pour diffuser leurs informations sanitaires.
Dans cette perspective, la DGS soutient pleinement le développement de messages spécifiques sur les spots publicitaires liés aux écrans ou directement sur l’emballage des appareils mobiles, rappelant par exemple l’interdiction pour les enfants de moins de 3 ans. Cette question relève toutefois d’un enjeu interministériel. Bien que les objections fréquemment avancées concernent les restrictions potentielles à la liberté du commerce, l’analyse de nos services juridiques indique que le motif d’intérêt général pourrait parfaitement justifier cette restriction.
Un obstacle supplémentaire résiderait dans la nécessité de notifier ces mesures à la Commission européenne, dont l’interprétation des directives commerciales s’avère souvent plus complexe. Nous connaissons bien cette difficulté pour le secteur du tabac, où notre législation plutôt protectrice est régulièrement questionnée.
Mme Laure Miller, rapporteure. Concernant la santé mentale, identifiée comme grande cause nationale 2025, pourriez-vous nous détailler concrètement ce que cela implique aujourd’hui ? Par ailleurs, la question de l’usage des réseaux sociaux et de l’impact du numérique chez les jeunes a-t-elle été intégrée dès l’origine dans son périmètre ?
Mme Sarah Sauneron. Bien que le lancement de la grande cause nationale ait été retardé en raison du changement de gouvernement, l’usage des écrans a en effet toujours été identifié comme l’une des composantes essentielles de la réponse interministérielle aux enjeux de santé mentale. La stratégie s’articule autour de plusieurs volets qui seront déployés progressivement, avec un plan d’action interministériel qui se concrétisera dès cette année. Sans pouvoir préciser le calendrier exact des annonces, nous constatons déjà que la ministre Catherine Vautrin a commencé à présenter son volet d’action concernant les enfants de 0 à 3 ans. Cela comprend l’envoi de messages par la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam) et la branche famille aux parents, une campagne de communication ainsi que la refonte du carnet de santé, entre autres initiatives. Les écrans constitueront donc indéniablement l’une des composantes majeures de notre réponse globale.
Nous développons également un plan sommeil, le ministère se concentrant prioritairement sur l’aspect préventif. Parallèlement, la direction générale de l’offre de soins (DGOS) traite les questions relatives à la psychiatrie, qui ont fait l’objet d’annonces par le ministre chargé de la santé la semaine dernière.
La DGS coordonne la réponse concernant les écrans sous l’égide du ministère et propose également des mesures en termes de secourisme en santé mentale, élément essentiel pour le repérage précoce des troubles chez les jeunes, aspect directement lié à la problématique des écrans. Un ensemble complet de mesures sera ainsi annoncé progressivement tout au long de l’année.
Mme Laure Miller, rapporteure. Ma prochaine question porte sur un sujet précis évoqué lors de notre rencontre avec le collectif Algos Victima. Les parents des jeunes filles victimes des réseaux sociaux nous ont signalé que leurs enfants, hospitalisées en services psychiatriques, conservaient un accès non régulé à leurs téléphones et au numérique pendant leur séjour. Ce constat était particulièrement troublant pour ces parents, puisque ces mêmes outils numériques constituaient la cause première des troubles psychiatriques de leurs enfants. Ces jeunes filles demeuraient ainsi connectées aux sources mêmes de leur mal-être. Existe-t-il actuellement une réglementation ou des normes encadrant l’usage des téléphones et du numérique dans les services hospitaliers psychiatriques, particulièrement dans les unités accueillant des enfants ?
Mme Sarah Sauneron. Cette question relevant de la compétence de la DGOS, nous ne disposons pas de la réponse précise. Je peux néanmoins partager un retour d’expérience intéressant. Lors d’une visite à l’hôpital Robert Debré avec la ministre il y a quelques mois, dans le service du professeur Richard Delorme, une soignante nous a expliqué leur décision d’interdire l’usage des écrans. Elle a souligné que les premières résistances sont venues des professionnels eux-mêmes, certains craignant que retirer ces appareils, considérés presque comme des objets transitionnels, ne déstabilise davantage les jeunes patients. Finalement, contre toute attente, les jeunes ont immédiatement compris la nécessité de se séparer de ces outils qui sont tout sauf réconfortants et cette privation est finalement devenue un sujet de discussion thérapeutique. Si cette pratique est aujourd’hui pleinement acceptée dans son service, il est donc particulièrement instructif de constater que les principales réticences provenaient initialement de la communauté professionnelle elle-même.
M. Kerian Berose-Perez, chef du bureau Santé mentale. Sans empiéter sur les prérogatives de la DGOS qui pourra s’exprimer plus précisément sur ce sujet, le principe général veut que tout patient conserve l’accès à ses effets personnels, téléphone et tablettes inclus. Toutefois, en cas d’indication médicale spécifique, cet accès peut être restreint dans le strict respect des libertés individuelles du patient. Certaines situations particulières, comme une crise grave nécessitant une intervention, peuvent justifier la confiscation temporaire des effets personnels, particulièrement lorsque le patient est mineur. Ces mesures restent cependant strictement encadrées juridiquement, car elles touchent aux libertés fondamentales.
Mme Laure Miller, rapporteure. Cette audition, comme d’autres, a mis en lumière une incompréhension persistante chez les parents confrontés à ces situations complexes. Leur constat récurrent porte sur un possible manque de formation spécifique des professionnels de santé concernant ces problématiques. Ils décrivent les réseaux sociaux comme « l’éléphant au milieu de la pièce » dans le contexte du mal-être adolescent, soulignant que les soignants n’ont pas systématiquement le réflexe d’interroger l’enfant sur son usage numérique, ses habitudes sur les réseaux sociaux, ou son exposition potentielle à des contenus inappropriés. L’impression qui ressort des témoignages parentaux suggère des lacunes dans la formation des professionnels de santé sur ces questions. Partagez-vous cette analyse et des initiatives sont-elles engagées pour y remédier ?
Mme Sarah Sauneron. Nous sommes effectivement engagés dans des travaux sur cette question. Nous partageons le constat que les professionnels de santé se trouvent, comme nous tous, dépassés par l’ampleur de cette problématique. Nous travaillons actuellement avec la DGOS pour intégrer des modules spécifiques dans les formations initiale et continue des professionnels de santé, ainsi que des professionnels de la petite enfance, ces derniers représentant également des acteurs essentiels dans l’élaboration d’une réponse adaptée.
M. Kerian Berose-Perez. L’enjeu majeur consiste à renforcer substantiellement les liens entre les acteurs du numérique et les professionnels de santé. Cette démarche englobe tant l’acquisition de connaissances par les soignants sur les ressources disponibles, notamment pour accompagner les parents sur les questions de parentalité numérique, que la diffusion des constats sanitaires auprès des associations et professionnels du secteur de la cohésion sociale. La recherche doit favoriser la collaboration entre psychiatres et spécialistes du numérique, tout comme le champ de la prévention et l’administration doivent développer ces synergies.
Mme Laure Miller, rapporteure. Vous avez évoqué l’interview accordée ce week-end par la ministre de la santé sur le sujet des réseaux sociaux et des écrans, notamment avec cette préconisation d’absence d’écran avant 3 ans. Observez-vous une accélération des travaux sur ces sujets ? Votre calendrier a-t-il été révisé ? Disposez-vous désormais d’échéances précises pour la mise en œuvre des mesures que nous venons d’évoquer ?
Mme Sarah Sauneron. Nous constatons effectivement une accélération, ce dont nous nous réjouissons après les ralentissements liés aux récents changements ministériels. Nous ne pouvons que saluer la volonté de la ministre d’agir rapidement en nous fixant des objectifs précis et travaillons actuellement à réduire au maximum tous les délais. Sans attendre, nous avions déjà intégré certaines recommandations dans le carnet de santé refondu au 1er janvier. La ministre nous demande maintenant de compléter le carnet de maternité, dont la refonte était prévue, avec des informations spécifiques sur ce sujet avant la fin de l’année. Par ailleurs, un message de sensibilisation sera diffusé aux parents à la rentrée, un moment particulièrement opportun, par la Cnam et la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Enfin, l’arrêté concernant le référentiel, qui comprend un passage spécifique sur les écrans, élaboré en collaboration interservices, sera publié dans les prochaines semaines.
Mme Laure Miller, rapporteure. Ce référentiel est-il destiné aux professionnels de la petite enfance ?
M. Kerian Berose-Perez. En effet.
Mme Laure Miller, rapporteure. Existe-t-il un délai prévisible avant la diffusion complète des nouveaux carnets de santé ? Je présume que chaque département produit ou du moins personnalise son propre carnet, ce qui suppose un temps nécessaire pour écouler les stocks existants avant l’introduction effective des nouveaux carnets intégrant les recommandations sur les écrans.
Mme Sarah Sauneron. Les départements sont effectivement responsables de l’impression et de la gestion de leurs stocks. Cependant, lors de nos échanges avec eux, nous avons constaté que le renouvellement s’effectuait assez rapidement. Ayant été informés en amont de l’arrivée d’un nouveau carnet de santé, ils ont anticipé en limitant leurs impressions pour faciliter cette transition progressive. Il convient de préciser qu’ils utilisent notre maquette nationale, avec la possibilité d’y apposer leur identité visuelle. Le carnet de santé constitue véritablement un outil concret et quotidien et l’un des derniers supports papier d’information qui demeure une référence absolue pour les parents.
M. le président Arthur Delaporte. Mes questions porteront sur le sujet de la promotion de la minceur, véritable enjeu contemporain. Quelle action proactive mène la DGS pour lutter contre ce type de promotion ? Quels sont vos liens avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ? Quelle stratégie mettez-vous en place sur TikTok, mais également plus largement sur l’ensemble des réseaux sociaux, voire sur tous les sites, y compris les sites d’information sérieux ? Je pense notamment aux sites de presse où nous sommes constamment exposés à des publicités pour des compléments alimentaires minceur. Quelle est votre stratégie à cet égard, considérant que la surexposition à ce type de publicité n’est pas sans conséquence sur l’image de soi et que ces produits s’avèrent parfois problématiques pour la santé ?
Mme Sarah Sauneron. Nous sommes parfaitement conscients de ces problématiques et de l’effet d’amplification des réseaux sociaux, ainsi que des algorithmes qui enferment les utilisateurs. Une étude démontre d’ailleurs que les personnes prédisposées aux troubles du comportement alimentaire ont plus de 4 343 % de risques supplémentaires d’être exposées à des vidéos concernant ce type de troubles.
Cette situation soulève effectivement la question plus générale de la désinformation en santé et des contenus dangereux sur lesquels nous travaillons activement. Nous collaborons étroitement avec la DGCCRF, qui sollicite notre expertise sanitaire pour qualifier les faits et leurs conséquences. Nous avons mené ce travail sur différentes plateformes et organes de presse et produisons des analyses scientifiques et des rapports visant à qualifier ces situations.
Concernant les actions à entreprendre, nous envisageons la mise en place de signaleurs de confiance spécialisés en santé, à l’instar de ce qui existe avec Point de contact et e-Enfance. Il s’agirait d’associations labellisées auxquelles nous apporterions les moyens nécessaires pour effectuer ce travail quotidien que nous réalisons avec la DGCCRF, mais que nous ne pouvons étendre à l’ensemble des réseaux sociaux. Cette piste nous semble particulièrement intéressante.
Nous créons par ailleurs, comme l’a annoncé le ministre, un observatoire national de la désinformation en santé, qui réunira tous les acteurs concernés et favorisera une modération plus rigoureuse des contenus en santé sur les plateformes. Nous souhaitons également impliquer les professionnels de santé dans cette modération.
M. Kerian Berose-Perez. Nous traitons cette problématique en collaboration avec l’Arcom, avec qui nous analysons précisément ce phénomène, tant du point de vue numérique que sanitaire. Nous travaillons également avec l’éducation nationale, la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) et le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) sur l’éducation critique en santé, afin de renforcer la capacité des jeunes à adopter une posture critique face à ces contenus.
Je souhaite également souligner la difficulté particulière posée par ces contenus. D’une part, certains sont intrinsèquement problématiques, voire potentiellement délictueux, notamment lorsqu’ils promeuvent des comportements directement dangereux pour la santé. D’autre part, nous faisons face à une multitude de contenus qui, pris individuellement, ne sont pas problématiques, mais dont l’exposition massive et récurrente auprès d’un public vulnérable, comme les adolescentes, constitue un véritable risque de santé publique à l’échelle globale.
La meilleure approche pour traiter en masse ces contenus, non délictueux individuellement mais pourtant problématiques, réside dans le cadre du règlement européen sur les services numériques, notamment à travers les rapports d’analyse de risque produits par les plateformes qui, actuellement, ne prennent pas suffisamment en compte ce risque spécifique, se concentrant davantage sur les contenus intrinsèquement problématiques. Nous travaillons sur cet aspect dans le cadre des lignes directrices sur la protection des mineurs relevant de l’article 28 du règlement. La DGS s’investit particulièrement sur ce point, en coordination avec l’ensemble des ministères impliqués dans cette négociation européenne.
M. le président Arthur Delaporte. Estimez-vous qu’un renforcement du cadre juridique national pour qualifier la désinformation en santé soit nécessaire ?
Mme Sarah Sauneron. Bien que nous n’ayons pas identifié de besoin spécifique en la matière pour l’instant, nous restons ouverts à cette réflexion. Notre approche privilégie actuellement l’aspect pratique. Par exemple, nous élaborons avec la DGCCRF un protocole de signalement pour clarifier les responsabilités de chacun. Nous intervenons également en bout de chaîne avec les ordres professionnels lorsqu’il faut signaler une usurpation de titres. Je ne suis pas convaincue qu’une nouvelle base légale soit nécessaire à ce stade.
M. Kerian Berose-Perez. Sur cette question spécifique, nous n’avons pas identifié de besoin d’évolution de la base légale. Nous attendons par ailleurs la publication des lignes directrices finalisées sur la protection des mineurs pour déterminer si des besoins complémentaires émergeront.
Un enjeu majeur concerne en revanche la pratique et la mise en place de signaleurs de confiance formés aux questions de santé. Actuellement, e-Enfance et Point de contact constituent nos deux seuls signaleurs de confiance dans ce domaine, sans qu’ils disposent nécessairement d’une expertise santé spécifique. Ils relaient parfois des signalements émanant de « mini-signaleurs de confiance » non accrédités officiellement. Le renforcement de notre capacité d’analyse représente un véritable défi face à l’immensité des contenus à traiter, et c’est précisément là que nous identifions l’enjeu principal.
M. le président Arthur Delaporte. Combien de personnes travaillent sur ce type de problématique à la DGS ?
M. Kerian Berose-Perez. Au total, environ sept personnes travaillent sur ce sujet de manière ponctuelle et transversale. Nous bénéficions également de contributions ponctuelles, notamment du bureau de la sous-direction à l’environnement et à l’alimentation. Par ailleurs, nous finançons des partenaires tels que la Fédération française anorexie boulimie, qui nous apporte une aide considérable sur la thématique des troubles du comportement alimentaire. Très récemment, dans le cadre de nos travaux avec l’Arcom sur le phénomène SkinnyTok, nous les avons directement sollicités et avons collaboré étroitement avec eux. Dans le cadre du travail que nous menons actuellement sur la territorialisation de notre action, nous nous appuyons également sur les agences régionales de santé (ARS).
M. le président Arthur Delaporte. Disposez-vous de mécanismes de veille sur les tendances émergentes et entretenez-vous des interactions avec les plateformes à ce sujet ? Un élément qui m’a particulièrement interpellé lors de notre audition avec TikTok, c’est leur découverte apparemment récente de la tendance SkinnyTok, alors que la promotion de la maigreur excessive constitue une problématique ancienne et persistante sur les réseaux sociaux.
Au-delà de votre expertise sur cette question, comment assurez-vous le suivi et la surveillance de ces sujets qui mettent en danger la vie des utilisateurs ?
Par ailleurs, comment interprétez-vous le discours de TikTok concernant l’importance de diffuser des contenus sur la récupération d’après-crise ? Actuellement, nous observons en effet une prolifération de vidéos dans lesquelles des personnes partagent leurs avancées avec des messages apparemment positifs qui peuvent en réalité dissimuler du contenu SkinnyTok. Avez-vous développé une expertise spécifique sur ces types de contenus et sur la pertinence, ou non, d’exposer les utilisateurs à de tels messages ?
M. Kerian Berose-Perez. Votre question rejoint précisément ce que j’évoquais concernant les contenus qui, pris isolément, ne présentent pas de caractère problématique mais qui, considérés dans leur ensemble, constituent une véritable préoccupation de santé publique. Les SkinnyTok que vous mentionnez s’inscrivent effectivement dans un phénomène plus large de promotion de la maigreur excessive que nous analysons sur le temps long, en intégrant l’ensemble des contenus associés.
Concernant les mécanismes de veille que vous évoquez, nous orientons précisément nos efforts dans cette direction. Des membres de mon équipe ont notamment rencontré récemment le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) pour étudier leurs pratiques et explorer des possibilités de partage d’expérience, afin de construire un dispositif adapté à nos spécificités tout en améliorant l’efficacité de notre veille sur ces contenus.
Dans la mesure où la DGS ne peut assumer seule cette mission, nous établissons actuellement des protocoles avec la DGCCRF et l’Arcom afin de progresser sur ces questions, avec la volonté ferme d’adopter une vision globale et d’apporter des réponses concrètes aux problématiques de santé publique soulevées par les contenus que vous mentionnez.
M. le président Arthur Delaporte. Cela signifie donc qu’il n’existe actuellement aucun véritable système de veille opérationnel.
Mme Sarah Sauneron. Un système de veille est assuré par la délégation à l’information et à la communication (Dicom), qui surveille les réseaux sociaux pour détecter notamment les problématiques liées aux fausses informations. La Dicom coordonne avec notre service, par l’intermédiaire de notre mission communication, les réponses appropriées à apporter, tout en veillant à ne pas générer d’effet d’amplification qui serait contre-productif sur les réseaux sociaux. Ce dispositif nous a notamment permis d’identifier le « Paracétamol challenge » avant sa médiatisation dans la presse, ce qui nous a permis de suivre étroitement la situation.
M. Kerian Berose-Perez. Nous avions également identifié le phénomène SkinnyTok par nos propres moyens, car notre équipe utilise des comptes enfants et adolescents pour explorer les réseaux sociaux. Je ne qualifierais toutefois pas cette démarche de dispositif de veille structuré, nous procédons simplement ainsi par nécessité pour évaluer certaines fonctionnalités ou pour demander la suppression de certaines options auprès de la Commission européenne lorsque nous identifions des risques.
M. le président Arthur Delaporte. Cela met en lumière la nécessité de structurer de véritables outils de captation et d’analyse, car nous sommes confrontés à des contenus qui se situent à la frontière de la légalité. Comme vous l’avez souligné, la difficulté réside dans le fait que la modération s’effectue individuellement sur chaque contenu, et non sur un ensemble de contenus formant un tout cohérent. C’est la raison pour laquelle les plateformes nous indiquent ne pas pouvoir interdire certains types de publications.
Parallèlement, nous constatons que les utilisateurs eux-mêmes développent des stratégies sophistiquées, telles que l’utilisation détournée d’émoticônes, pour parvenir à regrouper des contenus qui, pris isolément, peuvent paraître anodins mais qui, assemblés, révèlent une toute autre dimension. Dans ce contexte, l’État semble démuni, tandis que les plateformes manquent de base légale pour intervenir efficacement.
C’est précisément pour cette raison que je vous interrogeais plus tôt sur le renforcement du cadre juridique, afin de déterminer comment nous pourrions doter l’État ou le juge de moyens concrets pour ordonner le retrait de contenus. Si le système fonctionne relativement bien pour les contenus terroristes, nous rencontrons de réelles difficultés concernant la capacité des acteurs individuels à obtenir le retrait de contenus problématiques. Lors de nos échanges à Bruxelles, il nous a été demandé pourquoi nous ne saisissions pas la justice, alors que de nombreux parents nous font part de leur impuissance face à cette situation. Comment pouvons-nous donner aux juges les outils nécessaires pour adresser des injonctions directes aux plateformes sans multiplier les intermédiaires ? Cela pose la question du fondement légal.
M. Kerian Berose-Perez. La complexité de ce sujet, sur lequel nous n’avons pas nécessairement de position définitive, réside dans sa technicité et ses multiples implications. Nous y travaillons avec détermination, particulièrement au niveau européen. Nous réfléchissons notamment à des mécanismes permettant de briser les logiques d’enfermement dans des bulles de filtres, où les utilisateurs se retrouvent constamment exposés aux mêmes types de contenus, qu’il s’agisse de publications esthétisant la dépression ou promouvant des comportements alimentaires dangereux. Notre approche consiste à imposer une diversification des contenus et à introduire une part d’aléatoire pour contrer les mécanismes de personnalisation algorithmique et limiter la formation systématique de ces bulles de filtres, particulièrement face aux algorithmes les plus performants. Ces actions s’inscrivent principalement dans le cadre du DSA, même si nous reconnaissons que les avancées ne progressent pas toujours aussi rapidement que nous le souhaiterions. Ce travail exige une compréhension approfondie des mécanismes en jeu et une maîtrise de textes réglementaires parfois complexes à appliquer.
M. le président Arthur Delaporte. J’ai le sentiment que l’État demeure insuffisamment outillé face aux enjeux massifs et en rapide évolution qui touchent la santé publique. Chaque année qui passe expose davantage de jeunes, et même de très jeunes, à des contenus préjudiciables. Ce phénomène concerne l’ensemble de la société et chaque mois d’inaction nous conduit à accumuler un retard considérable.
J’entends la volonté de la ministre de promouvoir l’interdiction des écrans pour les moins de 3 ans dans un journal qui, par ailleurs, véhicule de la désinformation. Je le précise à titre personnel, puisque ce même journal met en cause notre commission quelques pages plus loin, prétendant que le recours aux auditions par visioconférence ne constitue pas la norme pour les commissions d’enquête. En tant que défenseur de l’information rigoureuse, je tiens à souligner que nous menons depuis trois mois des auditions sérieuses avec diverses administrations par visioconférence sans que cela n’ait jamais posé un problème. Le véritable problème réside dans le détournement de la procédure et non dans l’usage de la visioconférence. Cette précision me paraît nécessaire pour le compte rendu de notre commission.
Pour revenir à notre sujet, annoncer des mesures pour les enfants de moins de 3 ans constitue certes une avancée, mais nous devons également nous préoccuper des adolescents de 14 ou 15 ans. Le temps que les mesures d’interdiction des écrans pour les plus jeunes produisent leurs effets, il faudra compter dix à douze ans alors que la question centrale porte sur notre capacité d’action immédiate pour endiguer ce phénomène. Nous devons manifestement renforcer nos moyens car sept équivalents temps plein ne suffiront pas. Même si la création d’un bureau dédié à la santé mentale liée à l’exposition au numérique marque une étape positive, nous avons besoin de mécanismes de signalement plus directs et efficaces entre l’administration et les plateformes.
Nous constatons que pour les contenus terroristes, des systèmes de signalement très performants existent entre les administrations et les réseaux sociaux. En revanche, lorsque nous examinons les rapports de transparence concernant la santé mentale ou la protection des mineurs, les chiffres de signalements administratifs sont proches de zéro. Cela démontre que l’administration ne mobilise pas pleinement son pouvoir de signalement, ce qui nous laisse démunis. Des mécanismes existent déjà, d’autres restent à inventer ou à renforcer, mais commençons par utiliser plus efficacement les outils à notre disposition.
Disposez-vous d’un contact direct chez TikTok au niveau de la DGS, ou sollicitez‑vous systématiquement l’Arcom lorsque vous devez les contacter ?
M. Kerian Berose-Perez. J’ai effectivement déjà établi des contacts avec les plateformes mais, jusqu’à présent, nous avons privilégié une collaboration par l’intermédiaire de l’Arcom.
Mme Sarah Sauneron. La lutte contre le terrorisme constitue effectivement un modèle de référence et c’est précisément dans ce domaine que nous avons développé les actions les plus avancées, justifiées par un impératif évident de sécurité publique. Dans la mesure où nous faisons aujourd’hui face à des données plus complexes à analyser concernant les écrans, nous devons intensifier la recherche afin d’établir des constats incontestables qui s’imposeront à tous, particulièrement lorsqu’ils touchent à la liberté d’expression.
Comme vous l’avez parfaitement souligné, les discours liés à la santé mentale sont plus difficiles à analyser que ceux liés au terrorisme. Dans ce dernier domaine, nous avons considérablement progressé en termes de signalement et de collaboration avec les plateformes. Ce modèle, également appliqué dans la lutte contre la pédopornographie, constitue notre référence à suivre.
Je ne voudrais pas laisser entendre que seules sept personnes au sein du ministère s’intéressent à la question des écrans. Pour avoir travaillé sur ce sujet depuis plusieurs années, notamment en suivant dès 2022 le plan du secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance Adrien Taquet, je constate un véritable tournant depuis la commission Mouton-Benyamina. Bien que ces avancées puissent être jugées insuffisantes, nos relations avec les ministères de l’économie et de l’éducation nationale ont considérablement évolué.
Le ministère de la santé démontre toute sa légitimité en fournissant les justifications scientifiques nécessaires à l’action auprès des jeunes et des parents. Cette approche constitue la clé de notre stratégie, comme cela a été le cas pour le tabac, car c’est lorsque nous avons établi les liens avec le cancer du poumon que nous avons pu imposer des mesures face aux industriels.
Le ministère de la santé doit ainsi jouer pleinement ce rôle concernant les écrans, sans se limiter aux enfants de moins de 3 ans, bien que cette action précoce demeure essentielle. Nos adolescents doivent prendre conscience des risques auxquels ils s’exposent et cette sensibilisation passe notamment par l’éducation nationale, car ce ministère dispose d’un public captif et de toute la légitimité pour agir auprès des adolescents, en collaboration avec les parents. Dans cette perspective, le droit à la déconnexion et la généralisation de l’expérimentation des collèges sans smartphone apparaissent indispensables.
Je tiens à souligner que la France n’est nullement à la traîne au niveau européen sur ce sujet et qu’elle est, au contraire, citée en exemple par d’autres États membres. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) Europe, qui nous rendra visite cette semaine au ministère, nous a spécifiquement demandé d’aborder la question de la santé mentale des jeunes face aux écrans. Plusieurs pays, dont l’Espagne, ont sollicité la traduction du rapport du docteur Mouton et du professeur Benyamina. Cette reconnaissance internationale reflète une véritable prise de conscience et une volonté d’agir à la hauteur des enjeux.
M. le président Arthur Delaporte. Malgré les réserves ou inquiétudes que j’ai pu exprimer concernant le sentiment d’impuissance que peuvent ressentir certains utilisateurs, je tiens à vous remercier pour votre travail et pour le sens de l’État et de l’intérêt général que porte la DGS.
Un travail considérable reste encore à accomplir et je constate que vous vous êtes pleinement saisis de ces enjeux. La réactivité collective qu’imposent ces défis devrait conduire à un renforcement des moyens de veille et de signalement afin de lutter efficacement contre les tendances dangereuses. Mme la rapporteure et moi-même sommes quotidiennement interpellés sur les réseaux sociaux concernant des publications problématiques et dangereuses, notamment cette publicité massive pour les compléments alimentaires. Si ces dernières prolifèrent, c’est qu’elles génèrent des profits considérables. Il convient donc d’intervenir sur le plan financier et de saisir directement les plateformes, cette problématique dépassant largement le seul cas de TikTok.
Je vous remercie et vous invite à nous transmettre par écrit tout document, information ou réponse que vous jugerez utile de porter à notre connaissance.
La séance s’achève à dix heures cinq.
Présents. – M. Arthur Delaporte, Mme Laure Miller, M. Thierry Sother, M. Stéphane Vojetta