Compte rendu

Mission d'information
de la Conférence des présidents
sur les causes et conséquences de la baisse de la natalité en France

 

– Audition, ouverte à la presse, de M. Fabrice Cahen, chargé de recherche de l’Institut national d’études démographiques (INED) 2

– Présences en réunion.................................13


Jeudi
25 septembre 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 4

session 2024-2025

 

Présidence de
Mme Constance de Pélichy, présidente de la mission d’information
 


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La séance est ouverte à neuf heures cinq.

Mme la présidente Constance de Pélichy. Nous avions eu l’occasion, avant la coupure estivale, de recevoir plusieurs chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (INED), avec qui nous avions évoqué les différentes données et tendances qu’ils avaient observées ainsi que les divers facteurs pouvant être identifiés comme des freins à la natalité.

Nous avons aujourd’hui le plaisir de vous recevoir, monsieur Cahen, pour nous aider à mettre en perspective ces informations sur le temps long. Vous avez publié en 2022 un ouvrage intitulé Le Nombre des hommes – La mesure de la population et ses enjeux (XVIe-XXIe siècle). Au-delà de la naissance et de l’évolution de la science démographique, vous y retracez l’histoire du concept même de population et des enjeux politiques et sociaux qu’il emporte. Vos recherches nous permettront de mieux nous situer nous-mêmes, en tant que parlementaires du XXIe siècle, par rapport aux grandes tendances qui ont existé, en faveur du contrôle des naissances ou, au contraire, d’un accroissement de la fécondité censé répondre à ce que vous appelez la « panique de dépopulation ».

Vous avez aussi consacré des travaux à l’histoire de la répression de l’avortement ainsi qu’à celle de la lutte contre l’infertilité et de la procréation médicalement assistée (PMA). Nous serons très heureux d’aborder avec vous ces sujets plus spécifiques.

M. Fabrice Cahen, chargé de recherche à l’INED. Ne sachant pas précisément ce qui est attendu de mon intervention, je me propose de revenir sur la façon dont s’est construit, historiquement, le problème public qui vous occupe, en espérant que cette mise en perspective puisse être utile à la réflexion collective.

Il y a un peu plus de 120 ans, le 18 janvier 1902, était instituée, sur décision de Pierre Waldeck-Rousseau, alors président du conseil, ministre de l’intérieur et sénateur, une commission extraparlementaire chargée « de procéder à une étude d’ensemble sur la question de la dépopulation et de rechercher les moyens les plus pratiques de la combattre ». L’instauration de cette commission est le signe de la mise à l’agenda parlementaire de ce que l’on nommait alors la « dépopulation » – de façon d’ailleurs quelque peu abusive puisqu’il s’agissait en réalité d’un recul tendanciel de la natalité. La lutte contre la dépopulation accédait ainsi, à l’issue d’un phénomène assez progressif, au rang de grande cause nationale.

Contrairement à une idée assez courante, cette anxiété démocratique française n’a donc pas attendu l’hécatombe de la guerre de 1914-1918 pour prospérer. On en trouve d’ailleurs des traces dès le XVIIIe siècle. C’est toutefois essentiellement après la défaite de la France face à la Prusse, en 1870, que s’effectue le basculement.

À cet égard, la question pertinente n’est pas tant de savoir si les acteurs de la Belle Époque avaient raison ou tort de redouter un déclin démographique, mais plutôt de déterminer de quoi se nourrissait leur inquiétude : se fondait-elle sur une observation rationnelle, une analyse de faits quantitatifs indiquant de façon incontestable l’existence d’une menace objective ; ou n’était-elle que l’expression d’une panique morale, d’un aveuglement idéologique, dans un contexte de forte montée du nationalisme ? Pour répondre à cette question, il faut considérer simultanément deux histoires : celle des statistiques publiques et de la démographie, et celle du débat public relatif à ce qu’on appelait alors le « problème de la population ».

On peut considérer que c’est au milieu du XIXe siècle que la démographie s’est constituée comme une branche à part entière des sciences de l’homme. Cette naissance est cependant précédée par la longue histoire de la statistique de population dans ses différentes formes, que l’on fait généralement remonter au XVIIe siècle. De l’Ancien Régime à la modernité républicaine, l’étude quantitative des populations est le lieu d’une tension qui, à mon sens, n’est pas une contradiction : d’un côté, la démographie est la plus rigoureuse des sciences humaines et est dotée d’une capacité prédictive que lui envient bon nombre de disciplines voisines ; de l’autre, comme toute science humaine et sociale, elle produit des savoirs situés.

En effet, les données recueillies, les chiffres utilisés ou obtenus, n’existent et n’ont de sens que dans un certain cadre de perception et d’analyse. Aucun chiffre ne vaut par lui-même ni n’a de signification immédiate. Aucune tendance démographique n’est intrinsèquement nocive ou bénéfique. Par exemple, ce sont des conditions sociales et intellectuelles particulières qui expliquent que ce dont on se félicitait par le passé, à savoir l’augmentation de l’espérance de vie, a été peu à peu recouvert par le thème du vieillissement démographique. On peut difficilement débattre de l’évolution du nombre des naissances, du solde naturel ou encore du solde migratoire sans engager une certaine vision du rôle des hommes et des femmes, une certaine conception de la famille, une certaine représentation de qui est français et qui ne l’est pas.

Prenons l’exemple de Jacques Bertillon, fils de l’un des principaux fondateurs de la démographie française, Louis-Adolphe Bertillon. À la fin du XIXe siècle, c’est un savant de renom, respecté dans toute l’Europe et, par ailleurs, un fervent militant nataliste qui a fondé en 1896 un groupe de pression très influent au moins jusqu’aux années 1950, l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, devenue ensuite l’Alliance nationale contre la dépopulation. La création de cette alliance intervient dans un contexte d’hostilité à l’Allemagne – il faut repeupler la France pour faire la guerre et récupérer l’Alsace-Lorraine – mais elle exprime aussi des préoccupations d’ordre moral, en particulier face à l’émergence de deux mouvements : le féminisme, pourtant très modéré à l’époque, et le mouvement néomalthusien, qui prône le contrôle des naissances dans une visée beaucoup plus subversive mais qui demeure très minoritaire. C’est ce double profil d’expert et de militant qui fait de Jacques Bertillon à la fois l’un des principaux analystes des résultats des recensements et de l’évolution de la population – avec des données fondées sur les états civils qui indiquent effectivement une baisse de la natalité et un excédent de décès sur plusieurs années consécutives – et l’un des grands responsables de l’alarmisme démographique qui marque la IIIe République.

Établir un diagnostic est une chose, identifier les causes du problème en est une autre. L’histoire de la commission Waldeck-Rousseau est ainsi révélatrice d’une difficulté majeure : si les statisticiens, les sociologues et les démographes s’accordent sur l’existence d’un ralentissement démographique considéré comme inquiétant, en démêler les facteurs explicatifs, et a fortiori en prévoir les conséquences possibles et définir des remèdes pertinents est autrement plus compliqué. On voit alors surgir des conflits interprétatifs que les chiffres ne permettent que partiellement d’arbitrer et qui ne seront jamais vraiment résolus.

Quelles sont, au fond, les racines du problème ? Réside-t-il, comme le disent les catholiques sociaux, dans le phénomène de sécularisation, qui détournerait les Françaises et les Français des valeurs familiales ? Trouve-t-il son origine dans l’égalitarisme juridique, accusé de pousser les propriétaires agricoles à limiter leur fécondité pour éviter le morcellement foncier ? Est-il attribuable aux charges de la maternité, comme le clament les féministes qui prônent, en guise de compensation, l’octroi de nouveaux droits sociaux à destination des mères de famille ? Se focaliser sur la natalité ne conduit-il pas à négliger des paramètres aussi importants que la mortalité infantile, comme le soutiennent certains hygiénistes très critiques à l’égard de Jacques Bertillon et de l’Alliance nationale ?

Un autre facteur encore, l’un des plus discutés à partir des années 1900, mérite qu’on s’y arrête un instant. Il s’agit de l’avortement dit criminel. Jusque-là, il restait considéré comme un phénomène annexe, que l’on rangeait dans l’entité plus large de la stérilité volontaire. Or, à compter des années 1900, des médecins, engagés dans une croisade contre l’avortement, bricolent – parfois assez adroitement, d’ailleurs – des estimations quantitatives visant à le faire reconnaître comme un facteur de dépopulation à part entière. La commission Waldeck-Rousseau se penche sur le sujet en 1908. Un de ses membres, médecin, invite notamment ses collègues à prendre au sérieux ce qu’il appelle une « cause de décadence », regrettant qu’ils ne lui accordent qu’une importance « minime et secondaire ». À l’inverse, un autre phénomène retient l’attention par sa quasi-absence des discussions de l’époque : celui de la stérilité conjugale involontaire, qui n’intéresse guère les natalistes car son impact statistique est jugé marginal par rapport à la stérilité volontaire.

Il apparaît ainsi clairement, à la faveur de cet épisode politique, que la lutte contre la dépopulation, mot d’ordre en apparence fédérateur, ouvre en réalité de très nombreux désaccords internes, désaccords qui ralentiront considérablement la prise de décision, au moins jusqu’à la Grande Guerre.

À partir des années 1920, l’obsession démographique se traduit plus concrètement dans l’action publique. Commence alors ce qui peut être qualifié de nationalisation de la vie reproductive, orientation qui implique un contrôle fortement accru sur l’intimité féminine, notamment entre la fin des années 1930 et la sortie de la Seconde Guerre mondiale, avec une escalade policière et répressive particulièrement marquée sous le régime de Vichy. J’insiste sur le fait que l’effet démographique potentiel de ces mesures de divers ordres, notamment les plus coercitives comme la prohibition des méthodes anticonceptionnelles ou la répression de l’avortement, est souvent considéré comme limité ou peu prometteur, y compris par leurs instigateurs. Mais peu importe : le sentiment qui prédomine, semble-t-il, est souvent que légiférer, c’est donner ou se donner l’impression que l’État fait quelque chose.

Pour conclure, on peut se demander si l’initiative qui vous réunit est le signe d’une histoire qui se répète à l’identique. Je ne pose pas la question seulement en tant que chercheur, mais aussi en tant que citoyen, dans un moment où – je ne l’apprends à personne – l’instrumentalisation politique de la dénatalité revient en force, notamment en Europe et aux États-Unis. L’emploi par le Président de la République, en 2024, de l’expression assez malheureuse de « réarmement démographique » a, chacun s’en souvient, suffisamment fait réagir l’opinion pour que les élus et les gouvernants mesurent, s’il en était besoin, que la société française d’aujourd’hui n’est plus celle des années 1900, ni même celle des années 1960. Des changements culturels, qui ne sont bien évidemment pas spécifiques à la France et ont été engagés il y a au moins trois siècles, se sont accélérés depuis deux générations : l’individualisation des choix reproductifs, la pluralisation des styles de vie, la diversification des formes familiales, à quoi il faut sans doute ajouter l’émergence progressive d’une nouvelle conception de la vie, en lien direct avec la question environnementale.

Les propos liminaires tenus par la présidente de la présente mission d’information lors de la première audition de mes collègues de l’INED en juillet dernier – « il ne s’agit pas de réduire la natalité à une question féminine, ni de renvoyer la femme à ses fonctions reproductives », un autre passage faisant référence à l’attention devant être portée aux « besoins des futurs parents » – indique que la philosophie qui préside à cette initiative diverge, à un degré qu’il est trop tôt pour déterminer, de celles du passé.

M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Pouvez-vous préciser les enjeux politiques et sociaux qui ont présidé à la construction de cette nouvelle discipline scientifique qu’est la démographie ?

Estimez-vous que nous sommes plus objectifs que par le passé dans la manière d’utiliser les outils à notre disposition et les données relatives à la démographie ? La capacité à distinguer le désir d’enfant de l’indice de fécondité, par exemple, nous permet-elle de disposer de statistiques plus objectives, non pas en vue de porter un jugement sur ce que devrait être le niveau de natalité, mais afin de répondre au décalage entre ce que souhaiteraient certains Français et la réalité ?

M. Fabrice Cahen. Vous avez tout à fait raison d’insister sur le fait que le contexte et les enjeux ayant présidé à la naissance de la démographie – ou en tout cas d’une science nouvelle qui se dote de cette appellation propre – au milieu du XIXe siècle ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui seront attachés à la démographie à la Belle Époque. Il existe toute une tradition des statistiques de population, bien incarnée par Condorcet à l’époque des Lumières et qu’on retrouve ensuite chez Louis-Adolphe Bertillon, Achille Guillard et un certain nombre d’auteurs, tradition selon laquelle la population est l’incarnation matérielle du corps social. L’étudier permet de déceler les moyens d’effectuer des réformes sociales et sanitaires toutes tournées vers le progrès social. Il n’y a pas trace, dans les premiers textes de Louis-Adolphe Bertillon, de cette priorité au natalisme ou aux valeurs familiales qu’on trouvera chez Jacques Bertillon. Il me semble que la démographie subit une sorte de dévoiement, d’affadissement à la Belle Époque et dans l’entre-deux-guerres, avant de connaître un grand renouvellement dans les années 1940 et 1950, et plus encore par la suite. Je me garderai donc d’étendre le propos que j’ai tenu sur la Belle Époque à la période actuelle.

Pour ce qui est du désir d’enfant, sans être spécialiste de démographie, il me semble important de souligner que cette question commence à être thématisée après la Seconde Guerre mondiale, d’une manière évolutive et assez ambivalente. D’un côté, des démographes, tel Alfred Sauvy, considèrent que l’enfant non désiré fait partie de la solution : puisqu’il contribue à l’augmentation ou au maintien de la natalité, il faut faire avec. De l’autre, on voit émerger – et l’INED a été assez pionnier en la matière en France – la technique des enquêtes par sondage, qui permettent d’étudier non plus des indices reposant sur des données factuelles, mais des intentions de fécondité. Les résultats de ces enquêtes amènent les démographes, même mainstream, à constater que les aspirations des couples ne vont pas dans le sens d’une fécondité maximale.

M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Certains objets politiques ont été, au XIXe siècle, plus ou moins défendus par la gauche ou par la droite – on peut penser à la laïcité. La gauche et la droite ont-elles porté sur la natalité un regard différent, qui a pu évoluer au fil du temps ?

Vous évoquez le concept d’anxiété démographique. Qualifieriez-vous la période que nous vivons et cette mission d’information comme des symptômes ou des témoignages de cette anxiété ? Chiffres à l’appui, parleriez-vous d’alarmisme comme vous le faites pour le XIXe siècle ?

Enfin, vous avez abordé deux causes pouvant contribuer à expliquer la baisse de la natalité : l’avortement et la stérilité. Vous avez aussi beaucoup travaillé sur la procréation médicalement assistée (PMA) et son histoire. Que pouvez-vous nous en dire pour la période actuelle ?

M. Fabrice Cahen. Je serais bien en peine de répondre de manière globale sur la répartition des positionnements entre la gauche et la droite concernant la dépopulation. Tout dépend déjà de quelle gauche et de quelle droite on parle : les radicaux, les socialistes et les communistes n’ont pas forcément les mêmes positions, et celles-ci évoluent dans le temps. Maurice Thorez, par exemple, était un nataliste fervent. Il faut donc éviter toute catégorisation trop tranchée.

Dans la période qui s’étend jusqu’au baby-boom, il existe un consensus très large, y compris dans la classe politique, sur le fait que la dépopulation existe et qu’elle est un sujet de préoccupation majeur. C’est lorsqu’on s’attache à ses conséquences pratiques et aux solutions à y apporter que les acteurs se distinguent en fonction de leur sensibilité politique. Le fait d’être d’une sensibilité libérale – libéralisme des mœurs, juridique ou médical – ou d’une sensibilité progressiste incitant à mettre l’accent sur les droits sociaux, les allocations ou les besoins matériels des ménages, produit évidemment des attitudes différentes de celles consistant à jouer sur l’éducation morale, le rappel des valeurs, la mystique familiale et les mesures les plus coercitives. Un élément de clivage majeur concerne la prise en compte ou non du point de vue des femmes : la sensibilité féministe est un élément essentiel pour comprendre comment on peut à la fois soutenir la cause nataliste et refuser des solutions qui porteraient préjudice aux droits élémentaires des femmes.

Tout cela se combine de manière assez sophistiquée, puisqu’il faudrait encore y ajouter des facteurs comme la sensibilité aux enjeux sanitaires, voire aux enjeux eugéniques, qui complexifient le paysage des positionnements vis-à-vis des politiques de la vie.

Je ne m’exprimerai pas sur le caractère justifié ou non de l’anxiété démographique, d’une part parce que je sortirais de ma zone de compétences, d’autre part parce que cette appréciation ne me regarde pas. C’est le passage par l’histoire qui me permet de vous fournir des éléments de réflexion. Il me semble plus prudent de m’en tenir à cela.

La question de la stérilité et de la PMA, ensuite, est effectivement cruciale. Au cours du débat public qui a suivi le discours désormais fameux d’Emmanuel Macron sur le réarmement démographique, on a assez peu porté attention au fait que la lutte contre la stérilité faisait partie des principales mesures mises en avant par le Président de la République. Il y a là une ambivalence qui mérite l’attention.

D’un côté, il est tout à fait étonnant de voir la question de la stérilité involontaire être rattachée à un problème de démographie. Pour avoir travaillé sur l’histoire de la lutte contre l’infertilité et sur la PMA, j’ai pu constater que c’est précisément parce que les professionnels de santé n’obtenaient pas les moyens suffisants pour développer une vraie prise en charge des couples stériles qu’ils ont brandi l’argument de la dépopulation, ou plutôt qu’ils se sont rattachés à cette dynamique collective, en usant d’arguments utilitaristes – qui n’étaient d’ailleurs pas seulement natalistes mais aussi, parfois, teintés d’eugénisme – qui paraissent désormais très datés et problématiques. Faire passer la souffrance des couples concernés pour un problème de population et d’intérêt général est évidemment d’un autre âge.

De l’autre, et cela a été assez peu souligné, le discours d’Emmanuel Macron comporte une allusion assez audacieuse – y compris pour le sommet de l’État – à l’infertilité masculine, question taboue s’il en est, ainsi que des références assez concrètes à des techniques de diagnostic qui pourraient être systématisées. De ce point de vue, il m’a semblé être plus en phase avec la sensibilité d’aujourd’hui, d’une part en pointant un problème épidémiologique assez largement établi et qui tient à des facteurs divers, et d’autre part en prenant acte du fait que ce qui compte peut-être le plus pour la société actuelle, c’est l’attachement aux questions de bien-être, de libre usage de son corps et de justice reproductive.

Pour répondre de façon indirecte à votre question précédente, il me semble qu’il y a là une connexion plus évidente avec les préoccupations sociales actuelles.

Mme la présidente Constance de Pélichy. Établissez-vous, dans vos travaux, une relation entre l’étude démographique, voire la quantification de la population, et la représentation que les foyers se font d’une famille normale ou désirable ? De la même manière, les données relatives à la natalité peuvent-elles avoir un effet sur les décisions individuelles de fonder une famille et d’avoir un ou plusieurs enfants ?

M. Fabrice Cahen. C’est une question éminemment complexe mais fort intéressante. D’abord, mais vous le savez sans doute, les termes « famille normale » ne sont pas qu’une façon de parler : ce fut un véritable concept démographique dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans Population, la revue de l’INED, vous pouvez trouver des articles extrêmement savants sur la taille d’une famille normale. Il y a eu une volonté tout à fait explicite de définir de façon efficiente le bon ajustement entre, d’une part, le bien-être des couples, des parents et des familles et, d’autre part, la natalité et la population. Bien sûr, avec le recul, une telle réflexion peut paraître fort étrange.

Est-ce de ce type de travaux et plus généralement de la démographie que découlent les comportements des agents sociaux que sont les couples et les individus ? Il serait naïf de le laisser penser. Toutefois, la vie reproductive ne dépend pas uniquement de phénomènes sociaux spontanés. On peut démontrer que certaines normes et certains comportements ont été sciemment construits, non par les professionnels de la statistique, de la démographie et des disciplines voisines, mais par ceux qui se sont emparés de leurs travaux, jouant ainsi un rôle d’intermédiaire. J’ai parlé de l’Alliance nationale contre la dépopulation, mais je pourrais citer de nombreuses organisations, particulièrement dans le secteur associatif et dans la presse, qui ont véhiculé, par des représentations, des images ou des discours, une conception de ce qu’est une bonne famille, du moins en matière d’effectifs.

Par ailleurs, dans cette époque qu’on surnomme parfois les Trente Glorieuses, de nombreux pays, particulièrement dans ce qu’on appelait alors le tiers-monde, ont mené des politiques de régulation des naissances. Vous connaissez tous cet épisode, lui aussi assez peu resplendissant, de lutte néo- ou post-malthusienne contre une supposée surpopulation. En l’occurrence, c’est très souvent en véhiculant le modèle social d’une famille à deux enfants qu’a été conduit cet effort pour réduire la taille des foyers dans certains pays d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique latine.

Mme Sandrine Rousseau (EcoS). D’abord, si on regarde les chiffres de la population mondiale, on constate qu’il n’y a absolument pas de problème de natalité. Nous n’avons jamais été aussi nombreux : 8,3 milliards d’individus. La Terre ne souffre donc pas d’un manque d’humains, mais plutôt d’un trop grand nombre de personnes, ou du moins de leur incapacité à s’inscrire dans les cycles de la nature.

Au fond, ce qui me fascine, ce sont les contradictions qui caractérisent le débat politique autour de ces questions. Comme vous l’avez vous-même souligné dans votre propos liminaire, on s’intéresse beaucoup aux personnes qui ne veulent pas d’enfants mais nettement moins à celles qui ne peuvent en avoir. De plus, on n’a pas les mêmes angoisses politiques au sujet de ces dernières. Le débat relatif à la loi Duplomb en est un bon exemple : on sait que les pesticides provoquent des cancers – de nombreuses études le montrent –, mais ce texte ne suscite pas d’angoisse, chez ses partisans, vis-à-vis de la natalité. À l’inverse, que des féministes ne souhaitent pas avoir d’enfants ou que l’émancipation des femmes puisse entraîner un désir de ne pas en avoir, cela génère des angoisses.

Ensuite, si le Président de la République a effectivement parlé de « réarmement », il a aussi – ce qui m’avait profondément choquée – pointé un problème de natalité en Afrique : c’était dans l’introduction de sa présentation du plan France 2030. Par conséquent, la solution ne serait-elle pas simplement d’ouvrir quelque peu nos frontières, sachant, car toutes les études le montrent, que les enfants des personnes immigrées acquièrent sans aucune difficulté tous les codes de la société française ?

Enfin, les craintes relatives à la natalité sont-elles corrélées aux discours antiféministes, LGBTphobes et anti-immigration ? Les études féministes ont prouvé que le XIXe siècle avait été un enfer pour les femmes : c’est la période durant laquelle elles ont été le plus disciplinées et enfermées au sein de leur foyer. Ainsi, le débat sur la natalité pourrait-il être le faux-nez d’autres discours ?

Mme Anne Bergantz (Dem). Dans votre propos liminaire, vous avez dit que légiférer, c’est se persuader que l’État fait quelque chose. Qu’y a-t-il derrière cette phrase ? Pensez-vous que les politiques familiales n’ont aucun effet sur la natalité ? Le léger rebond observé entre 1995 et 2010, par exemple, était-il lié aux effets de politiques familiales ?

M. Fabrice Cahen. Que la population mondiale continue de croître, c’est une évidence. Qu’il n’y ait pas, à l’heure actuelle, de dénatalité mondiale, il me semble que cela reste vrai, mais je serais tenté d’ajouter : pour l’instant. Les démographes sont parfaitement au fait de ce qui va se passer au cours de la prochaine ou des deux prochaines générations et un ralentissement est attendu. Je n’apprécie pas particulièrement le terme de « vieillissement démographique », eu égard à tout ce que cela connote, mais ce phénomène est appelé à se produire à peu près partout.

Il est fondamental de s’interroger sur le cadrage qu’on adopte quand on aborde ces questions, en s’attachant à deux éléments centraux.

Le premier est évidemment le choix des échelles. Au XIXe et pendant une partie du XXe siècle, on raisonne à l’échelle nationale, avec bien sûr une vision patriotique, pour ne pas dire nationaliste, du moins à certains moments. Cette échelle doit-elle prédominer ? Certes, l’échelon national ou étatique demeure pertinent pour certains aspects tels que le système de protection sociale ou encore les retraites. Pour autant, il serait selon moi très problématique de ne réfléchir qu’à ce niveau.

Le second élément est celui des comparaisons. À qui se compare-t-on quand on se dénombre et quand on évalue le dynamisme démographique ? Car ce n’est évidemment pas la même chose de se comparer aux Allemands ou à ces peuples qu’on appelait à l’époque pudiquement les peuples de couleur. Il y avait bien sûr ici une véritable panique morale, teintée de colonialisme et de préjugés raciaux. C’est pourquoi retomber dans une vision nationalo-centrée nous renverrait dans un passé assez lointain.

À cet égard, la question du fait migratoire est également centrale. Je ne suis pas un spécialiste – il faudrait interroger mes collègues démographes –, mais c’est selon moi un impensé du débat nataliste. Rappelons que pendant très longtemps, en tout cas à l’époque moderne, les théoriciens étaient davantage populationnistes que natalistes. Au fond, la présence de travailleurs étrangers – de migrants, dirions-nous aujourd’hui – leur convenait très bien. Tant qu’il y a des bras et de la consommation, pour reprendre un autre concept récent, il n’y a aucun problème. Ainsi, le fait migratoire change toute une partie de l’équation et cet élément ne peut absolument pas être éludé.

J’aurais peut-être dû commencer par répondre à cette autre question : sommes-nous trop nombreux sur Terre ? J’aurais du mal à résumer la somme des travaux de bonne qualité consacrés à ce sujet, mais il ne semble pas possible de soutenir que nous soyons trop nombreux, que nous l’ayons été ou que nous soyons amenés à l’être. Je crois d’ailleurs que les sphères écologistes en sont bien conscientes ; c’est pourquoi elles se focalisent sur la consommation, le consumérisme ou le système économique plutôt que sur le nombre en tant que tel. Il faut se débarrasser de cette idée, d’autant qu’elle nous renvoie, elle aussi, à un passé hautement problématique.

En ce qui concerne les contradictions que vous pointez, madame Rousseau, sans émettre de jugement de valeur, oui, on cherche souvent davantage à inciter les gens qui ne sont pas nécessairement désireux de faire des enfants – je vous renvoie ici aux travaux sur le non-désir d’enfants, que vous connaissez certainement – qu’à aider les personnes en difficulté dans leur projet de procréation. Il est d’ailleurs très intéressant de comparer la France aux autres pays. Sans être un spécialiste, je sais que le Royaume-Uni, par exemple, mène des campagnes de communication et d’information du grand public bien plus avancées que les nôtres au sujet de l’infertilité.

S’agissant des populations LGBT, je crains de ne pas avoir suffisamment d’éléments pour me prononcer mais il me semble que les populations minoritaires dans leur ensemble, ce qui inclut par exemple les femmes qui ne sont pas en couple, sont effectivement un angle mort des discussions. Les obstacles à la parentalité des personnes LGBT sont nombreux. Certains, d’ordre juridique, sont très visibles ; d’autres, liés à l’accès effectif ou aux questions financières, sont plus complexes. Si on veut davantage d’enfants, c’est quelque chose à évoquer – mais je ne suis pas certain que les personnes concernées souhaitent être associées à un enjeu populationnel.

Enfin, madame Bergantz, je reconnais qu’il y avait certainement un peu de malice dans mes propos. Je précise que je parlais de la législation systématique ou frénétique. De plus, à l’aune de mes travaux, j’ai tendance à exercer un regard critique sur la notion même de politique publique spécialisée et sur le découpage des phénomènes sociaux en une série de problèmes appelant chacun des mesures très spécifiques. C’est ainsi que j’ai abordé les sujets sur lesquels j’ai travaillé.

Bien sûr, il est relativement établi que les allocations familiales, du moins à court terme, ont un impact sur la réalisation – ou le calendrier de réalisation – de projets de fécondité. Pour autant, ont-elles un impact si massif que cela sur la descendance finale ? Je ne sais pas et je vous engage à interroger des collègues beaucoup plus qualifiés que moi.

Toujours est-il que je défie quiconque de mettre en évidence ce qui serait la grande variable expliquant le baby-boom. Certains natalistes ont affirmé qu’il était le fruit du code de la famille de 1939, d’autres des allocations familiales généralisées dès le début des années 1930. Ce sont des explications parmi d’autres, mais ce phénomène est très complexe. Les ressorts en matière de psychologie collective sont si nombreux et multidimensionnels qu’il me semble difficile de prouver quoi que ce soit.

Il s’agit davantage d’une intuition ou d’une hypothèse que d’un résultat consolidé mais, sur le fondement de mes travaux, je crois que ce que les populations attendent, afin de se réaliser dans leur vie personnelle et ne pas s’interdire une vie familiale – sans aller jusqu’à avoir un nombre illimité d’enfants, qui ne peut plus être considéré comme un idéal –, c’est d’avoir confiance en l’avenir, de disposer d’une certaine assurance quant à leur capacité à subsister et à satisfaire leurs besoins essentiels, d’être considérés, etc. La structure, à laquelle participe bien sûr aussi le logement, me semble l’aspect le plus décisif. Et nous pourrions également évoquer les questions environnementale et géopolitique. Il n’y a jamais d’impact mécanique, mais toutes ces dimensions font partie d’un écheveau expliquant que, à un moment donné, on décide de faire enfant, ou d’en faire un de plus. Voilà ce que je voulais dire au travers de ma remarque, madame la députée.

Mme la présidente Constance de Pélichy. Parmi les raisons expliquant qu’on fait un enfant, vous venez de citer la confiance en l’avenir et la nécessité d’être considéré. Sur le fondement de vos travaux, particulièrement ceux portant sur l’époque moderne, faites-vous un lien entre le nombre d’enfants par foyer et la considération sociale mais aussi personnelle qu’une femme pouvait retirer d’avoir élevé deux, trois, quatre enfants ? Estimez-vous que ce type de considération a disparu et qu’il n’est donc plus nécessaire d’avoir des enfants pour être considéré ? Plus généralement, cela dit-il quelque chose de l’évolution de nos sociétés et de la manière dont on envisage les politiques natalistes ?

M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Faites-vous la distinction, dans vos travaux, entre le fait de devenir parent et celui d’avoir un enfant de plus ? La mission d’information vise à identifier les freins à la parentalité, mais ils ne sont peut-être pas les mêmes que les freins à la procréation d’un enfant supplémentaire.

Par ailleurs, pourriez-vous présenter rapidement les conclusions de la commission extraparlementaire Waldeck-Rousseau ? Quelles causes de dépopulation ou de baisse de la natalité avaient été identifiées à l’époque et, si tant est qu’il y en ait eu, quelles solutions avaient été préconisées ?

M. Fabrice Cahen. Concernant le rapport, disons, psychologique à l’enfant et à la parentalité, on pourrait répondre de manière théorique en renvoyant à la littérature académique relative aux facteurs sociaux de la fécondité, ainsi qu’au contrôle ou à la régulation de celle-ci. Pour certains auteurs, la fécondité ne se comprend que par l’économie et le matériel. Vous connaissez sans doute la théorie de la transition de fécondité, qui s’expliquerait par un nouveau rapport à l’enfant et le passage de l’enfant utile à l’enfant précieux. De toute évidence, il y a une part de vrai.

Cependant, la dimension psychologique et sociologique sur laquelle vous m’interrogez, madame la présidente, me semble également importante. Je l’ai moins observée dans mes travaux que je ne l’ai découverte dans toute une littérature historique et sociologique.

Qu’il s’agisse des classes populaires des pays occidentaux – aussi bien à l’époque industrielle que contemporaine – ou des habitants des pays à forte fécondité – particulièrement d’Afrique subsaharienne –, on se fourvoie si on considère une forte fécondité uniquement comme une déprise sur sa propre vie, une passivité, voire une absence de civilisation et une forme d’animalité et on se fourvoie tout autant en l’expliquant par le seul rendement de l’enfant ou d’autres considérations de ce type.

Vous le suggérez, et de belles études, comme celles du sociologue Olivier Schwartz, le mettent en évidence : des femmes qui n’ont pas fait d’études et qui appartiennent plutôt aux catégories ouvrières accèdent à une forme de reconnaissance en montrant qu’elles sont capables d’élever des enfants, de les éduquer.

De même, les spécialistes de la planification familiale, qui sont beaucoup intervenus sur les terrains africains dans les années 1960 et 1970, ont fini par comprendre – ils ont mis du temps – que la survenue d’un enfant avait, dans ces pays, une valeur symbolique et religieuse. Une famille nombreuse donne un statut, un rang, une reconnaissance et, tout simplement, une satisfaction émotionnelle.

Quant à votre dernière sous-question, l’enjeu majeur est effectivement de savoir si, aujourd’hui, une femme peut obtenir le même degré de respect, de considération, de valorisation si elle n’est pas mère. Dans la mesure où une disparition de la parentalité ne me semble pas à l’ordre du jour, allons-nous vers une pluralisation des formes de gestion de sa propre existence ? La société est-elle prête à admettre qu’il existe différentes manières de mener sa vie, s’agissant notamment de la famille et de la parentalité ? Bon nombre de travaux montrent que, de toute évidence, les comportements et les intentions évoluent, mais que les normes sociales, elles, demeurent relativement figées. Il est probable qu’elles ne le soient pas radicalement, mais nous entrons ici dans un débat de spécialiste.

S’agissant de la distinction entre le fait de passer de zéro à un enfant et celui de passer de x à x + n enfants, elle existe et illustre toutes les subtilités de la démographie. Ce n’est pas mon domaine, mais je sais que des indicateurs comme la probabilité d’agrandissement sont utilisés depuis les années 1950 et qu’ils ont été très importants dans l’édification de certaines politiques familiales. La dichotomie dont vous parlez, monsieur le rapporteur, est très bien étudiée.

Quant à la commission extraparlementaire des années 1900, son histoire a été assez chaotique et s’est plutôt terminée en eau de boudin, la guerre ayant aussi interrompu un processus qui s’était globalement enlisé. Ce ne fut pas non plus un échec absolu, puisque la mise à l’agenda de cette question a laissé des traces et ouvert la voie à tout ce qui se passera à partir de la loi de 1920 réprimant la provocation à l’avortement et à la propagande anticonceptionnelle.

J’ajoute, mais je parle de mémoire, que la volonté d’aborder la question de la dépopulation de manière scientifique et rationnelle et de hiérarchiser les causes selon leur contribution statistique au problème, afin d’identifier ce qui devrait être traité en priorité et les principaux leviers d’action, s’est heurtée à toutes les difficultés que j’ai évoquées précédemment. C’est pour cette raison que ce sont souvent les solutions les plus pragmatiques, mais aussi les plus faciles, qui l’emportent.

Par exemple, interdire est plus facile qu’inciter. Non que cela soit nécessairement efficace, mais interdire la contraception – le mot est anachronique pour l’époque – et renforcer la prohibition de l’avortement sont des mesures qui ne coûtent pas très cher et qui permettent – autre caractéristique de la période – de désigner des boucs émissaires tels que les avorteurs, les faiseuses d’anges ou encore les néomalthusiens. Comme je le disais, la voie répressive permet de donner l’impression que l’État agit d’une main de fer et prend le problème en main.

Agir sur les besoins matériels des foyers, instaurer un rapport plus positif à l’enfantement et à la natalité, améliorer concrètement le sort des femmes et des parents grâce à la politique de protection maternelle et infantile ou encore au congé maternité, est plus difficile. Il y a donc souvent une forme de populisme – je crois qu’on peut utiliser le mot – qui consiste à désigner des boucs émissaires et à choisir les mesures les plus spectaculaires, qui seront reprises en une des journaux et qui produiront des chiffres dont les élus pourront se prévaloir. Je ne crois pas beaucoup aux leçons de l’histoire, mais nous avons des enseignements à tirer de cette expérience.

Mme la présidente Constance de Pélichy. Merci infiniment, monsieur Cahen, pour vos propos très pertinents, qui nous ont permis de prendre de la hauteur et du recul par rapport à la période que nous traversons. Soyez certain qu’ils nourriront nos travaux.

 

La séance s’achève à dix heures cinq.

Membres présents ou excusés

 

Présents. – Mme Anne Bergantz, Mme Marie Lebec, Mme Élisabeth de Maistre, Mme Joséphine Missoffe, M. Jérémie Patrier-Leitus, Mme Constance de Pélichy, Mme Sandrine Rousseau