Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition commune, ouverte à la presse, réunissant :

- M. Samuel Lainé, directeur adjoint en charge des recrutements, de la formation initiale et de la recherche de l’École nationale de la magistrature, M. Haffide Boulakras, directeur adjoint en charge de la formation continue, de l’international et des publics spécialisés, et Mme Gaëlle Colin, sous-directrice en charge de la formation continue

- Mme Véronique Court, directrice de l’École nationale des greffes, et Mme Nathalie Tulak, coordonnatrice des relations internationales et outre-mer              2

– Présences en réunion................................22

 


Jeudi
10 juillet 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 14

session ordinaire de 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

 

M. le président Frantz Gumbs. Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins, et d’identifier précisément les obstacles qui subsistent encore dans ces territoires pour assurer un égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.

Il nous a donc paru pertinent d’entendre les deux écoles qui forment, après le concours et pendant toute leur carrière, les fonctionnaires de la justice que sont les magistrats et les greffiers. Mesdames, messieurs, vous avez un rôle fondamental à jouer dans l’attractivité des postes ultramarins, comme dans la bonne adaptation des personnels judiciaires aux réalités de ces territoires.

J’accueille donc, pour l’École nationale de la magistrature, M. Samuel Lainé, directeur adjoint en charge des recrutements, de la formation initiale et de la recherche, M. Haffide Boulakras, directeur adjoint en charge de la formation continue, de l’international et des publics spécialisés, et Mme Gaëlle Colin, sous-directrice en charge de la formation continue, et, en visioconférence, pour l’École nationale des greffes, Mme Véronique Court, directrice, et Mme Nathalie Tulak, coordonnatrice des relations internationales et outre-mer.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Samuel Lainé, Mme Gaëlle Colin, M. Haffide Boulakras, Mme Véronique Court et Mme Nathalie Tulak prêtent successivement serment.)

M. Samuel Lainé, directeur adjoint en charge des recrutements, de la formation initiale et de la recherche de l’École nationale de la magistrature. Je suis magistrat depuis 1997 et actuellement directeur adjoint de l’École nationale de la magistrature, chargé des recrutements, de la formation initiale et de la recherche. J’ai exercé outre-mer pendant deux années comme substitut du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Pointe-à-Pitre.

Je commencerai par le recrutement, avant d’aborder la formation initiale stricto sensu, en axant mon propos sur les thématiques de votre commission d’enquête. Comme le montrent les documents que je ne manquerai pas de vous adresser, l’école, créée en 1958, ne s’est intéressée dans un premier temps, pour définir le profil des populations recrutées, qu’à leur âge et à leur parcours universitaire. Ce n’est qu’à partir de 2012 qu’on voit apparaître dans les archives des indications relatives à l’origine territoriale des personnes recrutées. Faute d’éléments pour la période antérieure, mes propos ne concernent donc que la période qui suit cette date.

Depuis 2012, la part des élèves issus de territoires ultramarins dans les promotions que nous formons est très faible – elle est globalement inférieure à 1 % jusqu’en 2018, année où, sur une promotion de 350 élèves, 6 déclarent – car cette mention est déclarative – provenir de territoires ultramarins soit 1,71 % de la promotion. Il n’y a pas eu, jusqu’à présent, de chiffre plus élevé. Jusqu’en 2018, la moyenne était plutôt inférieure à 1 % et elle se situe, depuis lors, plutôt autour de 1 %, ce qui est toutefois très faible.

Dans le cadre du projet Classes prépas talents, qui est en cours de portage, l’École nationale de la magistrature a instauré, à l’instar de l’École nationale des greffes, des dispositifs d’égalité des chances pour la préparation d’étudiants boursiers – il s’agissait en effet de la première condition d’éligibilité –, et donc méritants dans leur parcours académique, pour préparer le premier concours étudiant d’accès à la magistrature. Trois classes ont été créées initialement – à Douai, Paris et Bordeaux –, puis, depuis l’arrivée de la nouvelle directrice de l’École, Nathalie Roret, en 2020, quatre autres, toujours dans l’Hexagone. Nous avons toutefois un projet de création d’une classe en Guadeloupe.

Depuis 2019 a été noué avec un groupement d’intérêt public de Nouvelle-Calédonie, dénommé Cadres Avenir, un partenariat au titre duquel ce groupement se charge de sélectionner des étudiants en Nouvelle-Calédonie, tandis que nous réservons dans chacune de nos sept classes prépas talents une place pour ces étudiants. Ce dispositif ne reçoit pas tous les ans des étudiants de Nouvelle-Calédonie, mais il a permis à un certain nombre d’entre eux d’intégrer la magistrature. Si je ne me trompe pas, l’une de ces étudiantes, issue de la promo 2023, est actuellement en poste à Mayotte.

Le message à retenir est que le recrutement dans les territoires d’outre-mer et la représentation de ces derniers dans les publics recrutés pour intégrer l’École nationale de la magistrature sont très faibles.

Très classiquement, le profil type d’un élève recruté est celui d’une élève originaire de la région Île-de-France et qui a suivi des études de droit dans l’une des grandes universités parisiennes. C’est là, sinon la majorité, du moins la population la plus représentée dans nos promotions – ce schéma se reproduit systématiquement depuis plusieurs années, avec 30 % des élèves d’une promotion originaires de l’Île-de-France. La région Nouvelle-Aquitaine est assez bien représentée, mais certaines grandes régions le sont moins, comme la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca), dont la part est de l’ordre de 6 % en moyenne : la représentation est donc assez inégale pour ce qui est de l’origine territoriale.

Historiquement, l’accès aux fonctions dans les juridictions ultramarines était, me semble-t-il, plutôt réservé à des magistrats qui avaient une certaine ancienneté. Permettez-moi d’évoquer à ce propos les circonstances dans lesquelles j’ai été nommé à Pointe-à-Pitre. Après avoir exercé cinq ans dans le Nord, j’ai souhaité changer de région et de fonctions, et j’avais formulé de nombreuses demandes pour des postes situés sur toute la façade Ouest de la France. Ayant aussi en tête d’aller un jour exercer outre-mer, j’ai également fait des demandes pour les Antilles – Martinique et Guadeloupe. Compte tenu toutefois de ce que j’avais pu observer, je pensais être beaucoup trop jeune en ancienneté. En règle générale, en effet, cinq ans d’ancienneté ne suffisaient pas et il en fallait plutôt sept, huit ou neuf pour accéder à un poste aux Antilles. J’ai donc été agréablement surpris de la suite donnée à mes demandes, qui n’était ni Bayonne ni Dax, mais Pointe-à-Pitre. Nous étions en 2002 et on m’a expliqué qu’une modification apportée par le gouvernement à une partie du régime indemnitaire des magistrats nommés en outre-mer avait fait chuter l’attractivité de ces postes. C’est ainsi que je me suis retrouvé être, à 35 ans, le benjamin de toute la cour d’appel de Basse-Terre. Cela a été une expérience formidable. Toujours est-il qu’à cette époque, il était très rare que des postes outre‑mer soient proposés aux magistrats qui prenaient leurs premières fonctions en sortant de l’école.

Ainsi, la formation que j’ai suivie entre 1995 et 1997 ne préparait pas à l’exercice des fonctions en outre-mer. Il existait déjà, toutefois, une formation continue pour celles et ceux qui allaient y être nommés. Pour en avoir bénéficié, je puis dire que cette formation est excellente et très importante.

Si on n’offre jamais de postes en sortie d’école pour Papeete ou Nouméa, on le fait pour les Antilles, la Guyane, La Réunion ou Mamoudzou. Le caractère récurrent de ces propositions de premier poste a conduit l’école, depuis plusieurs années, à intégrer dans la formation initiale des éléments permettant au moins d’informer nos élèves des conditions socio-économiques, matérielles et culturelles dans lesquelles s’exercent les fonctions juridictionnelles dans les territoires où ils sont susceptibles de se voir proposer des postes en sortie d’école. L’ENM y prête, ces dernières années, une attention particulière dans le cadre de la formation initiale.

Cette formation se déroule de trois ou quatre manières que je vais évoquer en distinguant la période où les élèves ne connaissent pas encore leur première affectation et celle qui suit leur choix de ce poste.

Avant le choix des postes, nous proposons aux élèves plusieurs séquences dont certaines touchent toute une promotion et d’autres, pour des raisons tant de capacité d’accueil que de budget, un certain nombre d’élèves seulement. Depuis plusieurs années, nous proposons systématiquement des stages d’immersion permettant aux élèves, en début de scolarité, de passer une semaine dans une juridiction, ou des stages auprès d’avocats ou de partenaires extérieurs, avant de débuter leur période d’études théoriques dans les murs de l’école, à Bordeaux. Chaque année, nous proposons une quinzaine de places de stage dans des territoires ultramarins qui sont susceptibles de leur être proposés en premier poste, ce qui offre à celles et ceux que ça intéresse une première approche de la vie et des contacts avec la juridiction et ses partenaires habituels.

Chaque année aussi, nous envoyons des stagiaires dans des conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD), ce qui leur permet de se rendre dans des points d’accès au droit ou des points justice pour dispenser notamment des consultations d’information sur les droits – étant entendu qu’il ne leur est pas possible de dispenser du conseil juridique stricto sensu, qui est un monopole des avocats. L’intervention d’élèves magistrats en points justice est, de toute façon, prévue dans la circulaire des stages pour tous les élèves, dans l’Hexagone comme outre‑mer.

Par ailleurs, une séquence de formation très pluridisciplinaire intitulée Journée outre-mer est prévue trois mois avant que les élèves n’entrent dans le processus de choix des postes. Est ainsi organisé, entre les élèves d’une promotion encore à l’École qui n’a pas encore choisi ses postes et de jeunes magistrats qui en sont sortis depuis un an ou deux, un temps d’échange sur les réalités de l’exercice de leurs fonctions dans leurs différentes juridictions ultramarines. Nous faisons aussi intervenir des spécialistes des outre-mer, comme des sociologues, pour délivrer des informations sur l’histoire et les sociologies des différents outre-mer. Cette journée est également l’occasion de contacts avec la direction des services judiciaires, qui donne des premières informations sur les conditions statutaires et les régimes indemnitaires spécifiques attachés à l’exercice des fonctions dans les juridictions outre-mer.

Une fois que les postes proposés par le ministère ont été choisis – processus pour lequel les élèves disposent d’environ une semaine et dans lequel l’École nationale de la magistrature, facilitatrice pour la mise à disposition de locaux et pour assurer un soutien bienveillant aux élèves, n’a strictement aucun rôle décisionnel –, intervient une période de formation dénommée « Préparation aux premières fonctions », qui se déroule en deux parties : l’une, théorique, est réalisée à l’École par les formateurs de celle-ci, et l’autre, pratique, est effectuée en juridiction. La partie théorique démarre avec une journée exclusivement dédiée aux élèves qui ont pris un poste en outre-mer. La philosophie est donc semblable à celle de la journée consacrée à l’outre-mer pour toute la promotion, mais beaucoup plus orientée sur les territoires où ces élèves seront nommés.

Les élèves concernés effectuent ensuite une partie de leur stage pratique préparatoire aux premières fonctions dans la juridiction dans laquelle ils doivent être nommés. Nous sommes en train de changer l’organisation de ce stage, car il m’a semblé qu’un stage d’une semaine à Mayotte, par exemple, était un peu court et qu’il vaudrait mieux y rester trois semaines, ne serait-ce que pour pouvoir faire le tour des collègues présents et commencer à faire des rencontres protocolaires avec les partenaires avec lesquels ils seront amenés à travailler, ainsi que pour pouvoir commencer à prospecter pour trouver un logement. De fait, les élèves en reconversion professionnelle sont de plus en plus nombreux – quelque 40 % d’une promotion. Or ces élèves, qui ne sortent pas directement de leurs études, peuvent être installés dans une vie familiale, avec conjoint et enfants, ce qui a évidemment des implications.

Les élèves ont toutefois refusé cette proposition d’allonger le stage, au motif que leur régime indemnitaire n’était pas susceptible d’augmentations liées à leur présence dans un territoire ultramarin. La durée d’une semaine a donc été maintenue, mais nous avons décidé, d’une manière un peu arbitraire – et pour d’autres raisons –, pour la promotion 2024, qui est actuellement en stage juridictionnel, d’élargir la durée du stage à trois ou quatre semaines, mais de le faire pour tous les élèves, dans l’Hexagone comme outre-mer : ils feront ainsi quasiment la moitié de leur stage pratique de préparation aux premières fonctions dans la juridiction dans laquelle ils seront nommés.

Enfin, nous avons décidé l’année dernière, après une réflexion de deux ans en lien étroit avec le ministère de la justice et pour la première fois depuis la création de l’École, d’envoyer les élèves en stage de formation initiale au sein de juridictions ultramarines. Cette partie de la formation est à la fois longue et très importante, car c’est celle sur laquelle est évaluée l’aptitude des élèves à devenir ou non magistrats. Ils font en effet l’objet d’évaluations notées durant leur formation mais, tout au long de leur stage en juridiction, ils sont évalués par un maître de stage sur leur capacité à exercer les fonctions de magistrat : c’est un moment charnière dans la scolarité d’un élève magistrat. Nous avons donc décidé d’envoyer des élèves de l’école effectuer leur stage en juridiction dans des juridictions ultramarines : au tribunal judiciaire de Cayenne ; aux Antilles, de mémoire, trois stagiaires sont affectés au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, deux au tribunal judiciaire de Basse-Terre, trois à Fort-de-France ; pour La Réunion, trois à Saint-Denis et deux à Saint-Pierre. Soit seize stagiaires au total, qui ont débuté leur stage au mois de mars dernier et ont tous déjà fait l’objet d’une évaluation chiffrée par des magistrats de l’École qui ont fait le déplacement pour les observer lors d’une séquence en juridiction.

Le stage ne se termine que l’année prochaine, mais je peux vous en dire plusieurs choses à ce stade. Premièrement, l’annonce de l’envoi d’élèves magistrats a été très favorablement accueillie par les juridictions. Il faut savoir qu’on nous avait renvoyé le sentiment que la justice qui était déployée là-bas n’était pas une bonne justice ; raison pour laquelle on ne pouvait pas envoyer de stagiaires s’y former. Deuxièmement, la formation, à ce stade, se déroule très bien. Les formateurs permanents de l’École qui ont fait le déplacement dans les différentes juridictions pour observer les élèves en situation professionnelle ont trouvé qu’ils étaient très bons, et donc qu’ils avaient été bien formés aux exercices sur lesquels ils étaient évalués. Donc, pour le moment tout se passe bien.

Il y a néanmoins un petit bémol, lié à des situations individuelles. Une élève a en effet perdu son père dans l’Hexagone alors qu’elle était outre-mer – ce n’est jamais facile et c’est un élément qu’il faut avoir à l’esprit quand on envisage d’exercer en territoire ultramarin. Une autre élève s’est trouvée en difficulté dans la cohabitation permanente avec ses homologues, mais cela arrive aussi à l’École à Bordeaux : il n’y a donc pas de particularisme lié à l’outre-mer en la matière.

Le bilan est donc très positif et nous avons, de toute façon, déjà décidé de reconduire cette formule l’année prochaine, avec toutefois une place en moins, parce que le tribunal de Cayenne a fait valoir que trois stagiaires représentaient une charge trop importante. De fait, dans une juridiction, l’accueil pendant quarante-deux semaines d’un stagiaire dont il faut s’occuper, qu’il faut suivre et auquel il faut faire des retours sur ses productions est un travail qui s’ajoute au reste.

Je précise que ce stage de quarante-deux semaines comprend quinze jours de stage en service enquête et quinze jours en établissement pénitentiaire.

S’agissant de la sortie de l’école, il est arrivé et il arrivera certainement encore que le premier poste ne soit pas choisi mais imposé, même si j’observe que c’est de moins en moins le cas. En effet, les élèves ont parfaitement intégré le fait qu’il est possible d’être envoyé outre-mer dès la première prise de fonction : cette éventualité est désormais anticipée et n’est donc plus vécue comme une fatalité. De plus, même si ce n’est qu’une supposition, je pense que la possibilité de réaliser le stage juridictionnel ou le stage en cabinet d’avocat dans ces territoires crée des vocations.

Ainsi, contre toute attente, plusieurs élèves parmi les 380 qui ont composé la grande promotion 2023 ont été déçus de ne pouvoir être affectés à Mamoudzou, car il n’y avait que trois postes disponibles. En effet, une petite dizaine d’élèves souhaitaient y aller ensemble, car la juridiction les intéressait. C’est un phénomène que j’ai régulièrement rencontré ces dernières années. D’ailleurs, j’ai remarqué que Cayenne, qui était plutôt vue comme une affectation problématique par les diplômés, est depuis deux ou trois ans demandée par des élèves situés en haut de classement.

J’en conclus donc que la proposition désormais systématique de postes en outre-mer en fin de scolarité et l’investissement de l’ENM en faveur d’actions de formation et de stages dans ces territoires favorisent l’envie d’aller y occuper un premier poste. D’autres éléments ont certainement été évoqués par le directeur des services judiciaires, que vous avez auditionné hier, comme l’accompagnement au retour dans l’Hexagone, avec la certitude de pouvoir choisir son poste suivant. Ce dispositif, inédit dans la magistrature – en trente ans de carrière, je n’ai jamais rien vu de semblable – est perçu avec beaucoup d’intérêt par les élèves magistrats et contribue nécessairement à les convaincre de faire ce saut, qui n’est toutefois pas dans l’inconnu, vu qu’ils ont reçu une formation.

Mme Gaëlle Colin, sous-directrice en charge de la formation continue à l’ENM. Pour reprendre la même présentation que M. Lainé, je suis magistrate depuis 2008 et j’ai exercé pendant quatre ans en Martinique il y a de cela quelques années. La sous-direction de l’ENM que j’ai le plaisir de diriger a la lourde charge de former les près de 9 500 magistrats français, tous étant soumis à une obligation de formation continue à hauteur de cinq jours par an durant l’intégralité de leur activité professionnelle, soit pendant environ quarante ans pour un magistrat sorti de l’ENM juste après ses études supérieures.

L’offre de formation est structurée autour de deux grands axes.

Il y a d’abord une offre de formation nationale, qui s’adresse à l’ensemble des magistrats, qu’ils soient en poste en métropole ou outre-mer. Ces formations sont centralisées à Paris et se déroulent essentiellement en présentiel. L’idée est de réunir les magistrats une fois par an autour de l’une de nos 550 actions de formation, qui sont donc très variées. Je précise que cette obligation est de plus en plus respectée, en l’occurrence par plus de 80 % des magistrats. J’y reviendrai, l’une des sessions phares de notre catalogue est dédiée à l’exercice juridictionnel outre-mer.

Le second axe est une offre régionale, que nous appelons « formation continue déconcentrée et délocalisée ». Il s’agit de formations financées par l’ENM, mais organisées, conduites et conçues par les magistrats délégués à la formation dont nous disposons dans chacune des cours d’appel de France. À cet égard, malgré le contexte de restrictions budgétaires que nous connaissons, il a été décidé en 2025 d’augmenter les crédits alloués aux cours d’appel ultramarines pour favoriser l’accès à la formation des magistrats qui y travaillent, ainsi que de leurs collaborateurs.

Si j’entre maintenant dans le détail, la formation nationale dont je parlais, qui s’intitule « Être magistrat outre-mer », existe depuis fort longtemps – je l’ai moi-même suivie il y a plus de dix ans – et figure parmi nos best-sellers. D’une durée de trois jours, elle est ouverte à trente‑cinq magistrats, même si, en pratique, le nombre de participants est souvent supérieur à quarante. Elle s’adresse aux magistrats qui viennent d’apprendre leur affectation outre-mer, qui ne sont pas encore partis et qui souhaitent se former dans cette perspective ; aux magistrats qui envisagent une mutation et qui souhaitent se renseigner sur un ou plusieurs territoires avant de faire leur choix ; aux magistrats déjà en poste et qui n’ont pas eu le temps de suivre une formation avant leur prise de fonction. La formation se déroule à Paris et toujours au mois de juin, afin d’être adossée à la période des congés d’été et ainsi d’optimiser les déplacements.

L’objectif général est évidemment de participer à l’attractivité des territoires ultramarins. Il s’agit de donner toutes les informations utiles pour que les magistrats soient avisés le plus tôt possible des spécificités de leur futur environnement professionnel, ainsi que de l’histoire et de la sociologie des territoires, de sorte de pouvoir se concentrer sur l’exercice normal de leur activité juridictionnelle une fois sur place.

La formation est dirigée par un procureur général ayant exercé à plusieurs reprises outre-mer : M. Éric Corbaux, en poste à la cour d’appel de Bordeaux. Son déroulé évolue régulièrement mais, pour l’heure, la première journée est dédiée aux concepts communs à tous les territoires ultramarins, avec une matinée à la DGOM, la direction générale des outre-mer, avec un focus sur les questions déontologiques en lien avec le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et la direction des services judiciaires, et avec des propos généraux sur l’exercice juridictionnel. Quant aux deux autres journées, elles sont consacrées aux différents territoires. Une matinée est dédiée à la Polynésie et à la Nouvelle-Calédonie, un après-midi aux territoires de l’océan Indien, une matinée aux Antilles et le dernier après-midi à Saint-Pierre-et-Miquelon et à la Guyane.

Enfin, de manière déconcentrée, quarante-deux actions de formation ont été organisées par les cours d’appel ultramarines en 2024, qui fut une année assez active, sachant que 2025 le sera encore davantage. Les thématiques abordées ont été très variées, allant de sujets très juridiques et techniques à la question de l’orpaillage en Guyane, ou encore des violences conjugales aux Antilles. Les thèmes diffèrent d’un territoire à l’autre, mais c’est le propre des formations continues déconcentrées d’un point de vue général.

M. Haffide Boulakras, directeur adjoint en charge de la formation continue, de l’international et des publics spécialisés de l’ENM. Je suis moi aussi magistrat, directeur adjoint du deuxième établissement de l’ENM, situé à Paris, et à ce titre chargé de la formation continue – que Gaëlle Colin a parfaitement présentée –, ainsi que de l’international et des publics spécialisés.

S’agissant de l’international, l’école accompagne des magistrats étrangers, coopère avec des instituts d’autres pays et, si nécessaire, forme des magistrats nationaux sur des questions internationales. Pour ce qui est des outre-mer, nous avons organisé des formations spécifiques sur des réalités qui les concernent, à l’instar de la lutte contre le trafic international de stupéfiants. La session en question a réuni nos collègues en poste dans la zone caraïbe et différents interlocuteurs avec lesquels ils peuvent être en contact de manière formelle ou informelle pour le traitement de leurs dossiers.

Par ailleurs, contrairement à ce que son nom indique, l’ENM ne forme pas que des magistrats, mais aussi onze publics spécialisés distincts, appartenant à deux grandes catégories. Il y a d’abord les personnes qui rendent justice en lieu et place de magistrats de l’ordre judiciaire, mais sans être eux-mêmes magistrats de carrière. Il s’agit des juges élus, des conseillers prud’hommes, des juges consulaires. Et il y a ensuite les membres de l’équipe juridictionnelle, qui aident les magistrats dans leurs décisions judiciaires, parmi lesquels figurent les délégués du procureur ou encore les attachés de justice. La volonté de l’École de la magistrature est d’accompagner tous ces acteurs qui rendent justice, d’ailleurs pas toujours dans des conditions faciles.

Historiquement, notre modèle est jacobin, Paris accueillant les formations. S’agissant des publics spécialisés, notre exercice est beaucoup plus régionalisé. Un grand nombre de délégués locaux sont en effet en mesure d’accompagner ces acteurs, notamment en outre-mer. Nous agissons d’autant plus volontiers de cette manière que la formation initiale de ces publics est impérative. Un conseiller prud’homme, par exemple, doit obligatoirement suivre une formation dans un délai donné pour avoir le droit d’exercer. Or si nous demandons aux conseillers ultramarins de venir à Paris pour se former, il y a des chances pour qu’ils ne le fassent pas, ce qui sera préjudiciable non seulement pour leur dossier administratif, mais pour la justice locale elle-même. Et cela est valable aussi pour les délégués du procureur ou encore pour les personnes travaillant dans les tribunaux mixtes de commerce, qui sont une spécificité locale. Pour ces dernières, nous avons d’ailleurs organisé pour la première fois une session spécifique de formation de huit jours dans les Caraïbes en 2024 et dans l’océan Indien en 2025.

Pour résumer, pour ces populations qui nous aident à rendre justice et qui ne sont pas nécessairement visibles, l’idée consiste à sortir du modèle selon lequel les formations ont lieu à Paris, au profit d’une régionalisation, voire de sessions à distance.

Dernier exemple : les attachés de justice, qui sont recrutés localement pour accompagner les magistrats dans leurs missions quotidiennes, peuvent suivre un webinaire intitulé « Les midis des attachés de justice ». Ce sont des séances d’une heure pour les tenir au courant de l’actualité juridique et leur transmettre les fondements minimaux à connaître pour exercer leurs fonctions.

Mme Véronique Court, directrice de l’École nationale des greffes. Outre mes fonctions à l’École nationale des greffes (ENG), je suis directrice des services de greffe judiciaires. Située à Dijon, l’ENG est une école unique chargée de former tous les personnels de greffe, à commencer par ceux inscrits en formation initiale après l’obtention du concours, à savoir les greffiers, les directeurs des services de greffe judiciaires et, depuis la récente réforme, les cadres greffiers. La formation des directeurs des services de greffe et des greffiers dure dix-huit mois, en alternance encore l’école et plusieurs stages très importants en juridiction.

En proportion, davantage d’ultramarins – nous nous fondons sur l’adresse fournie par les candidats – figurent parmi les lauréats du concours interne que du concours externe, mais leur part progresse, étant passée de 2 à 3 % il y a quelques années à 4 à 6 % désormais.

Je précise que l’ENG reçoit quatre promotions de 260 greffiers par an, un premier concours nous permettant d’accueillir des stagiaires en mars et en avril et un second en septembre et en octobre. Cette organisation est nouvelle et découle directement des états généraux de la justice et de la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027, qui prévoit des créations de postes de greffier.

Plus précisément, ces derniers commencent leur scolarité par trois mois de formation à Dijon, puis ils partent en stage, étant entendu que nous les préparons à la possibilité d’une prise de fonction en outre-mer. À cet égard, à l’image de l’École nationale de la magistrature, ce n’est que depuis peu que des postes de greffier sont proposés dans les territoires ultramarins dès la sortie de l’école. Ces postes, jusqu’ici en nombre insuffisant, étaient d’ailleurs très recherchés par les collègues prioritaires pour y être affectés au vu de leurs intérêts moraux et matériels. Désormais, des postes sont proposés à Cayenne et à Mayotte.

Je pourrai vous communiquer des chiffres sur plusieurs années, mais parmi les six promotions que nous avons accueillies en 2023 – une de directeurs, cinq de greffiers, car nous avons eu une promotion rattachée – et les 691 stagiaires qui les ont composées, 17 ont été nommés en outre-mer, soit 2,46 % du total. En 2024, sur les sept promotions – une de directeurs, six de greffiers – et les 1 100 stagiaires, 33 ont été affectés dans ces territoires. Ma collègue Nathalie Tulak vous expliquera de quelle manière nous préparons les étudiants à leur prise de poste.

S’il est donc devenu plus fréquent d’effectuer sa première affectation outre-mer, c’est aussi parce que d’autres concours spécifiques à ces territoires sont organisés. Il s’agit d’abord des concours nationaux à affectation locale (Cnal), qui concernent les ressorts de Cayenne et de Mayotte et dont les lauréats sont assurés d’y être affectés et de pouvoir ainsi rester dans leur bassin de vie. Il s’agit ensuite des concours statutaires locaux spécifiques à la Polynésie, territoire où les reçus sont également assurés d’être affectés. Ces derniers concours n’ont pas lieu tous les ans, mais nous avons reçu à ce titre des collègues polynésiens en formation ces trois dernières années.

Je précise que contrairement à l’ENM, l’ENG est un service à compétence nationale rattaché à la direction des services judiciaires du ministère de la justice et qu’elle n’est chargée que de la formation, ce qui est déjà beaucoup. Le recrutement n’est donc pas une compétence de l’école, mais du ministère et plus particulièrement de la sous-direction des ressources humaines des greffes. Dit autrement, le recrutement, l’organisation des concours et la désignation des élèves admis appartiennent au ministère, tout comme, à l’instar de l’ENM, l’établissement de la liste des postes proposés en sortie d’école. L’ENG est responsable de l’évaluation des stagiaires et de leur classement.

S’agissant des affectations, une réforme entérinée en 2023 prévoit que les greffiers doivent effectuer leurs six derniers mois de stage dans leur première juridiction, après le choix de poste. Or, à l’image des magistrats, les greffiers ou directeurs des services de greffe stagiaires sont rémunérés par l’école et n’ont donc statutairement pas droit aux avantages financiers des titulaires, notamment au titre de la vie chère. En conséquence, les stagiaires nommés dans les territoires ultramarins sont mis en difficulté, car ils ne perçoivent pas la rémunération adéquate pour occuper leurs fonctions dans les meilleures conditions.

Pour pallier cette situation qui concerne les stagiaires nommés à Cayenne et à Mayotte, l’école propose une semaine de prise de contact avec la juridiction. L’ENG prend en charge les frais de transport et de formation, tandis que les juridictions, cours d’appel et services administratifs régionaux couvrent les dépenses d’hébergement. De cette manière, les étudiants peuvent rencontrer leurs futurs collègues avant leur prise de poste officielle, anticiper leur implantation et recueillir toutes les informations utiles, notamment en matière de logement – même si nous leur en donnons aussi en amont. Cette semaine de prise de contact est très récente pour les greffiers, alors qu’elle existe depuis plus longtemps pour les magistrats.

De même, nous pouvons adapter le stage de fin d’études aux réalités des territoires, dont les possibilités d’accueil sont différentes. Certains demandent en effet d’organiser des stages dans d’autres juridictions de l’Hexagone pour préparer au mieux les stagiaires à leur prise de poste si la ressource locale sur certaines procédures est insuffisante. Nous pouvons ainsi adapter la fin de cursus aux besoins de la juridiction et aux difficultés que le stagiaire peut pressentir.

En revanche, les stagiaires déjà implantés dans les territoires ultramarins ne présentent pour nous aucune difficulté, dans la mesure où ils disposent déjà d’un logement et de la présence de leur famille. Ils peuvent donc tout à fait accomplir leurs stages pratiques, d’une durée de six à huit mois, et leur fin de cursus en outre-mer.

Je reviens un instant sur les choix de postes pour évoquer une pratique intéressante, conduite par la direction des services judiciaires. Comme à l’ENM, les choix des stagiaires de l’ENG sont en général conscients, c’est-à-dire que jusqu’en milieu de classement, ceux affectés outre-mer l’ont voulu. Cependant, dans la mesure où il existe un numerus clausus, tous les postes doivent être pourvus. Mais si les derniers disponibles se trouvent à Cayenne ou à Mayotte et qu’ils posent trop de difficultés aux stagiaires de bas de classement, ceux-ci peuvent être affectés à une juridiction hexagonale et la direction des services judiciaires travaille alors avec les juridictions pour que les postes ultramarins ne restent pas vacants. Il n’existe donc plus de mobilité forcée vers des territoires perçus par certains comme problématiques, sachant que les stagiaires les moins bien classés doivent en outre bénéficier d’un accompagnement nettement plus important pour faciliter leur première prise de poste.

De la même manière qu’à l’ENM, nous avons ouvert une classe prépa Talents (CPT) en amont du concours pour les greffiers et pour les directeurs ; elle a pris la suite de la classe prépa intégrée. L’École nationale des greffes fournit un effort supplémentaire dans le cadre d’une politique d’égalité des chances qui nous tient à cœur : nous les hébergeons pendant toute leur scolarité à Dijon et même au-delà puisque nous leur proposons, dans le cadre d’un partenariat avec l’université de Bourgogne, de passer une année diplômante : les classes prépas leur permettent d’obtenir des diplômes universitaires pris en charge par l’École nationale des greffes. Chaque année, une vingtaine de personnes sont retenues sur 60 à 120 candidats. Depuis 2020, 11 élèves des classes prépas Talents sont venus préparer le concours à l’ENG, avec un taux de réussite exceptionnel de 100 %.


En parallèle, nous avons conclu des conventions particulières avec les universités dans les territoires ultramarins. Une convention tripartite a notamment été signée avec la cour d’appel de Cayenne et l’université de Guyane pour proposer aux étudiants des stages, leur faire découvrir les métiers du greffe et les inciter à passer les concours de l’ENG. Depuis, l’université a créé un IEJ (institut d’études judiciaires) ; cette convention a donc perdu de son utilité mais c’était une initiative intéressante. En Nouvelle-Calédonie, quelques stagiaires ont pu bénéficier du groupement d’intérêt public (GIP) Formation Cadres Avenir, notamment un directeur qui évoque régulièrement l’intérêt de cette procédure, par exemple pour la prise en charge des frais de déplacement – ce que ne font pas les classes prépas Talents, le statut d’élève CPT ne le permettant pas : le trajet pour venir à Dijon est donc à la charge des élèves.

J’en viens à la formation continue. Comme à l’ENM, nous proposons un catalogue de formations. Chaque année, l’ENG organise en propre entre 250 et 300 sessions, tandis que chaque cour d’appel propose un plan local de formation. Les offres de formation locales et nationales sont harmonisées en lien avec la circulaire de cadrage de la direction des services judiciaires. Je ne peux vous parler que des formations nationales, qui relèvent de ma compétence.

Par principe, les collègues en poste dans les territoires ultramarins sont prioritaires pour venir à Dijon lorsqu’ils formulent une demande de formation continue. Cela soulève toutefois la question du coût des déplacements, plus important lorsque l’on vient d’un territoire ultramarin. Certaines cours d’appel fixent de ce fait une limite à un déplacement par an pour venir à Dijon, sachant en outre que, l’offre de formation étant multiple, ce problème concerne également les formations assurées par les cours d’appel et dans le cadre de la formation transverse interministérielle.

Par ailleurs, et c’est devenu une priorité, nous avons développé des modules asynchrones de formation en distanciel. Ils sont disponibles pour tous les personnels de greffe, tant métropolitains qu’ultramarins, sur la plateforme de l’école ou sur la plateforme Mentor. De plus, l’école a créé des classes virtuelles et des modules spécifiques permettant de répondre à distance aux besoins d’accompagnement des territoires ultramarins.

À titre d’exemple, nous avons accompagné l’implantation du logiciel pénal Cassiopée à Saint-Pierre-et-Miquelon, avec un greffier référent sur place et nos formateurs qui, depuis l’école, se calent sur les horaires locaux pour animer ces formations en distanciel. Celles-ci sont hors catalogue et nous travaillons directement avec le responsable régional de la gestion de la formation et les chefs de cours. De même, Mayotte constitue pour nous une priorité, d’autant plus que les personnels sont moins nombreux. Nous accompagnons nos stagiaires à Mayotte et, en fonction de la compétence et de la procédure, nous désignons des formateurs intervenant à distance, qui deviennent des référents.

Mme Nathalie Tulak, coordinatrice des relations internationales et de l’outre-mer de l’École nationale des greffes. Le parcours de formation initiale comporte une séquence pédagogique de trois heures consacrée à la sensibilisation à l’exercice professionnel en outre-mer. Cela concerne quatre à cinq promotions par an.

Les sujets abordés concernent les aspects géographiques, économiques, judiciaires, sociologiques, historiques, administratifs et contiennent également des conseils pratiques. Je coanime cette séquence avec un représentant de la direction des services judiciaires qui est chargé de la cellule accompagnement outre-mer. En outre, un ou plusieurs représentants de territoires ultramarins interviennent également, généralement à distance, afin de témoigner de leur expérience et surtout d’échanger avec les stagiaires dans un jeu de questions-réponses.

La même séquence est proposée dans le cadre de la formation continue, sur deux jours à deux jours et demi. Intitulée « Un projet professionnel : exercer en outre-mer », elle s’adresse à tout agent des greffes, quelle que soit sa catégorie, qui envisage à une période de sa carrière de solliciter une mobilité ultramarine.

Jusqu’à la pandémie, cette séquence se tenait annuellement. Contrairement à l’ENM, où cette formation rencontre un fort succès auprès des magistrats, nous avons dû en revoir la fréquence : elle n’est plus proposée qu’une fois tous les deux ans parce que nous n’avons pas suffisamment de candidats. Cela peut poser une petite difficulté pour des gens qui souhaiteraient vraiment faire une mobilité ; ils seraient toutefois les bienvenus s’ils s’inscrivaient alors qu’ils ont déjà pris leur poste en outre-mer.

Construite selon les mêmes thématiques que celles existant dans le cadre de la formation initiale, elle prévoit en outre une demi-journée de rencontres avec des agents – greffiers ou directeurs de greffe – ayant exercé dans un territoire ultramarin et récemment rentrés dans l’Hexagone. Je veille en outre à ce que chaque territoire soit représenté afin de pouvoir parler du contexte. Jusqu’en 2019, je faisais ainsi appel au directeur de la Maison de la Nouvelle-Calédonie à Paris pour évoquer le contexte néo-calédonien et le droit coutumier. Ses interventions de qualité étaient très appréciées ; il est malheureusement décédé pendant la pandémie.

Nous travaillons depuis six mois à la création d’un module Mentor qui s’intitule « Exercer en outre-mer ». L’objectif est de le proposer à tous les stagiaires en formation professionnelle et à tout agent en poste en juridiction à compter de septembre 2025. La réflexion porte actuellement sur les modalités du parcours avec d’abord une auto-formation – c’est le principe d’un module Mentor – puis un temps d’échange avec moi – soit individuel, soit en groupe, selon le nombre de personnes – afin d’aller un peu plus loin que ce qui peut être consulté sur le module Mentor.

Une de mes missions, en tant que coordinatrice pour l’outre-mer, est de renforcer la dynamique de la formation dans les territoires ultramarins avec mes collègues responsables de la gestion de la formation sur place. L’objectif est d’établir des diagnostics des besoins de formation pour les agents en poste et de voir comment l’ENG peut favoriser leur montée en compétence.

M. le président Frantz Gumbs. Il s’agit pour nous de savoir si et comment vous contribuez à réduire l’inégal accès à la justice et aux droits que nous percevons quand il s’agit des citoyens des outre-mer.

Pouvez-vous nous dire en quelques mots quel parcours doit suivre un bachelier pour intégrer vos écoles ? Quels sont les obstacles ? Combien de temps se passe-t-il entre le moment où il passe le bac et sa sortie de l’École nationale de la magistrature ou de l’École nationale des greffes ? Quelles sont les étapes ?

Par ailleurs, dans deux territoires ultramarins très spécifiques, Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon, la justice dans son ensemble – magistrats, avocats, greffiers – est dans un format extrêmement réduit ou inexistant. Quelle pourrait être votre contribution pour améliorer la compétence des personnes qui interviennent dans ce domaine dans ces territoires ?

M. Samuel Lainé. Pour répondre à votre première question, il n’y a pas de profil type. Certains bacheliers qui intègrent l’école sont des littéraires, d’autres des scientifiques.

M. le président Frantz Gumbs. Que doivent faire des jeunes actuellement en terminale s’ils veulent devenir magistrats ?

M. Samuel Lainé. Au niveau du lycée, il n’y a pas de parcours, de la seconde jusqu’au bac, qui destine ou prédestine à l’accès à l’École nationale de la magistrature : on trouve tous les profils.

Ensuite, assez naturellement, c’est plutôt vers des études de droit qu’il convient de s’orienter puisqu’on entre à l’École nationale de la magistrature par un concours qui sanctionne des connaissances dans différents domaines du droit. Le master 1 est exigé pour se présenter au concours mais, statistiquement, plus de 90 % des lauréats du premier concours – celui ouvert aux étudiants – sont titulaires d’un master 2. Vous aurez un écho similaire avec l’École nationale des greffes.

M. le président Frantz Gumbs. Que se passe-t-il ensuite, après la réussite au concours ?

M. Samuel Lainé. Après le concours, on entre à l’École nationale de la magistrature pour suivre une formation de 31 mois, rémunérée 2 000 euros net par mois. La formation se répartit entre la formation à l’école – 40 % du temps – et des stages à l’extérieur – 60 % du temps – pour préparer huit fonctions différentes. À l’issue, un classement est établi et le choix des postes se fait en fonction du classement. Ensuite, on prend ses premières fonctions, dans lesquelles on est censé rester au moins trois ans. La rémunération sur ce premier poste commence à 3 000 euros net par mois, hors régime spécifique pour l’outre-mer.

Mme Véronique Court. La difficulté que rencontre l’École nationale des greffes, c’est que nos métiers ne sont pas très connus. Quand on fait un sondage dans les classes, quelques élèves se destinent à la magistrature ou à l’avocature, mais ceux qui connaissent nos métiers sont très rares. Notre premier enjeu est donc de faire connaître les métiers du greffe.

Pour passer le concours de greffier, il suffit d’un bac+2 mais, en réalité, ceux qui font des études de droit – si tous nos stagiaires n’ont pas un diplôme en droit, c’est le public majoritaire – passent d’abord les diplômes. Une fois qu’ils ont obtenu la licence ou le master, ils se rendent compte que le concours qu’ils visaient au départ n’est pas si facile que cela à obtenir et s’interrogent sur d’autres concours. C’est ainsi qu’ils découvrent le concours de l’École nationale des greffes. Le public cible est donc identique pour des métiers à l’attractivité différente. Les étudiants peuvent obtenir des informations par les universités ou par les salons de l’étudiant, où nous sommes de plus en plus présents.

M. le président Frantz Gumbs. Une fois que l’on a réussi le concours de greffier, que se passe-t-il ensuite ?

Mme Véronique Court. Après avoir réussi le concours, les lauréats intègrent l’école à Dijon, où ils sont hébergés et rémunérés en tant que greffiers stagiaires ou directeurs stagiaires. C’est le premier pas avant la titularisation : ils sont déjà considérés comme des fonctionnaires. La formation dure 18 mois.

M. Davy Rimane, rapporteur. Un élève de l’École nationale de la magistrature doit faire des stages. Or la rémunération des stagiaires est figée, ce qui peut être un obstacle à leur venue dans nos territoires, qui connaissent des problèmes de vie chère. Il est anormal qu’un auditeur de justice ne puisse bénéficier d’une rémunération adaptée au territoire où il accomplit son stage. Le législateur a sans doute un rôle à jouer pour améliorer ses conditions de travail.

Quelles actions les élus pourraient-ils mettre en place dans ces territoires pour améliorer la connaissance du métier de greffier et susciter des vocations dès le lycée ?

Concernant l’accès à la justice et au droit, le premier problème tient au fait que quasiment 100 % des personnes qui rendent la justice dans nos territoires ne nous ressemblent pas. Cela crée de la distance et provoque la méfiance de nos concitoyens. La barrière physique est toujours là : les justiciables se ressemblent, ceux qui rendent la justice se ressemblent aussi, mais les deux ne se ressemblent pas.

Vous avez évoqué les classes prépas Talents. L’une d’entre elles est train de se mettre en place en Guadeloupe. A-t-elle vocation à rayonner dans tous les territoires ultramarins ou bien sur le bassin Antilles-Guyane ? Combien de places comportera-t-elle ? Ces informations peuvent nous permettre de susciter très rapidement chez nos jeunes l’envie de s’orienter dans cette voie et de les y accompagner.

M. Samuel Lainé. Ce projet est en cours de portage. Nous limitons à 18 le nombre de places par classe afin que les groupes puissent travailler correctement, avec une véritable émulation. C’est une vraie prépa, avec 300 heures de cours à l’année, trois concours blancs – chaque concours blanc dure une semaine non-stop – et des galops d’essai chaque semaine. C’est assez intensif, c’est dur, mais cela conduit à la réussite.

Le projet tel qu’il est envisagé ne peut pas fonctionner sans des partenariats avec des juridictions administratives et judiciaires et des universités. Ceux-ci existent déjà, et c’est tout l’intérêt d’aller vite maintenant. Cela ne peut fonctionner autrement.

Je constate, quand je participe à la commission de sélection des élèves qui souhaitent rejoindre les sept classes prépas Talents, que quelques étudiants ultramarins candidatent et sont reçus. Mais le fait de positionner une classe prépa Talents dans un territoire ultramarin permettra d’attraire d’autres étudiants et peut favoriser l’augmentation de l’intégration dans la magistrature de personnes originaires des outre-mer.

Cela étant, pour l’avoir vécu quand je travaillais en outre-mer avec une collègue qui était arrivée en même temps que moi et qui était originaire du territoire où nous exercions, j’appelle votre attention sur le fait qu’il n’est pas si simple de concilier la présence de sa famille et de ses connaissances avec l’obligation d’impartialité. C’est une situation que l’on rencontre aussi dans l’Hexagone : quand un proche travaille dans un service avec lequel la juridiction est régulièrement en relation, il faut faire savoir que l’on ne traitera pas ses dossiers parce que c’est une question d’impartialité.

Mme Véronique Court. S’agissant de la rémunération, je vous rejoins. Les textes restreignent, au niveau statutaire, l’attribution de certaines primes spécifiques à l’outre-mer au fait d’être titulaire, ce qui nous gêne beaucoup pour la rémunération versée aux stagiaires. Quand le dernier stage est de trois semaines, on peut s’arranger ; quand il dure six mois, c’est un véritable enjeu financier – le stagiaire est mis en difficulté.

S’agissant des vocations, il a été question des universités et des masters, qui correspondent au public majoritaire, mais ce n’est pas le seul ; nous avons un panel de stagiaires qui viennent de tous les horizons, au-delà des études de droit. Un levier intéressant, dans lequel il faudrait s’investir plus, est celui des cordées de la réussite. Des partenariats entre les juridictions, les collèges et les lycées existent, et ces dispositifs peuvent être encore enrichis. Les classes prépas talents sont le niveau suivant, une fois que les personnes remplissent les conditions pour passer le concours. Pour faire connaître les métiers, il faut être présent dans le cadre des forums, des journées découverte et des stages de troisième, mais les cordées de la réussite peuvent également apporter une contribution utile.

Pour ce qui est des « personnes qui nous ressemblent », je vous remettrai peut-être quelques interviews et quelques photos de promotion : nous avons vraiment des publics hétéroclites, qui représentent globalement tous les horizons et tous les territoires, et correspondent à des parcours très différents. Nous avons, en effet, trois types de concours : un concours externe, qui constitue un cursus assez classique ; une troisième voie, appelée chez nous le « concours des E », pour des personnes ayant des expériences professionnelles différentes et même, là encore, complètement hétéroclites ; et enfin, un plan de requalification inédit, sur une période de trois ans, d’adjoints administratifs en greffiers, par exemple, qui permet 733 promotions. La représentation des territoires ultramarins est bien identifiée et importante dans les chiffres que nous avons rassemblés. S’agissant des personnels de greffe, la ressemblance avec la réalité sociale est assez forte.

M. Michaël Taverne (RN). Le volet financier compte incontestablement : il faut assurer un accompagnement des élèves, notamment pour les outre-mer. Les élèves bénéficient dès leur entrée à l’École nationale de la magistrature, si j’ai bien compris, d’un stage d’immersion d’une semaine. Y en a-t-il aussi dans les outre-mer ?

M. Samuel Lainé. Nous proposons quelques places, mais pas pour tout le monde : il y en a au maximum une dizaine, alors que les promotions comptent actuellement entre 450 et 500 élèves. C’est notamment lié aux capacités d’accueil.

M. Michaël Taverne (RN). Pour assurer une bonne connaissance des particularités des territoires ultramarins, il faut une prise en compte de l’environnement général. Ne pensez-vous pas qu’une durée d’une semaine est un peu courte ? Ne faudrait-il pas passer à trois semaines, comme pour les stages pratiques « premières fonctions » ? Il faudrait une harmonisation, afin de permettre une meilleure prise en compte des particularités des territoires ultramarins.

M. Samuel Lainé. Je suis tout à fait d’accord. C’est d’ailleurs aussi dans cet objectif que nous avons mis en place cette année, pour la première fois, des stages qui durent quarante-deux semaines, dans une juridiction et en dehors de celle-ci, c’est-à-dire également dans les établissements pénitentiaires et les services d’enquête. Cela permet de s’immerger bien davantage dans un territoire.

M. Michaël Taverne (RN). Pour avoir exercé dans un pays étranger, du Moyen-Orient, même si c’était dans un autre domaine, je peux dire qu’il est important de s’acclimater à un environnement nouveau et à ses particularités. Par ailleurs, nous avons voté une loi de programmation pour la justice et nous aimerions voir ses résultats, notamment pour nos compatriotes ultramarins, qui ont également droit à une justice efficace.

Vous avez dit que les reconversions représentaient en général 40 % des effectifs au sein d’une promotion et les élèves originaires des territoires ultramarins, 1 %. L’écart est donc assez important. Pourriez-vous amplifier vos efforts de communication ? Nous avons parlé de la stratégie de l’« aller vers » avec les commissaires de justice. Je suis certain qu’il y a dans les territoires ultramarins, comme dans les territoires isolés de l’Hexagone, des jeunes qui seraient extrêmement intéressés. Il faut, au-delà des prépas talents, aller les chercher. Beaucoup disent ne pas savoir quoi faire – ils vont faire du droit, mais ils ne savent pas quoi ensuite. Or la profession de magistrat pourrait intéresser des jeunes. Pourriez-vous communiquer un peu plus et développer des passerelles, notamment pour nos compatriotes ultramarins ?

Pensez-vous, plus généralement, qu’il faudrait démultiplier les passerelles ? Je sais que cette question dépasse un peu votre compétence, puisqu’elle concerne surtout la direction des services judiciaires, qui a été auditionnée hier matin – j’étais malheureusement à la commission des lois. Beaucoup de policiers et de gendarmes, par exemple, ont envie de faire autre chose au bout de dix ou quinze ans. La magistrature intéresse les officiers de police judiciaire, mais ils peuvent se dire qu’ils n’ont pas forcément le niveau requis, alors qu’ils ont une expérience assez intéressante. Que pensez-vous donc des passerelles, qu’il s’agisse des magistrats ou des greffiers ?

M. Samuel Lainé. Je reprends la très juste réflexion de Mme la directrice de l’École nationale des greffes sur l’intérêt des cordées de la réussite, dispositif de l’éducation nationale qui touche lycéens et collégiens. Nous avons une cordée de la réussite à l’ENM, en partenariat avec les professions d’avocat et de notaire ainsi qu’avec l’université, en particulier la clinique du droit, ce qui permet de s’adresser à un vaste public, pour lui donner des informations et potentiellement l’envie de s’engager dans des études de droit, après avoir perçu leurs différents débouchés – ces études ne conduisent pas qu’à la magistrature, d’autres professions existent. Cela doit être fait localement, comme c’est le cas à Bordeaux : il s’agit d’une excellente initiative pour faire connaître les métiers, en allant vers, comme vous le disiez.

S’agissant des passerelles, vous avez adopté le 20 novembre 2023, en tant que législateurs, une loi organique relative à l’ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, qui réforme le statut de la magistrature. Ce texte a conduit à une vraie nouvelle voie d’accès à la magistrature, totalement dédiée à celles et ceux qui ont des années d’expérience professionnelle – il en faut sept, sans conditions précises de diplôme, dans le cadre du concours professionnel, qui s’est déroulé pour la première fois cette année. Il a permis de recruter, si je ne dis pas de bêtises, 104 lauréats, qui entreront en formation en janvier prochain. Il y a parmi eux d’anciens avocats, d’anciens attachés de justice, d’anciens greffiers ou directeurs des services de greffe et d’anciens juristes d’entreprise. C’était le premier essai concret pour ce nouveau concours. Le troisième concours a aussi été retouché. Je n’entrerai pas dans les détails, mais il y avait déjà d’anciens commissaires de police dans ma promotion. Ce type de passerelle est assez usuellement emprunté, parce qu’il y a une expérience derrière, comme vous l’avez dit, et une base, les commissaires de police ayant fait, en général, des études de droit – les épreuves de leur concours sont juridiques.

Mme Gaëlle Colin. Je reviens sur la promotion ou la présentation du métier de magistrat et des métiers du droit. Les magistrats délégués à la formation, qui sont des relais de l’ENM dans les cours d’appel, ont souvent des liens privilégiés avec les universités. En échange, si je puis dire, d’interventions d’universitaires qui viennent nous former sur certains points, ces magistrats se rendent dans les universités, mais aussi les lycées et collèges. Par ailleurs, j’imagine que vous avez entendu des magistrats qui exercent actuellement en outre-mer. Ils ont dû vous expliquer qu’ils ne passaient pas leurs journées enfermés dans leur bureau, mais qu’ils allaient, notamment, au-devant des étudiants et des lycéens. Je l’ai fait il y a longtemps et je sais que cela se pratique encore.

Mme Véronique Court. J’ai évoqué tout à l’heure notre troisième concours, qui est professionnel. S’agissant des fonctionnaires, le détachement est une voie d’accès à ne pas négliger – elle permet à chaque ministère de faire connaître ses métiers, par le biais de l’accompagnement RH. Un OPJ (officier de police judiciaire), un policier ou un gendarme qui veut se reconvertir peut certes passer le concours interne, mais il a aussi la possibilité d’obtenir un emploi de greffier ou de directeur, selon son grade, par la voie du détachement, à la suite d’un recrutement intuitu personae, que les juridictions voient en direct avec le recruteur, la DSJ, et après une formation spécifique. À l’issue de la sélection, on bénéficie d’un parcours d’adaptation à l’emploi spécifique, à l’ENG, qui est raccourci par rapport aux dix-huit mois habituels, compte tenu de l’expérience précédemment acquise. Le détachement, qui est ouvert aux fonctionnaires, alors que le concours professionnel l’est à tous les corps de métiers, constitue une voie de reconversion que l’accompagnement RH, les conseillers mobilité-carrière de chaque ministère, notamment du Sgami (secrétariat général pour l’administration du ministère de l’intérieur), s’agissant de la police, voire de la gendarmerie, pourraient mettre en avant.

M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je suis un peu mal à l’aise parce que j’ai le sentiment que les territoires dits d’outre-mer n’apparaissent pas, en dehors de la Guyane et de Mayotte, comme des priorités pour votre action. On pourrait citer le nombre de fois où il a été question de Cayenne et de Mamoudzou ; au-delà, on a l’impression d’avoir affaire à une espèce de désert juridique où tout irait bien. Or en Martinique, par exemple, qui est le territoire que je connais le mieux, c’est loin d’être le cas. Je vous interpelle sur ce point car vous n’avez pas beaucoup parlé des autres territoires, même vous, madame, qui avez travaillé quatre ans en Martinique.

S’agissant de l’attractivité, je vais prendre un cas précis qui concerne la rémunération des stagiaires. Elle ne prend pas en compte, pour ceux qui arrivent dans nos territoires, la question de la vie chère. Un agent d’un tribunal, ou des services de greffe, qui réussit un concours doit faire, me semble-t-il, une période de stage. En tant que stagiaire, il peut perdre le bénéfice d’avantages précédemment acquis en tant que titulaire, mais celui qui vient de l’Hexagone bénéficiera au moins d’une aide en matière d’accès au logement – on essaie de compenser sa situation. Pour qui est originaire de nos territoires, en revanche, je n’ai pas entendu parler d’actions visant à cela. Qu’en est-il précisément dans ce cas de figure ?

Plus généralement et plus politiquement, je l’assume, l’ENM finance des formations pour l’adaptation aux spécificités, dit-on, de nos territoires. Existe-t-il dans ce cadre une préparation à la pression ? Un magistrat en subit en outre-mer, plus qu’ailleurs, notamment de la part du monde dominant sur le plan économique. On ne va pas se le cacher, une proximité s’établit naturellement, si je puis dire, entre les pouvoirs économiques et les magistrats, notamment en Martinique, où c’est encore plus puissant. Existe-t-il une préparation ? Il faut être sacrément blindé pour pouvoir résister aux pressions de toutes sortes, ce qui est une nécessité si on veut redorer l’image, largement dégradée, de la justice. On sait bien en Martinique ce qui se passe en cas de conflit entre un béké et un non-béké. Moi-même, qui suis un parlementaire, je ne donnerais pas beaucoup de chances à celui qui n’est pas dans le bon camp : les arbitrages vont souvent dans le même sens, et il n’y a pas un béké en prison à Ducos – pas un seul. Cela veut-il dire, pour autant, qu’aucun n’a commis certains actes ?

Il faut également résister aux pressions du pouvoir politique, qui sont plus impressionnantes qu’ailleurs. La ligne rouge est franchie plus facilement. Des tentatives viennent de politiques locaux, mais lorsque j’entends le ministre Darmanin déclarer à propos d’un leader du récent mouvement social : « il sera incarcéré, j’en fais une affaire personnelle », c’est une pression sur les magistrats. On a également entendu le ministre Darmanin dire, s’agissant des événements qui se sont produits en Kanaky Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas si longtemps, qu’il fallait incarcérer pour l’exemple. Je n’imagine pas ce type de pression sur des magistrats dans l’Hexagone. Cela se fait plus facilement dans nos territoires, c’est une réalité – en tout cas, c’est ainsi que nous vivons les choses.

Êtes-vous préparés à cela ? Il faut être sacrément équipé pour résister à ces deux types de pressions, celles du pouvoir économique et celles du pouvoir politique.

M. Samuel Lainé. Je vais commencer par réparer un impair : vous avez dit que nous ne parlions que de la Guyane et de Mayotte. Il est vrai que ces deux territoires constituent quasiment la majorité des postes ultramarins proposés à ceux qui sortent de l’École nationale de la magistrature, mais des postes sont aussi offerts en Martinique, en Guadeloupe et à La Réunion. Les formations, la préparation que j’ai évoquée concernent tous les territoires dans lesquels nous savons que des élèves sont susceptibles d’aller exercer. Il n’y a pas de préférence pour un territoire par rapport à d’autres, je préfère que cela soit très clair.

S’agissant, de manière générale, de la préparation des futurs magistrats – je laisserai ma collègue parler de ceux déjà exercice –, nous prévoyons plusieurs séquences de formation aux notions d’impartialité et d’indépendance à l’égard de toute forme de pression, y compris les pressions internes. On apprend aux élèves magistrats à se départir de leurs propres affects, de leurs propres idées – un magistrat est comme tout le monde : il a des idées et des pensées, il vote, mais il faut s’en départir dans l’exercice juridictionnel, sinon on ne rend pas une bonne justice. Tout cela, nous le faisons. Je reconnais qu’il faut insister encore plus, lorsqu’on se prépare à exercer ses fonctions dans l’outre-mer, sur les formes de pression que vous avez évoquées, mais on y est préparé.

Mme Gaëlle Colin. Pour ce qui est de la déontologie et de la discipline, puisque c’est de cela que vous parliez, on ne s’arrête pas à ce qui est fait lors de la formation initiale. On continue pendant les quarante ans qui suivent – et c’est maintenant encore plus vrai qu’il y a quelques années. J’ai évoqué notre important catalogue de formations continues : certaines sont entièrement dédiées, sur cinq jours, du matin au soir, aux questions d’éthique, de statut, de discipline et de déontologie. Tout magistrat, qu’il exerce dans l’outre-mer ou non, peut suivre ces formations. S’agissant de celle qui est exclusivement consacrée à l’outre-mer, la thématique de la déontologie irrigue absolument les trois journées. Et quand je vous disais que nous faisons intervenir le Conseil supérieur de la magistrature, c’est essentiellement en tant que juridiction disciplinaire. Chaque fois qu’un focus est fait sur un des territoires ultramarins, nos intervenants évoquent le risque de pressions, auxquelles il faut évidemment résister. J’affirme donc qu’il y a une véritable formation à ces thématiques pour les magistrats qui s’apprêtent à partir dans l’outre-mer. Une fois qu’ils y exercent, ils ont chaque année l’obligation de revenir. Ils peuvent alors continuer à approfondir ces thématiques, par d’autres formations, au niveau national ou déconcentré.

Mme Véronique Court. Je voudrais aussi réparer un impair. Nous avons certes parlé de Mayotte et de la Guyane, mais aussi du concours spécial pour le corps spécifique des greffiers de la Polynésie, de l’accompagnement de Saint-Pierre-et-Miquelon lors de l’implantation du logiciel pénal et de la CPT en construction dans les Antilles, à l’initiative de la cour d’appel de Basse-Terre, mais qui pourra s’étendre au-delà. Les territoires ultramarins sont vraiment traités, pour ce qui nous concerne, de la manière la plus égalitaire possible en matière de formation.

Vous avez évoqué le cas particulier d’un adjoint administratif nommé greffier, en disant qu’une personne venant de la métropole avait des aides au logement et non un ancien adjoint administratif. Des difficultés ont pu exister pour ceux qui avaient réussi le concours de greffier, mais pas seulement s’ils venaient des territoires ultramarins. Le régime indemnitaire des greffiers stagiaires pouvait être moins favorable, selon l’ancienneté, que celui d’un adjoint administratif. Une réforme a eu lieu – assez récemment, j’en conviens – pour faire en sorte qu’un greffier stagiaire ne soit pas perdant en la matière. Un équilibre est en cours de rétablissement.

S’agissant de la semaine de prise de contact pour ceux qui sont nommés dans les territoires ultramarins, nous prenons en charge l’hébergement, quelle que soit l’origine des stagiaires. S’ils nous disent qu’ils n’en ont pas besoin parce que leur maison familiale se trouve là-bas, très bien, mais nous ne faisons pas de distinction selon l’origine.

Il reste que certaines primes liées à l’affectation en outre-mer ne sont applicables qu’une fois qu’on est titulaire. Nous cherchons des solutions, avec les services RH centraux et au niveau interministériel, puisque cela ne concerne pas seulement les agents de la justice, mais tous les fonctionnaires.

M. Davy Rimane, rapporteur. Est-il question de l’accès à la justice et au droit lors de la formation des magistrats ? Nous sommes souvent saisis par des justiciables qui se sont adressés à un procureur ou à un juge sans parvenir, pour autant, à accéder à leur dossier, notamment aux plaintes déposées, ni à savoir où en est leur affaire. C’est, la plupart du temps, la croix et la bannière. Est-ce normal ?

M. Samuel Lainé. Tous les élèves en formation initiale bénéficient d’une séquence, faisant appel au Défenseur des droits et à un président de juridiction, sur l’accès au droit, son importance dans un État de droit et les rôles respectifs du Défenseur des droits et du CDAD. Mais vous faites plutôt référence, je crois, au fonctionnement des juridictions, en particulier en matière pénale. Le secret des enquêtes complique effectivement, aux yeux du justiciable, l’accès à l’information s’agissant d’un dossier en cours, pour une personne concernée par l’enquête.

M. Davy Rimane, rapporteur. Lorsqu’une personne qui ne fait pas l’objet d’une enquête, à proprement parler, mais a déposé une plainte et qu’une enquête à ce sujet est terminée – l’affaire peut être, dès lors, au parquet – voit le temps passer sans que rien ne bouge et saisit, par conséquent, le procureur ou un juge pour savoir où en est son affaire, il reste très compliqué d’obtenir des informations. Est-ce le fonctionnement normal de la justice ou bien y a-t-il, peut-être, un petit quelque chose qui ne va pas quelque part ?

M. Haffide Boulakras. La formation ne peut pas apporter à grand-chose en réponse à ce que vous décrivez – cela ressemble plutôt à un fonctionnement juridictionnel. Est-ce normal ou non ? En fait, cela dépend des tribunaux. Dans certains d’entre eux, vous avez accès à l’information d’une manière plutôt simple. Vous savez, puisque vous avez entendu le directeur des services judiciaires, qu’un service d’accueil unique du justiciable permet d’avoir accès, à l’entrée du tribunal, à des informations. Il s’agit, d’une part, d’informations procédurales classiques, sur ce qu’il faut faire dans tel type de procédure. D’autre part, dans le cas que vous avez cité, par exemple, on peut demander où en est la plainte qu’on a déposée. Le mouvement de dématérialisation des procédures a simplifié l’accès. La mise en place de la procédure pénale numérique a ainsi permis de connaître un peu plus facilement l’état d’avancement d’une procédure. C’est une véritable évolution, qui doit maintenant toucher à peu près l’ensemble des tribunaux. Je ne peux pas vous dire quelle serait la spécificité des outre-mer, mais je crois avoir compris que certains territoires ultramarins ont également bénéficié de l’arrivée de la procédure pénale numérique.

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a une fracture numérique, de l’illectronisme, dans nos territoires et qu’on ne porte pas plainte dans 70 % des affaires potentielles. Quand vous demandez des chiffres au parquet ou aux forces de l’ordre, on vous répond que la délinquance baisse, mais pourquoi ? On ne dépose pas plainte, mais cela ne veut pas dire qu’il y a moins d’agressions, moins de faits. Par ailleurs, lorsque le justiciable dépose plainte, il est compliqué pour lui d’avoir des éléments, d’obtenir des informations, et je trouve que ce n’est pas normal. Très souvent, des concitoyens me saisissent, parce qu’ils ont déposé une plainte et ne comprennent pas ce qui se passe, ce qui m’oblige parfois à envoyer un mail au parquet. On ne sait pas si la plainte a été enregistrée : cela cafouille souvent. Ma question était de savoir si le manque d’informations ou le peu d’informations distillées correspond à un fonctionnement habituel ou si cela dépend des tribunaux, mais vous m’avez répondu.

M. Michaël Taverne (RN). Je sais que c’est une compétence relevant de la direction des services judiciaires, mais je voudrais revenir sur la question, qui a été évoquée très rapidement, de l’affectation des magistrats dans les territoires ultramarins. J’ai travaillé avec des collègues guadeloupéens, martiniquais, réunionnais – mais pas tellement de Saint‑Barthélemy et de Saint-Martin. La majorité n’a qu’une envie, c’est de rentrer chez eux. Pensez‑vous que recruter des magistrats dans des territoires ultramarins et les fidéliser pourrait avoir un effet positif ?

M. Samuel Lainé. Je ne sais pas si vous avez posé la question à M. le directeur des services judiciaires. Il est sincèrement difficile d’y répondre ; lui seul pourrait le faire. J’ai vu, à titre personnel, lorsque j’ai exercé dans l’outre-mer, des magistrats originaires d’un territoire qui étaient très heureux d’y exercer et qui continuent d’ailleurs à le faire – alors que cela remonte à plus de vingt ans. Ce que vous évoquez est possible ; je n’irais pas jusqu’à en faire une règle générale.

M. Haffide Boulakras. Ce que mon collègue a dit est une réalité : plus vous restez dans un territoire, a fortiori s’il est insulaire, moins l’effet de notabilité joue en votre faveur. Plus vous êtes connu, repéré, plus il devient difficile d’interagir – vous évoquiez tout à l’heure, monsieur le député, quelques formes de pression.

Il y a un avantage à rapatrier des personnes qui se sentent un peu plus chez elles quelque part, vous avez tout à fait raison, mais cela crée une tension avec ce que sont les fonctions spécifiques d’un magistrat, qui demandent d’être totalement impartial tout le temps et avec tout le monde.

M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Je reviens à la charge en vous posant deux questions courtes, auxquelles je vous demande de répondre d’une façon encore plus courte, soit par oui soit par non. Est-il normal, à vos yeux, qu’un haut magistrat soit logé dans un quartier qui s’appelle – ce qui veut tout dire – Békéland ? Par ailleurs, est-il normal qu’un ministre de la justice ou de l’intérieur impose au parquet des choix en matière d’incarcération, ou est-ce que cela vous dérange ? Vous devez répondre en toute sincérité : vous avez levé la main pour prêter serment.

M. Samuel Lainé. Je représente l’École nationale de la magistrature. Entre oui et non, je choisis une réponse intermédiaire : je ne sais pas.

M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que ce n’est pas une réponse satisfaisante pour vous, monsieur Nilor, mais c’est celle de M. Lainé.

M. Jean-Philippe Nilor (LFI-NFP). Elle veut tout dire.

M. le président Frantz Gumbs. Il me reste à vous remercier pour les informations, riches et nombreuses, que vous nous avez apportées, sur la base d’éléments factuels, bien sûr, mais aussi de ce que vous éprouvez pour votre profession. Nous vous sommes très reconnaissants de la qualité de nos échanges. Par ailleurs, les réponses que vous pourrez apporter au questionnaire que vous avez reçu nous intéresseront beaucoup, et nous vous adresserons peut-être d’autres questions par la suite.

 

La séance s’achève à seize heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Jean-Philippe Nilor, M. Davy Rimane, M. Michaël Taverne

Excusé. – M. Philippe Gosselin