Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, réunissant :

- Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion

- Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion

- M. Vincent Aldeano-Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou,

- Mme Sophie de Borggraef, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou

- M. Guillaume Dupont, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mamoudzou 2

– Présences en réunion................................21

 


Jeudi
18 septembre 2025

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 17

session 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à quatorze heures cinq.

M. le président Frantz Gumbs. Cette journée d’audition est entièrement consacrée à la situation du département de Mayotte, rendue encore plus complexe par le cyclone Chido. Pour évoquer les difficultés qu’y rencontre la justice, nous auditionnons Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de Saint‑Denis de La Réunion, et Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de Saint‑Denis, étant entendu que le ressort de la cour d’appel englobe Mayotte ; nous accueillons également M. Vincent Aldeano‑Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou, Mme Sophie de Borggraef, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou, et M. Guillaume Dupont, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mamoudzou. Le fait que vous ayez, pour la plupart d’entre vous, pris vos fonctions depuis quelques mois seulement est peut-être le signe d’une rotation importante au sein de votre juridiction ; vous pourrez nous le confirmer.

Je rappelle que cette audition est ouverte à la presse et qu’elle est retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(Mme Fabienne Le Roy, Mme Sophie de Borggraef, M. Guillaume Dupont, M. Vincent AldeanoGalimard et Mme Fabienne Atzori prêtent successivement serment.)

Mme Fabienne Le Roy, première présidente de la cour d’appel de SaintDenis de La Réunion. Dès ma prise de fonctions à la fin avril, je me suis rendue à Mayotte pour découvrir les juridictions de ce ressort, y rencontrer les magistrats et le personnel de greffe, et visiter les lieux dans lesquels s’exerce la justice. Travaillant depuis La Réunion, il me semblait en effet indispensable d’avoir une idée précise de ce qu’était la justice à Mayotte et des difficultés qu’elle rencontrait, en particulier après le cyclone Chido.

Après cette première visite – du 29 avril à début mai –, j’y suis retournée en juin, dans le cadre du comité social d’administration (CSA) consacré à Mayotte. Je m’y suis enfin rendue une troisième fois début septembre pour les audiences d’installation à la chambre d’appel de Mamoudzou.

J’ai découvert que le ressort de la cour d’appel de La Réunion recouvrait deux îles très différentes aux problématiques singulières, notamment en termes d’effectifs – pas toujours pour les mêmes raisons. Les deux territoires partagent naturellement la caractéristique de l’éloignement par rapport à la métropole, commune à tous les outre‑mer, mais ils se distinguent des Antilles, que je connais pour avoir été en poste à Fort‑de‑France il y a une vingtaine d’années.

À Mayotte, la responsabilité des chefs de cour s’étend à deux juridictions : la chambre de la cour d’appel qui, en tant que chambre, n’est pas une juridiction autonome, et le tribunal judiciaire de Mamoudzou.

La chambre d’appel exerce l’ensemble des compétences d’une cour d’appel : elle examine en appel les décisions rendues par le tribunal judiciaire de Mamoudzou en matière civile – affaires familiales, construction, etc. – comme pénale – décisions correctionnelles, police, application des peines, etc. 

L’unique dérogation relative aux compétences de cette chambre, seule singularité par rapport à un autre service de cour d’appel, concerne la chambre de l’instruction : elle n’est pas située à Mayotte mais siège exclusivement à La Réunion, y compris pour les décisions rendues par les juges d’instruction ou les juges des libertés et de la détention (JLD) dans des affaires pénales à Mayotte.

En ce qui concerne les autres questions, comme l’accès au droit, l’organisation à Mayotte est la même que sur l’ensemble du territoire français : la présidente du tribunal de Mamoudzou préside aussi le conseil départemental de l’accès au droit (CDAD) de Mayotte, comme la présidente du tribunal de Saint‑Denis est compétente sur l’ensemble du département de La Réunion.

À l’exception de la spécificité concernant la chambre d’instruction, les juridictions de Mamoudzou exercent donc les compétences d’un tribunal et d’une cour d’appel sur l’ensemble du territoire.

Vos questions montrent votre intérêt pour les enjeux d’affectation et d’effectifs, concernant aussi bien les magistrats et le personnel du greffe que les avocats ou encore les experts. Plutôt qu’une énumération fastidieuse, je vous apporterai ultérieurement des réponses à ces questions, complétées par le magistrat coordonnateur de la chambre d’appel de Mamoudzou et les chefs de juridiction du tribunal.

Madame la procureure générale complétera mes propos, aussi synthétiques que possible pour cette phase préliminaire.

Mme Sophie de Borggraef, présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou. À Mayotte, les juridictions de première instance comprennent le conseil des prud’hommes de Mamoudzou, qui n’existe que depuis début 2022. Ses conseillers sont élus, comme en métropole, et le personnel du greffe vient des effectifs du tribunal judiciaire.

Comme dans tous les outre‑mer, il existe aussi une juridiction commerciale, un tribunal mixte de commerce, présidé par un magistrat professionnel, juge du tribunal judiciaire, et composé de juges consulaires élus par leurs pairs. Il a une particularité : son greffe est aussi celui du tribunal mixte de commerce de La Réunion, où il se trouve, à l’exception d’une modeste base à Mamoudzou, disparue après le passage du cyclone Chido.

Enfin, le tribunal administratif dispose d’une équipe de greffiers présente sur place, mais les magistrats viennent de Saint‑Denis de La Réunion pour tenir leurs audiences à Mamoudzou.

Je mets en exergue ces particularités pour souligner que le tribunal judiciaire est la juridiction de première instance la plus complète à Mayotte, avec une équipe résidant sur place – juges, greffiers, directeurs de greffe, auxquels vont s’ajouter des renforts aux différents statuts.

M. Guillaume Dupont, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Mamoudzou. À mon arrivée à Mayotte le 16 avril, l’équipe du parquet était composée de six magistrats aux différents statuts : fixes, placés et membres d’une brigade.

Depuis le 1er septembre, notre équipe compte cinq magistrats fixes, un magistrat membre d’une brigade, vice‑procureur, qui assure notamment la hiérarchie intermédiaire, et un magistrat placé, obtenu en renfort. Voilà les ressources humaines dont dispose le parquet.

Mme Fabienne Atzori, procureure générale près la cour d’appel de SaintDenis. Procureure générale à La Réunion depuis 2021, je reviendrai surtout sur les singularités relatives aux conditions d’exercice de la justice à Mayotte, avant et après Chido.

La première réside dans le fait que nous, chefs de cour, gérons à distance une cour d’appel située à 1500 kilomètres de La Réunion, même si nous nous y rendons régulièrement.

La deuxième concerne le territoire lui‑même, où des dispositions dérogatoires s’appliquent à la cour d’appel, au tribunal judiciaire et à la chambre d’appel. Elles portent d’abord sur le statut des jurés, d’assises en particulier – que je laisserai M. Vincent Aldeano‑Galimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou, évoquer. Ensuite, parmi nos collègues exerçant à Mayotte, seul le personnel judiciaire réside sur l’île. L’effectif du tribunal administratif est réduit et compte notamment la directrice de greffe, mais les magistrats circulent et tiennent des audiences en visioconférence.

Quant à la chambre régionale des comptes, qui couvre La Réunion et Mayotte, elle agit par délégation aussi bien des procureurs financiers que des magistrats et des vérificateurs. Seul le personnel judiciaire, magistrats ou greffiers, réside donc à Mayotte : comme le soulignait justement la présidente du tribunal judiciaire, nous sommes donc la seule administration de la justice restant sur place.

J’ajoute que les contraintes auxquelles les collègues sont soumis existaient avant le cyclone Chido et se sont aggravées ensuite, en particulier l’approvisionnement en eau.

Troisième singularité : les effectifs. La question de la durée de séjour d’un procureur ou d’un président a été posée. L’ancien procureur a séjourné quatre ans à Mayotte avant d’obtenir le poste qu’il souhaitait : il a donc tenu longtemps.             

Enfin, je me tiens à votre disposition pour la question de l’accès au droit, même si elle concerne prioritairement la présidente de la juridiction, le procureur et le vice‑président du CDAD. Huit magistrats du parquet exercent actuellement au tribunal judiciaire, puisqu’il a bénéficié d’un renfort de brigade et d’une délégation de magistrats dont j’ai décidé. Nos effectifs comptent également une magistrate à la chambre d’appel, qui ne participe pas à notre table ronde aux côtés de M. Aldeano‑Galimard, sans doute parce qu’elle est à l’audience.

Il me semblait important de souligner les problèmes d’effectifs et les moyens que nous mettons tous en œuvre pour les résoudre.

 M. Vincent AldeanoGalimard, président de la chambre d’appel de Mamoudzou.  En poste à Mayotte depuis deux ans, j’étais présent lors du cycle Chido. Cependant, je ne suis chargé de l’administration de la chambre d’appel que depuis le 1er septembre, en remplacement de M. Cyril Ozoux, qui a occupé ce poste pendant cinq ans – preuve qu’il est possible de rester à Mayotte plus de deux ou trois ans, comme le soulignait la procureure générale.

La chambre d’appel compte quatre magistrats du siège et un magistrat du parquet. Nous traitons des appels du tribunal judiciaire, du tribunal mixte de commerce et du conseil des prud’hommes. Nous assurons également la présidence des assises de Mayotte, qui se tiennent au tribunal judiciaire et pour lesquelles nous rencontrons souvent des problèmes d’effectifs de jurés. En effet, en vertu d’une disposition spécifique à Mayotte, ils sont tirés au sort à partir d’une liste établie par le préfet de Mayotte sur proposition du procureur de la République. Comme ils ne sont qu’une trentaine, nous peinons régulièrement à atteindre le quorum permettant de tenir ces assises, pourtant importantes à Mayotte compte tenu de la gravité des violences commises, souvent en bande.

M. le président Frantz Gumbs. Plusieurs critères facilitent l’accès à la justice, parmi lesquels les ressources humaines. Les postes de vos juridictions sont‑ils tous occupés ou certains sont‑ils vacants, pour une raison ou pour une autre ?

Mme Fabienne Le Roy. Des postes sont vacants à Mayotte et à La Réunion, comme dans presque toutes les juridictions de France. Le territoire de La Réunion, comme bien des juridictions de métropole, est plus attractif que celui de Mayotte. Cependant, des déserts judiciaires – à l’image des déserts médicaux – existent en métropole comme à Mayotte. Tous les postes ne sont donc pas occupés au tribunal judiciaire, ni d’ailleurs dans les deux tribunaux de La Réunion.

Des mécanismes, utilisés partout en France, existent pour compenser ces absences : les chefs de cour peuvent déléguer des magistrats placés, qui sont attachés à leur équipe mais qui vont compléter les effectifs dans les juridictions du ressort – cour, tribunaux judiciaires, tribunaux de proximité – afin d’y pallier les vacances de poste, les congés maternité et autres congés.

Il s’y ajoute des dispositifs spécifiques à Mayotte. Les deux premiers concernent l’envoi de brigadistes – brigades de magistrats ou brigades de greffiers, qui, en dépit d’un nom identique, sont régies par des pratiques, des conditions et des textes différents.

Un troisième dispositif, prévu par l’article LO 125‑1 du code de l’organisation judiciaire récemment introduit, a été utilisé cette année à la suite de Chido, de façon tout à fait exceptionnelle. Il permet au chef de cour, premier président ou procureur général, de demander aux chefs de cour de Paris et d’Aix‑en‑Provence l’affectation temporaire, dans la limite de trois mois sur une année, de magistrats du siège de la cour d’appel ou du parquet général. Les chefs des cours d’appel de Paris et d’Aix‑en‑Provence dressent annuellement une liste des magistrats susceptibles d’être ainsi prêtés, avec leur accord évidemment, pour apporter leur force aux juridictions de Mayotte ; nous en avons bénéficié.

Ces dispositifs – brigades et article LO 125‑1 – profitent aux juridictions mahoraises mais pèsent lourdement sur les juridictions de prêt, qu’il s’agisse de Paris ou d’Aix‑en‑Provence. En l’occurrence, les magistrats envoyés en vertu de l’article LO 125‑1 venaient de Paris, et les brigadistes de juridictions de la France entière. Leur nombre est donc nécessairement limité, de même que la durée de leur séjour, non renouvelable : même s’ils se plaisent à Mayotte, les brigadistes ne peuvent pas effectuer immédiatement un deuxième séjour. Ils peuvent cependant formuler des desiderata pour rejoindre, de manière statutaire, les juridictions du tribunal ou de la cour d’appel de Mayotte.

M. le président Frantz Gumbs. Pour combien de temps les brigadistes vous sont-ils affectés ?

Par ailleurs, certains de vos prédécesseurs sont restés longtemps en poste. Ces cas sont-ils fréquents ou plutôt des exceptions ?

Mme Fabienne Atzori. Nos effectifs sont fixés par la circulaire de localisation des emplois de magistrats et de fonctionnaires. Cette circulaire prévoit six postes au sein du tribunal judiciaire de Mamoudzou, un chiffre qui n’est pas atteint. De plus, elle fixe une hiérarchie entre les postes, le parquet devant normalement compter, sauf erreur de ma part, un procureur, deux vice-procureurs et trois substituts. Or seuls cinq postes sont actuellement pourvus : un de procureur et quatre de substitut – grâce, je tiens à le souligner, au choix fait par deux collègues de rejoindre Mayotte à leur sortie d’école.

C’est pour cette raison qu’existe un dispositif comme celui des brigades. Ces magistrats, qui viennent pour six mois, sont d’un intérêt majeur pour la juridiction. Ils représentent un coût pour la cour d’appel, car nous les hébergeons, payons leurs frais de transport et mettons une voiture à leur disposition, mais cette dépense est normale et, disons-le, absolument nécessaire.

Les brigades ont été annoncées en mars 2022 par Éric Dupond-Moretti, alors ministre de la justice, et les actes ont suivi les promesses, étant donné que les premières ont été envoyées rapidement, dès le mois de septembre suivant, me semble-t-il.

En ce qui concerne le parquet, notons toutefois que si les premières brigades étaient composées de deux magistrats, nous n’avons plus qu’un seul brigadiste. Autrement dit, le dispositif est moins dimensionné qu’il ne l’était au départ. Il demeure en outre conditionné à l’existence de candidatures pour servir à Mayotte pendant six mois, les effectifs étant prélevés sur ceux d’autres juridictions.

Un autre dispositif existe : issu de la loi organique du 20 novembre 2023, il s’agit de la délégation de magistrats placés. En l’occurrence, le parquet général de Saint-Denis n’a pu en bénéficier, car aucune cour d’appel n’avait d’effectifs à nous déléguer, toutes les juridictions étant confrontées à des vacances de postes.

En revanche, nous avons profité d’une création de poste ce mois-ci, étant entendu que les tribunaux de Saint-Pierre et de Mamoudzou rencontrent aussi pareilles difficultés de personnel.

En définitive, les dispositifs existants sont inapplicables aux cours d’appel. Je me félicite toutefois de la présence d’une avocate générale qui était préalablement venue à Mayotte en qualité de brigadiste. Elle était ensuite rentrée dans sa juridiction d’origine, avant de solliciter le poste à la chambre d’appel de Mamoudzou.

Enfin, pour répondre à votre seconde question, j’ai le sentiment qu’une longévité de quatre années en tant que procureur général à Mayotte est assez exceptionnelle. Le fait est qu’il existe un contrat d’accompagnement, que peuvent passer des collègues de premier et de second grade lorsqu’ils s’engagent à venir travailler à Mayotte – même si les magistrats hors hiérarchie ne peuvent prétendre à ce dispositif. Aux termes de ce contrat, créé en 2022, les magistrats peuvent émettre jusqu’à cinq choix pour leur affectation suivante, à condition de rester à Mayotte pendant trois ans – mais ce délai initial a été ramené à deux ans car certains collègues ont beaucoup souffert – suite à quoi ils peuvent obtenir le poste demandé, sous réserve, bien sûr, de sa disponibilité. C’est ce laps de temps qui entraîne le turnover qu’on constate, notamment dans les fonctions spécialisées.

M. Vincent Aldeano-Galimard. Le fait que mon prédécesseur, M. Ozoux, soit resté cinq ans à la chambre d’appel est en effet plutôt exceptionnel. C’est lié au fait qu’il est originaire de La Réunion, territoire situé à deux heures de vol de Mayotte et avec lequel il y a plusieurs liaisons quotidiennes.

S’agissant des brigades, il est vrai que la chambre d’appel n’en bénéficie pas – et qu’elle ne le demande pas, du reste. Cela serait en revanche très utile au greffe, qui souffre d’un manque d’effectifs et d’absentéisme, notamment en lien avec le cyclone Chido. En effet, certains agents rapatriés dans l’Hexagone ont fait le choix de ne pas revenir, à la faveur d’une mutation ou, malheureusement, d’un arrêt maladie. N’étant pas médecin, je ne puis me prononcer sur la réalité de leurs troubles, mais le fait est que beaucoup n’ont pas repris leurs fonctions.

M. le président Frantz Gumbs. De quelle manière l’attractivité du territoire pourrait-elle être améliorée ?

Mme Sophie de Borggraef. Permettez-moi d’abord d’évoquer les effectifs du siège du tribunal judiciaire de Mamoudzou, ainsi que ceux du greffe de première instance. D’après la circulaire de localisation des emplois, le siège devrait être pourvu de dix-huit magistrats, toutes spécialités confondues. Cependant, au 1er septembre, nous ne comptons que quatorze magistrats nommés, les deux postes de juge des libertés et de la détention (JLD), notamment, étant vacants. Nous sommes renforcés par une brigade composée d’une vice-présidente et d’une juge placée, donc déléguée par Mme la première présidente, pour quatre mois, de septembre à décembre 2025. Nous sommes donc actuellement seize pour une activité théorique demandant la présence de dix-huit personnes.

Notre collègue de la brigade a accepté d’exercer les fonctions de JLD, ce qui est heureux quand on sait que l’activité délinquantielle est relativement importante à Mayotte. Elle a été investie dans ses fonctions par l’avis favorable de l’assemblée générale des magistrats du siège. Cette situation problématique illustre néanmoins la nécessité d’avoir recours aux différents dispositifs prévus par les textes pour compenser les vacances de postes dans les fonctions spécialisées. En définitive, l’exercice de ce contentieux demeure fragile, car si notre collègue brigadiste refusait finalement d’assurer la fonction de JLD, nous serions contraints de nous organiser différemment et nous atteindrions alors les limites du possible. Je rappelle à cet égard que la particularité du siège est d’avoir de multiples spécialités, un juge des enfants n’étant pas juge d’application des peines ou juge d’instruction.

Le tribunal judiciaire de Mamoudzou ne pourrait pas tourner en l’absence de ces brigades de six mois. Parmi les quatorze magistrats en poste de manière permanente, quatre d’entre eux ont été préalablement brigadistes. Ils ont donc demandé à revenir : il s’agit de deux vice-présidents, d’une vice-présidente chargée du service des mineurs et d’une juge d’instruction. Une avocate générale est également revenue après avoir participé à ce dispositif ; c’est dire combien il est incitatif. Les personnes qui reviennent le font en toute connaissance de cause et s’inscrivent dans la durée.

Je confirme que rester en poste pendant quatre ou cinq ans est tout à fait exceptionnel pour les personnes non natives de l’île, tous grades et qualités confondus. L’immense majorité des magistrats restent entre deux et trois ans. Qu’il s’agisse du siège ou du parquet, aucun des magistrats en poste au tribunal judiciaire de Mamoudzou n’est natif de Mayotte. En revanche, notre greffe est composé pour moitié de Mahorais, ou du moins d’agents dont le réseau amical et familial est situé sur l’île. Entre les uns et les autres, la durée du poste ne saurait donc être comparée. Les natifs de Mayotte ne parleront d’ailleurs pas de « séjour » pour qualifier leur affectation : leur vie est ici.

Parmi tous les territoires ultramarins – je parle d’expérience, ayant travaillé six ans en Guyane, ainsi qu’à La Réunion –, l’attractivité de Mayotte était déjà assez faible avant le passage du cyclone Chido ; désormais, elle est quasiment nulle. Nous n’avons pas accès à l’eau tous les jours. De nombreux actifs ont quitté l’île. L’économie des loisirs, c’est-à-dire l’activité sur le lagon, n’a pas repris, de nombreux restaurants et hôtels demeurant fermés. En un mot, le territoire peine vraiment à se reconstruire. Il s’y ajoute l’enjeu de la scolarisation des enfants : les agents qui sont chargés de famille ne trouvent pas leur compte sur l’île. Cet aspect dépasse les questions strictement judiciaires, mais a une incidence sur la capacité à résider à Mayotte. Quand on a de jeunes enfants, passe encore, mais ce n’est plus le cas avec des lycéens car le niveau scolaire est très faible et il n’y a que peu d’options.

S’agissant enfin des magistrats placés, venus d’autres cours d’appel, mon collègue procureur n’a pas pu en bénéficier mais j’ai quant à moi pu accueillir trois juges en mai, juin et juillet, pour des périodes de quatre à six semaines. Distraites de leurs postes à Paris, ces magistrates ont apporté un soutien tout à fait apprécié et utile. Comme toutes les personnes qui postulent un tel dispositif, elles ont été très adaptables, avaient l’habitude de voyager et ont été immédiatement opérationnelles. Mais si nous avons beaucoup apprécié de les avoir, elles n’ont été, pour reprendre une expression employée par un ancien ministre de la justice, que des « sucres rapides ». En effet, leur apport ne saurait être significatif dans la mesure où il ne s’inscrit pas dans la durée.

En ce qui concerne les brigadistes, c’est très différent, car en six mois, il peut y avoir une réelle immersion.

Quant aux brigades dédiées au greffe, leur passage n’est que de trois mois, renouvelable pour une durée d’un à trois mois supplémentaires. De plus, contrairement aux magistrats, nous ne recevons pas des greffiers brigadistes en continu : il y a toujours une période de latence d’un mois minimum. Le dispositif demeure donc à parfaire. Le temps de séjour est trop court – aussi bien pour les personnes concernées que pour la juridiction – en termes de productivité et d’efficacité dans le travail.

M. Guillaume Dupont. Je n’ai que cinq mois d’expérience à Mayotte, mais je constate en effet que les brigades sont indispensables, tout comme les magistrats placés ; sans eux, on n’y arrive pas. Cela étant, ce fonctionnement induit un management très différent par rapport à la métropole.

M. le président Frantz Gumbs. En somme, les personnels temporaires, qu’il s’agisse des brigades ou des magistrats placés, sont utiles et même nécessaires mais pas suffisants, parce qu’ils manquent de temps pour réellement appréhender le territoire et entrer dans le vif du sujet avant d’avoir à repartir. Est-ce bien cela ?

Mme Fabienne Le Roy. Pour faire écho à la notion de « sucres rapides », nous pourrions également dire que ces personnels sont une denrée qui conduit la juridiction à adopter une organisation qui est par hypothèse ponctuelle, limitée dans le temps. Cela donne d’ailleurs beaucoup de travail au chef de juridiction – en l’occurrence, à la présidente du tribunal judiciaire de Mamoudzou – pour organiser le tribunal, composer le service, affecter un magistrat à chaque audience, sachant que cela complexifie aussi la gestion des absences imprévues, par exemple pour arrêt maladie. Ce fonctionnement suscite en outre l’inquiétude des magistrats et autres fonctionnaires du greffe, qui ne savent pas ce que seront les effectifs dans six mois.

De fait, il est nécessaire d’organiser les services en tenant compte du fait que le nouvel arrivant, par exemple un juge des enfants ou un juge d’instruction, devra découvrir son cabinet et, à un moment, interrompre la prise d’audiences afin d’avoir le temps, avant son départ de la juridiction, de rédiger toutes ses décisions – jugements en première instance ou arrêts en   appel –, lesquelles demandent beaucoup de temps. Un magistrat présent pendant six mois, du moins s’agissant du siège, ne sera donc pas un magistrat qui tient des audiences et qui rédige des décisions pendant six mois : il y aura nécessairement du temps perdu à l’arrivée et au départ.

De toute évidence, le dispositif optimal serait d’avoir ces dix-huit magistrats nommés pour une durée minimale de deux ans et maximale de sept ans pour les chefs de juridiction, de dix ans pour les magistrats spécialisés que sont les juges d’instruction ou les juges des enfants – les autres magistrats n’étant pas soumis à une limite de temps. Vous l’aurez compris, ces plafonds ne sont que rarement atteints à Mayotte.

En définitive, la juridiction et particulièrement le tribunal ne pourraient pas fonctionner sans ces dispositifs, la chambre d’appel en bénéficiant moins. Je précise d’ailleurs que l’apport des magistrats honoraires et des magistrats à titre temporaire est également indispensable. La cour s’efforce notamment de nommer l’un de ces magistrats pour chaque affaire renvoyée aux assises, ce qui n’est pas toujours possible.

J’y insiste, tous ces renforts sont indispensables, même si nous préférerions qu’ils ne le soient pas.

M. le président Frantz Gumbs. L’une des conditions d’une bonne justice me semble être la qualité du bâti. Pourriez-vous présenter l’état de vos installations matérielles ?

Mme Fabienne Atzori. Il faut distinguer l’avant et l’après-Chido. Avant le cyclone, l’hébergement n’était pas très satisfaisant, mais il était plus que correct. Nous avions deux bâtiments principaux et un troisième dans lequel avait été installé le conseil des prud’hommes lorsqu’il a ouvert en mars 2022. Après le cyclone, la situation s’est considérablement dégradée, notamment parce que la chambre d’appel s’est effondrée.

Dès le premier jour, avec le premier président de l’époque et toute l’équipe du service administratif régional, nous avons tout mis en œuvre pour trouver des solutions. À cet égard, la première présidente et moi-même, en tant qu’ordonnateurs, comptables et signataires des marchés publics, pouvons voir notre responsabilité engagée à titre individuel – et non en notre qualité de cheffes de cour – si nous ne respectons pas les procédures, ce qui complexifie sans aucun doute la reconstruction. La première présidente, qui s’est rapidement mise à jour des chantiers dès son arrivée, apportera sans doute des éléments complémentaires.

Mme Fabienne Le Roy. Je suis très attachée à ce que la justice soit rendue dans des lieux qui asseyent l’autorité des décisions judiciaires – autorité qui doit selon moi nécessairement les accompagner.

Il faut reconnaître que la question bâtimentaire constitue à Mayotte une difficulté réelle. C’est encore plus le cas depuis le passage de Chido, mais un projet de cité judiciaire était en cours d’élaboration et même de réalisation avant le cyclone. Ce projet n’est pas abandonné puisque la loi du 11 août 2025 pour la programmation de la refondation de Mayotte lui consacre une ligne budgétaire. Dès mon arrivée, tout le monde m’a parlé de ce projet : il y a une très grande attente de la part des magistrats et des fonctionnaires.

Cela étant, pour l’instant, la nécessité absolue est de permettre à la justice de s’exercer à Mayotte dans les meilleures conditions, pour ne pas dire les moins mauvaises. Pour cela, des processus exceptionnels ont été lancés par le ministère de la justice, avec le rapprochement des différentes directions que sont les services judiciaires, l’administration pénitentiaire, la protection judiciaire et le secrétariat général, afin de travailler de manière cohérente à la reconstruction des bâtiments appartenant au ministère – juridictions, services de l’administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) – et afin de faciliter au maximum la prise de décision.

La procureure générale le dirait bien mieux que moi, car elle l’a vécu pour avoir été en poste lors du passage du cyclone : dans un premier temps, c’est tous les jours que les services de la Chancellerie, ceux de la cour d’appel et les chefs de juridiction de Mamoudzou se sont réunis pour évoquer la situation et traiter les urgences. Ce comité continue de se réunir, certes à un rythme moindre, car nous ne sommes plus dans l’urgence immédiate mais dans une perspective de reconstruction : les processus extraordinaires, au sens premier du terme, sont toujours en cours.

Autre observation : tous les travaux d’urgence qui étaient possibles ont été faits immédiatement. Après Chido, l’un des bâtiments de la chambre d’appel de Mamoudzou était éventré et sans façade – il l’est toujours – et l’autre était inoccupable. Les magistrats et fonctionnaires qui y travaillent ont été accueillis par le tribunal judiciaire, qui a consenti un considérable effort d’hébergement. Une fois les travaux urgents de curage et de nettoyage effectués, les personnels ont pu réintégrer leurs bâtiments. Quant au tribunal judiciaire, normalement doté de trois bâtiments, il n’en a récupéré qu’un seul.

Outre les travaux nécessaires sur les lieux qui ne sont pas encore accessibles, nous nous efforçons de prendre à bail des bâtiments et plus généralement d’organiser des possibilités d’accueil pour que les services soient desserrés le plus vite possible. Des modulaires ont ainsi été installés sur le parking de la chambre d’appel pour loger les magistrats. Le premier accueille les coordonnateurs que sont M. Aldeano-Galimard, président de la chambre d’appel, et Mme Toillon, avocate générale, et le second les autres magistrats de la chambre.

Au tribunal judiciaire, en revanche, la solution des modulaires, qui était séduisante et à laquelle tout le monde a évidemment pensé, n’a pu être retenue pour des questions juridiques, car contrairement à ceux de la chambre d’appel, les lieux n’appartiennent pas au ministère de la justice. Nous dépendons d’un propriétaire et de son autorisation aussi bien pour procéder aux travaux que pour installer des modulaires, ce qui n’a donc pu être fait.

Les travaux sont, depuis Chido, en cours de détermination. Le bâtiment 1, annoncé dans un premier temps comme perdu, sans qu’il soit possible de s’y établir à nouveau, exige des travaux pour que le tribunal en ait l’usage. Le bâtiment 2, le moins touché, l’a été diversement à l’intérieur. Les phases de détermination des travaux, de passation de marchés publics et de maîtrise d’œuvre sont en cours, ce qui prend un temps inévitablement long – même en améliorant et en accélérant les processus, il faut le temps de franchir les étapes juridiques et budgétaires. Nous avons l’espoir que les travaux commencent à la fin du mois de janvier 2026, puis soient livrés progressivement, de façon à ce que le tribunal profite de locaux restaurés le plus rapidement possible, en quelques mois seulement.

Pour désengorger le tribunal, faute d’y installer des locaux modulaires, des locaux extérieurs ont été pris à bail. Historiquement, le tribunal ne se trouve pas dans un lieu dédié, mais dans des lieux commerciaux classiques. Tel est aussi, et peut-être davantage, le cas des deux locaux pris à bail pour y loger le conseil de prud’hommes et le bureau d’aide juridictionnelle dans l’un, et dans l’autre des services civils.

Pour résumer, je formulerai quatre observations. Premièrement, nous allons aussi vite que possible dans le respect – impératif – des règles budgétaires et juridiques. Deuxièmement, nous dépendons du propriétaire ; il est évidemment hors de question que nous nous mettions dans l’illégalité en faisant des travaux et des installations qu’il n’autoriserait pas.

Troisièmement, nous avons conscience que l’objectif est de permettre au tribunal judiciaire de retrouver des locaux rassemblant tous ses services, le contraire étant une source de complexité pour les chefs de juridiction et les directeurs de greffe ainsi qu’un sentiment d’isolement pour les personnes qui y sont, et une difficulté pour les justiciables qui peuvent avoir à se déplacer d’un lieu à l’autre. Quatrièmement, si les distances, à Mayotte, sont géographiquement courtes, les difficultés de circulation routière sont réelles, ce qui ajoute une complexité.

Mme Sophie de Borggraef. En effet, très concrètement, le tribunal, qui était installé sur 3 000 mètres carrés, a perdu 40 % de sa surface utile – salles d’audience, bureaux et espaces d’attente. Tel est toujours le cas, neuf mois après le passage de Chido, sur le site principal du tribunal judiciaire qui, en tant qu’unique établissement recevant du public (ERP), est le seul où peuvent se tenir les audiences, tant du tribunal judiciaire que du conseil des prud’hommes et du tribunal mixte de commerce.

Au lendemain du passage de Chido, qui a ravagé la toiture d’un bâtiment ainsi que le câblage électrique et la plomberie d’un autre, nous avons été contraints, dans l’urgence, de travailler en mode gestion de crise pour reloger de nombreux collègues privés d’espace de travail. Nous avons mené une réflexion, de décembre à mars puis cet été, sur la meilleure façon d’installer les gens avec les mètres carrés de tribunal dont nous disposions une fois retranchés ceux utilisés pour tenir les audiences. Tout cela a été très compliqué.

Immédiatement après le passage de Chido, nous avons travaillé en mode très dégradé, en installant par exemple des séchoirs à dossiers, dont les feuilles étaient éparpillées ; les salles d’audience restantes ont été compartimentées avec des paravents pour remédier à la division par presque trois de leur nombre, qu’il s’agisse des salles d’audience publique ou des chambres du conseil dédiées aux audiences à huis clos des juges aux affaires familiales (JAF), des juges des enfants et des juges des tutelles. Nous avons dû transformer des chambres du conseil en greffe pour reloger les agents.

La tension s’est un peu relâchée lorsque le ministère a pris à bail deux locaux de 100 mètres carrés respectivement situés à 1 kilomètre d’un côté du tribunal et à 1 kilomètre de l’autre. Nous y avons relogé les services communs, dont les personnels n’ont pas à venir au tribunal, ainsi que les services du greffe civil dont les bureaux ont été soufflés et dont les agents doivent régulièrement se rendre au tribunal pour assurer les audiences aux côtés des juges. Nous avons également dû consacrer des ressources à l’organisation de navettes pour transporter le courrier et les personnes.

Cette organisation est toujours en vigueur. Si nous reconnaissons le travail accompli par le ministère et par la cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion, nous constatons néanmoins qu’en pratique, les résultats ne sont pas là pour le tribunal judiciaire, qui dispose, comme il y a six mois, de deux espaces de 100 mètres carrés où le public ne peut pas être accueilli et d’un site principal dans un état qu’il faut bien qualifier de lamentable. Nous avions trois bâtiments, nous n’en avons plus qu’un, augmenté des salles d’audience du rez-de-chaussée d’un deuxième.

Avant même le passage de Chido, le tribunal n’avait rien de la solennité normalement attachée à un palais de justice. Situé à 4 kilomètres du centre-ville, dans une zone commerciale, il est longé par un petit chemin appelé « Impasse de la justice » aboutissant à un marigot qui le submerge régulièrement à la saison des pluies. Il ne faudrait pas que le tribunal demeure trop longtemps dans un tel lieu, d’autant qu’il est très abîmé.

Même si chacun fait de son mieux pour nous reloger au mieux, il faut bien constater que ce lieu n’est pas digne d’un palais de justice, d’autant que nous y sommes très à l’étroit. Outre les audiences du conseil des prud’hommes et celles du tribunal mixte de commerce, nous devons y accueillir les audiences d’assises des procès dont les accusés sont trois ou plus, ce qui est assez fréquent dans la mesure où les délits et les crimes sont souvent commis en bande, la salle d’audience de la chambre d’appel étant trop petite et l’état du bâti alentour n’offrant aucune possibilité.

Pour parfaire le tableau, parlons des geôles – l’accueil du public ne doit pas faire oublier celui des détenus. Ce tribunal dispose d’une unique geôle, ce qui est une entorse à toutes les règles dès lors que nous sommes contraints d’y enfermer simultanément, le temps de leurs jugements respectifs, majeurs et mineurs, hommes et femmes.

En tant que chefs de juridiction, nous avons une responsabilité en matière de santé au travail. Nos conditions de travail ne nous permettent pas de respecter nos obligations en la matière. C’est une source de difficultés et de préoccupation pour nous, présidente et procureur sur le terrain.

M. Guillaume Dupont. Par exemple, nos bureaux servent parfois de salle d’audience. Nous avons conscience que le ministère nous soutient. Le comité de l’habitat et de l’hébergement de la direction de l’environnement, de l’aménagement, du logement et de la mer de Mayotte (Dealm) se réunit régulièrement et les choses avancent, avec le soutien des chefs de juridiction.

Toutefois, sur le terrain, l’impression contraire de lenteur inquiète la communauté judiciaire. Notre rôle, quand bien même nous sommes conscients que l’aide a été décidée et transmise, est de rassurer, car il faut bien garder à l’esprit que la communauté judiciaire est inquiète.

M. le président Frantz Gumbs. En somme, le bâti de la justice est encore dans l’impasse.

Mme Fabienne Le Roy. En la matière, nous n’avons pas de baguette magique. Le respect des règles de l’action publique et des finances publiques est impératif. Il est hors de question de prendre des raccourcis avec la loi. Par ailleurs, les évaluations d’ingénierie préalables aux travaux prennent du temps, et la réalisation de ces derniers se heurte à des difficultés, au premier rang desquelles les vacances des entreprises de travaux publics au mois de janvier.

Les travaux ne commenceront qu’après, sous réserve qu’aucune surprise juridique, telle que des recours précontractuels, ne les retarde davantage. Nul n’a de baguette magique, sinon nous aurions construit une nouvelle cité judiciaire avant le passage de Chido ou juste après.

Nous avons une conscience aiguë des difficultés que rencontrent les collègues sur place. Les difficultés découlant du bâti, lourdes et insécurisantes, s’ajoutent à celles auxquelles se heurte le travail proprement dit et aux difficultés de la vie quotidienne inhérentes à Mayotte. Il en résulte une situation compliquée à gérer, qui exige des magistrats et des fonctionnaires énormément de sang-froid et de capacité à prendre de la distance.

Je conçois que l’on ait, au cœur des difficultés, le sentiment d’être abandonné. C’est pourquoi la procureure générale et moi-même nous rendons sur place le plus souvent possible. Nous prévoyons d’y aller au moins une fois d’ici la fin de l’année pour nous rendre compte de l’avancée des projets et surtout pour rencontrer les magistrats et les fonctionnaires, les assurer de notre soutien et répondre à leurs questions.

J’ai conscience que, pour les collègues qui sont sur place, seuls comptent les résultats. Ils n’attendent que le jour où ils pourront s’installer dans des locaux rénovés et retrouver des conditions de fonctionnement aussi normales que possible. La question du bâti n’est pas réglée, mais la situation s’améliore. Nous y travaillons quotidiennement avec nos équipes et avec le service administratif régional. Pas un jour ne passe sans que nous soyons amenés à prendre une décision pour les juridictions de Mayotte.

Encore une fois, le problème du bâti n’est pas résorbé mais il ne peut en être autrement s’agissant de reconstruction immobilière dans un territoire défiguré par un cyclone, où les administrations et les agents de la vie économique ont pour seuls objectifs de trouver des artisans pour faire les travaux et de faire venir à Mayotte les matériaux nécessaires. Nous ne sommes pas les seuls à devoir nous reloger. Avoir trouvé deux locaux à prendre à bail relève déjà sinon du miracle, du moins de solutions difficiles à trouver.

M. le président Frantz Gumbs. Après avoir fait le point sur les ressources humaines ainsi que sur le bâti, j’aimerais que nous évoquions l’accès à la justice, non sans comparer les situations respectives de La Réunion et de Mayotte où, si j’ai bien compris, le système judiciaire est centré sur Mamoudzou. Comment peut-on améliorer l’accès à la justice des justiciables éloignés de Mamoudzou ?

Mme Fabienne Atzori. J’aimerais porter à la connaissance de la commission une situation tout à fait singulière. L’État a participé à hauteur d’environ 80 % à la construction, à Sada, d’une maison France services dans les locaux que la mairie mettait auparavant à disposition du greffe détaché qui s’y trouvait. Or la mairie perçoit un loyer de l’ordre de 20 000 euros. Est-il bien raisonnable de payer deux fois pour la même chose ? Ce lieu de justice a vocation à être rouvert. Aux dires de la présidente de la juridiction, des services pourraient y être délocalisés.

Nous avons interrogé notre administration centrale sur cette situation emblématique des problèmes singuliers auxquels nous sommes confrontés à Mayotte. À ma connaissance, nous n’avons reçu aucune réponse ferme et définitive sur cette possibilité de résoudre en partie les problèmes d’accès à la justice à Mayotte, où se déplacer est difficile.

M. le président Frantz Gumbs. Cette situation est en effet emblématique des problèmes de financement auxquels se heurte la démarche de l’aller vers. La justice parvient-elle à se déployer pour se rendre accessible aux justiciables quel que soit l’endroit du territoire où ils se trouvent ?

Mme Fabienne Le Roy. Il y a deux façons de répondre à la question du déploiement de la justice en vue de la rendre plus accessible. Faut-il ouvrir un tribunal dans toutes les villes de France ? Non, évidemment, c’est impossible. Même à Paris, les vingt tribunaux d’instance jadis sis dans les mairies d’arrondissement sont désormais rassemblés au tribunal judiciaire de Paris. Le greffe détaché de Sada permettait de rapprocher une part de la population d’un lieu judiciaire.

La bonne réponse est donc de faire en sorte que tous les justiciables d’un territoire donné, où qu’ils résident, aient accès à l’information juridique, puissent exposer leurs difficultés et obtiennent une réponse argumentée et de qualité dans un délai raisonnable. Je laisse à la présidente du tribunal judiciaire, au procureur, qui dirigent le CDAD, le soin d’évoquer les points d’accès au droit (PAD) et l’aide aux victimes.

Nous avons à la cour des magistrats délégués à l’accès au droit, une conseillère du siège qui est ma secrétaire générale, Aurélie Police, et une magistrate du parquet général qui travaille en lien étroit avec la procureure générale, très soucieuse comme moi de l’accès au droit. Lorsque j’ai pris mes fonctions, j’ai indiqué que ma première préoccupation en la matière est d’obtenir un maillage aussi fin que possible dans les deux départements de La Réunion et de Mayotte. Nous ne partons pas de rien, tant s’en faut, mais les difficultés sont réelles.

S’il importe que la justice s’implique dans l’accès au droit, tel doit aussi être le cas des collectivités territoriales. Le CDAD réunit la justice et les collectivités territoriales œuvrant dans un territoire donné. Il faut que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Le « y’a qu’à faut qu’on » n’est pas envisageable. Les efforts que la présidente du tribunal déploie pour régler les questions d’accès au droit témoignent du fait que nul n’a de baguette magique.

Soyez persuadés que nous voyons tous l’intérêt, pour les justiciables, d’être aussi près que possible de l’information dont ils ont besoin. C’est pour nous un impératif. À nos yeux, favoriser l’accès aussi rapide que possible à l’information judiciaire dans des conditions garantissant sa qualité fait partie de la mission de la justice.

Mme Sophie de Borggraef. En matière d’accès à la justice proprement dit, les audiences, à Mayotte, ne se tiennent qu’à Mamoudzou, au tribunal judiciaire ou à la chambre d’appel. Le code de l’organisation judiciaire prévoit un greffe détaché à Sada dont la compétence s’étend sur une douzaine de cantons du sud du département.

Il a été privé de son bâtiment il y a environ trois ans. Nous espérons conclure un nouveau contrat avec la mairie de Sada pour qu’il en retrouve un, d’autant qu’un greffier, qui à l’heure actuelle traite les dossiers au tribunal judiciaire de Mamoudzou, est prêt à prendre son poste dans cette commune. En revanche, le code de l’organisation judiciaire n’y prévoit aucun juge détaché, dans le cadre par exemple d’un tribunal de proximité, comme c’est le cas dans d’autres départements.

Dès que nous aurons récupéré les locaux, nous demanderons sans tarder – les énergies et les volontés sont bien présentes – à la première présidente la création d’audiences foraines, comme le prévoit la loi. Le juge des tutelles, le juge des petits litiges, le JAF et les juges des enfants n’attendent qu’une chose : disposer d’un site à Sada.

Mayotte étant une petite île, deux pôles de justice devraient suffire, à cette réserve près qu’il n’y existe aucun système de transport en commun – le conseil départemental, qui exerce cette compétence, est absent. Il faut se débrouiller avec les compagnies de taxis. Le nombre élevé de voitures individuelles qui en résulte paralyse les déplacements dans l’île les jours ouvrables. Les difficultés d’accès à la justice ne sont pas tant liées aux institutions judiciaires ou au ministère de la justice qu’à l’organisation des transports.

S’agissant plus largement de l’accès au droit, j’exerce la fonction de présidente du CDAD depuis treize mois. À mon arrivée, j’ai eu le plaisir de constater que le département dispose de quatorze points justice, auparavant appelés, de façon plus parlante, points d’accès au droit et relais d’accès au droit. Ils sont répartis au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, au chef-lieu ou encore en prison. Les permanences y sont assurées régulièrement par les salariés du CDAD.

L’action sur le terrain de l’accès au droit se heurte à des problèmes de ressources humaines en nombre et en compétences. Aucun des salariés du CDAD n’est juriste. Ce n’est pas en soi une difficulté, l’objet du CDAD étant de coordonner tout ce qui relève de la fourniture d’informations juridiques. La difficulté, dans ce département, est qu’aucun auxiliaire de justice n’assure de permanence juridique gratuite.

Mon travail a consisté à essayer de les amener à le faire. Nous signerons très prochainement avec le bâtonnier une convention pour qu’il contribue deux fois par mois aux permanences d’information juridique assurées au point justice qui se trouve dans les murs du tribunal. J’espère même que nous obtiendrons davantage.

Les autres auxiliaires, les notaires et les commissaires de justice – anciennement les huissiers – sont très peu nombreux dans le département. Leurs chambres professionnelles respectives sont communes avec celles de La Réunion et à ma connaissance, aucun ne réside de manière permanente à Mayotte. Lorsqu’ils y viennent, c’est avant tout pour leur office ou pour leur étude. Il est compliqué pour eux de s’inscrire de façon pérenne dans un dispositif de permanences d’accès au droit.

J’ai pour projet de leur proposer de contribuer aux permanences par visioconférence depuis La Réunion, à l’instar de ce que j’avais organisé dans le département rural d’où je viens, qui connaissait le même problème de disponibilité – les auxiliaires venaient de Paris. Mais cette initiative va se heurter à la barrière de la langue : à Mayotte, la langue majoritaire n’est pas le français, mais le shimaoré, parlé par 90 % de la population locale. Pour ceux qui ne le maîtrisent pas, il est compliqué d’assurer des permanences d’information juridique aux quatre coins de l’île. Or ajouter un interprète à une permanence se déroulant déjà en visioconférence majore le risque d’erreurs de traduction et risque d’entraîner une importante perte de sens. Organiser des permanences d’information juridique gratuites pour favoriser l’accès au droit de la population est difficile ici, car non seulement il faut faire du sur mesure, mais en plus il y a peu de juristes, et moins encore de juristes disponibles pour travailler de façon quasi bénévole, ou très faiblement rémunérée.

Les critiques formulées par la Défenseure des droits sont tout à fait légitimes et rejoignent ce que j’ai moi-même pu constater lors de ma prise de poste, même si les choses ont tout de même évolué depuis 2023. L’équipe du CDAD essaie de réorienter l’activité pour répondre à ces critiques, mais ce n’est pas chose facile car les problèmes se superposent. Pour avoir travaillé un peu plus de six ans en Guyane, un territoire qui connaît aussi d’importantes difficultés, je dirais que celles du territoire mahorais sont presque plus importantes encore : la population y est plus pauvre, l’illettrisme plus répandu. En Guyane, malgré la présence de nombreuses communautés aux langues différentes, il existe une véritable solidarité qui permet à chacun de se faire aider et d’aller vers. C’est un trait que l’on ne retrouve pas à Mayotte : Français, natifs de l’île et Comoriens – donc étrangers, mais cousins – parlent la même langue et partagent la même culture, mais ne s’aident pas forcément. Les professionnels susceptibles d’assurer les permanences d’information juridique doivent donc faire preuve de beaucoup plus de disponibilité, d’ouverture, et d’une bonne connaissance du territoire. Il est beaucoup plus compliqué de trouver les personnes idoines, et donc de garantir un fonctionnement normal des permanences.

M. le président Frantz Gumbs. Tant que vous n’avez pas signé la convention avec le barreau, les avocats qui participent aux points justice sont-ils rémunérés ?

Mme Sophie de Borggraef. La loi prévoit une indemnisation, exprimée en unités de valeur, lesquelles sont tarifées selon un barème défini par décret. Par exemple, deux heures de permanence d’information juridique rapportent environ 240 euros.

Si les avocats ont contribué aux permanences il y a quelques années, ils n’y participent plus du tout depuis deux ou trois ans. Cela devrait changer sous peu avec la signature de la convention avec le bâtonnier, qui pourrait intervenir dès le mois prochain. À l’instar de tous les professionnels susceptibles d’assurer des permanences – commissaires de justice, notaires, juristes d’associations –, les avocats seront alors indemnisés par le CDAD.

M. le président Frantz Gumbs. Quels sont les professionnels qui ont assuré les permanences ces dernières années ?

Mme Sophie de Borggraef. Il n’y en a pas. Ils ont déserté. Actuellement, seuls les salariés du CDAD assurent les permanences, notamment la secrétaire générale, qui est juriste. Elle est soutenue par des adultes relais, qui aident les requérants à remplir des formulaires de demande d’aide juridictionnelle ou des modèles de requête élaborés par le ministère de la justice et disponibles en ligne ou auprès du tribunal.

Le CDAD de Mayotte part de loin, il n’est pas en bonne forme. Depuis mon arrivée, je m’emploie à le redéployer, notamment à travers un travail relationnel qui commence à payer mais doit être approfondi. N’oublions pas que le cyclone Chido a aussi beaucoup ralenti l’action. À l’exception de ceux situés au tribunal et au centre pénitentiaire, tous les points justice ont été fermés pendant quasiment trois mois, soit parce que le bâtiment qui les abritait était abîmé, soit parce qu’il n’y avait pas de personnel d’accueil. Ils ont progressivement rouvert et nous ne pouvons réellement commencer à nous réorganiser dans l’ensemble du territoire que depuis avril.

M. le président Frantz Gumbs. Les deux personnes mises à disposition par le conseil départemental dans les points justice sont-elles mahoraises ?

Mme Sophie de Borggraef. Les adultes relais ne sont pas mis à disposition par le conseil départemental ; c’est un dispositif soutenu par l’État à travers un versement de la préfecture, qui rembourse la quasi-totalité des salaires et charges sociales afférentes.

Ces salariés, la secrétaire générale et la coordinatrice du CDAD, sont mahorais et parlent shimaoré ; l’un d’eux maîtrise également le shibushi – le malgache –, seconde langue la plus parlée à Mayotte. Il n’y a donc pas de difficultés d’ordre linguistique.

M. le président Frantz Gumbs. Face à la dématérialisation croissante dans le système judiciaire – et, plus généralement, dans toutes les administrations –, l’illectronisme du public, le manque de matériel et d’accès à internet ne sont-ils pas un frein ? Comment le contourner ?

Mme Sophie de Borggraef. L’essentiel des quatorze points justice assurés par le CDAD de Mayotte se tiennent dans des maisons France services, qui ont vocation à réduire la fracture numérique. En effet, l’accord-cadre des maisons France services prévoit que l’État, à travers les préfectures, travaille avec des acteurs locaux – mairies, départements, parfois La Poste – pour ouvrir des structures d’accueil équipées d’ordinateurs, d’une connexion et d’un agent dédié pour permettre à la population d’avoir accès au numérique. Certains points justice sont situés dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), des établissements communaux qui mettent à disposition des usagers des ordinateurs et une aide pour réaliser les démarches en ligne.

Prenons un exemple : solliciter un avocat pour bénéficier de l’aide juridictionnelle se fait de plus en plus par voie électronique, à travers un logiciel baptisé Siaj (système d’information de l’aide juridictionnelle). Les personnels du CDAD aident à compléter le dossier en ligne, voire au format papier – ils se chargent alors de l’apporter à l’accueil du tribunal.

Globalement, ça fonctionne bien, mais je partage votre inquiétude, monsieur le président. À nombre d’habitants quasiment égal – environ 320 000 officiellement selon l’Insee –, le bureau d’aide juridictionnelle de Mayotte a répondu à 2 000 demandes d’aide juridictionnelle en 2024, alors que celui de Cayenne en traitait 6 000 il y a cinq ans. Mayotte et la Guyane présentent des similitudes, mais la population n’y a pas le même niveau de connaissance des droits. Il faudra trouver comment aller davantage vers la population. Le CDAD est pourtant bien connu, il tient des permanences partout sur le territoire.

S’y ajoutent des facteurs psychologiques : il y a à Mayotte beaucoup plus d’étrangers en situation très précaire, qui ont peur de sortir de chez eux et de circuler en raison de la féroce répression pour les reconduire à la frontière. Le fort taux de non-recours est donc aussi lié au fait que, pour diverses raisons, on ne circule pas à Mayotte avec autant de liberté qu’ailleurs, notamment en Guyane.

M. Guillaume Dupont. J’abonde dans ce sens. L’île est confrontée à une délinquance violente menée par des bandes armées, mais comme j’ai pu le constater depuis cinq mois et demi que j’ai pris mes fonctions, les victimes ne portent pas plainte, car la majorité sont en situation irrégulière et craignent d’être reconduites à la frontière si elles se rendent au commissariat de police ou à la gendarmerie. Malgré le traumatisme – car les meneurs ne reculent devant rien –, elles se cachent et s’isolent. C’est un réel problème pour assurer l’aide aux victimes en matière pénale. Il faudrait améliorer les choses, dès le dépôt de plainte.

M. le président Frantz Gumbs. Je reviens sur la contribution des auxiliaires de justice aux permanences d’information juridique pour faire connaître le droit dans les territoires les plus reculés. Il n’y a pas d’huissiers ni de notaires – c’est dommage, car il y a de gros problèmes de foncier à résoudre –, les avocats sont réticents : peut-on imaginer mobiliser d’autres personnels – juges, magistrats ? Greffiers de la juridiction administrative ?

Mme Fabienne Atzori. Les chambres des commissaires de justice et des notaires sont situées à Saint-Denis de La Réunion. En tant que procureure générale, je suis chargée du suivi des officiers publics ministériels et je peux donc indiquer sans me tromper qu’outre maître Youssouffa – celui que nous surnommons le « local », qui a accédé à la profession de manière un peu simplifiée –, certes très chargé, plusieurs commissaires de justice séjournent régulièrement à Mayotte et pourraient participer aux permanences si la présidente du CDAD le souhaite. Il en va de même pour les notaires : je sais que l’un d’eux séjourne à Mayotte dix jours par mois. Si besoin était, la première présidente et moi pourrions tout à fait relayer cette demande.

Nous sommes d’autant plus concernés que nous finançons largement le fonctionnement du CDAD – c’est tout à fait logique. Il y a manifestement eu un défaut d’information, car je découvre la situation. Je peux vous assurer que chaque fois que j’ai besoin d’un commissaire de justice à Mayotte, j’en trouve un – indépendamment du « local ». Si la première présidente est d’accord, nous pourrions nous impliquer davantage et mobiliser les commissaires de justice et les notaires – je suis très régulièrement en contact avec les présidents de leurs chambres respectives, et je rencontrerai prochainement celui de la chambre des notaires.

J’en profite pour préciser que la maison France services de Sada accueillerait une salle d’audience et quatre bureaux sur 200 mètres carrés.

Mme Fabienne Le Roy. Partout, les professionnels assurant les permanences d’accès au droit sont rémunérés. Ce n’est pas une spécificité mahoraise.

La barrière de la langue, en revanche, est un problème important qu’on ne retrouve pas ailleurs. En général, les permanences d’information juridique sont tenues par des avocats – ce sont les mieux placés –, mais aussi des notaires, des huissiers, des associations spécialisées en différentes matières – droit de la consommation, droit des étrangers, droit du travail, droit des personnes, droit de la famille. Seulement aujourd’hui, tous ces professionnels ne sont pas forcément accessibles à Mayotte, et il est difficile d’organiser des visioconférences avec des associations situées en métropole, parfaitement habituées à travailler dans le cadre de l’accès au droit, en raison de la barrière de la langue.

Quant à demander à des greffiers ou à des magistrats d’assurer des permanences, c’est strictement interdit, car ces personnels pourraient être amenés à intervenir ensuite dans les procédures diligentées par les justiciables. Nous nous refusons même à recommander des avocats à ceux qui nous le demandent : tout au plus diffusons-nous la liste mise à notre disposition par le barreau, et sur laquelle peuvent figurer les spécialités de chacun. Il y va de l’impartialité et de la neutralité du juge. Il n’y a qu’un seul moment où les magistrats peuvent dispenser de l’information juridique, dans un cadre bien défini : lorsqu’ils sont auditeurs de justice, c’est-à-dire élèves de l’École nationale de la magistrature.

M. le président Frantz Gumbs. Existe-t-il des médiateurs, qui seraient assermentés par le procureur ou le juge, comme cela existe dans d’autres domaines ?

Mme Fabienne Le Roy. Il y a des conciliateurs de justice, mais, comme les magistrats, ils ne peuvent pas dispenser d’information juridique puisqu’ils participent au traitement des litiges en permettant aux parties de régler leurs différends à l’amiable.

Mme Sophie de Borggraef. Il n’y a ni conciliateur de justice, ni médiateur à Mayotte.

Mme Fabienne Atzori. Les délégués du procureur n’ont pas vocation à dispenser de l’information juridique : ils sont saisis par le procureur de la République après la constatation d’un délit – ou, dans une moindre mesure, d’une contravention – justifiant une réponse pénale d’intensité relativement faible.

Les deux postes de délégué du procureur sont touchés par la même instabilité que les effectifs de magistrats et de personnels de greffe. En général, ils sont pourvus par des personnes qui suivent leur conjoint appelé à accomplir son exercice dans le territoire et « s’occupent » en devenant délégués du procureur. Par exemple, nous avons eu le conjoint d’une femme venue prendre la tête des urgences. Leur présence est souvent temporaire, et il n’est pas possible de les intégrer de manière pérenne dans un dispositif d’accès au droit. Au reste, nous faisons face aux mêmes problèmes de recrutement et de barrière de la langue déjà évoqués.

On pourrait imaginer la création d’un poste d’attaché de justice au CDAD. Seulement, comme la première présidente l’a dit, nous ouvrons des postes, mais, contrairement à La Réunion où nous recevons alors une multitude de candidatures, nous rencontrons d’importantes difficultés pour recruter. Par exemple, nous avons ouvert budgétairement cinq postes d’interprètes, mais seuls trois sont pourvus – et il n’y en aura même bientôt plus que deux, puisque le procureur m’a informée que l’un d’eux serait licencié prochainement. Les démissions sont régulières. Et cela concerne tous les types de personnels : sur les vingt-huit avocats inscrits au barreau de Mayotte, à peine 10 % acceptent les procédures pénales ; il n’y a pas non plus une multitude de candidatures pour être juré. Ces difficultés de recrutement ont une incidence sur les juridictions, les services du parquet ou de la chambre d’appel peinent à avoir une activité normale. Pour assurer l’accès au droit, il faut donc aussi motiver le citoyen français résidant à Mayotte à participer à l’œuvre de justice.

Nous n’avons pas non plus évoqué l’importance du milieu associatif dans l’accès à la justice et la réparation pour les victimes. Ce sont des sujets que nous avions abordés avec France Victimes à l’occasion de leur venue à la suite du passage de Chido – les missions des associations d’aide aux victimes couvrent aussi les catastrophes naturelles. Or il y a, à Mamoudzou, une association d’aide aux victimes très active, le SCJE (service de contrôle judiciaire et d’enquêtes), dont le siège est à Lille – c’est aussi la seule présente à Mayotte, même si une seconde est en train de renaître de ses cendres. Si les chefs de juridiction et la première présidente en sont d'accord, peut-être pourrions-nous les mobiliser pour améliorer l’accès au droit ? Je pense au cas singulier des femmes qui se présentent au tribunal pour demander une ordonnance de protection et se voient refuser l’aide juridictionnelle au motif qu’elles ont des ressources. C’est oublier qu’une ordonnance de protection ouvre droit automatiquement à l’aide juridictionnelle. Ces victimes ont besoin d’information et d’aide pour accéder au droit ; or l’antenne du SCJE est située au sein du tribunal, près d’une salle d’audience du bâtiment 1. Dans de tels cas, ne pourrait-on pas s’affranchir un peu des principes généraux et réfléchir à une organisation différente ?

M. le président Frantz Gumbs. Dernière question : quel est le lien entre le droit national officiel et le droit coutumier à Mayotte – le droit cadial ?

Mme Fabienne Le Roy. Il y a longtemps que le grand cadi n’a plus de relations professionnelles avec les juridictions de Mayotte. À ma connaissance, le droit cadial n’est pas reconnu dans le droit français – je parle sous le contrôle de la présidente du tribunal judiciaire.

Je ne me suis pas encore penchée sur la question, je n’ai donc pas de religion personnelle, mais je rappelle que la justice est rendue au nom du peuple français, par des magistrats habilités à la rendre exécutoire.

Je sais qu’il y a eu des contacts avec des présidents par le passé, mais ce dossier n’est plus d’actualité. Je ne suis pas opposée à l’idée de le rouvrir, mais j’en ai d’autres beaucoup plus urgents à gérer – immobilier, effectifs. Au reste, je ne vois pas comment ouvrir cette question dans le paysage constitutionnel.

Mme Sophie de Borggraef. En effet, la départementalisation a tout changé : jusqu’en 2008, les cadis avaient valeur de notaire et de juge et pouvaient délivrer des titres ; depuis, leur autorité en matière de droit de la famille ou de contentieux foncier n’est plus reconnue dans l’ordre juridictionnel. Il n’empêche que c’est vers eux que la population continue de se tourner en première instance.

J’ai rencontré à deux reprises le grand cadi depuis ma prise de fonction. Poursuivant le travail engagé par mes prédécesseurs, je lui ai demandé s’il lui semblait opportun de proposer aux cadis, aujourd’hui rémunérés par le département, d’assurer les fonctions de conciliateur de justice, dont Mayotte est tout à fait dépourvue. C’est une piste intéressante, car les cadis continuent d’être des autorités de référence pour la population, que ce soit en matière civile – notamment familiale – ou pénale. Il a fait bon accueil à ma proposition : espérons que nous trouverons le temps d’y réfléchir ensemble plus avant.

M. le président Frantz Gumbs. Merci beaucoup à tous pour votre présence. N’hésitez pas à nous faire parvenir tout document qui pourrait contribuer à notre réflexion.

La séance s’achève à seize heures dix.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Joseph Rivière

Excusés. – M. Philippe Gosselin, M. Yoann Gillet