Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- Me Yanis Souhaili, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Mayotte
- M. Mahamoudou Hamada Saanda, Grand Cadi, ministre du culte musulman à Mayotte, et M. Charif Said Adinani, référent juridique
- Mme Laoura Ahmed, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte
- Mme Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsions de la Cimade, et Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale pour l’océan Indien 2
– Présences en réunion................................16
Jeudi
18 septembre 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 18
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures dix.
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons notre journée consacrée à Mayotte.
Pour évoquer spécifiquement les difficultés que connaît la population mahoraise pour accéder au droit et à la justice, je remercie de leur présence en visioconférence : Me Yanis Souhaili, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Mayotte ; son excellence M. Mahamoudou Hamada Saanda, Grand Cadi, ministre du culte musulman à Mayotte, accompagné de M. Charif Said Adinani, référent juridique au conseil cadial ; Mme Laoura Ahmed, directrice du Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte ; Mme Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsions de la Cimade, et Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale pour l’océan Indien.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Mahamoudou Hamada Saanda, Charif Said Adinani, Yanis Souhaili, Mmes Laoura Ahmed, Mélanie Louis et Vittoria Logrippo prêtent successivement serment.)
Selon vous, les Mahorais bénéficient-ils du même accès à la justice, mais aussi à la connaissance du droit, que les habitants d’autres endroits du territoire français, et y ont-ils un égal accès à l’intérieur de Mayotte, quel que soit leur lieu de résidence ?
M. Charif Said Adinani, référent juridique du conseil cadial de Mayotte. La question est complexe.
Si les gens disposent des informations qui leur permettent de solliciter le tribunal de droit commun, tel n’est pas le cas en ce qui concerne le conseil cadial. Toutefois, selon nous, il n’y a pas eu de changement : le conseil cadial reçoit le public exactement comme avant, du moins celui qui s’oriente vers le droit local.
Selon les textes en vigueur, tout Mahorais qui n’a pas renoncé à se voir appliquer le droit local doit être jugé conformément à celui-ci. Or beaucoup l’ignorent. Depuis la départementalisation, les Mahorais ne savent plus où s’orienter à cause sinon d’une désinformation, du moins d’une absence d’information sur la possibilité qui s’offre à eux d’opter pour le droit local ou pour le droit commun.
Si nous ne connaissons pas les changements intervenus au quotidien pour les ménages, nous constatons que la fréquentation des bureaux des cadis dans chaque commune n’a pas du tout changé. Certains disent y venir faute de savoir ce qui pourrait se passer ailleurs, d’autres par habitude. Qui fait quoi, à quel moment et à quel niveau ? La question n’ayant pas été clairement tranchée, la population mahoraise ne sait pas où aller.
Le conseil cadial a établi une brochure explicative pour fournir les informations dont il dispose et traiter le problème que vous soulevez. Cette audition est une occasion de déblayer le sujet ; vous comprendrez ainsi mieux les textes que nous vous enverrons. Car si vous ne disposez pas des informations relatives à la spécificité culturelle et aux particularités de Mayotte, vous interpréterez les textes en vous référant à la culture de l’Hexagone, qui est très différente.
Me Yanis Souhaili, bâtonnier de l’ordre des avocats de Mayotte. Bâtonnier depuis trois ans, j’ai été réélu – à Mayotte, comme nous sommes moins de trente-trois avocats, le bâtonnier a le droit de faire un deuxième mandat d’affilée.
Le barreau de Mayotte est particulier : nous sommes actuellement vingt-huit avocats pour une population estimée à 300 000 habitants – même si elle est sans doute beaucoup plus nombreuse. Nous sommes clairement en sous-effectif. Le barreau de Mamoudzou fait ce qu’il peut avec les moyens dont il dispose. Il est certains domaines d’activité dans lesquels nous n’intervenons pas.
Dans une décision parue en 2025, la Défenseure des droits épingle les avocats de Mayotte sur différents points ; j’aurais aimé la rencontrer lors de sa visite ; entre le moment où j’ai été entendu par ses collaborateurs, courant 2024, et celui où le document est sorti, beaucoup de choses se sont améliorées. Ainsi, on nous reprochait de ne pas intervenir en garde à vue, à la maison d’arrêt ou pour les mineurs. Cela a changé. Nous nous sommes saisis de ces questions et avons instauré des permanences. Désormais, la norme est que nous défendons tous les mineurs qui passent devant les tribunaux, l’absence d’avocat étant l’exception.
Le sujet des gardes à vue est plus compliqué. Il y a à Mayotte une dizaine de brigades de gendarmerie dispersées sur le territoire et un commissariat situé dans le Grand Mamoudzou. Si nous arrivons à couvrir les gardes à vue dans le Grand Mamoudzou et les brigades situées à proximité de Mamoudzou, cela devient très compliqué lorsque l’on s’en éloigne beaucoup, pour des raisons de transport : il faut au moins trois heures de voiture pour se rendre dans les brigades situées à Mtsamboro ou à M’Zouazia.
S’agissant de la population carcérale, je désigne désormais des avocats pour assister les détenus lorsque je reçois des demandes de désignation.
Je suis d’accord avec la Défenseure des droits concernant les droits des étrangers : c’est une vraie difficulté au sein du barreau de Mayotte ; vu la situation géopolitique, beaucoup d’avocats originaires de Mayotte refusent d’intervenir dans ce domaine. Peu d’avocats sont donc inscrits au barreau pour intervenir dans le cadre de recours devant le tribunal administratif. Nous arrivons à assurer une permanence concernant les recours devant le JLD (juge des libertés et de la détention). Toutefois, le gros contentieux des titres de séjour échappe aux avocats de Mayotte, même si des avocats extérieurs – issus de La Réunion ou de métropole – en font.
Le droit d’asile est un sujet encore plus particulier. Une convention a été signée entre l’État et une association, qui gère tout le contentieux et choisit les avocats. Selon trois ou quatre de mes confrères inscrits sur une liste pour défendre les demandeurs d’asile, depuis l’année dernière, les avocats de Mayotte sont très peu désignés et c’est à des avocats de la métropole que l’on recourt.
Il est compliqué d’augmenter le nombre d’avocats à Mayotte. Le barreau de Mayotte lui-même est attractif – l’activité ne manque pas et nous gagnons très bien notre vie –, mais les conditions de vie sur place sont compliquées. Ainsi, le système des brigades – des magistrats et des greffiers qui viennent à titre provisoire – a été créé pour renforcer les effectifs du tribunal judiciaire, mais il n’a pas été possible de transposer ce dispositif aux avocats. Des avocats réunionnais sont intéressés par des dossiers à Mayotte, mais ils ne veulent pas y venir. Beaucoup de personnes savent qu’il y a du travail à Mayotte mais ne veulent pas s’y rendre à cause des conditions de vie, qu’il s’agisse de la scolarité, des transports en commun, de l’eau ou de l’insécurité. Et depuis l’année dernière, quatre ou cinq avocats sont partis en raison de ces difficultés.
Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale de la Cimade pour la région de l’océan Indien. Je me permets tout d’abord de vous signaler que plusieurs structures présentes à Mayotte, comme Solidarité Mayotte ou le délégué de la Défenseure des droits, qui œuvrent au quotidien aux côtés des personnes étrangères, nous ont fait part de leur étonnement de ne pas avoir été sollicitées pour être auditionnées. Nous allons donc également nous faire ici le porte-parole de ces partenaires – du reste, nos constats sont globalement les mêmes.
La Cimade est une association de solidarité active créée en 1939 qui intervient à Mayotte depuis 2008. Notre objectif est de défendre les droits et la dignité des personnes migrantes et réfugiées. Nous intervenons donc essentiellement auprès du public étranger. À Mayotte, nos actions ont d’abord concerné l’accompagnement des personnes placées en rétention, mais nous sommes aussi intervenus, plus largement, dans le domaine de l’accès au droit et à l’administration.
Jusqu’en 2022, nous avons œuvré pour l’apprentissage du français, considérant qu’accompagner les personnes étrangères dans l’exercice de leurs droits, c’est aussi et surtout les rendre actrices de leur propre parcours et autonomes. Si je m’exprime au passé, c’est que nous avons eu quelques difficultés à intervenir – cela ne vous aura pas échappé : depuis 2018 et l’émergence de collectifs qui se sont ouvertement positionnés contre l’immigration, nos associations, en premier lieu la Cimade, ont été menacées et entravées dans leurs actions. Fin 2021, nos locaux ont été bloqués pendant cinq mois ; nous les avons réintégrés en mai 2022 et avons pu reprendre nos activités, quelques mois avant l’annonce de la première opération Wuambushu, qui a débuté en mars 2023. Les contrôles massifs organisés ont alors contraint les personnes en situation administrative précaire à limiter leurs déplacements et à se cacher : nous n’avons plus pu accéder à nos publics ni les accompagner.
Cette opération s’est accompagnée du renforcement de la pression des collectifs qui avaient commencé en 2018 à se dresser contre l’exercice de nos missions et particulièrement contre notre association. Dans ce contexte et face à ce que je qualifierai d’inaccessibilité chronique des services de la préfecture – en particulier ceux dédiés aux personnes étrangères –, nous n’avons pas réussi après mars 2023 à reprendre sereinement nos activités, notamment nos permanences juridiques, qui permettaient d’accompagner les personnes dans la constitution de leur dossier et pour accéder à leurs droits, notamment celui de bénéficier d’un titre de séjour ou de la nationalité.
La situation est ubuesque. Quelques militants ont le pouvoir d’obstruer l’accès à l’action des associations et aux services publics, y compris ceux d’urgence – le CHM (centre hospitalier de Mayotte), les dispensaires, la préfecture ; les services de l’état civil sont inaccessibles dans certaines communes. Nos associations sont menacées, qu’elles soient opératrices de l’État ou non. Il s’agit d’un frein supplémentaire à l’accès au droit pour le public.
Les difficultés d’accès au droit s’expliquent également par l’existence sur le territoire d’un régime d’exception, le droit dérogatoire ; il creuse toujours plus l’écart entre les personnes françaises et étrangères, et entre les habitants de Mayotte et ceux du reste du territoire français.
En matière de nationalité, le droit est presque réduit à néant, notamment, depuis la réforme d’août 2025, pour les jeunes nés à Mayotte de parents étrangers. Il en va de même pour le droit au séjour – l’introduction de nouvelles conditions pour les visas long séjour va contribuer à réduire drastiquement le nombre de titres de séjour en circulation –, ainsi qu’en matière de contrôle et d’éloignement.
Ce droit dérogatoire et ses réformes successives compliquent la législation, s’agissant notamment du séjour et de la nationalité, c’est-à-dire dans des domaines qui touchent les personnes étrangères, lesquelles représentent une part très importante de la population à Mayotte.
On observe également un défaut d’information dans les langues pratiquées par la population, qui utilise majoritairement le shimaoré. Selon les données de l’Insee de 2022, 80 % des habitants de Mayotte déclarent parler cette langue, contre seulement 55 % pour le français. D’autres langues sont pratiquées, notamment le shikomori et le shibushi. Or l’accès à l’information ne se fait que dans la langue de l’administration : le français.
Par ailleurs, différentes règles coexistent, rendant opaque et incompréhensible le régime en vigueur, s’agissant notamment de l’accès à la nationalité française : trois règles différentes sont susceptibles de s’appliquer selon la date de naissance de l’enfant.
De plus, les entraves à l’accès à l’administration nécessitent de recourir massivement à la justice. Si l’accès au droit était effectif, il n’y aurait pas besoin de faire appel aux services du tribunal administratif – dans un contexte où, comme l’a souligné M. le bâtonnier, les avocats sont peu nombreux à intervenir, en particulier dans le domaine du droit au séjour.
Aux difficultés chroniques d’accès au droit, documentées depuis de nombreuses années, s’ajoutent depuis deux ans, voire plus, des situations systématiques de blocage du fait de collectifs anti-immigration et du contexte post-Chido où la reconstruction des services publics est lente. Ainsi, le service de la préfecture est resté fermé plus de six mois et n’a rouvert que très récemment. Le bureau de l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides), intégralement détruit, est toujours fermé.
Par ailleurs, un refus de domiciliation auprès des CCAS (centres communaux d’action sociale) est régulièrement opposé aux personnes étrangères, les éloignant ainsi des possibilités de recours administratif et de notification des décisions.
Enfin, je rappellerai que les services publics ne sont pas sanctuarisés à Mayotte : ils ne sont pas préservés des contrôles d’identité, massifs et fréquents. Nous constatons ainsi régulièrement des contrôles d’identité aux abords ou à l’entrée des lieux d’accès à l’eau, aux soins ou à la justice. Depuis quelques semaines, avec nos partenaires, nous observons un renforcement des contrôles. Or, dès lors qu’un contrôle d’identité est organisé sur un site où une action associative et des services sont déployés pour remédier aux carences de l’État, ces activités ne peuvent être maintenues, pour ne pas exposer les personnes au risque d’interpellation et d’expulsion.
Nous nous interrogeons sur une corrélation entre ce renforcement et l’annonce d’un objectif de 35 000 expulsions d’ici la fin de l’année. Que le renforcement soit cyclique ou s’explique par ce chiffre absolument considérable, il a en tout cas un impact sur nos publics et nos actions.
Tout cela s’inscrit dans un contexte d’hypercentralisation autour du grand Mamoudzou des administrations, des juridictions, des ressources et des quelques avocats disponibles pour accompagner les personnes, avec des difficultés de circulation sur le territoire et ces contrôles d’identité effectués dans des lieux stratégiques, notamment dans la commune de Mamoudzou. Cet élément crée une barrière supplémentaire. En outre, le barreau de Mamoudzou n’est pas doté d’une permanence ou d’une commission consacrée aux étrangers, à la différence de ce qui se passe dans la plupart des territoires, alors même que celui-là est particulièrement marqué par des contentieux et des recours quotidiens et massifs liés au séjour et à l’éloignement.
Une entrave supplémentaire à l’accès à la justice a trait à l’aide juridictionnelle (AJ). Les conditions de son attribution ne sont pas dérogatoires à Mayotte : comme partout ailleurs, elle y est subordonnée au niveau de ressources, lequel doit être justifié, y compris par la production d’un document objectif attestant de l’absence de ressources, généralement un avis d’imposition sur le revenu. Mais, à Mayotte, la direction générale des finances publiques est réticente à remplir ses obligations en la matière et à doter d’un avis d’imposition les personnes qui en sollicitent un. Ainsi, certaines personnes qui pourraient en bénéficier n’en ont pas la possibilité pour la seule raison qu’une administration ne permet pas l’accès effectif au droit.
La dématérialisation des services, enfin, qui est plutôt un facteur d’inclusion lorsqu’elle est fonctionnelle, est malheureusement à Mayotte un outil qui exclut très largement. En effet, celle des services qui permettent de recourir au droit au séjour, comme l’Anef (administration numérique pour les étrangers en France), est déployée sans tenir compte de l’accès effectif à un outil numérique et à une connexion dans un contexte post-Chido. La prise de rendez-vous en ligne est également obligatoire depuis juillet 2018 pour accéder aux services de la préfecture de Mayotte ; or la disponibilité des créneaux est totalement opaque ; ils ne sont que très rarement publiés ou ouverts, de sorte que l’ensemble des associations et personnes concernées tentent d’en obtenir un pendant des semaines, des mois, parfois des années. Dans la procédure que nous avions intentée pour que le préfet ait l’obligation de proposer une alternative à la prise de rendez-vous en ligne, nous avons eu gain de cause, mais l’injonction qui lui a été faite en mars 2024 n’a pas été exécutée et reste lettre morte.
Le déploiement de l’Anef à Mayotte depuis 2023 ne fait pas exception aux réalités observées dans les autres départements français : des défaillances en série, des dysfonctionnements et des bugs. Il s’agit en effet d’un outil numérique, imparfait par essence, à quoi s’ajoutent des difficultés particulières à Mayotte, liées notamment à l’adressage, du fait que le cadastre n’est généralement pas correct et que, les adresses ne pouvant être renseignées, l’enregistrement des dossiers est empêché pour un certain nombre de personnes, outre les cas spécifiques de celles qui sont purement et simplement bloquées par le système.
Les audiences du tribunal administratif, dont les magistrats sont à La Réunion, sont tenues très majoritairement en visioconférence, ce qui empêche le contact direct entre le juge et les parties. Cela contribue à éloigner de l’accès au droit et à la justice les personnes concernées, notamment les personnes étrangères – puisqu’il s’agit essentiellement de référés-liberté ou de référés-suspension.
Mayotte est donc dans une situation alarmante de non-recours massif au droit, qui impliquerait un recours massif à la justice, mais, pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, ce recours à la justice est rendu très difficile. La meilleure illustration de ce phénomène de non-recours est le contentieux de l’éloignement, dans lequel nous sommes régulièrement intervenus et dont ma collègue Mélanie Louis vous parlera plus en détail.
Mme Laoura Ahmed, directrice du centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Mayotte. Je suis docteure en droit et mon travail a porté sur l’articulation du droit local et du droit commun à Mayotte – ce qui fait écho aux propos du conseil cadial.
Notre association a identifié des problèmes en matière d’accès égal au droit et à la justice, en particulier en milieu rural. Les nombreuses difficultés que connaît notre territoire conduisent souvent les justiciables à ne plus se tourner vers les institutions ni vers les avocats et même à ne plus recourir à leurs droits, même s’ils savent que ces derniers existent, même si l’information est diffusée par plusieurs partenaires. De fait, notre territoire possède un riche tissu d’associations qui parviennent à certains endroits à travailler ensemble. Du reste, le CDAD (conseil départemental de l’accès au droit) a organisé par le passé plusieurs actions pour regrouper le réseau.
Ce qui m’a conduite à travailler dans une structure d’accès au droit était le souci de démontrer que si l’accès égal au droit pour les Mahorais est passé par la recherche d’une réforme et d’une modernisation du droit, les réformes ont connu des disparités et on ne comprend pas – ou on n’a pas montré – l’intérêt d’une articulation du droit local et du droit commun. Ce droit local, qui ne s’applique qu’aux Mahorais de statut personnel de droit local, lesquels l’ont conservé au titre d’une disposition constitutionnelle, a été réformé si souvent qu’il n’est peut-être plus qu’un fantôme, un spectre de lui-même ; mais ceux qui le défendent et qui posent des questions disposent d’acteurs pour leur répondre, comme le conseil cadial. Les recherches que j’ai menées dans le cadre de ma thèse m’ont permis de voir les nuances en la matière.
Sur notre territoire, nous rencontrons à peu près les mêmes difficultés en matière de droit de la famille, de droit des étrangers, de droit foncier et de droit administratif.
D’abord, la population peine à comprendre les dispositifs ou les procédures, et nous ne sommes pas nombreux à pouvoir, du fait de notre formation, l’accueillir et la renseigner. Je pense en particulier aux juristes, aux avocats et aux magistrats, car même s’il existe d’autres professionnels, ce sont ceux qui sont identifiés et vers lesquels se tournent les justiciables.
Par ailleurs, lorsque les Mahorais parviennent à avoir accès aux institutions, ils doivent subir des files d’attente monstrueuses. Il faut ainsi, pour être au tribunal à sept heures du matin, se mobiliser dès trois heures, et quand on arrive, il y a déjà la queue ; il faut ensuite s’annoncer. On peut même manquer des audiences faute de transports ou à cause des embouteillages. Puis, lorsqu’on nous demande de nous expliquer, les mots nous manquent parfois, ou alors il faut faire vite à cause de la file d’attente. De nombreux justiciables pâtissent aussi encore de leur non-maîtrise du français. On observe des situations d’illettrisme, d’analphabétisme et d’illectronisme. Pour certains, le français est une langue étrangère. La méthode d’accueil ou de travail de certains agents des services publics pourrait bousculer certains justiciables ou créer une différence qui leur laisse penser qu’ils sont discriminés. Il existe un sentiment d’inégalité et de discrimination qui rend encore plus difficile l’accès au droit et à la justice.
Dans la plupart des structures qui interviennent auprès des justiciables, on parle le shimaoré ou le kibushi, ce qui est un avantage. Nous intervenons dans les maisons France Services, qui favorisent les permanences de proximité et qui accueillent aussi bien le CIDFF que le CDAD ou des structures de médiation, mais il peut être difficile pour la population de se tourner vers ces structures en raison de conflits de communautés, par exemple à la maison France Services de Combani. Au Sud, à Kani-Kéli, nous intervenons au sein du CCAS. De manière générale, pour que le public s’implique, il faut que nous, professionnels qui avons des facilités, pratiquions l’aller-vers, en nous installant dans des endroits que les personnes ont identifiés et où ils se retrouvent, des espaces qui ont déjà une vie et dans lesquels nous venons leur expliquer leurs droits et leur donner des informations.
Il faut cependant le faire en partenariat, ce qui, sur notre territoire, peut aussi bien fonctionner que ne pas fonctionner, être bloqué ou bloquant. De fait, la concurrence est abondante et nous avons aussi des pratiques différentes. Ainsi, en matière de droit des étrangers, la politique intervient beaucoup et influence nos pratiques. En matière de droit de la famille, il faut réussir à se faire comprendre de la personne qui vient nous demander de l’aide et nous questionne ; or il n’est pas facile d’expliquer le langage judiciaire et juridique en mahorais et en kibushi. Il faut sans cesse vulgariser le français et trouver le bon mot en shimaoré et en kibushi, car nos langues sont d’une telle richesse que les mêmes mots permettent de dire beaucoup de choses.
Il existe également tout un questionnement sur la mobilisation des intérêts des uns et des autres : selon l’avantage qu’on y trouvera, on se tournera vers le droit local ou vers le droit commun. Mais on ne se demande pas automatiquement si, en tant que Mahorais, on relève du statut personnel – ce qui permet de savoir vers qui se tourner ou quoi dire au tribunal pour que celui-ci renvoie le cas échéant vers le conseil cadial. Et, du coup, le droit local et le droit commun sont appliqués par les mêmes juridictions. Ce n’est pas ce que prévoit la modernisation de notre droit – à ce compte, supprimons purement et simplement de la Constitution l’article qui nous permet d’appliquer le droit local !
Il y a aussi eu de telles tensions que certains publics ne vont pas chercher à faire valoir leurs droits, par peur : lorsqu’ils se rendent dans les administrations, ils sont arrêtés à la sortie et reconduits à la frontière, même lorsqu’ils sont en cours de procédure et font l’objet d’un début de décision.
Un justiciable à qui un avocat a permis d’obtenir gain de cause le recommande alors à tout le monde et l’avocat se retrouve tellement sollicité qu’il en a marre – pardonnez le terme – ou est épuisé. Les gens l’appellent quand ils estiment qu’il y a urgence, sans penser qu’il a le droit, en dehors de son temps de travail, d’être tranquille chez lui et de vivre sa vie de famille.
Certains magistrats parviennent à travailler avec des associations et lorsqu’un magistrat intervient dans des actions collectives d’information organisées par les associations, un lien de confiance se crée entre les justiciables et le tribunal. Il suffit pour cela d’un magistrat ou deux dans les différents domaines.
Le milieu rural connaît des problèmes spécifiques. De mobilité, d’abord. C’est un frein physique. Il faut déjà pouvoir aller à Mamoudzou et en revenir. Il y a dans nos publics des parents qui veulent s’informer sur les droits de leurs enfants, mais ils doivent déposer leurs enfants à l’école, puis accomplir leurs démarches et revenir, ce qui prend beaucoup de temps. Souvent, en milieu rural, lorsqu’un partenaire ou une structure se rend dans un lieu, comme le CIDFF à Kani-Kéli, il est intéressant d’informer les autres partenaires pour y aller et y travailler ensemble. Cette dynamique est importante. En revanche, il suffit qu’un usager soit mal accueilli dans une structure pour que toutes les structures soient mises dans le même sac, ce qui pose problème.
Il est donc très important de nous interroger sur toutes ces modernisations de notre droit, sur l’alignement de droits juridiques, sociaux ou économiques sur notre territoire et, surtout, sur le rapport entre le droit local et le droit commun, qui touche les relations personnelles, les droits des enfants et les droits dans la famille.
M. le président Frantz Gumbs. Je m’adresse à nouveau au conseil cadial. Je crois comprendre que, comme le dit aussi Mme Ahmed, la population se tourne encore vers l’institution cadiale parce qu’elle ne connaît ou ne comprend pas la complexité du droit commun. Avez-vous des relations avec le système judiciaire, la gendarmerie, la police, les juges, les magistrats, avec toutes les institutions qui représentent le droit ? Vous consultent-ils ou les consultez-vous ? Le cas échéant, dans quelles circonstances ?
M. Charif Said Adinani. Je rappelle que le conseil cadial a préparé un document destiné à vous être transmis et que j’expose ici les bases permettant de le comprendre.
Les cadis ont été à l’œuvre dans toute la société mahoraise dès les temps anciens, avant même que les Français n’arrivent à Mayotte, et ils ont été au premier plan pour les accords entre les autorités françaises et les Mahorais. Jusqu’à la départementalisation, c’étaient les cadis qui réglaient tous les problèmes, à tous égards. Les Mahorais sont un peuple qui, bien que petit, a préservé sa culture, ses valeurs et sa tradition, y compris sa religion, et il y est encore ancré.
Lors de la départementalisation, on a fait croire que les cadis allaient disparaître et – je regrette de le dire, mais c’est la réalité, même si beaucoup ne le pensent pas – toutes les structures organisées ou créées parallèlement étaient destinées, dans cette perspective, à prendre le relais des missions des cadis. Il y a même eu un sketch intitulé « Adieu le grand cadi ».
Mme Ahmed évoquait tout à l’heure la suppression de l’article de la Constitution qui permet l’application du droit local. Il faut déjà être assez intelligent pour comprendre ce que cela veut dire. Le peuple mahorais admet ses valeurs culturelles et religieuses. À Mayotte, la limite entre la religion et la culture est infime. Ce peuple a le droit de se voir appliquer le droit local tant qu’il n’y a pas renoncé, mais ce droit local est un droit plus ou moins religieux, le minhaj, que seuls les cadis connaissent.
D’un côté, donc, il y a un peuple accroché à ses valeurs, c’est-à-dire à la reconnaissance de sa religion et des représentants de celle-ci, qui sont en même temps les régulateurs de la société. De l’autre côté, les démarches politico-administratives consistant à faire changer les choses en s’attaquant aux normes. Or la population n’a jamais été préparée à cela et jamais personne n’a osé faire une campagne pour tenter ouvertement de faire comprendre aux Mahorais qu’ils ne devaient plus être musulmans, qu’ils devaient changer et ne plus appliquer le droit local. La population, n’ayant pas de telle perspective – et c’est tant mieux ! –, est restée sur ses bases religieuses et a continué à faire confiance aux cadis.
Le gros problème est que ce travail visant à dénigrer les cadis sur le plan administratif, ce changement non préparé et qui n’a pas dit son nom, ont laissé la population mahoraise dans l’impasse, tout en dévaluant les cadis. Cela n’a pas empêché le conseil cadial de travailler : il travaille ! La départementalisation date de 2011 ; jusqu’en 2017, tout le monde tournait le dos aux cadis, mais les services de l’administration sont revenus vers eux lorsqu’ils se sont rendu compte qu’ils ne pouvaient pas fonctionner à Mayotte sans eux. Aujourd’hui, pour répondre à votre question, les cadis travaillent donc avec le tribunal. Le juge, le président du tribunal et le procureur de l’époque nous ont bien signifié qu’il serait impossible de travailler à Mayotte sans les cadis, qui représentaient légitimement la population.
Les cadis interviennent ainsi en tant que sachants, en tant qu’aumôniers à la prison et à l’hôpital lorsque c’est nécessaire, par exemple en cas de décès d’étrangers ou de problèmes psychiques, mais ils le font sans écrit. L’ARS (agence régionale de santé) a compris qu’elle ne pouvait pas faire passer un message de l’administration ou des services de l’État à la population sans les cadis ; donc ceux-ci participent, mais sans écrit. Les notaires travaillent avec les cadis en catimini, en leur envoyant les clients avec les dossiers à remplir, parce que personne ne peut connaître le foncier de Mayotte sans l’aide des cadis.
Les cadis ont joué ce rôle pendant toutes les années où on essayait de les mettre à la porte, avant que l’administration, ne pouvant se passer d’eux, revienne vers eux ; et si les structures au niveau local, comme les services du département ou les associations, ont continué à croire pouvoir faire le travail seules, certaines ont compris et sont revenues aussi, comme l’Acfav (Association pour la condition féminine et l’aide aux victimes). Nous pensons que la mission de ces associations est légitime et que leur travail est nécessaire, mais au lieu de procéder en partenariat, elles ont commencé par vouloir se substituer aux cadis. Nous accueillons à bras ouverts celles qui reviennent.
Les cadis travaillent tous les jours et produisent tous les documents écrits relatifs à leurs missions, mais cela n’a jamais été rendu officiel, car certains veulent toujours les effacer, alors qu’ils doivent être le support de la société– nous l’avons prouvé et continuons à le faire, car nous avons foi en ce que, puisque nous sommes musulmans, tout ce que nous faisons, même si ce n’est pas reconnu, sera récompensé par Dieu. Nous intervenons tous les jours, dans tous les villages et dans tous les conflits, mais, du fait de la diminution de nos moyens, nous n’avons pas la force de le faire comme auparavant. Nous aurions simplement souhaité que le service cadial soit réhabilité et doté des moyens de continuer à travailler en partenariat avec toutes les associations, toutes les juridictions et tous les services, car il est démontré que les cadis sont la couche intermédiaire entre la population mahoraise et l’extérieur. Tant qu’on ne voudra pas reconnaître cette réalité ni mettre les moyens pour cela fonctionne, Mayotte continuera à sombrer.
Je conclurai par un cas très concret qui m’a beaucoup frappé. Nous avons été sollicités par la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) pour nous occuper des enfants qui étaient encore à leur charge et, lors des séances auxquelles nous avons participé, je me suis rendu compte qu’il existait des enfants sous tutelle des associations. Pourtant, tant que les Mahorais se reconnaissent le droit d’être musulmans et ne renoncent pas à suivre le droit local, leur vie est gérée selon ces principes ; or les associations qui prennent d’office un rôle d’autorité et de représentation pour des enfants pourvus d’une famille n’y sont pas autorisées par le droit local. C’est faire du forcing que de vouloir appliquer à tout prix le droit commun, car la loi ne le permet pas tant que la personne concernée ne l’a pas demandé. Au lieu de joindre leur énergie à celle du conseil cadial au service d’une amélioration, elles créent des problèmes sociaux, des problèmes de vivre-ensemble. La population mahoraise est en train de constater que des associations se constituent à Mayotte pour diviser la société mahoraise, en vue peut-être de créer pour les jeunes une société à part qui ne soit pas soumise à la culture mahoraise. Ce n’est pas possible. Aucun peuple n’a jamais renoncé à sa culture.
M. le président Frantz Gumbs. L’institution cadiale traite-t-elle différemment les Mahorais et les étrangers résidant à Mayotte ?
M. Charif Said Adinani. Pas du tout. Nous entrons ici dans le vif de nos croyances religieuses : toute personne qui se rend chez les cadis doit être respectée. À Mayotte, l’islam est appliqué d’une manière si exemplaire que nous souhaiterions servir de modèle à l’Hexagone – puisque c’est là-bas que des problèmes apparaissent avec l’islam.
À Mayotte, les cadis pratiquent l’islam de manière très originale, tolérante, en acceptant les règles. Le grand cadi, dans son prêche du mardi, répète régulièrement aux cadis de ne jamais se laisser influencer par le milieu social de leurs interlocuteurs. Avant d’être des hommes, ils doivent être des cadis, des représentants de la dignité religieuse.
Dans le dossier que nous allons vous envoyer, il y a des statistiques. Je vous garantis que parmi les populations qui consultent le conseil cadial, la plus nombreuse est celle des étrangers.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le bâtonnier, les avocats ou le barreau sont-ils en rapport avec l’institution cadiale ?
M. Yanis Souhaili. Malheureusement, depuis trois ans que je suis bâtonnier, je n’ai jamais eu de rapports avec l’institution cadiale. Beaucoup considèrent que nous sommes inaccessibles, mais c’est faux. À chaque fois que nous sommes conviés à des réunions, nous nous y rendons, mais nous sommes rarement conviés – sauf par l’autorité judiciaire, pour qui nous sommes un partenaire essentiel. Ni l’institution cadiale ni l’autorité préfectorale ne nous invitent, par exemple. Je n’ai jamais rencontré le préfet ou le sous-préfet.
M. le président Frantz Gumbs. Tout le monde a accès à l’institution cadiale, qui est présente sur tout le territoire mahorais, mais tout le monde n’a pas accès à l’institution judiciaire et ne connaît pas le droit commun. Le barreau contribue-t-il à la diffusion d’informations juridiques ?
M. Yanis Souhaili. J’aimerais bien faire connaître notre métier et le droit, mais puisque nous autres, membres du barreau, sommes très peu nombreux et que l’activité judiciaire est très prenante, nous n’en avons pas le temps – sans compter que, je le répète, nous sommes très rarement conviés par les autres acteurs. Nous sommes prêts à parler avec tout le monde et à relancer le conseil cadial pour renforcer les relations entre la juridiction et les cadis.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Louis, vous souhaitiez aborder la question des éloignements.
Mme Mélanie Louis, responsable des questions d’expulsions à la Cimade. Le contentieux de l’éloignement illustre le phénomène de non-recours massif. Alors que Mayotte est le département français qui expulse le plus grand nombre de personnes, avec plus de 20 000 éloignements par an, ces éloignements donnent lieu à peu de recours contentieux : en 2022, seules 6 % des personnes retenues au CRA (centre de rétention administrative) de Mayotte ont pu saisir le juge des référés. Pour 2024, les chiffres sont pires encore : seules 12 % des 22 300 personnes enfermées au CRA de Mayotte ont pu accéder à l’association présente en rétention pour l’aide à l’exercice effectif des droits. Parmi celles-ci, seules 311 ont saisi le juge des référés, soit 1,39 %. Sur ces saisines, un tiers a abouti à une suspension de l’OQTF (obligation de quitter le territoire français). Au-delà de ces saisines, notre association a aidé à préparer 1 949 recours gracieux. En tout cas, l’écrasante majorité des mesures d’éloignement échappe à tout contrôle juridictionnel.
Le taux de saisine du juge judiciaire – qui contrôle la légalité du placement en rétention – est encore plus dérisoire. Il est de 0,3 %, car la majorité des personnes retenues sont expulsées avant l’aboutissement de la procédure.
Dans un peu plus d’un tiers de ces cas, les retenus obtiennent la mainlevée de la rétention. Ainsi, quand les personnes réussissent à saisir le juge, les procédures sont souvent annulées parce qu’entachées d’illégalité, ce qui rejoint le constat des associations sur le terrain. Les procédures d’interpellation et de délivrance d’OQTF sont souvent menées de manière expéditive par la police et non par la préfecture, sans prise en compte de la situation individuelle des personnes, contrairement à ce que prévoit la loi. Cela donne lieu à des situations ubuesques, voire indignes d’un État de droit. Ainsi, des Français, des détenteurs d’un titre de séjour en cours de validité ou des mineurs ont été placés en rétention en vue d’une expulsion.
Pour nous, le non-recours s’explique principalement par le fait que, dans le cadre dérogatoire en vigueur à Mayotte et dans d’autres territoires ultramarins, le recours en excès de pouvoir n’est pas suspensif de l’éloignement. L’administration peut ainsi expulser les personnes sans délai, sans leur laisser le temps de saisir le juge. La mesure d’éloignement échappe ainsi au contrôle juridictionnel, au même titre que la mesure de rétention – qui doit pouvoir être contrôlée par un juge judiciaire.
C’est particulièrement le cas à Mayotte, compte tenu de la célérité des éloignements, qui ont souvent lieu en moins de vingt-quatre heures et tôt le matin. Les personnes n’ont généralement pas le temps de rencontrer les représentants de l’association présente en rétention ou de saisir un avocat et encore moins celui de réunir les pièces nécessaires au recours.
Ce constat des associations a été corroboré par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui, dans le cadre du suivi de l’exécution de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme relative à l’affaire Moustahi contre France, a invité en juin 2023 les autorités françaises à faire respecter la loi au sujet de la possibilité de saisine du juge des référés. Pourtant, ce n’est toujours pas le cas plus de deux ans plus tard.
Dans le cadre du régime dérogatoire en vigueur à Mayotte, seul le référé-liberté permet de suspendre l’exécution de la mesure d’éloignement. Or la nature même de ce référé ne permet pas un droit au recours effectif, puisque ses critères de recevabilité sont bien plus restrictifs que ceux du contentieux en excès de pouvoir. Le requérant doit notamment justifier de l’urgence de la situation et du caractère grave et manifestement illégal de l’atteinte à ses libertés fondamentales. Quand le requérant n’a pas réuni les justificatifs suffisants dans les délais très brefs qui lui sont impartis, le juge des référés peut rejeter la requête en quelques heures, sans audience, par une ordonnance de tri.
Par-delà ce cadre juridique dérogatoire, les pratiques de l’administration entravent l’accès à la justice. Il est courant que des personnes ayant saisi le juge des référés soient expulsées. Le rapport commun des associations sur les centres et locaux de rétention administrative pour 2024 rappelle que l’an dernier, le juge des référés a dû enjoindre vingt-huit fois à la préfecture de Mayotte d’organiser le retour de personnes éloignées malgré le dépôt d’un référé, ce qui représente plus de deux injonctions retour par mois. En juillet, le Conseil d’État a sanctionné la préfecture de Mayotte pour violation du droit au recours effectif dans une affaire de ce type. Si nous saluons cette décision, nous regrettons que bien d’autres personnes dont ce droit est violé ne puissent pas aller jusqu’au Conseil d’État.
En outre, aucun recours n’est déposé pour les mineurs au CRA de Mayotte, si bien que les décisions les regardant échappent complètement au contrôle du juge.
Enfin, la non-exécution des décisions de justice – que ma collègue a évoquée à propos de l’Anef – est flagrante dans le territoire mahorais. Par exemple, de nombreuses décisions de justice annulant la mesure d’éloignement et enjoignant à la préfecture de faire revenir l’intéressé sur le territoire ne sont pas respectées. Il en va de même pour des jugements du tribunal administratif annulant la mesure d’éloignement et enjoignant de délivrer une autorisation provisoire de séjour – nous retrouvons les personnes concernées en centre de rétention. Nous développerons d’autres exemples en réponse au questionnaire que vous nous avez adressé.
M. le président Frantz Gumbs. La Cimade, qui est une association nationale, prône une application stricte du droit et de la réglementation des étrangers. Mais le droit s’applique en tenant compte du contexte. Échangez-vous avec l’institution cadiale, qui semble assez respectée à Mayotte ?
Mme Victoria Logrippo. Nous n’avons pas de relation régulière avec l’institution cadiale, même si nous avons échangé avec ses représentants il y a quelques mois. Nous partageons avec elle de nombreux constats. Nous respectons l’intervention des cadis et nous veillons à l’application du droit coutumier. Selon nous, le recours à un cadre dérogatoire n’est pas justifié à Mayotte et les relations entre le droit dérogatoire et le droit coutumier ou cadial ne sont pas fluides. Nous le prenons en compte dans notre accompagnement, notamment pour les situations administratives complexes.
Dans le cadre interculturel mahorais, certaines pratiques locales sont méconnues par le droit dérogatoire – le droit républicain exige par exemple le mariage civil pour justifier d’une union, en plus du mariage religieux. Comme le représentant du grand cadi l’a expliqué, le droit coutumier, local, est méprisé au quotidien par les tenants du droit républicain.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Ahmed, vous êtes spécialiste du droit républicain – pour reprendre la formule de Mme Logrippo – et défendez les droits des femmes mahoraises. Échangez-vous avec l’institution cadiale dans ce cadre ?
Mme Laoura Ahmed. Nous avons eu des contacts réguliers jusqu’en 2023 ou 2024. Un cadi a participé au jury de ma thèse et l’institution cadiale m’a soutenue pendant la préparation de ce travail en me donnant accès à des documents sur l’activité judiciaire coutumière. À l’issue de ma thèse, j’ai travaillé avec les membres de cette institution sur la professionnalisation de leurs pratiques, pour valoriser leur action et démontrer l’intérêt de faire travailler ensemble les acteurs du droit local et du droit commun, parce que les justiciables ont tendance à utiliser l’un ou l’autre selon leurs intérêts.
Dans beaucoup de situations, les droits n’étaient pas reconnus et les justiciables ne donnaient pas toutes les informations à l’institution judiciaire, car il était plus facile pour eux d’aller vers le conseil cadial. À une époque, les cadis ont ainsi pris en charge des affaires de droit des biens, de droit testamentaire ou même de tutelle, en travaillant avec des notaires. Jusqu’en 2011, une magistrate a reconnu cette activité par des exequatur, qui permettent aux décisions prises par les cadis jusqu’à cette date de continuer à produire des effets.
En 2011, avec la départementalisation, les choses ont été modernisées, le tribunal a récupéré une partie des compétences cadiales et les décisions cadiales ont été privées d’effets auprès des administrations publiques – certaines familles ne peuvent ainsi faire valoir la décision du cadi auprès de la CAF (caisse d’allocations familiales) et se voient demander la production d’une décision de droit français.
Nous menons des actions d’information pour que chacun sache de quel droit il relève et puisse, le cas échéant, renoncer volontairement au statut personnel au profit du droit commun.
C’est en travaillant avec les cadis que nous pourrons couvrir l’ensemble des besoins des justiciables et lever, y compris auprès de ceux-ci, les freins à l’accès à la justice. Je pense notamment aux incompréhensions. Les associations, entre autres acteurs, ne doivent pas renoncer à travailler avec les cadis, même si elles ne connaissent pas ce domaine. Il faudrait ainsi prévoir des conventionnements avec les institutions et des interactions plus dynamiques. Ce serait un véritable levier pour l’accès au droit et à la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Si chacun d’entre vous avait une demande à faire au gouvernement français pour améliorer l’accès à la justice à Mayotte, quelle serait-elle ?
Mme Laoura Ahmed. Il faut informer chacun sur ses droits, par tout moyen, de manière individuelle et collective. Pour cela, nous n’avons pas d’autre choix que de travailler en réseau. Nous ne pouvons plus rester sourds aux appels au secours d’un justiciable simplement parce qu’il ne sait pas parler français, ne comprend pas le droit, a du mal à accéder à un avocat ou préfère certains acteurs à d’autres.
Un livret d’accompagnement permettrait à chacun de connaître le travail de l’autre et de le valoriser, dans le respect des compétences de tous.
Mme Mélanie Louis. Nous demandons principalement la fin du régime dérogatoire, qui constitue la plus grande entrave à l’accès à la justice sur le territoire mahorais, en tout cas pour les étrangers. En outre, nous souhaitons que soit garanti le libre exercice des actions associatives en faveur d’une meilleure information sur les droits. Le contrôle des pratiques des agents des services interpellateurs devrait par ailleurs être amélioré, pour garantir le respect du cadre législatif en vigueur.
Enfin, il faudrait diffuser largement des supports d’information clairs et dans les langues du territoire concernant les droits des personnes et les procédures pour les faire valoir.
M. Charif Said Adinani. La destruction de la valeur du conseil cadial s’est faite en douce, indirectement. Une Mahoraise souhaitant faire valoir une décision cadiale devant une administration publique a vu sa demande rejetée. Je suis intervenu auprès de l’administration ; j’ai dû remonter tous les échelons, en me heurtant à chaque fois à des refus. Finalement, mon dernier interlocuteur, après avoir appelé, je crois, le tribunal, a constaté que la décision cadiale devait être prise en considération, aucun texte ne l’interdisant. La valeur des décisions cadiales n’a pas été détruite ou oubliée dans les textes officiels. Nous sommes victimes de consignes données oralement, dans le cadre d’une campagne d’influence pour détourner les Mahorais des cadis. Nos décisions n’ont plus de valeur juridique. Mais nous travaillons avec le tribunal en tant que sachants, concernant les dossiers que le droit commun ne permet pas de traiter.
Nous demandons que l’État officialise ce travail pour que nous ne soyons pas traités comme des inconnus. Il faut que la population mahoraise comprenne notre rôle.
M. Yanis Souhaili. Les auditions de ce jour l’ont montré, Mayotte est un territoire spécifique, pour lequel le droit commun n’est pas forcément la meilleure des solutions. Dans votre questionnaire, vous m’avez interrogé sur l’articulation entre droit national et droit coutumier et vous m’avez demandé si l’ancrage du droit coutumier et de la justice cadiale était un obstacle à l’accès au droit. Selon moi, non. Les cadis ont raison de dire qu’ils ont toute leur place. De même, la justice de droit commun a sa place. Le tout est que chacun reste dans son domaine et que nous travaillions ensemble.
Si j’avais une demande à formuler au gouvernement, ce serait d’accroître les moyens de la justice à Mayotte. Vous devriez voir dans quelles conditions nous travaillons, depuis le passage du cyclone Chido, en décembre 2024. En huit mois et quelques, la situation n’a pas avancé. J’aimerais que Paris comprenne qu’il faut investir dans une cité judiciaire, avec un beau tribunal et une belle cour d’appel. Il faut des magistrats, des personnels du greffe, des interprètes, des avocats. Il faut aller de l’avant, sans prétendre appliquer intégralement le droit commun à Mayotte. La République sait ménager une place aux droits locaux spécifiques, en Alsace-Lorraine, par exemple. Elle pourrait et doit le faire à Mayotte.
Par ailleurs, les règles de la garde à vue doivent être adaptées dans ce territoire. Nous sommes vingt-huit avocats à y exercer. Il nous est demandé d’intervenir en garde à vue. Nous sommes prêts à le faire, mais nous ne pouvons être rémunérés que pour les quatre premières interventions ; au-delà, un plafond s’applique et le travail est supposé être bénévole. Certains avocats le refusent donc. Souvent, à cause d’un tel barème, les gardés à vue ne sont pas assistés d’un avocat.
Dans d’autres domaines, nous souhaiterions être soumis au droit commun. Par exemple, à Mayotte, les jurés des assises ne sont pas tirés au sort sur les listes électorales, mais nommés après avoir fait acte de candidature auprès du procureur. C’est la présidente du tribunal et le préfet qui valident les candidatures. Or les candidats sont toujours les mêmes. En théorie, Mayotte est le seul département où les dispositions relatives à la cour criminelle départementale ne s’appliquent pas. Dans les faits, c’est comme si elles s’y appliquaient, car les jurés y sont toujours les mêmes. Il n’y a plus aucune surprise dans les décisions.
En bref, nous aimerions davantage de moyens à Mayotte.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour vos différentes contributions, que vous pourrez enrichir par écrit.
La séance s’achève à dix-sept heures quarante.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Joseph Rivière
Excusés. – M. Yoann Gillet, M. Philippe Gosselin