Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de M. Patrice Latron, préfet de La Réunion 2
– Présences en réunion.................................7
Lundi
22 septembre 2025
Séance de 10 heures
Compte rendu n° 19
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à dix heures cinq.
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons nos travaux en nous intéressant à la situation de La Réunion en matière d’accès au droit et à la justice. Monsieur le préfet, soyez le bienvenu. Vous pourrez nous dresser un premier état des lieux des éventuels dysfonctionnements et des besoins de la population dans ce domaine. Vous avez pris vos fonctions il y a presque un an et avez précédemment occupé des postes à Saint-Martin, à Saint-Barthélemy, en Martinique et à Saint-Pierre-et-Miquelon. L’analyse comparative, dans le temps et l’espace, que vous pourrez faire nous sera particulièrement utile.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Patrice Latron prête serment.)
M. Patrice Latron, préfet de La Réunion. Ayant effectivement pris mes fonctions il y a dix mois, je ne prétends pas être le meilleur spécialiste de La Réunion, même si, outre-mer, les problématiques remontent très vite au représentant de l’État. J’ai ainsi, depuis mon arrivée, vécu un certain nombre de crises, d’événements, mais aussi de rencontres et de réunions qui, je le crois, me permettent d’avoir une certaine connaissance de ce territoire magnifique et enthousiasmant.
La Réunion est un département-région d’outre-mer. L’île comprend à la fois un conseil régional et un conseil départemental, qui couvrent tous deux la même superficie, c’est-à-dire l’ensemble du territoire. Un de ses avantages, pour le représentant de l’État que je suis, réside dans son nombre de communes relativement faible par rapport aux départements de métropole – caractéristique que partagent d’ailleurs la plupart des territoires d’outre-mer. La Réunion, dont la population progresse, ne compte ainsi que vingt-quatre communes pour un peu de moins de 900 000 habitants : nous n’avons pas de villages.
Il existe en revanche, dans les Hauts, à l’intérieur de l’île, des hameaux – ou îlets, comme on les appelle – qui regroupent seulement quelques dizaines d’habitants. C’est particulièrement vrai dans les cirques, notamment celui de Mafate, d’où l’on ne peut accéder aux villes et aux services publics qu’en hélicoptère ou après quelques heures de marche puis de voiture.
La densité de la population est élevée : en 2022, elle était trois fois supérieure à la moyenne nationale, avec 352 habitants par kilomètre carré. Les habitants se concentrent dans les Bas, c’est-à-dire les communes qui bordent la mer, tandis que la densité est beaucoup plus faible dans les Hauts de l’île – je rappelle que La Réunion est une montagne qui culmine à 3 000 mètres d’altitude –, notamment dans le parc national qui couvre une grande partie du territoire.
La pauvreté est également plus marquée qu’en métropole. C’est presque un paradoxe, tant l’île est par ailleurs fortement développée, avec des infrastructures d’une qualité parfois exceptionnelle – je pense à la nouvelle route du littoral, une deux fois deux voies construite en viaduc sur 10 kilomètres –, des pistes cyclables et des centres-villes bien équipés, mais 36 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, soit 2,5 fois plus que la moyenne nationale. Le taux de chômage, comme dans beaucoup de territoires d’outre-mer, est aussi particulièrement élevé, puisqu’il atteint 17 %, contre environ 7,5 % au niveau national, et même 29 % chez les 15-29 ans.
M. le président Frantz Gumbs. À vous entendre, j’ai le sentiment que si La Réunion semble en retrait comparativement à l’Hexagone sur plusieurs plans – la pauvreté, le chômage – , elle est un peu en avance par rapport à d’autres territoires d’outre-mer.
M. Patrice Latron. À l’exception de la Guyane, où je me suis rendu en 2020 dans le cadre d’une mission de longue durée, j’ai exercé mes fonctions dans les autres outre-mer il y a un certain nombre d’années. Ma connaissance du développement de la Martinique, de la Guadeloupe, de Saint-Martin ou de Saint-Barthélemy commence donc à être assez lointaine. Il est vrai, néanmoins, qu’en atterrissant à La Réunion en novembre dernier, j’ai eu le sentiment – sans doute en partie faussé par l’absence d’éléments de comparaison récents – d’arriver dans un territoire assez bien développé.
M. le président Frantz Gumbs. D’une manière générale, l’ensemble des services publics sont-ils accessibles ? Outre l’éloignement géographique par rapport aux centres urbains, il existe dans certains départements des difficultés liées à la langue ou encore à la dématérialisation accrue des services administratifs. Qu’en est-il à La Réunion ?
M. Patrice Latron. En tant que représentant de l’État, je peux donner le sentiment d’avoir une vision un peu partisane, mais j’ai l’impression que les choses fonctionnent plutôt bien. Les services publics et les infrastructures me semblent de bonne, voire d’excellente qualité : qu’il s’agisse de l’éducation, de la culture, des services de santé, de la justice, de la protection sociale ou de la sécurité, il me semble que La Réunion peut être considérée comme une vitrine de l’outre-mer.
Le territoire est en tout cas attractif pour les fonctionnaires, grâce à la qualité de vie et de travail et à la cohésion sociale qui y règnent : le vivre-ensemble à la réunionnaise dont on parle souvent est une réalité, même si quelques nuances doivent évidemment être apportées. Lorsque j’ai dû recruter un directeur d’administration, j’ai toujours reçu plusieurs candidatures de valeur, ce qui n’est pas forcément le cas dans d’autres territoires, où l’on doit parfois recruter l’unique candidat, voire susciter des candidatures. C’est d’ailleurs vrai pour tous les grades : nous devons fréquemment répondre à des demandes de rapprochement familial et à des candidatures de personnes souhaitant rejoindre leur territoire, mais aussi d’agents extérieurs souhaitant être affectés à La Réunion, qui jouit d’une excellente réputation au sein de la fonction publique. Or quand on a le choix entre plusieurs postulants, on peut généralement recruter des personnes motivées et qui travaillent bien, à tous les niveaux – directeurs, attachés, secrétaires administratifs, agents de catégorie C. Il y a, bien sûr, toujours des améliorations et des innovations à apporter – j’en prends ma part –, mais, globalement, les services publics fonctionnent bien.
Le réseau routier est lui aussi d’excellente qualité. Je rends d’ailleurs hommage aux collectivités qui l’entretiennent. J’ai été surpris, en prenant mes fonctions, de constater combien même les petites routes de montagne sont bien entretenues. S’agissant des transports en commun, s’il existe un service de cars bien organisé et structuré, on constate malgré tout d’importants embouteillages aux entrées des principales villes le matin et le soir. Le réseau doit donc être amélioré. Les collectivités s’y emploient, qu’il s’agisse des villes de Saint-Denis et de Saint-Pierre, qui sont les plus concernées, ou du conseil régional.
Quant à la langue, les services publics doivent effectivement s’adapter au fait que le créole reste la langue usuelle pour un certain nombre de Réunionnais, qui le comprennent et le parlent mieux que le français. Cela ne pose pas de problème au quotidien, car de nombreux résidents créoles travaillent dans les services de l’État, mais une difficulté était apparue dans l’accès au numéro d’appel d’urgence pour les femmes victimes de violences, le 3919, qui est géré depuis la métropole. Dans ce domaine, La Réunion est loin de se distinguer, puisqu’il s’agit du deuxième ou du troisième département de France en matière de violences faites aux femmes rapportées à la population. Une revendication s’est légitimement exprimée, l’année dernière, pour que les femmes puissent contacter le numéro d’urgence en créole réunionnais, qui n’est pas tout à fait le même que le créole antillais. Cette question est a priori réglée. L’administration cherche en tout cas à se mettre à la portée de ceux – parfois les plus démunis – qui ont des difficultés avec l’usage du français.
M. le président Frantz Gumbs. Les services de la préfecture sont-ils accessibles de partout ? Sont-ils localisés uniquement dans la capitale, ou existe-t-il des sites déconcentrés ?
M. Patrice Latron. La Réunion me semble harmonieusement dotée en sous-préfectures, puisque la préfecture et les trois sous-préfectures couvrent les quatre points cardinaux de l’île : la préfecture se trouve au nord, la sous-préfecture de Saint-Benoît à l’est, celle de Saint-Paul à l’ouest et celle de Saint-Pierre dans le sud.
Comme partout en France, nous avons aussi développé des maisons France Services. L’île compte environ trente de ces structures, qui permettent à chaque habitant de vivre à vingt à trente minutes d’un service public, conformément à l’objectif fixé par le Président de la République.
M. le président Frantz Gumbs. Même si le principe de séparation des pouvoirs impose aux services de l’État de rester à bonne distance des services judiciaires, quelle perception avez-vous du niveau de confiance – ou de défiance – des Réunionnais en matière d’accès à la justice et au droit ?
M. Patrice Latron. L’honnêteté m’oblige à dire que je ne suis pas le meilleur interprète des Réunionnais quant à leur rapport à la justice : lorsque je les rencontre, c’est plutôt dans le cadre de réunions administratives, pour évoquer le fonctionnement des administrations dont j’ai la charge. Vu de l’extérieur, je n’ai pas connaissance de polémiques vis-à-vis de la justice.
La relation entre la préfecture et les institutions judiciaires me semble quant à elle excellente. Nous avons, comme c’est souvent le cas outre-mer, des relations constructives avec les parquets de Saint-Denis et de Saint-Pierre – vous savez que les procureurs sont le point de contact quasiment exclusif du préfet –, chacun dans notre champ de compétences. Je songe par exemple à la lutte contre les bandes qui s’affrontaient entre elles dans une logique de contrôle de territoires. J’ai, dès ma prise de fonction, souhaité agir contre ce phénomène qui était né quelques années plus tôt et portait atteint au vivre-ensemble à la réunionnaise. J’ai donc déployé un plan anti-bandes, incluant des actions de prévention de la délinquance ainsi qu’une organisation différente pour réprimer ces agissements. La justice y a immédiatement adhéré et a institué un certain nombre de dispositifs pour l’appuyer. Les procureurs et moi-même avons effectué des sorties sur le terrain, de jour comme de nuit, devant les médias. J’apprécie cette relation avec les magistrats du parquet, qui sont mes seuls partenaires à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Au-delà de l’accès la justice, se pose également la question de l’accès au droit, c’est-à-dire de l’information des citoyens sur leurs droits, assurée notamment par les CDAD (conseils départementaux de l’accès au droit). Je crois savoir que les services de l’État contribuent, dans certains départements, à cette information. Est-ce le cas à La Réunion ?
M. Patrice Latron. Le préfet est, partout en France, membre de droit du CDAD, dont il appuie généralement la constitution, à travers la politique de la ville et un certain nombre de dispositifs. À La Réunion, un GIP (groupement d’intérêt public), largement financé par le ministère de la justice, mais également par la préfecture, a été créé. Nous participons en outre au déploiement des points-justice – qui sont au nombre de vingt-quatre dans le département – aux côtés des magistrats, même si cette mission relève essentiellement de la compétence de la justice.
Plus ponctuellement, nous travaillons ensemble sur des enjeux thématiques, comme la lutte contre les addictions, grâce aux crédits dont je dispose par le biais de la Mildeca (mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives) ; ou encore la lutte contre les violences intrafamiliales, qui sont un enjeu majeur à La Réunion. Avec la déléguée régionale aux droits des femmes et à l’égalité, nous intervenons en appui de la justice, même si l’action de cette dernière relève principalement de la répression – une fois l’acte commis, c’est la gendarmerie ou la police qui place le suspect en garde à vue et mène l’enquête, sous l’autorité judiciaire –, alors que mes services, notamment le sous-préfet chargé de la cohésion sociale et de la jeunesse, appuient plutôt les politiques de prévention.
Il existe également trois caravanes d’accès aux droits, qui sillonnent les différentes zones de la région pour toucher les populations qui ne peuvent se déplacer vers les points-justice fixes. Les dates et lieux de passage – jusqu’à vingt-six par mois – sont annoncés sur le site du CDAD.
La Réunion s’est aussi dotée d’un dispositif très original : dans le cirque de Mafate, très difficilement accessible, la justice organise chaque année, pendant quelques jours et sans la préfecture, une randonnée du droit au cours de laquelle des membres du CDAD de Saint-Paul vont, sac au dos, à la rencontre des habitants des îlets pour leur proposer des consultations juridiques gratuites. Cette opération est tellement emblématique et efficace que j’ai décidé d’instituer, chaque année, une tournée du préfet, avec mes services, pour aller au-devant de nos concitoyens.
M. le président Frantz Gumbs. Outre ces personnes isolées, il existe probablement d’autres publics qui n’ont pas facilement accès aux droits. Vous avez évoqué les femmes. D’autres publics pourraient-ils être considérés comme vulnérables ?
M. Patrice Latron. Comme partout en France, les habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville, qui ont souvent des revenus faibles, sont parfois au chômage et perçoivent pour certains le RSA, sont particulièrement concernés, mais ils me semblent bien couverts par les maisons France Services, présentes dans toutes les grandes agglomérations.
Un autre public fait l’objet de mon attention, parce qu’il vit aussi dans la pauvreté : les habitants des Hauts. Administrativement, La Réunion est en quelque sorte découpée comme un gâteau : les communes s’étendent du battant des lames aux sommets des montagnes, c’est-à-dire qu’elles sont côtières, mais remontent sur plusieurs dizaines de kilomètres vers les sommets de l’île. Il faut donc parvenir à prendre en charge les habitants des Hauts qui, bien qu’habitant une commune côtière dotée de tous les services publics, sont en réalité très isolés et se trouvent à une ou deux heures de voiture du centre-ville.
M. le président Frantz Gumbs. À votre connaissance, les métiers du droit – avocats, magistrats, notaires, huissiers – sont-ils représentés en nombre suffisant ?
M. Patrice Latron. C’est une question très délicate. Je ne suis pas le plus compétent pour en juger. Mes relations avec les notaires ou les avocats sont peu fréquentes et je ne suis pas non plus habilité à m’exprimer sur les effectifs dans les tribunaux ou les moyens dont dispose la justice à La Réunion – même si, en tant que citoyen, il me semble qu’il serait utile, comme partout ailleurs, de raccourcir les délais de jugement.
M. le président Frantz Gumbs. Souhaitez-vous, pour conclure, nous faire part de points qui mériteraient d’être particulièrement surveillés pour améliorer l’accès au droit et à la justice ?
M. Patrice Latron. En tant que représentant de l’État, la relation avec les services de la justice me semble bonne. Les réponses aux sollicitations sur les dossiers que nous avons à gérer conjointement sont au rendez-vous et les forces de l’ordre ne se plaignent pas des magistrats. Il me semble que nous travaillons en bonne intelligence. Je n’identifie donc pas, à mon niveau administratif, de points d’amélioration pour la justice à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Merci beaucoup pour votre contribution à notre réflexion.
La séance s’achève à dix heures trente.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane
Excusé. – M. Yoann Gillet