Compte rendu

Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Aimé Derquer, coordonnateur territorial du secrétariat général du ministère de la justice pour l’océan Indien              2

– Présences en réunion.................................8

 


Lundi
22 septembre 2025

Séance de 10 heures 45

Compte rendu n° 20

session 2024-2025

Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission

 


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La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Frantz Gumbs (Dem). Monsieur Derquer, vous êtes coordonnateur territorial du secrétariat général de la justice pour l’océan Indien.

Comme vous le savez, notre commission d’enquête a pour objet d’évaluer la mise en œuvre de la politique d’accès au droit et à la justice dans les territoires ultramarins et d’identifier précisément les obstacles qui empêchent d’assurer l’égal accès de tous nos concitoyens au droit et à la justice.

Après avoir consacré une journée d’auditions à Mayotte la semaine dernière, nous poursuivons nos travaux aujourd’hui en nous intéressant plus précisément à l’accès au droit et à la justice des habitants de La Réunion.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-Aimé Derquer prête serment.)

M. Jean-Aimé Derquer, coordonnateur territorial du secrétariat général du ministère de la justice pour l’océan Indien. Mon périmètre d’intervention englobe l’intégralité des fonctions support – ressources humaines, action sociale, immobilier, numérique et finances – du secrétariat général du ministère de la justice pour les territoires de Mayotte et de La Réunion. Je suis le premier à occuper cette fonction, que j’ai préfigurée à partir de janvier 2022.

Contrairement au schéma arrêté en 2017 pour l’Hexagone, l’organisation s’est structurée par étapes dans les territoires d’outre-mer. Certaines actions étaient déjà assurées avant ma prise de fonctions, notamment dans le domaine numérique ; en outre, les assistants sociaux étaient présents à l’échelle territoriale. La secrétaire générale s’est fortement engagée pour élaborer un système capable d’accompagner les juridictions et les établissements du ministère de la justice : dans les deux départements de l’océan Indien, le nombre de personnels concernés est d’environ 1 800. L’objectif était d’accroître l’attractivité et de développer l’offre de services.

Mon équipe comprend huit agents : une partie significative d’entre eux se consacrent au numérique. Mon adjointe et moi-même intervenons sur l’intégralité du périmètre du secrétariat général. Ces fonctions continuent de se structurer, selon les orientations dessinées par l’Inspection générale de la justice (IGJ) dans un rapport de 2020. Nous collaborons bien entendu avec les directions du ministère, notamment la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) et la direction des services judiciaires (DSJ), mais également, à l’échelle interministérielle, avec l’ensemble des acteurs concourant activement au développement de l’offre de services, à Mayotte comme à La Réunion.

Nous agissons dans une zone sans continuité territoriale puisque 1 500 kilomètres séparent Mayotte de La Réunion : pour incarner notre présence, nous avons installé deux antennes, à Mamoudzou pour Mayotte et à Saint-Denis pour La Réunion, à proximité de nos partenaires des autres administrations. Nous intervenons dans le même ressort que celui de Saint-Denis de La Réunion et notre organisation suit la segmentation des directions territoriales. Nous participons à l’expérimentation de la coordination territoriale de l’océan Indien et à celle de la délégation territoriale de l’océan Indien pour l’administration pénitentiaire : l’émergence de ces deux structures suit un calendrier identique.

M. le président Frantz Gumbs. Quel est l’état du bâti dans ces deux territoires si différents que sont Mayotte et La Réunion ?

M. Jean-Aimé Derquer. La situation varie d’un territoire à l’autre, ce qui nous impose de développer des synergies et des solidarités et d’apporter des réponses spécifiques.

À La Réunion, le bâti est réparti dans l’ensemble de l’île. Vieillissant, des investissements sont nécessaires pour assurer la poursuite de son utilisation. La couverture s’étend de Saint-Benoît à Saint-Denis et se décline du Port jusqu’à Saint-Pierre en passant par Saint-Paul, soit l’intégralité des sites du ministère de la justice.

À Mayotte, la situation a beaucoup évolué après le passage du cyclone Chido, dont l’impact sur le bâti a été fort. Une réorganisation progressive s’est déployée, dans le cadre du plan d’action ministériel et de la loi du 11 août 2025 de programmation pour la refondation de Mayotte. L’organisation territoriale du ministère de la justice est repensée pour optimiser le bâti grâce à la décentralisation. Le bâtiment est majoritairement locatif et centralisé dans le secteur de Kawéni-Mamoudzou : nous étendons son périmètre pour obtenir une couverture territoriale optimisée.

M. le président Frantz Gumbs. Parmi les freins à l’accès à la justice et au droit figurent plusieurs facteurs que nous avons déjà repérés, dont l’illectronisme. Quelle analyse faites-vous des différents obstacles qui se dressent devant les citoyens ?

M. Jean-Aimé Derquer. Il s’agit d’un problème majeur dans les deux territoires, quoique dans des proportions différentes. Mon action se porte plutôt sur le déploiement des outils numériques dans les juridictions et les établissements du ministère de la justice. Nous développons de nouvelles solutions, notamment pour faciliter l’application de la procédure pénale numérique, laquelle entre progressivement en vigueur dans les deux territoires, et, plus généralement, l’accès à la justice.

Pour ce faire, nous adoptons une approche globale et structurée, qui intègre les enjeux du numérique et du bâtiment. Nous tâchons d’anticiper les besoins à court et à moyen terme au sein de nos établissements pour assurer la soutenabilité des programmes numériques à l’échelle territoriale.

Les conseils départementaux de l’accès au droit (CDAD) sont placés sous l’autorité directe des chefs de juridiction – en l’occurrence de Mme Emmanuelle Wacongne, présidente du tribunal judiciaire de Saint-Denis, et de Mme Sophie de Borggraef, présidente de celui de Mamoudzou. Ils participent au déploiement des points d’accès au droit. Ceux-ci constituent des leviers pour améliorer le service rendu et accompagner les citoyens au plus près des territoires. Parmi les trente et un points d’accès au droit situés à La Réunion, plusieurs couvrent les zones les plus enclavées de l’île ; à Mayotte, on recense une dizaine de points d’accès au droit.

M. le président Frantz Gumbs. On peut pallier la difficulté posée par la distance par les points d’accès au droit, dans lesquels les citoyens doivent pouvoir rencontrer des praticiens des métiers du droit. Sont-ils suffisamment nombreux pour garantir un accès satisfaisant à la justice et au droit ?

M. Jean-Aimé Derquer. Les chefs de juridiction seraient plus à même de vous apporter une réponse précise. Les avocats exerçant à Mayotte sont en nombre insuffisant, puisque seulement une trentaine de professionnels sont inscrits au barreau de l’archipel : rapporté à la population, le nombre d’avocats est très faible, ce qui complique l’accès au droit et à la justice des citoyens. À La Réunion, la situation est plus classique et l’offre de services plus développée. Tout le spectre des auxiliaires de justice y est couvert, même si je ne dispose pas de chiffres.

M. le président Frantz Gumbs. Quels avantages présente la création de la fonction que vous occupez ? Votre équipe est-elle suffisante pour couvrir les deux territoires ?

M. Jean-Aimé Derquer. L’intérêt d’un coordonnateur est d’apporter du liant dans l’organisation territoriale du ministère de la justice. Placé au sein du cabinet de la secrétaire générale, j’ai des relations naturelles et fluides avec les services de l’administration centrale.

Nous sommes également chargés de développer une offre de services, qui n’existait que partiellement à l’échelle territoriale. Notre action vise notamment à professionnaliser les acteurs, en particulier ceux qui interviennent dans les sphères de compétences de l’administration générale. Plus spécifiquement, nous préparons l’ensemble des personnels à leurs métiers dans les corps régis par le ministère de la justice.

Nous tâchons d’accroître l’attractivité des territoires en tension. La situation varie selon les métiers et les départements entre Mayotte et La Réunion.

Nous travaillons également au déploiement de la fonction immobilière. Celle-ci n’était jusqu’à présent pas structurée à l’échelle territoriale au secrétariat général, lacune à laquelle nous sommes en train de remédier. L’objectif est de développer une offre de services fondée sur une approche qualitative qui respecte la stratégie immobilière du ministère de la justice. Pour ce faire, nous agissons avec nos partenaires interministériels, notamment le réseau des représentants de la politique immobilière de l’État. Nous préparons, enfin, des opérations concrètes dans les territoires.

Dans le domaine numérique, nous développons les fonctions « support » de la DAP et de la DPJJ et nous améliorons le fonctionnement des infrastructures, en particulier les serveurs et les commutateurs, éléments indispensables au maintien de l’activité en cas de crise majeure. L’accessibilité du service public exige en effet la continuité opérationnelle de celui-ci.

M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez pointé la vétusté des bâtiments à La Réunion : des investissements ont-ils été programmés ? Si tel est le cas, quels sont les montants engagés et combien de temps doivent durer les travaux ? Si aucun investissement n’est prévu, pourquoi en est-il ainsi alors que les besoins existent ?

M. Jean-Aimé Derquer. Nous sommes en train de restructurer la fonction immobilière à l’échelle de nos territoires de l’océan Indien. Le secrétariat général, qui ne jouait aucun rôle en la matière jusqu’à présent, est pleinement engagé dans cette tâche : il réalise notamment la déclinaison opérationnelle des programmes immobiliers.

La définition des programmes immobiliers s’opère dans les dialogues de gestion immobiliers, qui impliquent l’ensemble des acteurs de la chaîne directionnelle des programmes. Ceux-ci étaient déjà déclinés à l’échelle territoriale et faisaient l’objet d’investissements. En effet, le patrimoine est quotidiennement entretenu et rénové pour assurer la continuité opérationnelle des bâtiments.

Des projets d’investissements importants existent. L’opération de destruction puis de reconstruction du tribunal de proximité de Saint-Benoît est en cours. Plus généralement, nous investissons dans le bâti des tribunaux de proximité, comme celui de Saint-Paul, des tribunaux judiciaires, de la cour d’appel et des centres de détention. Mon service est chargé du bâti du milieu ouvert, à savoir celui du service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) et de la DPJJ. L’État est soit locataire, soit propriétaire, la différence de statut modifiant le degré d’implication et le rôle des acteurs. L’ensemble de notre action obéit à une programmation structurée.

M. Davy Rimane, rapporteur. Comment luttez-vous contre l’illectronisme dans l’océan Indien, dans un contexte de dématérialisation débridée ? Comment permettez-vous au justiciable d’avoir accès au droit et à la justice dans ces conditions ?

M. Jean-Aimé Derquer. Je veille tout d’abord à assurer le bon déploiement de l’offre de services du ministère de la justice, notamment les programmes de modernisation qui contribuent à faciliter l’accès à la justice à l’échelle territoriale. Ma mission prioritaire est d’assurer la mise en œuvre de ces outils sans décalage par rapport à l’Hexagone, car les populations de Mayotte et de La Réunion connaissent des difficultés pour accéder aux lieux de justice.

Nous devons également améliorer l’accessibilité des locaux, notamment pour les personnes souffrant de handicap. C’est ce genre d’actions que nous pouvons mener à l’échelle territoriale pour garantir l’accessibilité de tous au service public.

M. Davy Rimane, rapporteur. J’entends bien, mais adaptez-vous la politique de dématérialisation des procédures à ces territoires où l’illectronisme est répandu ?

M. Jean-Aimé Derquer. Je n’interviens pas directement dans la déclinaison de cette politique. C’est le CDAD qui est chargé d’améliorer l’accès au droit : il travaille en partenariat avec plusieurs acteurs, dont le conseil départemental, la préfecture et France Travail, pour combler la fracture entre les usagers de la justice et le service public. Pour ma part, ma mission est davantage centrée sur les fonctions « support », à savoir le fonctionnement des juridictions et des établissements.

M. Davy Rimane, rapporteur. Les outils déployés à Mayotte et à La Réunion fonctionnent-ils bien ? Les agents du service public de la justice travaillent-ils dans de bonnes conditions ? Bénéficient-ils, par exemple, de logiciels performants ?

M. Jean-Aimé Derquer. Certains applicatifs sont en cours de déploiement. Nous ne pouvons pas nier que nous rencontrons certaines difficultés de raccordement aux réseaux sous-marins qui assurent la connexion des territoires d’outre-mer de Mayotte et de La Réunion : pour résoudre ces difficultés, nous devons agir à l’échelle interministérielle car le ministère de la justice n’est pas le seul concerné. Des travaux réguliers sont menés pour accélérer la fluidification des procédures et améliorer le fonctionnement des outils déployés à l’échelle nationale. En outre, nous veillons quotidiennement à assurer la disponibilité des infrastructures dans les territoires pour garantir la continuité de l’activité.

Les conséquences du passage du cyclone Chido se font encore sentir à Mayotte : la situation immobilière demeure dégradée, mais des travaux sont sur le point d’être lancés pour regagner de la superficie et améliorer les conditions de travail des agents. Des prises à bail ont été réalisées dans plusieurs sites. Les directeurs de projet chargés de la reconstruction de Mayotte, avec lesquels je travaille en étroite collaboration pour les travaux dans nos bâtiments, cherchent à maximiser la reprise en main des infrastructures, car la situation antérieure au cyclone n’a toujours pas été rétablie.

À La Réunion, certains sites sont en phase de restructuration dans le cadre de programmes immobiliers ; dans le même temps, nous améliorons les conditions de travail en rénovant les bâtiments mais également en accroissant l’offre d’action sociale – logement, restauration, formation – pour les personnels. Nous déployons cette offre de services depuis 2022 : cette politique ne cesse de monter en puissance, à La Réunion comme à Mayotte. Notre approche est guidée à la fois par la solidarité et par la prise en compte de besoins spécifiques : nous y travaillons quotidiennement avec mes équipes, celles-ci étant limitées puisqu’il s’agit d’une coordination territoriale du secrétariat général pour l’océan Indien et non d’une direction interrégionale, comme il en existe pour l’Hexagone.

M. le président Frantz Gumbs. Dans combien de temps les usagers et les agents de la fonction publique pourront-ils constater une amélioration sensible du bâti et de l’outil numérique ?

M. Jean-Aimé Derquer. Les opérations en cours et les prises à bail à Mayotte offrent des perspectives à court terme. Une fois les travaux de mise en situation opérationnelle des sites achevés, les usagers et les personnels bénéficieront de bâtiments rénovés et adaptés aux besoins du ministère de la justice. Les opérations d’ampleur dépendent, quant à elles, du contexte budgétaire : elles sont en cours de structuration et seront ensuite soumises aux arbitrages, lesquels dépassent bien entendu le périmètre de compétences de la coordination territoriale.

M. le président Frantz Gumbs. Avez-vous l’impression que les citoyens sont satisfaits des services rendus par la justice à Mayotte et à La Réunion ? Cette question rejoint celle de la confiance, ou de la défiance, des citoyens envers leur justice.

M. Jean-Aimé Derquer. Le fonctionnement de la justice à La Réunion est proche de celui d’un département métropolitain, même si les spécificités liées à l’insularité et à l’éloignement affectent le déploiement de certains services. Ce constat ne s’applique pas à la fonction judiciaire, que je suis incapable d’évaluer.

Les différents mouvements sociaux qui se sont déroulés à Mayotte ont mis en lumière la fragilisation des liens entre les citoyens et le monde judiciaire. L’ensemble des acteurs de celui-ci, notamment les chefs de juridiction, d’établissement pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse, sont en permanence au contact de la population pour apporter les réponses les plus pertinentes aux défis auxquels font face les territoires, certains d’entre eux connaissant de fortes particularités.

 

M. le président Frantz Gumbs. Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugerez utile à nos travaux.

La séance s’achève à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane

Excusé. – M. Yoann Gillet