Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Table ronde, ouverte à la presse, réunissant :
- M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion
- Me Mohammad Omarjee, bâtonnier de l’Ordre des avocats de Saint-Pierre
- Mme Sonia Bénard, directrice de l’association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (ARAJUFA), et M. Thierry Caillet, vice-président
- Mme Pascaline Roussel, présidente de l’antenne réunionnaise de l’institut de victimologie (ARIV)
- Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale de la Cimade en région océan Indien et Mme Élodie Auzole, membre du conseil d’administration 2
– Présences en réunion................................17
Lundi
22 septembre 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 22
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
— 1 —
La séance est ouverte à seize heures.
M. le président Frantz Gumbs. Nous poursuivons notre journée consacrée à la situation de La Réunion.
Cette table ronde est ouverte à la presse et retransmise en direct sur le site de l’Assemblée nationale.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Cyrille Melchior, Me Mohammad Omarjee, Mme Sonia Bénard, M. Thierry Caillet, Mme Pascaline Roussel, Mmes Vittoria Logrippo et Élodie Auzole prêtent successivement serment.)
M. Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion. L’éloignement de nos territoires et les handicaps structurels dont ils souffrent souvent pèsent lourdement sur le fonctionnement des institutions, en particulier sur le lien qu’elles entretiennent avec les justiciables et les administrés.
Tout citoyen, quel que soit son lieu de vie, aspire à pouvoir bénéficier des meilleurs services et souhaite que le droit s’applique en dépit des problèmes liés à l’éloignement : ceux-ci ne doivent pas obérer le bon fonctionnement des institutions, en particulier de la justice. Nous vivons dans un territoire de la République, où celle-ci impose ses règles ; les droits et devoirs applicables aux citoyens et aux institutions y sont les mêmes qu’ailleurs.
Le sujet prend d’autant plus d’importance que la distance grandit entre les institutions et des citoyens qui ont parfois l’impression d’être mal compris, voire de ne pas être pris en considération. Je me réjouis donc que nous en débattions.
Me Mohammad Omarjee, bâtonnier de l’ordre des avocats de Saint-Pierre. Notre insularité, effectivement, ne doit pas être un frein à l’accès des justiciables à nos institutions.
Je voudrais préciser, à titre préliminaire, que l’île de La Réunion compte deux barreaux : celui de Saint-Denis, où exercent 350 avocats environ, et celui de Saint-Pierre, où ils sont 125. Nous travaillons de concert avec les institutions et les collectivités locales pour permettre l’accès des justiciables aux institutions judiciaires.
M. Thierry Caillet, vice-président de l’association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (Arajufa). Créée en novembre 1969, notre association a pour premier objet social l’accès au droit. Cela fait trois mois que j’y occupe de nouvelles fonctions, après l’avoir dirigée par le passé puis quittée il y a quarante-sept ans. Mme Bénard, sa dirigeante actuelle, vous apportera davantage de précisions que moi sur son fonctionnement.
Mme Vittoria Logrippo, déléguée nationale de la Cimade pour la région de l’océan Indien. Notre organisation, qui existe depuis 1939, agit pour défendre les droits et la dignité des personnes migrantes sur tout le territoire français, y compris dans les territoires ultramarins.
Elle est implantée depuis 2011 à La Réunion, où elle dispose d’une équipe de quatre salariés ainsi que d’une trentaine de bénévoles. Des permanences hebdomadaires sont organisées dans les communes de Saint-Louis et de Saint-Denis pour accompagner les personnes dans leurs démarches administratives et juridiques, relatives notamment au droit au séjour. L’un de nos salariés intervient en centre de rétention administrative (CRA), dans le cadre d’un marché public. La Cimade est également habilitée à agir en zone d’attente lorsque des personnes y sont placées.
Nous menons des actions de sensibilisation du grand public, surtout en milieu scolaire : notre mission, en effet, consiste notamment à lever les préjugés sur les questions migratoires et à faire comprendre ce que sont les parcours d’exil et les obstacles qui les accompagnent. Nous formons par ailleurs des professionnels au droit des personnes étrangères.
Parmi nos actions ponctuelles, nous avons publié en 2024 un rapport sur les évacuations sanitaires entre Mayotte et La Réunion faisant état des difficultés et des atteintes aux droits subies par les personnes étrangères.
La Cimade fait le même constat à La Réunion que dans les autres territoires ultramarins et dans l’Hexagone : des difficultés d’accès au droit, et de manière générale à l’administration, qui nécessitent de mobiliser la justice, ce qui renvoie à la question des recours et de leur complexité.
À ces obstacles s’ajoute, pour les justiciables étrangers, la complexité de la législation, notamment du Ceseda (code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Les réformes successives des dernières années et des derniers mois l’ont rendu encore plus difficile d’accès et moins lisible pour les personnes que nous accompagnons.
Le droit dérogatoire applicable à Mayotte, enfin, ne cesse malheureusement pas de produire ses effets sur les personnes entrées sur le territoire français via Mayotte : une fois arrivées à La Réunion, en possession ou non d’un titre de séjour, elles ont des difficultés à faire valoir leur droit au séjour et leurs autres droits, du fait notamment de la territorialisation des titres.
Mme Pascaline Roussel, présidente de l’antenne réunionnaise de l’Institut de victimologie (Ariv). Je vous remercie d’avoir convié notre petite association de terrain à ce temps d’échange. Régie par la loi de 1901, elle a été créée il y a vingt ans pour développer la victimologie générale dans le département de La Réunion, où cette discipline était quasiment inexistante.
Les axes de travail mis en place à l’époque sont toujours d’actualité. Nous menons des actions auprès de la population, comme des permanences d’accueil assurées tant par des professionnels formés à la victimologie que par des personnes exerçant dans le monde de la justice – nous avons la chance de compter dans notre équipe un avocat bénévole.
Nous organisons des actions de sensibilisation du grand public et en milieu scolaire. Nous pouvons ainsi voir où en sont, par rapport aux phénomènes de violence, les publics divers que nous approchons. Nous menons aussi des actions de formation auprès des professionnels, des bénévoles et des étudiants.
Enfin, nous avons créé avec nos partenaires une antenne réunionnaise de coordination de justice restaurative et développons des actions dans ce domaine depuis 2019.
Notre équipe est essentiellement constituée de bénévoles formés et expérimentés en victimologie et en psychotraumatisme. Nous avons aussi des employés mais nos moyens ne nous permettent pas de financer un nombre suffisant de postes pérennes.
Concrètement, l’Ariv participe à l’information de la population sur les droits et sur le fonctionnement de la justice, au sein de ses permanences d’accueil et par ses actions de sensibilisation. Les permanences sont gratuites et accessibles à toute personne – victime ou auteur d’un fait de violence, membre d’une des familles concernées ou professionnel.
Avec nos partenaires, nous participons à des réflexions sur l’accès au droit, nous diffusons des informations au sujet de la justice restaurative et participons à la mise en place de mesures de médiation restaurative ainsi que de rencontres entre condamnés et victimes.
M. le président Frantz Gumbs. Pourriez-vous, s’il vous plaît, définir les termes « victimologie » et « justice restaurative » ?
Mme Pascaline Roussel. La victimologie étudie les faits de victimation : elle s’interroge sur l’origine des faits de violence, sur leurs répercussions sur les auteurs et victimes, et sur les moyens d’en réduire le nombre dans la société.
Quant à la justice restaurative, elle renvoie à des mesures inscrites dans la loi ayant pour objectif de permettre aux personnes auteures et aux personnes victimes de renouer un dialogue dans un cadre sécurisé et sécurisant, afin de dépasser les répercussions d’un événement traumatique. Ces mesures sont mises en œuvre par des personnes formées et habilitées à animer ces espaces de dialogue.
M. le président Frantz Gumbs. Un espace de dialogue entre l’auteur des faits et sa victime, c’est bien cela ?
Mme Pascaline Roussel. Il existe plusieurs types de mesures. À La Réunion, nous proposons des médiations restauratives au cours desquelles une personne auteure et une personne victime, qui se connaissent puisqu’elles sont liées par la même infraction, renouent un dialogue. Nous proposons aussi des rencontres entre groupes de condamnés – ou détenus – et groupes de victimes qui ne se connaissent pas mais qui ont vécu des faits similaires.
M. le président Frantz Gumbs. Ce n’est pas très courant.
Mme Pascaline Roussel. Ces dispositifs sont relativement récents en France. À La Réunion, les premières expérimentations ont été lancées en 2016 et pérennisées en 2019. Nous espérons que cette démarche s’inscrira dans le temps.
M. le président Frantz Gumbs. Je suppose que vous nouez à cet effet des partenariats avec des professionnels du droit.
Mme Pascaline Roussel. Oui, bien sûr. La justice restaurative a fait l’objet d’une convention entre les tribunaux judiciaires nord et sud de La Réunion, le Spip (service pénitentiaire d’insertion et de probation) et plusieurs associations partenaires, dont l’Arajufa.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons pu échanger récemment, madame Logrippo, sur l’état du droit des étrangers à Mayotte. La situation est-elle similaire à La Réunion ? Quelle quantité de travail représente-t-elle pour vous ?
Mme Vittoria Logrippo. Il m’est difficile de répondre à cette dernière question. Sur le territoire mahorais, plus de la moitié de la population serait étrangère ; ce n’est pas le cas à La Réunion, mais les personnes en difficulté n’y sont pas moins nombreuses. Il s’agit notamment de celles qui, arrivant par Mayotte, sont concernées par le cadre dérogatoire qui y prévaut, pour les personnes étrangères en particulier. Alors que La Réunion, en tant que territoire ultramarin, n’est touchée que par quelques dérogations – concernant les recours, notamment –, le régime d’exception en vigueur à Mayotte crée davantage d’inégalités entre les justiciables habitant ce territoire et les autres.
Il existe toutefois d’importantes difficultés à La Réunion. Je voudrais en citer deux en particulier, similaires à celles que l’on rencontre à Mayotte. La première concerne l’accès à une information fiable et qui ne soit pas en français, car ce n’est pas la langue majoritairement parlée et comprise par les personnes vivant à La Réunion : nombre d’entre elles, y compris étrangères, sont beaucoup plus à l’aise avec le créole. Or les supports d’information sur l’accès au droit ou à la justice ne sont pas toujours en créole – à plus forte raison les échanges avec les magistrats et les avocats lors des audiences.
Selon la nationalité des personnes que nous accompagnons en CRA, nous devons parfois faire appel à ISM Interprétariat, une association qui propose des prestations en instantané et par téléphone mais qui est basée à Paris : comme l’éloignement évoqué par M. le président du département, le décalage horaire a un impact sur l’accès au droit et à la justice.
La deuxième difficulté découle de la dématérialisation. L’Anef (administration numérique pour les étrangers en France) est en effet déployée à La Réunion depuis début 2023, en dépit de la fracture numérique qui touche ce territoire comme d’autres. Usage complexe, accès non garanti, difficultés de connexion et maîtrise inégale de l’outil s’ajoutent, pour un public allophone, à la non-maîtrise du français ou de l’écrit. Alors que l’outil numérique aurait pu apporter une solution au problème de l’éloignement géographique, nous constatons au quotidien qu’il est plutôt, dans certaines situations, un vecteur supplémentaire d’exclusion et qu’il creuse la distance entre la justice et le justiciable.
Pour pallier ces difficultés, les services de la préfecture ont ouvert un point d’accueil numérique (PAN) attenant au service des étrangers de la préfecture de Saint-Denis. Ses horaires d’ouverture – une matinée par semaine – sont toutefois très insuffisants.
Enfin, depuis mars 2025, les personnes doivent prendre un rendez-vous en ligne préalablement à leur passage au guichet. Cela leur évite d’attendre de longues heures dans des conditions climatiques souvent extrêmes, mais cela invisibilise un engorgement qui n’a pas disparu. J’ai pu constater ce matin que, pour une première demande de titre de séjour, le rendez-vous le plus proche n’est proposé que le 19 décembre : il y a donc à ce jour trois mois d’attente. Ces difficultés sont communes aux deux territoires, en dépit de l’absence de droit dérogatoire concernant les étrangers à La Réunion.
M. le président Frantz Gumbs. Lorsque vous vous adressez au système judiciaire pour le compte des personnes que vous accompagnez, ses réponses sont-elles de qualité et vous sont-elles apportées en temps et en heure ?
Mme Vittoria Logrippo. Lorsque nous avons affaire à la justice, c’est le plus souvent au moment des éloignements ; Élodie Auzole pourra vous en parler.
L’accès à la justice est freiné par les difficultés de mobilité sur l’île et par la centralisation des juridictions à Saint-Denis – notamment de celles qui nous concernent, le tribunal administratif et la cour d’appel. De surcroît, la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) et la cour administrative d’appel de notre ressort sont installées respectivement près de Paris et à Bordeaux. Nous rencontrons de ce fait des difficultés liées au décalage horaire lorsque nous devons introduire des procédures d’urgence.
Enfin, alors que l’aide juridictionnelle rend possible l’accès à la justice indépendamment des conditions de ressources, il arrive régulièrement que des personnes ne puissent enregistrer leur demande auprès du bureau d’aide juridictionnelle (BAJ), notamment pour contester une OQTF (obligation de quitter le territoire français).
De même, le service Télérecours permet théoriquement à n’importe qui de formuler un recours, même en l’absence de service postal, mais il suppose de maîtriser l’outil numérique et d’avoir accès à un ordinateur.
On rencontre souvent ces difficultés sur l’île, notamment pour les recours contre les mesures d’éloignement, par exemple les expulsions.
Mme Élodie Auzole, ancienne présidente régionale de la Cimade et membre du conseil d’administration. La principale difficulté que nous rencontrons au CRA de La Réunion tient au fait que les expulsions se font sans délai – la plupart en moins de vingt-quatre heures –, ce qui interdit tout recours effectif auprès des juridictions compétentes. Nous recevons la notification du placement grâce à notre salarié sur place, mais la personne peut être éloignée avant même que nous arrivions. Dans ce cas, il n’est pas possible de saisir le juge administratif pour faire vérifier la légalité de la mesure d’éloignement, ni le juge judiciaire pour s’assurer de la régularité d’une décision d’enfermement en rétention. Les détenus étrangers, en particulier, sont systématiquement placés en CRA à la levée d’écrou, et, n’ayant pas été informés de leurs droits durant leur détention, sont immédiatement expulsés sans voie de recours.
Le seul recours potentiel est le dépôt d’un référé-liberté au tribunal administratif, depuis 2017, mais les critères de recevabilité restrictifs compliquent la démarche. Il faut justifier de la situation d’urgence et, surtout, présenter au juge des référés des justificatifs concernant la situation administrative, familiale et personnelle des individus alors que nous ne disposons pas des délais suffisants. La conséquence, c’est l’expulsion très rapide de ces personnes, quand bien même d’autres contentieux resteraient pendants devant le juge administratif ou judiciaire.
M. le président Frantz Gumbs. Que faudrait-il faire pour améliorer la situation ?
Mme Élodie Auzole. D’abord, il faudrait assurer le respect des deux jours francs sans possibilité d’éloignement prévus par la loi pour introduire un recours, ce qui permettrait aux avocats ou aux services de soutien judiciaire de la Cimade de le faire.
Ensuite, il faudrait réduire une pratique avérée à La Réunion et consistant à utiliser la rétention administrative au profit d’un détournement de procédure. Au sein de la police aux frontières (PAF), le GRE (groupe de recherche pour l’exécution des mesures d’éloignement) procède à l’interpellation des personnes et les place en rétention administrative pour vérifier leur droit au séjour. C’est un détournement de procédure, parce que leur situation administrative est parfaitement connue de la préfecture, s’agissant le plus souvent de personnes visées par une OQTF ; elles ne devraient pas être placées en rétention administrative. Certaines personnes sont expulsées directement à l’issue de leur rétention administrative, sans avoir eu accès à un avocat – dont la présence n’est pas obligatoire en rétention administrative. La plupart d’entre elles ont fait l’objet de plusieurs OQTF pour lesquelles les délais de recours sont largement dépassés.
Certaines pratiques des agents du GRE sont clairement arbitraires, notamment celle consistant à frapper à la porte de domiciles privés en se présentant comme agents de La Poste ou d’une autre administration que la leur. Ils disposent d’une liste de noms accompagnés de photos transmise par la préfecture, qui en nie l’existence, alors même que les procès-verbaux d’interpellation la mentionnent ; nous l’avons transmise à la Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés).
M. le président Frantz Gumbs. Obtenez-vous le concours d’un avocat chaque fois que vous le demandez ?
Mme Élodie Auzole. Oui. Les avocats spécialisés en droit des étrangers tiennent une permanence au barreau de Saint-Denis. Je n’ai pas connaissance d’un défaut d’avocat dans les CRA.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur le président du conseil départemental, quelle est votre appréciation à propos de l’accès au droit – à l’information et à la justice – dans votre territoire ?
M. Cyrille Melchior. À La Réunion comme ailleurs, le vieillissement de la population n’est pas sans conséquence sur le rapport entre justice et justiciables. Nous avons du mal, au conseil départemental, à recruter des personnels chargés d’accompagner les familles en difficulté sociale ou familiale. Le vieillissement de la population, c’est d’abord des difficultés de recrutement dans tous les métiers.
C’est aussi un nombre accru de personnes âgées ayant beaucoup de mal à se déplacer pour aller vers les services judiciaires si le besoin s’en fait sentir. Il y a dans notre territoire, il faut en convenir, des difficultés de circulation dues à d’importants embouteillages. Être âgé, c’est devoir prendre les transports en commun pour se rendre dans les centres administratifs que sont Saint-Denis, Saint-Pierre et les autres grandes villes de l’île si l’on habite les Hauts.
Le vieillissement a aussi des conséquences en matière d’accès à l’information par la voie numérique. Même si nul ne saurait disconvenir que le territoire est plutôt bien desservi en matière de réseaux, l’utilisation des outils numériques par les personnes âgées, qui sont parfois des personnes présentant des difficultés de lecture et d’écriture, ressortit à ce que l’on appelle communément la fracture numérique, qui est un frein en matière d’accès à une justice adaptée. En 2022, 91 000 personnes âgées de 18 à 64 ans, soit 17 % de la population, présentaient des difficultés de lecture et d’écriture. Comment utiliser des outils numériques si on ne sait ni lire ni écrire ?
Ainsi, une part de la population vit dans une forme de précarité et a le plus grand mal à accéder aux services de justice. Nous avons donc développé des services dédiés à l’accompagnement de ces familles. Nos maisons départementales et nos points d’accueil renseignent, orientent et conseillent. Ces services polyvalents répondent tant à l’urgence sociale qu’aux nécessités d’accès au droit. Près de 45 000 accueils physiques ont été recensés en 2024. En matière de droit de la famille, nos vingt-six centres de PMI (protection maternelle infantile), répartis sur tout le territoire de La Réunion, sont dédiés à l’accompagnement médico-social et à l’information juridique en matière d’enfance.
Nous avons développé des services qui vont vers les familles dans les quartiers. Nos caravanes d’accès au droit et à l’information sillonnent l’île, allant notamment dans les Hauts et en général dans les quartiers les plus reculés, qu’isolent encore davantage les difficultés à se déplacer du fait du coût des transports dans une île souffrant déjà de la cherté de la vie. Ces caravanes, développées en partenariat avec l’État dans un cadre contractuel, nous permettent de renseigner les familles en difficulté dans des matières à caractère social comme juridique.
Bien entendu, nous travaillons avec les autorités judiciaires, mais aussi avec les associations, qui jouent un rôle essentiel en matière d’accès au droit, notamment en ce qui concerne les violences intrafamiliales. Dans les commissariats de police et les casernes de gendarmerie, des travailleurs sociaux, au nombre de quatorze, permettent de favoriser l’accès au droit des victimes de violences. L’Arajufa est un partenaire de longue date du département, ce dont je me félicite.
Nous nous efforçons de travailler avec nos différents partenaires – chacun dans son domaine de compétence – pour améliorer le service rendu à la population, ce qui est d’autant plus naturel que le territoire est exigu et que 36 % de la population y vit sous le seuil de pauvreté.
M. le président Frantz Gumbs. En quoi consiste une caravane d’accès au droit et à l’information ?
M. Cyrille Melchior. Il s’agit d’un véhicule aménagé pour se rendre dans les quartiers les plus éloignés et y mettre des informations à disposition, y distribuer des prospectus. Nous informons les administrés de son passage avec un peu d’avance. Ce van équipé d’outils numériques transporte des personnels qualifiés pour répondre aux questions relatives aux possibilités d’aide du département aux familles en difficulté et à toute question d’ordre plus général. Nous nous efforçons de répondre directement aux familles et, à défaut, de les mettre en rapport avec les administrations susceptibles de leur répondre.
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de ce partenariat avec l’État, quels sont les services concernés ?
M. Cyrille Melchior. Nous travaillons avec la CAF (caisse d’allocations familiales) et la CGSS (caisse générale de Sécurité sociale).
Ainsi, nous avons remarqué que de nombreuses personnes étaient mal informées en matière d’indemnités de départ à la retraite et vivaient avec des ressources nettement inférieures à celles auxquelles elles auraient pu prétendre si elles avaient été informées de leurs droits. Nous avons travaillé avec la CGSS pour informer ces quelque 2 500 familles, ce qui leur a permis de prendre conscience qu’elles n’avaient pas fait les formalités nécessaires. Leurs droits ont été révisés et leurs pensions augmentées. Cet exemple illustre la façon dont nous améliorons l’accès au droit de familles vivant le plus souvent dans la précarité.
M. le président Frantz Gumbs. Combien de personnes ces caravanes touchent-elles ?
M. Cyrille Melchior. En 2024, nous avons touché environ 4 000 familles.
M. le président Frantz Gumbs. Maître Omarjee, quelle appréciation le bâtonnier de l’ordre des avocats de Saint-Pierre a-t-il des difficultés d’accès au droit et à la justice à La Réunion ?
Me Mohammad Omarjee. La première difficulté est notre géographie insulaire, qui ne facilite pas l’accès à un professionnel du droit. L’ordre des avocats a vocation à conseiller et à défendre, mais aussi à aller à la rencontre du justiciable où qu’il se trouve.
L’ordre des avocats de Saint-Pierre travaille étroitement avec les associations et les collectivités locales, qui permettent aux avocats d’intervenir dans les maisons de justice et du droit et dans les points d’accès au droit. Nous organisons une fois par mois, dans chaque ville du ressort des barreaux de Saint-Pierre et de Saint-Denis, des rendez-vous gratuits dont les Réunionnais sont demandeurs, au cours desquels ils obtiennent des explications et des conseils, et à l’issue desquels l’avocat peut éventuellement les orienter vers un professionnel ou un conseil pour entamer une procédure.
La seconde difficulté est la fracture numérique, qui crée des difficultés d’accès à la création d’un dossier d’aide juridictionnelle. Une part de la population, dans les deux ressorts des cours d’appel de Saint-Pierre et de Saint-Denis, vit sous le seuil de pauvreté et bénéficie de l’aide juridictionnelle, dont le barème n’a pas été révisé depuis de nombreuses années.
Pour remédier à cette difficulté, nous orientons les justiciables vers les cyberbases des collectivités, qui les aident à monter les dossiers et à avoir accès à un avocat. La difficulté tenace, en la matière, est le délai anormalement long de rendu des dossiers par le bureau d’aide juridictionnelle, qui peut prendre un retard allant de six mois à un an.
M. le président Frantz Gumbs. Qui souffre de ce retard, l’avocat ou le justiciable ?
Me Mohammad Omarjee. Le justiciable : le traitement de son dossier est ralenti par le bureau d’aide juridictionnelle du tribunal concerné, au point que son audience peut être reportée.
M. le président Frantz Gumbs. Qu’est-ce qu’une cyberbase ?
Me Mohammad Omarjee. C’est un point d’accès au droit au sein d’une collectivité locale, auprès duquel le justiciable peut se renseigner, établir des documents pour l’administration fiscale et la CAF, et le cas échéant obtenir de l’aide pour constituer un dossier d’aide juridictionnelle en utilisant l’outil informatique s’il ne le maîtrise pas.
M. le président Frantz Gumbs. Je comprends que, pour le bâtonnier que vous êtes, l’aide juridictionnelle en tant que telle est un frein en matière d’accès au droit.
Me Mohammad Omarjee. Non, ce qui est un frein à l’accès au droit, c’est le délai de traitement des demandes d’aide juridictionnelle.
M. le président Frantz Gumbs. Madame Bénard, votre association travaille avec plusieurs partenaires. Quelle est votre appréciation de l’accès au droit des Réunionnais en général et des familles en particulier ? À quelles difficultés vous heurtez-vous ?
Mme Sonia Bénard, directrice de l’association réunionnaise de l’aide judiciaire aux familles (Arajufa). En 2024, notre activité a été soutenue. Nous avons enregistré 37 922 contacts, avec vingt-et-un ETP (équivalents temps plein). Nous sommes énormément sollicités, notamment pour les dossiers d’aide juridictionnelle dont nous chargent les bureaux d’aide juridictionnelle. Nous travaillons toujours sur papier. Le Siaj (système d’information de l’aide juridictionnelle) est censé faciliter la dématérialisation des demandes d’aide juridictionnelle, mais ma demande d’habilitation sur Aidants Connect est restée sans suite, faute de m’être acquittée d’un prix exorbitant.
Travailler sur papier faisant perdre beaucoup de temps, nous avons plusieurs projets pour y remédier, notamment un accueil des justiciables visant à les aider à remplir leur dossier d’aide juridictionnelle sur le site France Connect une fois qu’ils sont connectés avec leur code personnel. C’est parce que nous travaillons sur papier que le délai d’attente pour obtenir un dossier d’aide juridictionnelle est de dix mois dans le ressort de la cour d’appel de Saint-Denis.
Nous sommes une association très ancienne, fondée il y a plus de cinquante ans. Notre mission consiste à accueillir les justiciables, à les informer et à les accompagner dans leurs démarches, notamment en matière d’accès au droit et aux juridictions. Notre siège est à Saint-Denis et nous avons une annexe à Saint-Pierre, ainsi que vingt permanences dans l’île.
Certaines se situent dans des lieux escarpés. Grâce à l’aide de la secrétaire générale du conseil départemental de l’accès au droit (CDAD), nous y avons recours à la visioconférence, ce qui permet de s’affranchir des problèmes de circulation – certains employés faisaient cinq heures de route pour deux heures d’accès au droit. Cette pratique est à développer.
Concernant les barrières linguistiques, nous maîtrisons bien le créole et, bien sûr, le français. En revanche, nous avons rencontré des difficultés de traduction lorsque nous nous sommes occupés de ressortissants du Sri Lanka.
De façon générale, nous souffrons du manque d’effectifs, qui nous empêche de nous déployer véritablement dans toute l’île.
M. le président Frantz Gumbs. Que faudrait-il faire pour que les choses s’améliorent ?
Mme Sonia Bénard. Il faudrait que nous soyons plus visibles, par exemple en faisant en sorte que notre planning soit systématiquement affiché dans les centres communaux d’action sociale (CCAS), dans les mairies et dans les hôpitaux, et en intensifiant la communication au sujet de nos jours de permanence.
Surtout, il faudrait recruter pour couvrir toute l’île. Une permanence toutes les trois semaines n’est pas l’idéal, à plus forte raison s’il s’agit d’affaires urgentes.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez parlé de 37 922 contacts. Qu’appelez-vous un contact ?
Mme Sonia Bénard. Il peut s’agir d’un courriel, d’un appel téléphonique ou d’un entretien – nous en avons mené 15 132 en 2024. Notre association gère l’accès au droit et l’aide aux victimes. Membres de la fédération France Victimes, nous secondons activement le parquet dans la mise en œuvre de dispositifs spéciaux en matière de violences conjugales, tels que le téléphone grave danger (TGD), les bracelets anti-rapprochement (BAR) et l’annonce des classements sans suite aux victimes. Notre mission comporte également l’accompagnement des sortants de prison et l’évaluation personnalisée des victimes (Evvi), qui se développe et permet d’évaluer, avant l’audience au tribunal, les besoins de la victime en matière sociale et juridique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Madame Logrippo, quelles sont les conséquences à La Réunion des différences en matière de droit entre Mayotte et La Réunion ?
Monsieur le bâtonnier, la faible rémunération de l’aide juridictionnelle amène-t-elle certains de vos confrères à refuser des dossiers ? Quel est le délai de traitement des dossiers, en matière civile et pénale ?
Monsieur Melchior, La Réunion connaît-elle des difficultés en matière foncière ? En Martinique et de plus en plus en Guadeloupe, la spoliation foncière a pris de l’ampleur, en raison notamment de contestations de successions dans un contexte de prévalence de l’indivision.
Mme Vittoria Logrippo. Je laisse à Élodie Auzole le soin d’évoquer le cas des personnes entrant sur le territoire réunionnais avec un laissez-passer d’évacuation sanitaire (Evasan).
De façon globale, la situation la plus fréquente est celle de personnes dont le titre de séjour est territorialisé. Leur titre de séjour, en cours de validité ou expiré, a été délivré par la préfecture de Mayotte et n’est pas valable à La Réunion.
Elles rencontrent en permanence des difficultés dans la réalisation de leurs démarches, qu’il s’agisse de proroger ou de renouveler leur titre de séjour. Communiquer leur numéro étranger à l’Anef ne leur permet pas de déposer une demande à la préfecture de La Réunion, même si leur titre de séjour délivré à Mayotte est en cours de validité. Elles sont donc dans une sorte de vide juridique qui leur fait perdre le bénéfice des droits attachés à leur titre de séjour. Nous les informons de cette réalité, tout se passant comme si Mayotte était un territoire étranger.
Mme Élodie Auzole. La situation des personnes détentrices d’un laissez-passer Evasan est emblématique des effets à La Réunion de la territorialisation des titres de séjour à Mayotte. Ces enfants et adultes étrangers, qui sont en situation irrégulière, peuvent, munis de ce laissez-passer valant visa, prendre l’avion et se rendre à La Réunion. Le problème, c’est que ce laissez-passer n’est pas reconnu par la préfecture comme une pièce valable pour l’entrée sur le territoire au sens du Ceseda, bien que ce document soit requis par l’Anef, particulièrement dans le cas d’une première demande.
Alors qu’une personne dans cette situation ne l’a pas décidé – ce sont les structures hospitalières qui demandent de procéder à une Evasan –, ses droits pour l’accès à un titre de séjour « vie privée et familiale » à La Réunion sont restreints, précisément parce qu’on considère qu’elle n’y est pas arrivée de manière régulière. De même, cela entrave le versement d’allocations telles que l’AEEH (allocation d’éducation de l’enfant handicapé), car celle-ci n’est délivrée que si l’enfant est lui-même entré sur le territoire de manière régulière.
Les conséquences sociales sont très importantes, la territorialisation des titres pouvant aller jusqu’à séparer des familles. Par exemple, un enfant qui fait l’objet d’une évacuation sanitaire à La Réunion part avec sa maman, les autres enfants restant avec le papa à Mayotte. La mère est en situation irrégulière à partir du moment où elle met les pieds à La Réunion ; même si elle avait un titre de séjour à Mayotte, elle perd ses droits en arrivant. Il est donc impossible de faire venir les personnes de la famille, qu’elles se trouvent en situation irrégulière ou que, bien qu’en situation régulière à Mayotte, elles ne disposent pas d’une carte de résident, seul titre de séjour qui permet de passer d’un territoire à l’autre.
Dans les permanences juridiques que nous organisons à La Réunion, 60 à 70 % des Comoriens que nous accompagnons sont dans cette situation. Des familles sont éclatées, quelquefois depuis des années. Il est arrivé que des enfants nés de femmes envoyées enceintes à La Réunion en raison de complications de la grossesse ne voient pas leur père avant cinq ou dix ans !
Il y a d’ailleurs parfois des évacuations sanitaires d’enfants non accompagnés. Actuellement, nous recensons huit enfants parfois très jeunes, pour ne pas dire bébés, qui se trouvent au CHU de La Réunion alors que leurs parents sont restés à Mayotte car leur titre de séjour ne leur permettait pas de voyager, ou parce que la commission Evasan n’a pas réussi à – ou pas souhaité – faire en sorte qu’ils accompagnent leur enfant.
M. Davy Rimane, rapporteur. Une personne en règle à Mayotte et qui fait l’objet d’une Evasan vers La Réunion demeure couverte à Mayotte, n’est-ce pas ? Ses droits ne s’arrêtent pas parce qu’elle arrive à La Réunion ?
Mme Élodie Auzole. Si, ses droits s’arrêtent au moment où elle pose les pieds à La Réunion ; elle n’est plus couverte à Mayotte. C’est un vrai problème pour la prise en charge médicale, notamment dans le cadre de la CMU (couverture maladie universelle). Les PASS (permanences d’accès aux soins de santé) le dénoncent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous dites qu’une personne qui détient une carte de séjour territorialisée à Mayotte et qui fait l’objet d’une Evasan vers La Réunion – procédure qui, je le rappelle, n’a pas lieu à sa demande, mais à celle des autorités sanitaires – perd tous ses droits à son arrivée sur ce territoire ?
Mme Élodie Auzole. Oui, tout à fait. Cela concerne d’ailleurs aussi ses droits au RSA : elle peut bien l’avoir obtenu à Mayotte après quinze ans d’attente, à son arrivée à La Réunion, elle doit refaire une demande comme si elle n’avait jamais mis les pieds sur le territoire français et doit attendre d’avoir cinq ans d’ancienneté sur place avant de pouvoir l’obtenir.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ce n’est pas possible !
Mme Élodie Auzole. Je vous assure que si, malheureusement.
Mme Vittoria Logrippo. La seule chose que peut apporter un transfert de Mayotte à La Réunion, c’est l’ouverture de droits à l’AME (aide médicale de l’État), laquelle n’existe pas à Mayotte, mais est accessible à La Réunion même en l’absence de droit au séjour, car elle n’est pas subordonnée à une situation régulière.
En revanche, dès l’instant où la fin de l’Evasan est prononcée, le droit à l’AME est de nouveau perdu et la personne ne peut plus obtenir gratuitement les traitements dont elle a besoin pour poursuivre ses soins. Or une pression au retour est exercée sur les personnes venues de Mayotte : suspectées de vouloir rester, elles sont vues comme des migrants avant d’être considérées comme des patients.
Cet empilement de dégradations des droits est indigne et inhumain. Nous le dénonçons depuis de nombreuses années.
Me Mohammad Omarjee. L’aide juridictionnelle a vocation à garantir l’accès au droit. L’avocat est libre d’accepter ou non le dossier, c’est un fait, mais le justiciable qui demande l’AJ se voit de toute façon attribuer un avocat par l’ordre. Il n’y a pas de justiciable qui ne trouve pas d’avocat au titre de l’aide juridictionnelle, en matière civile comme pénale, dans le cadre des commissions d’office et des permanences assurées par les différents ordres.
M. Davy Rimane, rapporteur. Dans d’autres territoires, des avocats nous ont dit que certains de leurs confrères refusaient des dossiers au motif que le coût de déplacement et d’hébergement dépasserait le montant de l’aide juridictionnelle.
M. Mohammad Omarjee. Ils le peuvent. Cependant, à La Réunion, on ne nous attribue que des dossiers relevant du ressort de notre barreau. Il n’y a donc pas de long déplacement à prévoir.
Cela étant, le nombre d’UV (unités de valeur) affecté n’a pas été réévalué depuis plusieurs années. En cas de dossier important, l’avocat peut donc avoir l’impression de ne pas être rétribué à sa juste valeur.
Quant aux délais d’audiencement, nous restons plutôt bien lotis à La Réunion. En matière pénale comme en matière civile, il faut compter entre six mois et un an. Le barreau de Saint-Pierre connaît depuis quelques mois une augmentation considérable du nombre d’affaires familiales. La CAF (caisse d’allocations familiales) sollicite rapidement les parties pour procéder à une révision du montant de pension alimentaire ou du droit de visite et d’hébergement.
M. Cyrille Melchior. La Réunion est elle aussi concernée par le phénomène des indivisions. Au fil des décennies, de génération en génération, beaucoup de familles n’ont malheureusement pas procédé au règlement des droits de succession, ce qui représente un volume foncier important.
En revanche, il n’y a pas de spoliation. Sur les quarante dernières années, je n’ai en mémoire que deux cas médiatisés de personnes demandant la spoliation de membres de leur famille.
Les familles ne sont probablement pas suffisamment informées des droits en matière de succession. Le coût potentiel du règlement des successions peut aussi constituer un frein.
Lorsque nous intervenons pour aider des familles à faibles revenus à améliorer leur habitat et à l’adapter au vieillissement, nous avons des difficultés pour obtenir des permis en l’absence de propriétaires clairement identifiés.
Nous avons donc créé une subvention départementale pour accompagner des familles modestes dans le règlement des successions. Ce dispositif n’est pas abondamment exploité, mais il existe.
De manière générale, nous sommes attentifs à tout ce qui touche au foncier, sujet très sensible en raison des conflits d’usage entre l’agriculture et l’urbanisation, outre les conflits au sein des familles à la suite de successions. Le tissu administratif et juridique, en particulier les notaires, est là pour communiquer les informations, mais des freins demeurent qui font que les familles ne sollicitent pas ces professionnels.
M. le président Frantz Gumbs. Les Réunionnais font-ils confiance à leur justice ? Sont-ils satisfaits du système judiciaire ? Y a-t-il de la défiance dans certains secteurs ?
Me Mohammad Omarjee. Question difficile, voire question piège ! Que ce soit en France hexagonale ou dans les territoires ultramarins, il y a un sentiment de méfiance qui s’installe vis-à-vis de certaines institutions, y compris la justice, et de certaines professions. Cependant, je crois que les Réunionnais sont très attachés à la République et à nos institutions et qu’ils font confiance à la justice.
C’est pour cette raison qu’il faut favoriser l’accès au droit et permettre à tous les justiciables d’avoir accès à un juge. Les avocats, les associations, les collectivités travaillent main dans la main en ce sens afin que tout le monde ait confiance en la justice rendue au nom de la République.
Certes, il y a parfois un décalage. Certains justiciables ne maîtrisent pas la langue française comme il le faudrait. Les magistrats qui exercent sur l’île ne le font qu’un certain temps : ils viennent quelques années, puis repartent ; ce sont de hauts fonctionnaires et ce passage leur donne des points pour une future affectation. Or, pour rendre une justice acceptée de tous les Réunionnais, il faut aimer le territoire, mais aussi la population qu’on est amené à juger, donc comprendre les difficultés et la complexité du lieu. C’est en acceptant et en comprenant les personnes qu’on juge qu’on leur donne l’impression d’être bien jugées, d’être entendues et qu’on suscite la confiance en la justice.
Mme Élodie Auzole. Je ne répondrai pas au nom de la Cimade, mais plutôt des personnes que nous accompagnons. Ce n’est pas tant une défiance que nous observons qu’une crainte vis-à-vis de la justice. Si beaucoup de personnes sont réticentes à faire un recours contre une OQTF ou un référé, voire s’y refusent, c’est parce qu’elles ne font pas réellement la différence entre la justice et la préfecture – donc l’État. Au fond, elles ne croient pas en l’indépendance de la justice.
Ce n’est pas le fait de l’État français : c’est le schéma que les personnes concernées connaissent dans leur pays d’origine. Les demandeurs d’asile qui viennent de pays totalitaires ou autoritaires, qu’il s’agisse des Comores, du Sri Lanka ou des États des Grands Lacs africains, sont habitués à une justice très relative. Nous essayons de les rassurer, en leur disant que si celle de notre pays est parfois lente et qu’elle peut paraître injuste, nous restons malgré tout plutôt dans un État de droit.
Mme Pascaline Roussel. L’Ariv est une association de petite taille, qui ne reçoit qu’un nombre limité de personnes dans ses permanences d’accueil. Notre aperçu sera donc réduit.
Avant d’aider les personnes à accéder à la justice, nous devons les informer, afin qu’elles prennent conscience du fait qu’elles sont dans une situation problématique et en droit de demander réparation. Souvent, elles n’ont pas même conscience du fait qu’elles subissent des violences.
S’agissant des personnes ayant déjà entrepris des démarches judiciaires, les choses se font naturellement pour certaines, mais d’autres nous disent qu’en dépit des informations qu’elles ont reçues, elles ont du mal à accéder à la justice.
Concrètement, sur les 150 victimes que nous avons reçues en 2024, 13 ont déclaré ne pas être parvenues à porter plainte. Les raisons sont diverses, mais la plus fréquente reste malheureusement de ne pas avoir pu présenter de certificat médical. Les personnes concernées sont démunies et nous les accompagnons pour que leurs droits soient respectés et que la justice soit informée de leur situation.
Nous rencontrons aussi des personnes qui ont réussi à porter plainte, mais qui ont vécu ce moment sensible d’une manière très négative, n’ayant pas eu l’impression d’être entendues, voire ayant eu le sentiment d’être coupables de porter plainte.
Ces situations sont de moins en moins nombreuses, les choses s’améliorent d’année en année, mais ce type de difficultés existent encore et les personnes qui les rencontrent ont nécessairement moins confiance en l’appareil judiciaire. Notre travail est de restaurer cette confiance et d’accompagner les victimes pour la bonne poursuite de leur parcours.
Mme Sonia Bénard. L’Arajufa existe depuis cinquante-quatre ans, aussi est-elle ancrée dans le paysage réunionnais. On entend d’ailleurs souvent dire qu’en cas de problème de droit, on va devant l’Arajufa. Pour de nombreuses personnes, il est en effet plus facile de passer par notre association, qui indiquera la conduite à tenir et comment accéder à l’institution judiciaire, que de saisir directement la justice.
Nous faisons aussi de l’aide aux victimes. Sur 4 309 victimes d’infraction pénale recensées, 977 n’avaient pas déposé plainte. Après un entretien avec des juristes et des psychologues et grâce à un suivi de notre part, ces personnes comprennent qu’il est de leur intérêt d’avancer et de faire les choses. C’est un processus long, mais qui porte ses fruits.
Cela fait vingt ans que je travaille à l’Arajufa et je peux vous assurer que les choses ont énormément changé en ce qui concerne les VIF (violences intrafamiliales) et les plaintes. Désormais, très peu de victimes se présentent à nous sans que leur plainte ait été prise. Et lorsque cela arrive et que les faits sont extrêmement graves – un viol, par exemple –, nous envoyons une lettre au procureur de la République pour que la personne soit accueillie dans les meilleures conditions.
M. Cyrille Melchior. La question que vous posez, monsieur le président, est sensible, mais je dirais que, de manière générale, la confiance est là. Il n’y a pas de défiance vis-à-vis des autorités judiciaires. À tel point qu’en cas de difficulté liée au droit, chaque citoyen réunionnais n’hésite pas à chercher la solution auprès des avocats, des notaires, des personnalités capables de lui donner des réponses. Je le répète, la confiance est là et elle est même forte.
Le leitmotiv de notre territoire est de vivre et de travailler ensemble. Le vivre-ensemble réunionnais se construit dans un esprit de tolérance, de respect de l’autre, mais aussi de respect de l’ordre. Or les autorités judiciaires sont le garant de l’ordre.
S’il y a des améliorations à apporter, elles ont trait aux délais d’instruction des dossiers. En effet, notre territoire n’est pas doté de toutes les juridictions. Quand il s’agit de faire appel en matière de droit administratif, par exemple, le Réunionnais doit s’adresser à la juridiction de Bordeaux, un éloignement qui ne facilite pas le traitement et la compréhension des processus. De même, les délais sont très longs – jusqu’à plusieurs années ! – lorsque la justice sollicite un expert judiciaire, ce qui conduit les justiciables à s’interroger.
En conclusion, je tiens à évoquer une belle initiative qui a eu lieu dans le cirque de Mafate, lieu le plus reculé de La Réunion. Alors que les habitants qui y vivent, car il y en a, ne peuvent se déplacer qu’à pied – il n’y a pas de routes –, les autorités judiciaires de l’île ont fait l’effort d’organiser un déplacement concerté de toutes les professions pour aller à leur rencontre. C’est le signe que si des améliorations sont à apporter, la relation de confiance existe.
M. le président Frantz Gumbs. Effectivement, les « randonnées du droit » sont une particularité de La Réunion, tout comme les « pirogues du droit » en Guyane, ainsi que d’autres dispositifs adaptés à la situation particulière de chaque territoire. Vous avez raison, monsieur le président Melchior, de saluer ces initiatives.
Je vous remercie tous infiniment d’avoir contribué à nos réflexions. Sachez qu’il est également possible de nous adresser des contributions complémentaires.
La séance s’achève à dix-sept heures trente-cinq.
———
Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane