Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, président de l’association des juristes en droit des outre-mer (AJDOM) 2
– Présences en réunion................................10
Jeudi
25 septembre 2025
Séance de 14 heures
Compte rendu n° 26
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à quatorze heures dix.
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de notre commission d’enquête, il nous a paru pertinent d’auditionner l’Association des juristes en droit des outre-mer (Ajdom). En effet, l’accès au droit doit également se comprendre d’un point de vue intellectuel. Or l’accessibilité et l’intelligibilité de la norme dans les territoires ultramarins présentent des défis particuliers, du fait de constructions juridiques spécifiques liées à notre Constitution comme à notre histoire. Cette complexité peut être dommageable pour les citoyens de ces territoires, notamment lorsqu’il s’agit de faire valoir leurs droits.
J’accueille donc avec plaisir le président de cette association, M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, professeur de droit public qui connaît parfaitement notre institution pour avoir exercé comme déontologue de l’Assemblée nationale il y a quelques années.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Ferdinand Mélin-Soucramanien prête serment.)
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien, président de l’Association des juristes en droit des outre-mer. Merci de vous emparer de cette question essentielle – derrière la question de la justice se jouent en effet des questions de justice.
Le constat qui vous a conduits à créer cette commission d’enquête est le même que celui auquel nous, qui nous intéressons aux outre-mer et au droit des outre-mer, sommes parvenus au moment de créer notre association : le mal-développement des outre-mer a de très nombreuses causes, et l’une d’entre elles est l’inadaptation des règles qui y sont applicables. L’enjeu est d’autant plus important que, comme vous le savez, les outre-mer sont frappés de plein fouet par différents maux, notamment les inégalités économiques. En moyenne, le PIB par habitant est deux fois inférieur à celui de l’Hexagone, quand le taux de chômage est deux à trois fois supérieur et le taux de pauvreté deux fois supérieur – il atteint même près de 80 % à Mayotte. Tout cela a un impact sur l’accès au droit et le fonctionnement de la justice.
Ces constats nous ont amenés, des collègues, des amis et moi-même, à créer en 2018 l’Association des juristes en droit des outre-mer. Nous avons essayé de ne pas nous cantonner aux cercles académiques et universitaires et d’associer des avocats, des magistrats, des parlementaires, des collectivités et des étudiants. L’association est ainsi ouverte à tous ceux qui s’intéressent au développement et au droit des outre-mer. Notre démarche tient aussi au constat de carences dans les formations universitaires aux spécificités des outre-mer et du droit des outre-mer. Si je laisse de côté les cas particuliers de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie où sont développés de tels cursus de formation, de même qu’en Martinique et en Guadeloupe, il reste, en outre-mer même, des territoires comme La Réunion où il n’existe aucune formation en droit spécifique des outre-mer. Dans ces conditions, on ne peut espérer développer d’ingénierie juridique locale.
Sur le plan national, ces formations spécifiques sont microscopiques, quand elles existent. L’École nationale de la magistrature (ENM) fait, il est vrai, des efforts depuis quelques années, mais cela se résume en tout et pour tout à une journée d’éveil aux spécificités des outre-mer. Nous sommes donc très loin du compte.
Notre association n’est dotée d’aucuns moyens, mis à part les cotisations de ses membres. La dernière manifestation scientifique qu’elle a organisée s’est tenue au Sénat en mai 2025 et portait sur la codification, un sujet qui vous intéresse. Faudrait-il une codification nationale pour les outre-mer ? Faudrait-il des codifications locales ?
M. le président Frantz Gumbs. Vous employez le terme de « codification » : de quoi s’agit-il exactement ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. En ce qui concerne les outre-mer, la codification est un serpent de mer. Il faut donc prendre les choses dans l’ordre.
Il existe plusieurs catégories de territoires situés outre-mer. Une première catégorie est celle des collectivités relevant de l’article 73 de la Constitution. La part du droit commun devrait être très importante puisque les lois et règlements sont censés s’y appliquer de plein droit. Il existe néanmoins des normes spécifiques – que celles-ci aient été adaptées nationalement ou localement, voire, dans certains cas, créées localement. Il y a donc, même dans ces territoires, une part de droit local.
La deuxième catégorie de territoires est celle des collectivités relevant de l’article 74, comme la Polynésie française ou Wallis-et-Futuna, où la part de droit local est très développée en raison de l’application du principe de spécialité.
Enfin, la troisième catégorie de territoires ne concerne que la Nouvelle-Calédonie, où le Congrès, qui vote des lois de pays, représente une véritable souveraineté locale. Or, dans les territoires qui connaissent une importante production de droit local, comme la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie, il a bien fallu gérer cette complexité juridique et faciliter l’accès au droit – cela au moyen de différents outils, parmi lesquels la codification.
La codification rassemble dans un texte unique toutes les normes relatives à un secteur donné, par exemple la consommation, et permet donc une unification du droit ainsi qu’une meilleure accessibilité et une meilleure intelligibilité. Je signale que, dans les collectivités relevant de l’article 73, la question de la codification se pose également, afin, là aussi, de rendre le droit plus accessible et plus intelligible.
Il peut exister des initiatives de codifications privées. Si, en France, la codification répond le plus souvent à une codification publique et officielle, il est aussi possible pour des auteurs de réaliser des codifications privées. Il y a quelques années, j’ai par exemple été sollicité, par l’intermédiaire de l’Association des chambres de commerce et d’industrie des outre-mer, par des entreprises actives principalement dans des collectivités relevant de l’article 73. Ces entreprises souhaitaient avoir à leur disposition un code des entreprises agissant outre-mer dans la mesure où les dispositions fiscales et le droit du travail y sont différents. J’ai donc rédigé un code privé, publié par une maison d’édition et intitulé le Code de l’entreprise en outre-mer, afin de rendre plus accessible le droit applicable aux entreprises.
S’agissant de la codification, on peut néanmoins relever un paradoxe majeur. Il existe dans les outre-mer, et cela à juste titre, une volonté d’adaptation des normes et de création de normes locales qui conduit à une multiplication des normes, par application même du droit à la différenciation. Or codifier relève d’une intention un peu différente, puisqu’il s’agit au contraire d’aller vers une forme de droit commun. Il y a là une difficulté méthodologique.
M. le président Frantz Gumbs. La multiplicité des droits spécifiques aux territoires d’outre-mer par rapport au droit de l’Hexagone ne constitue-t-elle pas un frein à l’accès au droit et à la justice pour ceux auxquels ils s’appliquent ? Il y aurait deux raisons à cela. D’une part, comme vous le dites, les magistrats et les juges qui pratiquent et appliquent le droit en outre-mer manquent de formations spécifiques ; d’autre part, ils n’ont pas vocation à faire toute leur carrière avec ce droit spécifique puisqu’ils sont amenés à bouger. Selon moi, cette multiplicité est donc source d’injustice. Qu’en pensez-vous ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Oui, c’est la contradiction que je pointais mais, selon les domaines de la justice, c’est tout à fait variable. Par exemple, la justice pénale reste a priori une compétence régalienne de l’État qu’il n’est pas question d’adapter – même si l’accord de Bougival du 12 juillet 2025 renforce le rôle des assesseurs coutumiers au-delà des seules questions civiles, y compris en matière pénale. En vérité, les questions de spécialité du droit devant la justice se posent surtout en matière civile et commerciale.
La difficulté consiste dès lors à gérer cette complexité. On pourrait imaginer, dans les outre-mer, des codes qui, applicables territoire par territoire, permettraient de combiner l’exigence de spécialité – dans la mesure où tous les outre-mer tendent vers l’adaptation des normes – et l’unification du droit, en tout cas pour un territoire donné. C’est une réponse possible qui supposerait, au niveau local, des efforts de formation et de transmission des règles applicables localement.
M. le président Frantz Gumbs. Je souhaite pointer la complexité supplémentaire qui, dans certains territoires, tient à l’existence d’un droit local et coutumier qui n’est pas toujours écrit mais que les citoyens respectent et considèrent comme légitime.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. En vertu de l’article 75 de la Constitution, le droit coutumier, en tout cas pour le statut personnel, a droit de cité dans la République française et est pris en considération : cela vaut particulièrement pour la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française, Wallis-et-Futuna, Mayotte et, plus accessoirement, pour la Guyane.
C’est en Nouvelle-Calédonie qu’on va le plus loin, avec le système des assesseurs coutumiers qui assistent les magistrats dans les instances civiles. Malgré quelques difficultés, ce système très intéressant produit de bons résultats, de telle sorte que l’accord de Bougival prévoit de renforcer la place de la justice coutumière, y compris en matière pénale. Celle-ci est ainsi au cœur de l’action de justice.
La difficulté posée par le droit coutumier est qu’il est souvent méconnu et qu’il n’est ni représenté ni actualisé. Ainsi, dans d’autres territoires comme Wallis-et-Futuna, la coutume locale – qui sert en grande partie de droit applicable sur le territoire – est fort peu connue, si ce n’est, peut-être, par les travaux d’Éric Rau qui en a décrit de nombreux aspects.
Enfin, inutile de parler de Mayotte, où le processus de départementalisation a été précédé d’une mise à bas formelle de la coutume, alors que chacun sait parfaitement que des règles coutumières continuent à s’appliquer sous les règles juridiques.
M. Davy Rimane, rapporteur. Pour avoir échangé ce matin avec des magistrats de Wallis-et-Futuna, nous sommes surpris par la situation en matière d’accès au droit, similaire à celle de Saint-Pierre-et-Miquelon, et par la mobilisation de citoyens-défenseurs.
Les citoyens-défenseurs font office d’avocats auprès des justiciables. Cependant, il n’existe ni formations, ni cadre juridique clarifiant leurs attributions, lesquelles relèvent des articles relatifs aux gardes à vues du code de procédure pénale mais qui, de facto, se trouvent élargies.
Votre association a-t-elle cette situation en perspective ? Des échanges, voire des écrits, ont-ils été engagés concernant le statut ou la formation de ces citoyens-défenseurs, afin que ceux-ci, sans devenir nécessairement avocats, puissent avoir un bagage juridique ? Les magistrats que nous avons auditionnés ont rappelé combien il était difficile d’exercer ce rôle sans formation idoine.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je n’ai pas de retour particulier à faire sur ce point, si ce n’est pour rappeler que Wallis-et-Futuna connaît une situation extrême, ou, autrement dit, extrêmement mauvaise. Cela dit, le manque d’effectifs de la justice – un problème national qui devient encore plus criant dans les outre-mer – fait que, même à La Réunion, en théorie mieux dotée, il est très fréquent d’avoir recours à des assistants de justice. Ceux-ci sont en principe formés, mais ce n’est pas beaucoup mieux qu’à Wallis-et-Futuna. On gère la misère.
Les citoyens-défenseurs de Wallis-et-Futuna devraient au minimum recevoir une formation. La faculté de droit de l’université de Nouvelle-Calédonie est proche. On pourrait tout à fait imaginer que, par convention, ces citoyens-défenseurs soient formés par cet établissement performant. Cela doit pouvoir se faire, mais j’ignore le projet du ministère.
M. Davy Rimane, rapporteur. Nos auditions et les déplacements que nous avons pu faire ont montré la prégnance de la question de la formation. Alors que beaucoup de citoyens ultramarins estiment qu’ils sont jugés par des personnes qui ne connaissent pas leur territoire, que pensez-vous des concours délocalisés à affectation locale ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je commencerai par une anecdote. La première fois que je suis intervenu sur des sujets outre-mer à l’École nationale de la magistrature, à Bordeaux, c’était pour gérer une urgence. Comme vous le savez, il existe un classement final dans cette école. En général, les postes outre-mer échoient aux derniers ou aux dernières. En l’occurrence, il s’agissait d’une affectation à Mayotte, qui avait déclenché une crise existentielle chez plusieurs candidats. Je suis intervenu, à la façon d’un pompier, pour leur dire que, si le territoire était difficile, il possédait aussi beaucoup d’avantages. C’était il y a une dizaine d’années. Depuis, l’ENM a pris les choses en main et elle organise une journée de sensibilisation aux outre-mer. Mais c’est encore très insuffisant. Un magistrat qui reçoit sa première affectation outre-mer ne sait pas suffisamment qu’il y a dans ces territoires une population propre, avec une identité propre, une culture propre, une voire des langues propres. Il y a un vrai effort à mener. L’École nationale de la magistrature ne peut pas tout. Il faudrait lui donner davantage de moyens. Votre commission d’enquête participe à la sensibilisation et à la conscientisation de ces sujets.
Le système des assesseurs coutumiers, qui existe en Nouvelle-Calédonie, fonctionne plutôt bien. J’ai assisté à plusieurs audiences. On peut imaginer le voir se développer dans les autres outre-mer, avec des assesseurs locaux pouvant servir d’intermédiaires, même en Guyane, en Martinique, en Guadeloupe ou à La Réunion, des territoires que l’on imagine, pour des tas de raisons, proches des considérations hexagonales. Parfois, la présence d’une médiation locale est utile.
M. Davy Rimane, rapporteur. En Guadeloupe, le procureur général et le premier président de la cour d’appel nous ont annoncé la création d’une classe prépa « talents » à l’université des Antilles pour préparer les jeunes de nos territoires à l’École nationale de la magistrature. Nous espérons que cela prendra la même forme que pour les greffiers, avec des concours délocalisés à affectation locale.
Nous sommes frappés par le fait que l’accès au droit diffère selon le lieu où l’on habite – et non pas selon la grosseur de son portefeuille. Les efforts consentis à plusieurs niveaux nous paraissent limités. Pour vous, cette disparité dans l’accès au droit est-elle spécifique aux territoires dits d’outre-mer ou se vérifie-t-elle à l’échelle de la nation ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a assurément un problème national. Dans les outre-mer, les particularités des territoires accroissent les difficultés, qu’il s’agisse de leur taille, en Guyane par exemple, ou de leur fragmentation, en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie. Leur exiguïté pose aussi un problème bien particulier dans le cadre judiciaire, celui des conflits d’intérêts, qui nécessite de trouver le bon dosage entre le national et le local. Vous savez que les magistrats judiciaires sont protégés par le principe d’inamovibilité et qu’ils sont généralement soumis à des impératifs de mobilité. Or on constate que certains magistrats restent très longtemps en poste outre-mer, ce qui soulève des difficultés pointées par le Collège de déontologie des magistrats de l’ordre judiciaire. Mais, là aussi, il y a une insuffisante prise en compte de la réalité de ces territoires et de leur capacité à déclencher des conflits d’intérêts voire plus. Sans vouloir vous plomber le moral, je rappelle que le taux d’atteinte à la probité publique est très élevé dans les outre-mer. D’après les chiffres de l’Agence française anticorruption, il est supérieur à la moyenne nationale de 4,5 fois à La Réunion et de 5,5 fois à Mayotte. C’est l’un des handicaps spécifiques à l’outre-mer au-delà de son éloignement et de sa géographie.
M. le président Frantz Gumbs. Les personnels politiques de certains territoires aspirent à une plus grande autonomie et cherchent à s’émanciper du droit commun. Or nous avons l’impression que, une fois qu’ils ont obtenu des compétences nouvelles, une sorte de distance d’appréciation se creuse entre ce que veulent les élus et ce que veut faire ou ne pas faire l’administration. Pour prendre un exemple, l’assemblée locale de la collectivité de Saint-Martin a voté une écotaxe sur les véhicules. Malheureusement, l’application de cette règle locale n’a pas été possible. Il manquait en effet aux gendarmes, pour verbaliser, un code Nuts (nomenclature des unités territoriales statistiques) qui n’a jamais été attribué. Ces situations relèvent-elles vraiment d’une impossibilité technique ou sont-elles plutôt la marque d’une réticence de l’administration ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a des habitudes qui ont la vie dure… Ce sont d’anciennes colonies où existait une administration coloniale. Ce n’est pas un jugement de valeur mais une réalité culturelle. Il n’y a qu’à voir le poids des préfets dans les territoires situés outre-mer, sans commune mesure avec celui des préfets agissant dans l’Hexagone. Ce type de résistance culturelle existe et existera encore sans doute longtemps.
Il n’empêche que la dynamique actuelle est une dynamique d’émancipation, qui s’exprime dans l’appel de Fort-de-France, une dynamique de prise de responsabilités par les territoires situés outre-mer. C’est à l’État français de s’adapter. Les Anglo-Saxons parlent de « souveraineté flexible ». Voilà un autre paradoxe : alors qu’un mouvement de décentralisation voire de différenciation s’est enclenché, on voit dans le même temps le pouvoir de dérogation des préfets augmenter. Ce n’est pas incompatible, mais presque. Nous sommes à une période de bascule. De mon point de vue, l’État n’est pas très au clair sur la part de droit commun qu’il veut absolument maintenir et celle de droit local qu’il peut permettre à ces territoires d’exercer. Il faut que chacun des acteurs précise les choses. C’est à l’État de définir le rapport de souveraineté qu’il veut avoir avec ces territoires.
M. le président Frantz Gumbs. Parmi ceux que nous avons identifiés, le frein culturel est particulier. La culture se manifeste notamment dans les langues ; or de très nombreux citoyens français dans les outre-mer ne parlent pas français. La culture ne se modifie pas par la loi et elle est incontournable. Cela rejoint ce que vous disiez sur la capacité de compréhension et d’adaptation dont l’État doit faire preuve.
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Je suis d’accord avec vous. Tout ce que l’on dit là est bien joli mais, la réalité, c’est que de nombreux territoires sont frappés par l’illettrisme. Pour citer un exemple extrême, à Mayotte, moins de 40 % de la population savent lire et écrire la langue française. Et que dire de la langue du droit qui est encore moins accessible ! C’est pourquoi, pour transmettre la culture locale, il serait intéressant que les juridictions soient assistées par des assesseurs locaux, à la façon des assesseurs coutumiers en Nouvelle-Calédonie. À La Réunion, lorsqu’un prévenu ne parle que la langue créole, on bricole. Quelqu’un souffle à l’oreille du président de juridiction ce que la personne a bien voulu dire. On pourrait aller au-delà de ce bricolage.
M. le président Frantz Gumbs. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait augmenter la proportion de magistrats issus des territoires pour opérer un rapprochement culturel avec les justiciables ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. D’une manière générale, je suis favorable à ce que l’on pourrait appeler la préférence locale – un gros mot pour certains. Néanmoins, il y a un domaine où elle doit être utilisée avec précaution et discernement, c’est précisément celui de la justice. En effet, l’exiguïté du territoire, le faible nombre d’habitants forment un bouillon de culture favorable aux conflits d’intérêts et aux atteintes à la probité publique.
M. Davy Rimane, rapporteur. Les effets de l’exiguïté des territoires et de la promiscuité s’appliquent en réalité partout, dès lors qu’il y a un ancrage local. Cela est peut-être un peu moins vrai dans l’Hexagone parce que les magistrats circulent à une autre échelle, mais vient aussi un moment où ils retournent dans leur région d’origine. C’est au magistrat de faire abstraction de la situation et preuve de probité et à nous d’éviter de le placer dans une position compliquée. Ce matin, les magistrats de Wallis-et-Futuna nous disaient qu’ils connaissaient très vite tout le monde.
Au-delà des problèmes que nous avons évoqués, vous semble-t-il que la justice appliquée dans les collectivités territoriales régies par l’article 73 est de bonne facture et fondamentalement bien organisée, de sorte qu’elle prenne en compte les réalités spécifiques de nos territoires ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Non. En raison du manque de moyens, beaucoup de fonctions sont déléguées à des personnes qui ne sont pas des magistrats – des assistants de justice, par exemple. À La Réunion, le greffe public du tribunal de commerce est devenu un greffe privé. Imaginez les conséquences que ça peut avoir pour un territoire aussi important ! La responsabilité relève du ministère de la justice : il doit doter davantage les territoires et prévoir des dispositifs permettant d’améliorer l’accès au droit – assesseurs, médiateurs culturels ou autres. Cela améliorerait l’identification et la représentation de la justice par les populations et, partant, leur relation avec elle.
M. Davy Rimane, rapporteur. Comment expliquez-vous la défiance à l’égard de la justice ? Est-ce lié à l’histoire coloniale de nos territoires ? Est-ce parce que l’application de la justice apparaît décalée à une partie de nos concitoyens ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il existe en effet des obstacles culturels : le passé de la justice coloniale, la difficulté pour certains à comprendre ce que peut être le droit, à identifier le droit et ses professionnels. Autre anecdote : lorsque j’essaie d’expliquer à La Réunion, dont je suis originaire, mon métier de professeur de droit, je n’y arrive pas. Il n’y a pas d’équivalent en créole, où le droit se dit « la loi ». Cela vient de l’époque où il était écrit « la loi » sur la plaque du garde champêtre, qui était le point de contact de la population locale avec le droit. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un problème d’identification et de représentation de la magistrature. Elle n’est ni vue ni visible. Tant qu’il n’y aura pas davantage de magistrats locaux, ce fossé, qui a commencé à se creuser à l’époque de la justice coloniale, continuera à s’accroître. Il va falloir du temps.
M. Davy Rimane, rapporteur. Selon vous, que faudrait-il faire pour essayer de corriger ces dysfonctionnements et rapprocher les citoyens de la justice ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. De mon point de vue, qui est celui d’un professeur de droit et de spécialiste du droit des outre-mer, la principale difficulté tient à l’accès au droit spécial des outre-mer. Cela commence par la tête : les dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer sont mauvaises, inadaptées.
Vous avez dû avoir entre les mains l’ensemble des rapports parlementaires, de droite comme de gauche, qui ont fait ce constat. Le rapport le plus complet est celui de la délégation sénatoriale aux outre-mer, alors présidée par Michel Magras, qui a dressé un constat très éclairant sur le sujet. Il faut reprendre depuis la tête le droit applicable aux outre-mer car, si la tête est pourrie, l’ensemble suit. Il faut donc repartir de la tête pour essayer de remettre ce droit en ordre.
Il faut également consentir un effort sur les vecteurs d’accès au droit. La codification est un bon vecteur. S’il fallait faire un choix, il faudrait établir un code propre à chaque territoire d’outre-mer pour être cohérent avec la volonté d’adaptation locale. Cette mission pourrait être pilotée par la Commission supérieure de codification, rattachée aux services du Premier ministre.
Nous n’avons pas évoqué la question des bases de données et des journaux officiels propres aux territoires. Il existe déjà des portails d’accès au droit en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie ; on pourrait en créer d’autres de ce type car ils rendent le droit plus intéressant, plus accessible et plus proche des citoyens.
Je ne reviens pas sur la formation.
Le droit des outre-mer a près de 80 ans : il est figé, il correspond à une époque révolue, il ne répond plus aux aspirations contemporaines. C’est une difficulté qui gangrène l’ensemble de l’appareil juridique dans ces territoires.
M. le président Frantz Gumbs. Vous êtes un technicien du droit. Au-delà de la lettre du droit, il y a la perception de la justice dans les territoires d’outre-mer, question que vous avez liée à la représentation de la justice, incarnée par des personnes qui disent le droit et qui sont identifiées comme telles. Cette représentation vient d’Européens qui élaborent le droit applicable aux Ultramarins. La question est donc celle de la perception des choses. Ne serait-il pas légitime que ces peuples aient l’impression d’être victimes d’une injustice induite par le système judiciaire lui-même ?
M. Ferdinand Mélin-Soucramanien. Il y a un défaut d’identification, c’est évident. Vous me pardonnerez la comparaison, mais les mêmes problèmes se sont posés en Algérie avant son accession à l’indépendance. À la fin des années 1950, les indépendantistes algériens ayant contesté le caractère colonial de la justice, l’État français avait apporté une réponse qui n’était pas inintelligente – mais qui n’a servi à rien au vu de la suite de l’histoire... Le gouvernement français, disais-je, a fait adopter des lois organiques par voie d’ordonnance pour faciliter l’accès à la magistrature des populations originaires d’Algérie, afin de lutter contre le phénomène de justice coloniale. Cela n’a pas marché, donc, mais ce fut une ultime tentative, un soubresaut de l’État français.
Ainsi, on pourrait imaginer que, face à ce défaut de représentation, des voies d’accès particulières soient aménagées à l’École nationale de la magistrature au profit de jeunes femmes et de jeunes hommes originaires des outre-mer.
Pour revenir à l’Algérie, qui n’est peut-être pas le meilleur exemple, le Conseil constitutionnel avait admis le raisonnement tenu par le législateur de l’époque ; la loi organique n’a donc pas été jugée contraire à la Constitution. En vertu de cette loi, pour bénéficier de cet accès, il fallait non seulement faire partie des populations originaires d’Algérie, mais aussi être de confession musulmane. La mesure allait donc assez loin. En tout état de cause, la question peut se poser de la création d’un concours réservé aux personnes originaires des outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Monsieur Mélin-Soucramanien, nous vous remercions. N’hésitez pas à nous transmettre tout élément complémentaire que vous jugeriez utile à nos travaux.
La séance s’achève à quinze heures vingt.
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane