Compte rendu
Commission d’enquête
sur les dysfonctionnements
obstruant l’accès à une justice adaptée aux besoins
des justiciables ultramarins
– Audition, ouverte à la presse, de Mme Valérie Lebreton, présidente de l’association des magistrats ultramarins 2
– Présences en réunion................................11
Jeudi
25 septembre 2025
Séance de 16 heures
Compte rendu n° 27
session 2024-2025
Présidence de
M. Frantz Gumbs,
Président de la commission
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La séance est ouverte à seize heures.
M. le président Frantz Gumbs. Dans le cadre de nos travaux, il nous a paru pertinent d’entendre l’Association des magistrats ultramarins, tant la qualité de la justice rendue dans les outre-mer est liée aux conditions d’exercice dans ces territoires.
J’accueille avec plaisir Mme Valérie Lebreton, présidente de l’association, magistrate et actuellement présidente de la chambre commerciale de la cour d’appel de Bastia, qui a effectué une part importante de sa carrière à La Réunion. Cette audition sera l’occasion d’examiner les conditions d’exercice, mais aussi de nomination et de formation des magistrats ultramarins, et leurs effets sur l’accès au droit et à la justice des citoyens.
Avant de vous laisser la parole et d’entamer nos échanges, je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes entendues par une commission d’enquête de prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mme Valérie Lebreton prête serment.)
Mme Valérie Lebreton, présidente de l’Association des magistrats ultramarins. Je vous remercie de nous avoir conviés. Il me semblait important que vous entendiez la voix des magistrats originaires d’outre-mer, car ils jouent un rôle prépondérant dans l’accès à la justice.
Permettez-moi tout d’abord de présenter l’association. Créée en 2015 par des magistrats réunionnais et une magistrate guyanaise, cette association loi 1901 – nous ne recevons aucun subside public et sommes tous bénévoles – compte désormais également des magistrats guadeloupéens et martiniquais, mais aucun du Pacifique ni de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Nous avons décidé de la créer pour nous battre contre un principe qui n’existe qu’en outre-mer et qui a des conséquences sur nos carrières : « Outre-mer sur outre-mer ne vaut. » Concrètement, cela signifie qu’après avoir passé et obtenu le très difficile concours de la magistrature, puis attendu plusieurs années pour obtenir un poste dans nos territoires, on nous demande de repartir dans l’Hexagone pour faire avancer notre carrière. Ces mutations ne sont pas imposées aux magistrats hexagonaux, qui peuvent avoir une carrière régionale et évoluer de simple juge jusqu’aux plus hautes fonctions de la magistrature en restant au même endroit – c’est même courant. Nous étions, et nous sommes toujours, les seuls à devoir quitter nos territoires : à nos yeux, il s’agit d’une inégalité de traitement. Nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à le penser, puisque le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) lui-même a souligné, dans son rapport d’activité pour 2001, que la faible proportion d’ultramarins dans la magistrature était de nature à créer un malaise chez le justiciable et qu’un rééquilibrage assurant une place importante aux magistrats originaires d’outre-mer constituait un objectif d’intérêt général au visa de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – article que vous connaissez parfaitement, messieurs les parlementaires, et qui dispose : « Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Malheureusement, ce bel article n’est pas toujours appliqué. Depuis dix ans, l’association essaie donc de faire bouger les lignes, avec un succès inégal.
Permettez-moi de rappeler le fonctionnement de la magistrature : les magistrats sont nommés sur proposition du ministère, après avis – conforme ou simple – du Conseil supérieur de la magistrature. C’est donc lui qui a le dernier mot. Mais cette instance, élue tous les quatre ans, applique de manière inégale le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut ». Notre association mène donc un travail de longue haleine.
Si nous avons obtenu quelques réussites – des collègues ont pu obtenir un avancement sur place, notamment en Guadeloupe et à La Réunion –, nous nous heurtons toujours aux préjugés concernant la justice ultramarine et les magistrats ultramarins exerçant en outre-mer : nous serions davantage corruptibles que les autres, nous n’aurions pas assez de distance pour exercer parce que nous connaîtrions trop de monde compte tenu de l’étroitesse du territoire. Pourtant, non seulement tous les territoires ultramarins ne sont pas exigus – Tahiti couvre une surface aussi grande que l’Europe –, mais en plus, il existe en Hexagone des petites juridictions où un magistrat connaît aussi bien la population de son ressort – je pense à la Creuse ou aux petits villages du Sud-Ouest. Dès lors, pourquoi réserver un sort différent aux ultramarins ? Une telle inégalité de traitement nous paraît injustifiée. Peut-être tient-elle à la façon dont le Conseil supérieur de la magistrature, qui joue un rôle capital dans les nominations, perçoit les magistrats originaires d’outre-mer ? S’il les estime dignes d’être magistrats, s’ils en ont le talent, la compétence et n’ont pas de problème de déontologie, il faut leur permettre d’exercer et d’obtenir un avancement chez eux. Et si vraiment ils doivent partir, il faut leur garantir un retour effectif chez eux.
Nous n’avons pas encore de réponse à toutes ces questions. Avant de venir, j’ai pris soin de consulter tous mes adhérents. Les réponses que je vous apporterai sont le fruit d’un travail collectif mené à la fois avec des magistrats originaires d’outre-mer et des magistrats hexagonaux y ayant exercé, dont le témoignage apporte un autre éclairage, notamment s’agissant de territoires que je ne connais pas, comme les Antilles ou la Guyane.
J’en viens au lien entre notre association et le sujet de votre commission d’enquête : sans magistrats originaires d’outre-mer, l’accès à la justice est plus compliqué. Les ultramarins ont besoin de se reconnaître dans la justice : s’il n’y a aucun ultramarin dans les tribunaux d’outre-mer, cela pose un problème. Plusieurs rapports, dont le rapport d’activité du CSM pour 2021, l’ont souligné. Selon les travaux d’une chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), également avocate au barreau de New York, l’absence de magistrats ultramarins est un problème pour l’image même de la justice. En 2011, on estimait qu’il y avait entre soixante et quatre-vingts magistrats ultramarins – ça paraît énorme, mais ces chiffres ne sont pas fiables : ce sont des données empiriques, car il est interdit de faire des statistiques liées aux origines. Aujourd’hui, je suis en mesure de dire, au vu des personnes que je connais, que nous ne sommes plus que trente à quarante. Avec plus de 2 millions d’habitants, les outre-mer représentent près de 4 % de la population française ; pourtant, seuls 0,5 % des magistrats sont ultramarins. C’est une situation sur laquelle il faut vraiment s’interroger, car le premier frein à l’accès au droit en outre-mer est le défaut de compréhension. Or il est plus facile pour un ultramarin que pour un hexagonal de comprendre la population de son territoire.
L’association fonde beaucoup d’espoir dans vos travaux pour faire avancer les choses et pour qu’un jour, enfin, les citoyens ultramarins aient confiance en la justice.
M. le président Frantz Gumbs. Je vous remercie pour ce propos introductif déjà très riche. Je voudrais m’assurer d’avoir bien compris le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », qui serait justifié par le fait qu’un ultramarin qui resterait trop longtemps dans son territoire serait plus prompt à céder aux pressions des lobbys – vous avez même parlé de corruption. Concrètement, vous oblige-t-on à revenir en Hexagone, ou pouvez-vous aller d’un territoire d’outre-mer à l’autre ? Après tout, si vous êtes Réunionnaise, on ne peut pas vous reprocher de trop bien connaître les Guyanais, par exemple.
Mme Valérie Lebreton. On ne peut ni rester au sein du même outre-mer, ni aller d’un outre-mer à l’autre. Par exemple, si j’étais magistrate à La Réunion, je ne pourrais pas aller en Guyane – enfin si, peut-être, car c’est une juridiction qui n’est pas du tout attractive. Mais il me serait impossible d’aller dans le Pacifique, par exemple, car c’est une juridiction très attractive.
Après avoir réussi un concours extrêmement difficile de la fonction publique, étudié trois ans à l’École nationale de la magistrature (ENM) et assuré de premières fonctions dans l’Hexagone – c’est obligatoire –, les magistrats ultramarins qui exercent en outre-mer ont donc deux possibilités : accepter de partir pour faire avancer leur carrière, ou refuser et rester magistrat de base toute leur vie. Le dilemme est d’autant plus difficile qu’il faut prendre en compte le reste de la famille, notamment la profession du conjoint, qui n’est pas forcément fonctionnaire. Toutes ces difficultés, les adhérents les ont connues et continuent de les subir aujourd’hui.
M. le président Frantz Gumbs. Vous avez exercé à La Réunion. D’expérience, le manque de représentativité des magistrats ultramarins a-t-il un impact mesurable sur la perception que la population a de la justice ?
Mme Valérie Lebreton. Bien sûr, ne serait-ce que parce que la représentativité facilite la compréhension des justiciables : la façon de les respecter, de leur parler, est importante. Or, contrairement aux magistrats hexagonaux, les magistrats ultramarins savent quand le justiciable ne comprend pas ce qui lui est dit.
J’ai eu la chance d’être présidente du tribunal judiciaire de Saint-Pierre – même si ce que j’appelle « chance », c’est surtout beaucoup de travail et la confiance du Conseil supérieur de la magistrature de l’époque. Lorsque je suis arrivée dans cette juridiction, mon mantra a été l’accès à la justice des plus vulnérables, car ce sont les plus démunis qui ont le plus besoin de la justice. Or, comme vous le savez peut-être, La Réunion compte plus de 115 000 illettrés et le taux de pauvreté y excède 30 %. La majorité des justiciables qui y saisissent un tribunal ont de grandes difficultés de compréhension et ont besoin d’aide. Dès mon arrivée, j’ai donc œuvré pour réduire drastiquement le délai d’obtention de l’aide juridictionnelle, qui permet aux plus démunis d’avoir accès à la justice, et, avec l’aide d’un avocat, d’introduire une instance. En le réduisant de huit à un mois, nous avons immédiatement amélioré la qualité de la justice rendue aux justiciables. J’ai également organisé au sein du tribunal un conseil de juridiction pour discuter de la justice et de la précarité, en mettant en évidence les conséquences de la précarité d’une partie des citoyens de La Réunion sur l’accès à la justice.
Convaincue que les difficultés d’accès au droit tiennent aux conditions de vie précaires de certains citoyens, à l’illettrisme, à l’analphabétisme, à la peur de l’enceinte judiciaire, j’ai mené une politique d’aide juridictionnelle, créé des instances et essayé d’ouvrir le tribunal autant que possible, afin que les justiciables comprennent qu’il ne faut pas avoir peur de saisir la justice en cas de besoin. Je ne dis pas qu’un hexagonal n’aurait pas mené cette même politique « volontariste » d’ouverture de la juridiction sur la cité, mais un ultramarin est peut-être plus sensible à ces problématiques et montre peut-être plus d’appétence et de volonté pour faire bouger les choses dans son territoire.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, cette distance culturelle obère-t-elle la capacité d’adaptation d’un magistrat hexagonal par rapport à un ultramarin ?
Mme Valérie Lebreton. Je n’irais pas jusque-là. J’ai rencontré en outre-mer des magistrats hexagonaux formidables, très attachés à découvrir une autre culture et à comprendre l’univers dans lequel ils vivaient, qui auraient pu en faire autant que moi. Malheureusement, j’y ai aussi rencontré des gens qui dysfonctionnaient et qui donnaient une image déplorable de la justice. Certes, c’est une minorité, mais elle fait très mal à la justice.
M. Davy Rimane, rapporteur. La très faible représentation des ultramarins dans la magistrature tient-elle à un manque d’appétence de notre jeunesse pour la profession de magistrat ou à un dysfonctionnement de la formation, qui conduirait à écarter de fait les ultramarins ?
Mme Valérie Lebreton. Quand on est ultramarin, passer le concours est déjà toute une épopée : il faut faire au moins quatre années d’études en droit – cinq aujourd’hui –, puis trouver une préparation spécifique au concours. Il existe sept classes prépas « talents » en France, mais aucune en outre-mer. C’est un premier frein énorme pour les étudiants en droit ultramarins qui voudraient devenir magistrats.
Ensuite, il y a l’impossibilité de faire carrière. Lorsque j’étais en poste à La Réunion, je suis intervenue à plusieurs reprises devant des étudiants en droit de l’université de Saint-Denis. Ils me disaient tous qu’ils ne voulaient pas devenir magistrats parce qu’ils devraient choisir entre revenir chez eux et faire carrière, alors qu’en étant avocats, ils pourraient rester chez eux et concilier vie professionnelle et vie personnelle. Beaucoup d’étudiants ne passent donc même pas le concours.
Au-delà de la fin du principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », nous demandons depuis 2016 la création de classes préparatoires en outre-mer, afin d’augmenter les effectifs de magistrats ultramarins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Le premier président et le procureur général de la cour d’appel de Basse-Terre, en Guadeloupe, militent eux aussi pour l’ouverture d’une classe prépa « talents » pour les Antilles et la Guyane, pour les mêmes raisons que celles que vous venez d’évoquer.
Vous avez exercé à La Réunion, dont vous êtes originaire. Pouvez-vous nous faire part de votre expérience personnelle ? À quelles contraintes avez-vous fait face ? Vous avez évoqué les préjugés qui entouraient les magistrats ultramarins, par exemple en termes de probité. Selon vous, rencontre-t-on davantage ces difficultés quand on est originaire du territoire ?
Mme Valérie Lebreton. J’ai commencé mes études à la faculté de droit de La Réunion, avant de partir à Bordeaux, faute d’institut d’études judiciaires sur l’île pour préparer le concours d’entrée dans la magistrature. À l’époque, il n’y avait pas encore beaucoup de préparations privées.
Une fois que j’ai obtenu le concours, il n’y avait pas de poste à La Réunion. Je suis donc restée dans l’Hexagone – c’est bien normal, dans toute l’administration, vous passez trois ou quatre ans quelque part. Pour ma part, j’ai été affectée à Épinal, expérience très enrichissante. Je suis retournée assez vite à La Réunion, non sans avoir à me battre : lorsque j’appelais la direction des services judiciaires pour lui dire combien je souhaitais rentrer chez moi parce qu’un proche rencontrait des problèmes de santé, on me répondait que j’étais dans le même cas que les magistrats originaires de Marseille qui exerçaient à Paris. Mais La Réunion, c’est quand même à 10 000 kilomètres de l’Hexagone, rien à voir avec un Paris-Marseille ! Déjà, à l’époque, la méconnaissance des problématiques spécifiques à l’outre-mer était préjudiciable aux ultramarins.
Le parcours du combattant pour repartir dans son île était aussi compliqué par la concurrence avec les autres magistrats : avant la loi de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer, les ultramarins ne bénéficiaient pas d’une priorité statutaire.
Non seulement il est compliqué de revenir dans son territoire, mais, une fois qu’on y est, le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut » obère tout avancement de carrière sur place, alors qu’en Hexagone, les carrières régionales existent.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez finalement réussi à rentrer : parlez-nous de l’exercice dans votre territoire, devant les personnes qui vous ressemblent. Beaucoup de justiciables nous ont dit qu’il était compliqué, pour eux, d’être jugés par des personnes qui ne connaissaient pas leur territoire et leur culture.
Mme Valérie Lebreton. Les justiciables que j’ai jugés ne savaient pas forcément que j’étais Réunionnaise ; ce n’est pas écrit sur mon front. Mais je pense que les choses ont été plus simples pour eux : par exemple, lorsqu’ils laissaient échapper des mots en créole, je les comprenais. Je pouvais interpréter leur comportement, aussi : je ne sais pas ce qu’il en est aux Antilles ou en Guyane, mais certains comportements des Réunionnais peuvent passer pour de la nonchalance, du mépris ou de la moquerie, alors qu’ils traduisent en réalité une forme de gêne ou d’incompréhension. J’étais toute jeune juge à l’époque, mais mes origines ultramarines m’ont permis d’expliquer tout cela aux magistrats hexagonaux avec lesquels je travaillais.
D’expérience, le justiciable ultramarin a donc tout à gagner à avoir une justice qui lui ressemble et qui le connaît. Cela évite les méprises et les quiproquos, et lui permet d’être vraiment entendu. De toute façon, le fantasme d’une justice intégralement ultramarine relève de la science-fiction, car nous ne sommes que trente à quarante actuellement. Reste qu’il me semble souhaitable qu’il y ait quelques magistrats d’origine ultramarine dans les outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Quelle est la proportion d’hommes et de femmes parmi les magistrats ultramarins ?
Mme Valérie Lebreton. Il y a beaucoup plus de femmes dans la magistrature en général – elles représentent entre 60 % et 70 % des magistrats. Cela crée d’ailleurs un double plafond de verre : déjà que les femmes font bien moins carrière que les hommes, je vous laisse imaginer les difficultés pour les femmes ultramarines.
M. le président Frantz Gumbs. Je les conçois bien volontiers. Accepter de partir vous garantit-il un avancement de carrière significatif ?
Mme Valérie Lebreton. Je serais bien en peine de vous répondre. Pour ma part, je suis partie deux fois : on ne pourra pas me reprocher d’avoir fait une carrière régionale. La première fois, c’était pour un avancement : partie simple juge, je suis revenue juge d’un niveau plus élevé et j’ai pu devenir présidente dans mon territoire – cela ne se faisait généralement pas, en raison du principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », mais le Conseil supérieur de la magistrature m’avait fait confiance. Je suis ensuite repartie pour prendre un grade supplémentaire. Concrètement, le fait de partir permet d’avancer en grade. Quant à savoir si cela permet de faire une carrière plus intéressante, je vous le dirai dans dix ou quinze ans. Je ne sais pas si avoir accepté de partir m’aura servi à quelque chose. J’ai rencontré récemment un nouvel adhérent, un jeune Réunionnais qui vient d’entrer dans la magistrature, qui m’a demandé si tout cela en valait la peine : à force de se battre pour obtenir la même chose que les autres, c’est la question qu’on finit par se poser. Parfois, je me demande si j’aurais passé le concours si j’avais su tout ce que je devrais consentir pour avoir des postes, avancer et réussir dans ce beau métier.
À titre personnel, chaque fois que je suis partie, ça a été très dur – pour moi, mais aussi pour mon compagnon et mes enfants. Il faut l’entendre, car je ne sais pas si les gens se rendent bien compte de ce que cela signifie. La première fois que j’ai quitté La Réunion avec mes enfants, ils ne connaissaient pas la neige, ils n’avaient jamais porté de vêtements d’hiver ; ils ont été coupés de tout, notamment du cocon familial dans lequel ils évoluaient, car en outre-mer, la famille est très présente. La seconde fois, ils étaient plus grands, c’était moins compliqué. Mais partir reste un véritable sacrifice pour les ultramarins, et je ne suis pas sûre qu’on en soit récompensé à terme.
M. le président Frantz Gumbs. Nous avons appris que l’École nationale de la magistrature proposait une formation – ou plutôt une simple information – aux magistrats devant prendre un poste en outre-mer, afin de leur donner quelques éléments sur le contexte local, la culture, les langues ; à quoi s’attendre sur place, en somme. Vous sollicite-t-on pour participer à cette formation qui, j’y insiste, est par ailleurs trop légère ?
Mme Valérie Lebreton. Pensez-vous qu’on invite des ultramarins à parler des outre-mer ? C’est une boutade, mais le fait est que non, on ne m’a jamais demandé, pas plus qu’à un membre de mon association, qui est référencée depuis dix ans par le ministère de la justice, d’y participer.
M. Davy Rimane, rapporteur. Ce n’est pas possible !
Mme Valérie Lebreton. J’ai vu que vous aviez reçu plusieurs personnalités de l’administration centrale : le référent outre-mer au secrétariat général du ministère de la justice ou encore la personne chargée de l’outre-mer au sein de la direction des services judiciaires. De telles fonctions ne sont jamais occupées par des ultramarins. Ceux qui les obtiennent ont bien sûr beaucoup de qualités, la question n’est pas là, mais ils n’ont ni appétence, ni connaissances particulières de ces territoires.
J’ai été entendue par la conseillère services judiciaires de M. Darmanin. Nous sommes d’ailleurs toujours poliment reçus lorsqu’il y a un nouveau cabinet. Mon souhait est que le fonctionnaire chargé de l’outre-mer au sein du ministère de la justice soit un ultramarin. Il me semble que pour un ministère régalien, ce ne serait pas plus mal. Je ne dis pas que seuls des ultramarins doivent parler de l’outre-mer, mais qu’il faudrait une pincée de gens qui en sont originaires au sein du ministère.
M. Davy Rimane, rapporteur. Des dispositifs sont créés pour compenser le manque d’attractivité de territoires tels que la Guyane et Mayotte. Ainsi, lorsqu’un magistrat accepte d’y travailler un certain temps, il peut choisir son affectation suivante. Qu’en pensez-vous ? De tels dispositifs permettent-ils de fidéliser les magistrats en outre-mer ? Plus généralement, que pourrions-nous faire pour améliorer l’attractivité de ces territoires ?
Mme Valérie Lebreton. Les contrats de mobilité auxquels vous faites référence sont très importants, car les magistrats concernés sont souvent des gens d’expérience. Comme vous l’avez dit, cette affectation dans un territoire peu attractif leur permet ensuite d’obtenir le poste qu’ils désirent. Le problème, c’est que souvent, la destination demandée se trouve également en outre-mer, mais cette fois dans un territoire attractif – à La Réunion par exemple –, si bien que les magistrats ultramarins qui veulent rentrer au pays se retrouvent en compétition avec eux. Faut-il accorder une priorité statutaire aux magistrats s’engageant dans un contrat de mobilité ou à ceux faisant valoir des intérêts matériels et moraux ? Je vous laisse l’apprécier. À terme, ce dispositif pourrait donc porter préjudice aux ultramarins.
M. Davy Rimane, rapporteur. Plus précisément, qu’est-ce qui rebute la plupart des magistrats d’aller exercer en Guyane ou à Mayotte ?
Mme Valérie Lebreton. S’agissant de Mayotte, où je suis allée plusieurs fois en tant que cheffe de juridiction et où j’ai rencontré des avocats, le premier problème est la méconnaissance du territoire. L’image véhiculée dans les médias est négative, qu’il s’agisse de la pauvreté, des bidonvilles, des problèmes d’immigration, d’accès à l’eau, ou encore des enjeux climatiques et sécuritaires. Les collègues hexagonaux qui ont des enfants ne veulent donc pas y aller ; ils craignent aussi que le niveau scolaire soit insuffisant et savent qu’il est compliqué d’y trouver un logement.
Pour la Guyane, qui est concernée par le trafic de stupéfiants et également par des problèmes d’immigration, je crois que c’est aussi une question de méconnaissance. Car quand des magistrats s’engagent dans une brigade dans l’un de ces deux territoires, ils repartent avec une autre image.
Je ne sais pas exactement ce qu’il faudrait faire pour y remédier : c’est au ministère de trouver des moyens. L’un d’eux est certainement d’expliquer ce que sont réellement ces territoires. Par exemple, si la formation « partir en outre-mer », que dispense l’ENM et à laquelle vous faisiez allusion, expliquait la réalité des choses de façon étayée, certains seraient certainement plus prompts à aller y travailler.
Une autre manière d’avoir davantage de magistrats dans ces territoires est de former des Guyanais et des Mahorais à ces professions. J’avais des amis mahorais à l’université de La Réunion : il y a des diplômés en droit dans ces deux départements. Il faut former des jeunes et leur assurer qu’ils ont leur place au sein de la justice de la République. Grâce, entre autres, aux prépas « talents », les jeunes pourraient se convaincre qu’ils peuvent devenir magistrats, dans leur territoire et ailleurs, car il faut aussi qu’ils aillent dans l’Hexagone pour voir autre chose et bénéficier d’une expérience enrichissante. Ensuite, ils reviendront chez eux et auront une vie professionnelle et familiale épanouissante.
En un mot, il faut susciter des vocations locales et faire connaître les territoires autrement que par un prisme médiatique négatif.
M. le président Frantz Gumbs. Selon vous, qu’est-ce qui serait le plus juste : que personne ne puisse enchaîner deux postes en outre-mer ou, au contraire, que cela soit possible pour tous ?
Mme Valérie Lebreton. Pour l’heure, il n’est pas possible d’obtenir deux postes consécutifs en outre-mer, même s’il y a de nombreuses exceptions, dont on ne connaît d’ailleurs pas trop la justification.
Selon moi, le plus juste serait d’abandonner le principe « outre-mer sur outre-mer ne vaut », qui n’est d’ailleurs pas statutaire. Revenons-en à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : les vertus et les talents ! Si une personne est compétente et ne souffre d’aucune difficulté déontologique, pourquoi la priver de travailler dans ces territoires, qu’elle soit ultramarine ou non ? Et pourquoi y aurait-il une conception différente des choses pour les outre-mer ? Qu’est-ce qui le justifie ?
Parlons un instant de la déontologie et des sanctions disciplinaires. Au cours des dix années au cours desquelles j’ai travaillé à La Réunion, les quatre procédures disciplinaires qu’il y a eu ont toutes concerné des magistrats hexagonaux, jamais un magistrat ultramarin. À Mayotte, la seule procédure a aussi concerné un professionnel hexagonal. Si l’interdiction d’enchaîner deux postes en outre-mer repose sur un risque de corruption et de problèmes déontologiques pour les magistrats ultramarins, ce n’est pas étayé par des faits objectifs.
Je ne suis pas complètement bornée. Si, demain, on me disait que sur les quarante magistrats ultramarins, les trois quarts sont en poste en outre-mer, dont vingt font l’objet de poursuites devant le Conseil supérieur de la magistrature, les faits seraient objectivés ; je ne pourrais qu’approuver qu’ils ne puissent occuper deux postes consécutifs dans ces territoires. Mais ce n’est pas le cas. Je le répète, le principe non statutaire dont nous parlons ne repose pas sur la constatation objective de manquements déontologiques de la part des originaires.
M. Davy Rimane, rapporteur. Vous avez évoqué les brigadistes, qui viennent compenser le manque de magistrats et de greffiers en Guyane et à Mayotte. L’un d’entre eux occupe même le poste de premier vice-président du tribunal judiciaire de Cayenne. Quel regard portez-vous sur ce dispositif et plus généralement sur les brigades, désormais régulièrement envoyées dans ces deux territoires ?
Mme Valérie Lebreton. De prime abord, les brigades sont très positives pour aider ponctuellement une juridiction quand elle fait face à des problèmes d’effectifs inextricables. Cela procure un souffle et permet aux juridictions de fonctionner.
Le problème, c’est que les magistrats brigadistes ne s’inscrivent pas dans la durée. Cela dénote donc un dysfonctionnement, car on ne peut travailler en permanence de cette manière.
De plus, il faut organiser en amont l’intervention des brigadistes : identification des besoins avec les chefs de juridiction, contrats d’objectifs sur le stock pénal à résorber… Il faut que la justice se porte mieux après le passage d’une brigade, et que les justiciables y gagnent. En effet, n’oublions pas que nous ne travaillons pas pour notre carrière personnelle, mais pour les personnes que nous avons en face de nous. À La Réunion ou ailleurs, nous travaillons pour les justiciables et rendons la justice au nom du peuple français.
En définitive, les brigades sont utiles mais insuffisantes et le dispositif illustre un problème de fonctionnement. On ne peut travailler ad vitam aeternam avec des brigades.
M. le président Frantz Gumbs. Plutôt que d’obliger les magistrats à retourner dans l’Hexagone après un poste en outre-mer, pourrions-nous envisager un fonctionnement intermédiaire, avec une mobilité restreinte à une zone géographique spécifique ? Pour éviter l’éventuel écueil d’une trop longue présence dans un territoire donné, que diriez-vous de prévoir un mouvement au sein d’une zone Atlantique où figureraient la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe, d’une zone relative à l’océan Indien où se trouveraient Mayotte et La Réunion, et d’une zone Pacifique si c’est envisageable ? Cela améliorerait-il le système ?
Mme Valérie Lebreton. Ce serait une excellente idée. En tant que magistrats ultramarins, nous n’aurions d’ailleurs pas besoin d’un temps d’adaptation en passant d’un territoire à l’autre, contrairement aux collègues hexagonaux. Nous serions immédiatement opérationnels, y compris en cas d’avancement, car nous avons une certaine expérience de ces territoires ; nous savons comment les gens et les choses fonctionnent.
Cette possibilité serait donc très séduisante, très intéressante, et supprimerait l’injustice de devoir partir très loin des siens avec sa famille. Au sein d’une même zone géographique, nous pourrions prendre l’avion une fois par mois pour renouer les liens avec nos proches.
M. Davy Rimane, rapporteur. Cela n’engage que moi, mais je tiens sincèrement à vous remercier, madame Lebreton, car vous venez selon moi de briser le plafond de verre auquel nous nous heurtions depuis le début des auditions. On nous a répété qu’il était compliqué de nommer des ultramarins dans leurs territoires d’origine, qu’il fallait faire attention, et j’attendais que quelqu’un nous tienne un autre discours.
Ce matin, nous avons entendu des magistrats en poste à Wallis-et-Futuna. Seuls des hexagonaux sont affectés dans ce très petit territoire, où tout le monde se connaît très vite. La promiscuité qui y prévaut n’est pas moins valable pour eux que pour des ultramarins.
J’ai également bien noté qu’on ne faisait jamais appel à votre association, pourtant référencée depuis dix ans par le ministère de la justice, pour la formation des magistrats avant leur affectation outre-mer.
M. le président Frantz Gumbs. Comme le rapporteur, je vous remercie de votre contribution. N’hésitez pas à nous faire part de toute autre réflexion, de vous-même ou de vos adhérents, au sujet de la présence et de la représentation des magistrats ultramarins auprès des justiciables des mêmes territoires. Votre parole est démonstrative et nous vous en remercions. Je vous laisse le mot de la fin.
Mme Valérie Lebreton. Je vous remercie de m’avoir conviée. Il était selon moi important qu’un magistrat originaire des outre-mer intervienne sur ce sujet.
Je n’ai qu’un souhait : que davantage d’ultramarins intègrent la magistrature. Il y en a malheureusement de moins en moins et il faut y remédier. Ce serait une bonne chose pour la justice et l’accès au droit dans les outre-mer.
La séance s’achève à seize heures cinquante
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Présents. – M. Frantz Gumbs, M. Davy Rimane