Compte rendu
Commission d’enquête
sur les défaillances
des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société
– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’économie de la santé........2
– Table ronde, ouverte à la presse, sur l’état de la santé mentale et la prévention 21
– Présences en réunion................................43
Mercredi
3 septembre 2025
Séance de 9 heures 30
Compte rendu n° 2
session ordinaire de 2024-2025
Présidence de
Mme Nicole Dubré-Chirat,
Présidente,
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La séance est ouverte à neuf heures trente
Au cours d’une table ronde sur l’économie de la santé, la commission auditionne :
– la fondation FondaMental – Mme Marion Leboyer, directrice générale de la fondation, professeure de psychiatrie à l’université Paris-Est Créteil (UPEC), directrice adjointe du département médico-universitaire de psychiatrie des hôpitaux universitaires Henri-Mondor, et Mme Isabelle Durand-Zaleski, professeure de médecine, docteure en économie, responsable de l’unité de recherche en économie de la santé de l’Assistance publique – hôpitaux de Paris (AP-HP) ;
– l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES) – M. Denis Raynaud, directeur, et Mmes Coralie Gandré et Maude Espagnacq, maîtresses de recherche.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Nous débutons les auditions de la commission d’enquête sur les défaillances des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap et les coûts de ces défaillances pour la société. J’ai l’honneur d’en être la présidente, après avoir corédigé, l’an dernier, un rapport d’information sur la prise en charge des urgences psychiatriques.
Cette première audition porte sur l’économie de la santé. Je souhaite la bienvenue à Mme Marion Leboyer, professeure de psychiatrie à l’université Paris-Est Créteil, directrice générale de la fondation FondaMental, directrice adjointe du département médico-universitaire de psychiatrie des hôpitaux universitaires Henri-Mondor, directrice du laboratoire de neuropsychiatrie translationnelle de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) et directrice scientifique du programme de recherche exploratoire en psychiatrie de précision Propsy, piloté par l’Inserm et le CNRS (Centre national de la recherche scientifique) ; à Mme Isabelle Durand-Zaleski, professeure de médecine et docteure en économie, auteure pour la fondation FondaMental d’une étude sur le coût des maladies psychiatriques ; à M. Denis Raynaud, docteur en sciences économiques et directeur de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) ; ainsi qu’à Mmes Coralie Gandré et Maude Espagnacq, maîtresses de recherche à l’Irdes.
L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(Mmes Marion Leboyer et Isabelle Durand-Zaleski, M. Denis Raynaud et Mmes Coralie Gandré et Maude Espagnacq prêtent successivement serment.)
Madame Durand-Zaleski, votre étude pour la fondation FondaMental indique que les maladies mentales représentent non seulement le premier poste de dépense de l’assurance maladie, mais aussi des coûts économiques et sociaux autrement plus élevés. Pourriez-vous détailler ces coûts ?
Mme Isabelle Durand-Zaleski, professeure de médecine, docteure en économie et responsable de l’unité de recherche en économie de la santé de l’AP-HP. Je vous remercie pour votre invitation. L’objectif de nos travaux était de mesurer, en France, ce qu’on appelle le fardeau global de la maladie, c’est-à-dire à la fois l’importance de l’épidémie – soit le nombre de personnes atteintes – et son incidence pour le système de soins et la société dans son ensemble.
Notre méthode consiste à regarder non seulement les dépenses réelles, tant pour l’assurance maladie – ainsi que le rapport « Charges et produits » l’indique chaque année dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) – que pour le secteur médico-social, mais aussi le manque à gagner induit par les pertes de production, ainsi que la valeur financière de la perte de santé causée par ces maladies. Certains diront que nous agrégeons des choux et des carottes, mais la valorisation de la perte de santé n’est pas arbitraire : elle obéit à une méthode utilisée dans d’autres pays et qui permet de calculer la valeur d’une vie perdue selon le pays de résidence. C’est un procédé couramment employé pour appeler l’attention des décideurs publics sur la perte en santé, outre la perte financière.
Publiée il y a deux ans, l’étude reconduit un premier travail du même type réalisé il y a une vingtaine d’années. Une telle analyse permet des comparaisons internationales et entre maladies. Vous vous le rappelez peut-être, un rapport fondé sur la même méthode a été publié il y a deux ans sur le coût des toxicomanies.
La limite de la démarche est l’existence inévitable d’un double compte, en raison des transferts, outre qu’il n’est pas tout à fait rigoureux d’agréger les différents coûts, comme je le disais. Son intérêt est de fournir un seul et même chiffre, qui permet les comparaisons : 163 milliards d’euros – une dépense considérable.
Cette dépense se répartit entre différents postes. En ce qui concerne l’assurance maladie – le chiffre vous est communiqué chaque année –, les maladies mentales sont l’un des deux premiers postes de dépenses avec les cancers.
Par ailleurs, nous avons calculé que l’immense majorité des dépenses annuelles liées aux soins des patients pris en charge pour schizophrénie ou trouble bipolaire par les centres experts de la fondation FondaMental ont trait aux hospitalisations. Il est possible de retrouver ces dépenses parmi les 25 milliards d’euros consacrés chaque année par l’assurance maladie à ces pathologies, mais cela suppose l’identification des patients à partir des algorithmes de la Cnam (Caisse nationale de l’assurance maladie), ce qui est compliqué – le rapport « Charges et produits » l’explique très bien.
Selon la même méthode, nous avons aussi réalisé une étude sur le coût des suicides et des tentatives de suicide. Les données épidémiologiques sur les suicides, issues du CépiDc (Centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès), sont très précises ; c’est nettement moins le cas pour les tentatives de suicide, beaucoup plus difficiles à recenser. Comme précédemment, nous avons regardé les dépenses réelles pour le système de soins et celles liées à la perte de production et d’années de vie du fait de la mortalité prématurée et de la morbidité. Nous avons abouti à un coût d’environ 18 milliards d’euros s’agissant des suicides et d’un peu plus de 5 milliards s’agissant des tentatives, et nous présentons la répartition de ces chiffres entre dépenses directes et indirectes.
Je l’ai dit, l’utilité de ces études est de permettre de comparer nos résultats avec ceux des pays étrangers – ils sont en l’occurrence très cohérents : tous nos voisins calculant le fardeau de maladies tombent peu ou prou sur les mêmes chiffres et la même répartition – et de comparer les coûts des différentes pathologies – j’ai cité les travaux sur les toxicomanies. Cette méthode correspond du reste à ce que fait l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Enfin, cela sert à mettre cette question à l’agenda politique : en un seul chiffre – qui a les limites que j’ai évoquées –, nous montrons l’empreinte de ces pathologies sur la société.
Mme Marion Leboyer, directrice générale de la fondation FondaMental, professeure de psychiatrie à l’université Paris-Est Créteil et directrice adjointe du département médico-universitaire de psychiatrie des hôpitaux universitaires Henri-Mondor. À mon tour, je vous remercie de votre invitation.
Je souhaite dresser une liste, non exhaustive, des défaillances du système de soins, mais aussi vous proposer des pistes d’amélioration.
J’aborderai la prévention – primaire, secondaire et tertiaire –, puis les freins au changement et à l’innovation, très puissants dans le domaine de la psychiatrie, enfin le manque d’attractivité – une difficulté française – de cette spécialité pour les différentes catégories de personnels soignants.
S’agissant des pistes d’amélioration, il faut oser réformer en psychiatrie comme nous le faisons dans les autres domaines médicaux, en déployant une politique de prévention, en modernisant l’organisation territoriale des soins, en soutenant la recherche et en appliquant les innovations, ce qui est insuffisamment fait, probablement par manque de connaissances.
Les insuffisances en matière de prévention primaire reposent sur la méconnaissance des maladies mentales, sur la méfiance à l’égard de la psychiatrie, laquelle entraîne une perte de chances tout à fait considérable pour nos concitoyens, ainsi que sur un manque de repérage précoce et de sensibilisation des acteurs de proximité. Dans les perspectives d’amélioration figure le fait d’avoir érigé la santé mentale en grande cause nationale, qui permet d’éveiller les consciences ; toutefois, il faut lui ajouter la diffusion d’informations, car de fausses données continuent de circuler, ce qui n’aide pas la prévention.
Les insuffisances en matière de prévention secondaire se caractérisent par plusieurs éléments alarmants : les retards de diagnostic, dus au déficit de formation des premières lignes, mais aussi d’information du grand public ; l’inégal accès aux soins ; l’existence d’un silo organisationnel entre les prises en charge somatique et psychiatrique. Parmi les leviers d’action, citons l’amélioration de la formation des médecins généralistes et le fait de les aider à travailler grâce à des logiciels d’aide au diagnostic et par le déploiement de dispositifs impliquant les infirmiers en pratique avancée ; l’amélioration de l’accès aux soins, notamment aux thérapies psycho‑sociales, grâce aux outils digitaux ; le développement de services et d’équipes spécialisés par groupes de pathologies, comme cela se fait partout dans le monde ; et le renforcement des liens entre soins somatiques et psychiatriques.
Nos données relatives au retard de diagnostic sont assez anciennes, datant d’une étude de 2013, mais la situation est malheureusement toujours la même. S’agissant par exemple des troubles bipolaires, il s’écoule en moyenne plus de dix ans entre le premier épisode dépressif ou maniaque et le diagnostic, donc le début des traitements spécifiques. Dans la schizophrénie, la durée de psychose non traitée est comprise entre deux et cinq ans, alors que ces cinq premières années sont absolument cruciales pour que les patients répondent bien aux traitements et ne développent pas une pathologie chronique.
L’accès aux soins n’est pas du tout le même selon les territoires : certains de nos concitoyens ont plus facilement accès aux soins que d’autres. En outre, plusieurs études conduites par mon laboratoire montrent l’impact des facteurs de risques environnementaux, ce qui invite à développer une politique de soins régionalisée. Notre étude comparant la prévalence des maladies mentales – en particulier les troubles bipolaires et la schizophrénie – d’un territoire à l’autre indique que le nombre de patients est deux fois plus élevé en ville qu’à la campagne, probablement en raison d’une multiplicité de facteurs que nous sommes en train d’analyser, parmi lesquels l’urbanicité, la pollution ou encore le stress.
S’agissant toujours de la prévention secondaire, j’insiste sur l’insuffisante prise en compte des comorbidités somatiques. De fait, l’organisation des soins est très clivée entre, d’une part, la psychiatrie et, de l’autre, les soins somatiques médicaux. Or la première cause de mortalité de nos patients n’est pas, comme on pourrait le penser, le suicide, mais les maladies cardiovasculaires et le cancer, qui réduisent l’espérance de vie de vingt ans chez les femmes et de quinze ans chez les hommes ; le taux de mortalité de nos patients est deux à trois fois supérieur à celui de la population générale. De très nombreuses études, dont celle de Coralie Gandré, mettent en évidence ce phénomène, aussi bien en France qu’ailleurs dans le monde. En revanche, ce qui est spécifique à notre pays, c’est notre difficulté à remédier à ces clivages et à faire en sorte que les professionnels de santé se parlent, que les patients puissent être soignés ou que les soignants sachent même que ces comorbidités somatiques existent.
Un exemple : le syndrome métabolique, qui se caractérise par l’hypertension artérielle, l’obésité, l’anomalie de la glycémie et l’anomalie lipidique – des indicateurs assez simples. Nous avons été parmi les premiers à démontrer sa fréquence chez les patients atteints de pathologies psychiatriques, grâce aux évaluations que nous avons faites au sein de nos centres experts. Sa prévalence s’élève à 10 % au sein de la population générale, contre 20 % en cas de trouble bipolaire, 24 % en cas de schizophrénie et 38 % en cas de dépression résistante. Malheureusement, entre 70 et 90 % des patients atteints de ces maladies ne sont pas dépistés, diagnostiqués et soignés alors que ce n’est pas compliqué ; cela entraîne une perte de chances et une augmentation de la mortalité.
J’en viens à la prévention tertiaire. Le retard de diagnostic entraîne un recours tardif aux soins, souvent aux urgences. Alors même que les urgences sont engorgées et manquent de moyens, les patients y arrivent à un stade de plus en plus sévère, ayant déjà développé des pathologies chroniques ou multiples, un déclin cognitif, une résistance aux traitements. Il s’agit d’un véritable témoin de la catastrophe que représentent les retards de diagnostic.
Nous devons aussi remédier à l’échec de la prévention des rechutes, dû à l’insuffisante collaboration entre la médecine de ville et l’hôpital, à l’insuffisance des programmes de psychoéducation, ainsi qu’au manque d’infirmiers en pratique avancée en ville.
Un exemple d’amélioration organisationnelle est fourni par les centres experts que nous développons depuis 2010. Autres perspectives d’amélioration : le déploiement des outils digitaux et de suivi des patients, qui permettent d’améliorer considérablement le pronostic, et le déploiement des infirmiers en pratique avancée.
Les centres experts ont été élaborés sur le même modèle que ce qui est fait pour les autres maladies – maladies rares, démence, maladies cardiovasculaires, cancers. L’idée est de proposer aux patients, adressés par leur médecin référent, un bilan diagnostique d’une journée ou une journée et demie en hôpital de jour, afin de réaliser une photographie complète du tableau clinique, à la fois psychiatrique, cognitif, social et somatique. Ce bilan fait ensuite l’objet d’un compte rendu et de recommandations thérapeutiques, communiquées au médecin référent ainsi qu’aux équipes qui suivent les patients. Et comme ces centres sont aussi des plateformes de recherche, nous proposons à ces derniers de participer à des protocoles au cours desquels nous les revoyons tous les ans pendant trois ans afin d’évaluer l’application de nos recommandations.
Nous avons mesuré l’impact des centres experts. Pour les patients atteints de troubles bipolaires, nous avons mis en évidence, dans des articles publiés, une amélioration très rapide du pronostic. Nous avons constaté une diminution des symptômes et une amélioration du fonctionnement, comme du dépistage des comorbidités et de l’adhérence aux traitements, autant de signes de l’impact de nos recommandations.
Douze mois après un bilan au sein d’un centre expert, nous observons aussi une diminution du nombre de journées d’hospitalisation et de réhospitalisation. Or comme l’a indiqué Isabelle Durand-Zaleski, il s’agit de la principale dépense de santé. Nous procédons actuellement, grâce à un financement du ministère de la santé et aux données de la sécurité sociale, à une étude comparant le nombre de journées d’hospitalisation des patients suivant qu’ils ont été reçus par un centre expert ou qu’ils font l’objet de soins courants.
Les résultats sont exactement les mêmes s’agissant des patients souffrant de schizophrénie. Le bilan diagnostique au sein d’un centre expert permet de diminuer la sévérité de la maladie, d’améliorer le fonctionnement, la qualité de vie et l’adhérence aux traitements, ainsi que de diminuer le nombre de journées d’hospitalisation et de réduire les symptômes, en particulier dépressifs.
En conséquence, nous demandons le déploiement de cette innovation organisationnelle sur l’ensemble du territoire, sur le modèle de ce qui existe pour les autres pathologies. Nous voulons que les centres experts fassent partie de la liste des activités spécifiques nationales et que tous les patients français puissent bénéficier d’un bilan. De cette manière, nous affirmerions un virage ambulatoire, les examens en hôpital de jour permettant des explorations et des diagnostics complets pour des pathologies complexes.
Autre exemple d’innovation : au titre de l’article 51 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2018, nous avons financé un projet qui nous a permis de tester dans quatre départements – Puy-de-Dôme, Rhône, Doubs et Val-de-Marne – l’efficacité d’outils digitaux organisationnels et métiers concernant des patients suivis pour des troubles bipolaires. Nous avons ainsi proposé à des patients ayant fait l’objet d’une évaluation longue de suivre, grâce à des outils digitaux, leur plan de soins personnalisé et d’accéder à des ressources en matière de psychoéducation ou de remédiation cognitive. Les indicateurs étaient également transmis à un case manager, c’est-à-dire à une infirmière en pratique avancée, qui pouvait intervenir, par exemple pour organiser une consultation rapide sans attendre une aggravation de la maladie.
Comme le prévoit le même article 51, l’évaluation de cette expérimentation a été réalisée par le ministère de la santé, et les résultats sont tout à fait positifs. Le rapport publié en mars dernier montre que ce mode de prise en charge a été très bien accepté par les patients, que la mise en œuvre du dispositif a été réussie dans les quatre sites et que les résultats cliniques sont très significatifs. Le nombre de tentatives de suicide a été divisé par deux, la proportion de patients concernés passant de 7,6 à 3,9 % après le déploiement des outils. Le nombre de patients admis pour une hospitalisation complète est passé de 42 à 24 %, tandis que le nombre d’arrêts de travail a également diminué. L’impact économique positif de l’expérimentation a également été démontré, la baisse des hospitalisations permettant un gain d’environ 3 500 euros par patient et par an. L’efficacité du numérique, au service du lien patient-soignant, a été donc été démontrée et l’exercice professionnel mixte a été très apprécié par les infirmiers.
Malgré ces résultats positifs, nous sommes toujours en attente de la décision du CTIS (Clinical Trials Information System) sur le déploiement du dispositif, ce qui suscite une forte inquiétude chez les patients et les personnels.
En résumé, nous constatons que la psychiatrie, en France, ne se modernise pas, demeurant cloisonnée et très hospitalo-centrée. L’accès à ses soins est inégal sur le territoire. Elle est peu lisible et sa spécialisation par pathologie est insuffisante. Il y a un engorgement des urgences, où les patients sont de plus en plus souvent atteints de maladies chroniques et de polypathologies et désinsérés socialement. Il n’existe pas de vision en matière d’organisation, ni de stratégie ou de politique d’évaluation de l’organisation des soins. Nous souffrons aussi d’un déficit de ressources et d’attractivité. Enfin, les freins à l’innovation ne sont pas levés, à la différence de ce qui a cours dans les autres disciplines médicales. La communication doit être améliorée, car persistent de fausses représentations qui limitent la translation. L’investissement en faveur de la recherche et du développement est aussi très insuffisant, alors même que les progrès de la recherche devraient permettre un changement de paradigme.
La spécialité fait partie des dernières choisies par les internes, alors qu’elle l’est en premier dans tous les pays qui ont soutenu la recherche et l’investissement dans ce domaine, à l’instar du Canada. En outre, malgré l’augmentation des demandes de diagnostic et de consultation, l’érosion des moyens et l’effondrement de l’attractivité, qui induisent un manque de personnels, entraînent une fermeture massive de lits d’hospitalisation. Le nombre de places en ambulatoire et l’offre médico-sociale étant également insuffisantes, le système de soins est saturé. Les centres médico-psychologiques – j’en dirige trois – sont surchargés. L’absence de prévention entraîne des hospitalisations au long cours inappropriées.
Que faire ? Outre la prévention, innover sur le plan organisationnel pour aller vers la gradation des soins ; développer des outils digitaux pour améliorer la télésurveillance et renforcer l’égalité de l’accès aux soins, particulièrement aux thérapies psycho-sociales ; déployer les innovations issues des progrès dans la compréhension des causes des maladies, la précision des diagnostics et les traitements ciblés ; rendre accessibles des innovations médicamenteuses ou psycho-sociales déjà existantes.
Auteure de plus de 1 500 publications nationales et internationales, je peux vous dire qu’il existe beaucoup d’innovations, mais peu de translation vers le soin.
Nous avons ainsi développé une série de biomarqueurs – sanguins, d’imagerie cérébrale, électrophysiologiques… – nous permettant d’être beaucoup plus précis dans l’identification de sous-groupes homogènes, alors que les entités diagnostiques sont actuellement très hétérogènes. Cela nous a aussi permis de créer des outils de diagnostic et d’identifier des marqueurs du pronostic et du suivi.
Par ailleurs, nous disposons désormais d’immenses bases de données, qui peuvent être utilisées par l’intelligence artificielle pour améliorer la définition de signatures. Nous pouvons également développer des outils numériques à même d’améliorer le suivi des patients, mais aussi la mise à disposition de certaines thérapies.
Enfin, il existe un ensemble d’innovations thérapeutiques, comme la stimulation cérébrale, l’immunomodulation ou l’amélioration de ce qu’on appelle le style de vie.
Pour ne prendre qu’un seul exemple, plusieurs antipsychotiques de deuxième génération développés depuis 2005 sont disponibles partout en Europe sauf en France, où la liste des médicaments accessibles est bien plus restreinte qu’ailleurs. Parmi les indications des spécialités pharmaceutiques qui figurent sur la liste en sus, il n’y a aucune indication psychiatrique. De manière générale, l’accès des patients aux innovations récentes est moindre dans notre pays, qu’il s’agisse des médicaments ou des dispositifs médicaux.
M. Denis Raynaud, directeur de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes). L’Institut de recherche et documentation en économie de la santé réunit une équipe pluridisciplinaire – j’ai une formation d’économiste, tandis que mes collègues ici présentes sont docteures en santé publique pour l’une et en démographie pour l’autre – qui mène des travaux de recherche appliquée sur le système de soins. Nous travaillons notamment sur les questions de santé mentale et d’organisation des soins dans ce domaine et réalisons des études qui mêlent des analyses quantitatives – s’appuyant principalement sur les informations très riches du système national des données de santé (SNDS) – et qualitatives, à partir de travaux menés à l’Irdes ou en collaboration avec des collègues universitaires.
Je souscris pleinement à ce qui vient d’être exposé ; d’ailleurs, certains de nos travaux ont été cités. Je vous remettrai, à l’issue de l’audition, un échantillon de nos études de ces dernières années. Dans notre travail sur la prise en charge des personnes ayant des troubles de santé mentale, nous nous intéressons aussi aux soins somatiques, qui, comme l’a dit Marion Leboyer, posent vraiment problème dans ces cas. Nous nous appuyons également sur les informations du système national des données de santé pour construire des algorithmes, dont certains sont repris par la Cnam, afin d’identifier, grâce aux consommations de soins, les personnes qui sont limitées dans leur vie quotidienne par des problèmes de santé, notamment mentale.
Mme Coralie Gandré, maîtresse de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. Je suis spécialisée dans la recherche sur les services de santé mentale. Venant du champ de la santé publique – l’Irdes est un institut résolument multidisciplinaire –, j’axerai mon propos liminaire sur les difficultés d’organisation du système de santé mentale plutôt que sur les questions de coût, qui ne relèvent pas de ma spécialité.
Sans revenir sur l’importance du fardeau épidémiologique et économique des troubles psychiques, je rappelle que la psychiatrie et la santé mentale ont fait au cours de l’histoire l’objet de législations et de politiques spécifiques en raison des particularités de ce champ : la diversité des troubles, leur caractère durable et évolutif, l’impossibilité d’en guérir certains, la faible place des actes techniques, des besoins qui dépassent le champ strictement sanitaire du fait de l’impact de certains troubles psychiques sur la vie quotidienne et la possible altération de la conscience – c’est la seule spécialité médicale pour laquelle il est possible de prodiguer des soins sans le consentement des personnes. Ces politiques spécifiques ont leur justification, mais elles ont pu contribuer au cloisonnement du champ de la santé mentale, dont on connaît les difficultés actuelles – de multiples rapports ont été publiés depuis des décennies sur le sujet, sans aboutir à des solutions satisfaisantes, raison pour laquelle la santé mentale a été désignée grande cause nationale en 2025.
J’ai identifié six principales difficultés dans la prise en charge des troubles psychiques en France.
La première est le faible investissement dans la promotion et la prévention des troubles et la lutte contre la stigmatisation. Dans ce domaine, notre pays accuse vingt ans de retard par rapport à certains pays anglo-saxons. Les premiers secours en santé mentale, par exemple, ont été créés en 2019 en France, alors qu’ils ont été développés en Australie dès 2000. Il en va de même des grandes campagnes de déstigmatisation ou du développement des compétences psycho-sociales en milieu scolaire.
La deuxième est la difficulté d’accès à une prise en charge précoce. Beaucoup de chiffres sont cités à ce sujet dans le débat public. Même s’il n’existe pas, à ma connaissance, d’enquête nationale sur le sujet et même si les données ne sont pas comparables étant donné les divers modes d’organisation, toutes les remontées du terrain indiquent que les délais d’accès aux centres médico-psychologiques (CMP) sont très longs.
Une question de plus en plus prégnante est la vacance des postes : la Fédération hospitalière de France (FHF) chiffre à un quart la proportion de postes de psychiatres vacants dans plus de la moitié des établissements publics, ce qui témoigne d’un problème d’attractivité pour les professionnels.
Il y a aussi un manque de lisibilité de l’offre pour les personnes concernées : lorsque les premiers symptômes apparaissent, elles ne savent pas toujours vers qui se tourner en première intention, parce qu’il n’existe pas en France de système formel de gradation des soins comme en Angleterre, par exemple.
Le système public a davantage été pensé pour les troubles les plus sévères, alors que les troubles fréquents d’intensité modérée ont davantage vocation à être pris en charge en ville, ce qui soulève la question des barrières géographiques : le nombre de psychiatres per capita est relativement élevé en France par rapport aux autres pays, mais leur répartition territoriale est très inégale, puisqu’ils sont concentrés dans les grands pôles urbains – une carte figurant dans l’Atlas de la santé mentale en France, publié par l’Irdes en 2020, illustre ces disparités.
Des barrières financières à l’accès aux soins en ville existent également. Le dispositif Mon soutien psy, instauré en 2022, qui propose le remboursement des consultations chez des psychologues libéraux, reste insuffisant, d’autant que le nombre de professionnels souscrivant à ses conditions est restreint.
On note aussi un manque de formation à la détection et à la prise en charge de ces troubles par les médecins généralistes, vers qui les patients se tournent en première intention ; ils n’arrivent pas toujours à identifier et à orienter correctement les malades.
Les interventions précoces dans les troubles psychiatriques émergents – par exemple les troubles psychotiques –, qui permettent de réduire l’impact sur les personnes concernées, d’augmenter les chances de rétablissement et de prévenir le handicap et la désinsertion sociale, sont également insuffisamment développées. Marion Leboyer l’a rappelé : la France accuse dix ans de retard au diagnostic pour les troubles bipolaires, constat qui serait inacceptable pour d’autres pathologies.
Même si l’Irdes a davantage travaillé sur les troubles chez les adultes, nous savons que les barrières que je viens d’évoquer sont encore beaucoup plus fortes pour les enfants et les adolescents.
Selon l’Atlas de la santé mentale en France – et la situation a sans doute encore empiré depuis sa parution en 2020 –, un patient sur quatre hospitalisés en psychiatrie l’est à la suite d’une admission aux urgences ; c’est à la suite d’une crise qu’il est pris en charge. Cet indicateur de qualité d’accès aux soins, reconnu dans la littérature internationale, montre bien les difficultés d’accès à une prise en charge précoce en France.
La troisième difficulté est le retard français dans l’établissement de recommandations de bonnes pratiques. La Haute Autorité de santé (HAS) a annoncé, dans son programme pour l’année 2025, commencer à y travailler s’agissant de la prise en charge des troubles psychotiques et bipolaires alors que ces bonnes pratiques existent déjà depuis des années dans d’autres pays, notamment anglo-saxons. Il y a un retard d’intégration des prises en charge basées sur des preuves scientifiques en routine, ainsi qu’une variation très marquée des pratiques en psychiatrie entre producteurs de soins, qui n’est pas uniquement due aux différences de besoins chez les patients. Cela pose la question de l’équité des prises en charge.
La quatrième difficulté résulte du cloisonnement des prises en charge entre le champ somatique et le champ psychiatrique. Une étude réalisée par l’Irdes à partir des informations du système national des données de santé a montré que l’espérance de vie des personnes atteintes de troubles psychiques était réduite en moyenne de treize ans chez les femmes et de seize ans chez les hommes par rapport au reste de la population et que leur risque de mortalité prématurée – c’est-à-dire avant l’âge de 65 ans – était multiplié par quatre.
Nous avons également constaté chez ces personnes un moindre recours à la prévention : moins de dépistage des cancers, de vaccination, de soins somatiques courants normalement pratiqués tous les ans ou tous les deux ans – soins dentaires, ophtalmologiques, gynécologiques, etc. – et moins de consultations de spécialistes dans le domaine somatique, alors même qu’on observe au sein de cette population une prévalence élevée des principales pathologies chroniques somatiques – diabète ou maladies cardiovasculaires. Nous avons aussi observé un nombre accru d’hospitalisations qui auraient pu être évitées si les personnes avaient été suivies en soins primaires, ainsi qu’un recours plus élevé aux urgences. Bref, le tableau est assez noir.
Nous avons étudié les disparités dans les parcours de soins liés au cancer pour les personnes atteintes de troubles psychiques et mis en lumière un retard au diagnostic particulièrement important par rapport à une population témoin, ainsi que des prises en charge plus invasives mais moins intensives et, par conséquent, moins à même de limiter les pertes de chances et les récidives. Ces résultats, couplés à des travaux qualitatifs, ont montré que même si les causes de cette situation sont multifactorielles, une grande partie est liée au cloisonnement du système de santé et au manque de communication entre les équipes somatiques et psychiatriques faute de dispositifs organisationnels adaptés.
La cinquième difficulté est le recours à des pratiques qui peuvent conduire au non-respect du droit des personnes. Je l’ai dit, la psychiatrie est la seule spécialité médicale dans laquelle il est possible de prodiguer des soins sans le consentement du patient : cela concerne chaque année près de 100 000 personnes, soit plus de 5 % de la file active des patients, toutes prises en charge en psychiatrie confondues, et plus de 70 000 en hospitalisation à temps plein – soit près de 30 % des patients suivis à temps plein. Ces pratiques sont associées à des mesures plus restrictives de liberté, telles que l’isolement dans des pièces fermées sans la présence de soignants, qui concerne près de 30 000 personnes, et la contention mécanique – lorsque la personne est attachée par des sangles –, qui concerne près de 10 000 personnes par an : c’est loin d’être marginal. De ce point de vue, la France est en position défavorable par rapport aux autres pays développés. Ces chiffres tendent à augmenter et, surtout, varient beaucoup d’un établissement à l’autre, ce qui pose, j’y insiste, la question de l’équité des prises en charge.
Les approches fondées sur les droits des personnes et le partenariat en santé, qui sont largement recommandées au niveau international, se développent plus tardivement en France. Il en est de même de l’orientation des services vers le rétablissement des personnes, le système de santé devant soutenir leur projet de vie et non pas seulement soigner des maladies.
La sixième difficulté est la faible inclusion sociale des personnes concernées, du fait d’une approche hospitalo-centrée, plus protectrice qu’inclusive, et d’un faible développement de l’offre résidentielle hors hospitalisation : la France manque cruellement de structures d’hébergement et de services d’accompagnement. Selon l’Atlas de la santé mentale en France, un quart des lits de psychiatrie est occupé au long cours, sans indication thérapeutique, en partie faute d’offres d’accompagnement et d’hébergement non médicalisées plus adaptées en aval : 4 % des personnes qui souffrent des troubles psychiques les plus sévères restent plus d’un an à l’hôpital, moyennant de fortes variations territoriales.
On note également un développement insuffisant de l’aller vers et des équipes mobiles de soutien à domicile, qui permettraient pourtant de limiter la perte d’autonomie, ainsi qu’une faible intégration des personnes atteintes de troubles psychiques dans l’emploi et le logement. Des travaux menés par l’Irdes sur les personnes souffrant de troubles bipolaires et de troubles dépressifs persistants ont ainsi montré un taux d’emploi réduit, des salaires plus faibles, ainsi qu’une entrée plus fréquente en invalidité. Des dispositifs de type job coach et housing first, qui existent à l’étranger depuis des décennies, commencent à se développer en France, mais avec retard et de manière insuffisante. L’Angleterre et l’Italie, par exemple, appliquent ces dispositifs et ont développé des structures d’hébergement non hospitalières, ce qui fait défaut en France.
Il y a, je crois, une réelle mobilisation des acteurs pour réclamer une politique de santé mentale relevant de la santé publique, c’est-à-dire une approche populationnelle de la santé mentale ; historiquement, les politiques de santé mentale et les politiques sociales ont été séparées, alors que les déterminants majeurs de la santé mentale sont socio-économiques.
Pour conclure sur une note plus positive, le champ de la santé mentale est précurseur et inspirant pour l’ensemble du système de santé par plusieurs aspects : le développement de l’ambulatoire et de l’aller vers, qui a démarré beaucoup plus tôt dans cette spécialité médicale que dans d’autres, la pair-aidance, la place de la parole des usagers et la psychoéducation, dont celle des aidants familiaux – même si Marion Leboyer a souligné qu’elle était encore insuffisante.
Mme Maude Espagnacq, maîtresse de recherche à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. Je ne suis pas une spécialiste de la santé mentale ; je m’intéresse davantage au domaine du handicap.
En raison du cloisonnement déjà évoqué entre le médical, le social et le médico-social, les chercheurs ont un gros problème d’accès aux données en matière de handicap, ce qui explique que nous ne sommes pas en mesure de vous fournir toutes les informations souhaitées. Alors que les données de l’assurance maladie existent depuis trente ans, cela ne fait qu’une dizaine d’années que nous exploitons les données liées au handicap, au médico-social et au social, et nous commençons seulement à aboutir, ce qui nous permettra, à terme – mais pas tout de suite –, de compléter certaines informations.
La première difficulté est d’identifier les personnes en situation de handicap, sachant qu’elles ne bénéficient pas toutes d’une reconnaissance administrative de handicap – certaines ne la demandent pas. Grâce aux données de l’assurance maladie, nous avons mené un premier travail d’identification à partir de la consommation de soins, ce qui permet de mesurer, ensuite, les éventuelles pertes de chances.
La deuxième difficulté résulte de la structuration même des données, qui sont issues à la fois de l’assurance maladie et du médico-social, ce qui entraîne un risque, déjà évoqué, de double compte : il est parfois difficile de déterminer où se trouve la personne prise en charge.
Un autre point important concerne le reste à charge, c’est-à-dire le coût pour la personne, la famille ou l’aidant des soins non pris en charge par le financement public.
S’ajoute à cela un manque de places dans le médico-social, puisqu’il n’existe pas, dans ce domaine, de secteur privé lucratif, ce qui est peut-être une bonne chose par ailleurs. Il faudrait financer des structures, d’autant que le nombre de personnes concernées a tendance à augmenter du fait du vieillissement de la population et d’une meilleure connaissance du handicap, que celui-ci soit mental, cognitif, intellectuel ou moteur. Or les délais d’attente pour être pris en charge dans une structure adaptée constituent une perte de chances pour les personnes en situation de handicap : c’est autant de temps qui n’est pas consacré à un accompagnement social, médico-social et à une insertion sociale pleine et entière.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie de vos propos.
Le secteur de la santé mentale a opté de manière massive pour le mode ambulatoire, qui représente quasiment 80 % des prises en charge. De ce point de vue, il a pris de l’avance sur les autres secteurs, mais ce mode de prise en charge pose aussi des difficultés. Dans les coûts évoqués par Mme Durand-Zaleski, quelle est la part du coût des médicaments par rapport à celui des hospitalisations ? En France, les prescriptions médicamenteuses en santé mentale et en psychiatrie sont massives ; elles sont plus ou moins adaptées, plus ou moins prolongées. Sommes-nous moins bons que d’autres pays sur ce point et que pouvons-nous faire à ce sujet ? Cette situation peut aussi conduire à des hospitalisations.
Il apparaît qu’indépendamment des bonnes pratiques rédigées par la HAS, les recommandations internationales sont relativement peu appliquées en France. Cela pose aussi la question de la formation des médecins traitants et de leur rôle dans le dispositif.
Les centres experts constituent un nouveau dispositif dans la kyrielle d’outils existants en psychiatrie, laquelle rend parfois l’accès aux soins illisible pour les patients et les familles. Ils n’effectuent pas de suivi de la prise en charge des patients et ne sont pas en contact avec les autres intervenants et professionnels de santé, alors que nous déplorons déjà un manque d’articulation entre les différents secteurs. Dans quelle mesure ce dispositif contribue-t-il à une meilleure prise en charge des patients, sachant qu’il met davantage l’accent sur les maladies psychiatriques graves que sur les troubles de santé mentale ?
S’agissant des personnes en situation de handicap atteintes de troubles psychologiques, des expériences ont été menées, telles que celle des logements associés à un dispositif d’accompagnement ; néanmoins, elles sont insuffisamment déployées par rapport aux besoins et, faute de places en institut médico-éducatif (IME), les personnes concernées peuvent être contraintes de rester en psychiatrie. Il y a donc bien là une difficulté de prise en charge.
Vous avez également tous souligné les difficultés du repérage précoce, qui s’est amélioré en ce qui concerne l’autisme. Chacun doit avoir sa place dans le dispositif. Nous avons sur ce point un problème de formation et un manque d’intervenants dans les différents dispositifs. Peut-être faudrait-il aussi regrouper différents dispositifs.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Je vous remercie de vos différentes interventions. Vos propos valident le fait générateur de la création de notre commission d’enquête, à savoir l’insuffisante prise en considération des notions de coûts évités et de prévention dans les politiques publiques et les effets de levier que cela produit du point de vue économique. À l’heure où les finances publiques sont limitées, l’allocation des ressources doit être optimale.
Je vous avoue, madame Espagnacq, que je suis un peu atterré par vos propos concernant la difficulté d’accès aux données pour la recherche, alors que les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) ont été créées notamment pour jouer un rôle d’observatoire en la matière. Même si les agences régionales de santé (ARS) disposent d’éléments, comment flécher les créations d’établissements, les ouvertures d’unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis) ou les accompagnements en établissements et services d’aide par le travail (Esat) ou en foyers d’hébergement sans évaluation des besoins et de l’offre existante ? Cela témoigne d’une grave carence méthodologique et, pour reprendre les termes de Mme Leboyer, d’un manque de vision, de stratégie et d’évaluation.
À vous entendre, on constate que les coûts induits par le défaut de prise en charge – même si l’on peut discuter de la méthode de calcul – sont étayés dans le domaine de la santé mentale et font l’objet d’une intuition forte dans celui du handicap – où ils sont plus difficiles à démontrer scientifiquement –, mais sont insuffisamment pris en compte dans les politiques publiques. Face à l’évidence et alors que les discours politiques s’accordent sur la nécessité de renforcer la prévention, pourquoi ne tenons-nous pas compte de ces coûts dans la définition du budget, dans l’Ondam (objectif national de dépenses d’assurance maladie), afin de mieux ventiler les financements et d’éviter des prises en charge coûteuses du point de vue tant économique qu’humain ?
Mme Marion Leboyer. Nous avons montré très précisément que, dans l’enveloppe de 23 milliards d’euros de coûts directs, la part dévolue aux médicaments est très faible : elle est de 15 % pour les troubles bipolaires et de 9 % pour la schizophrénie, alors que les coûts liés aux hospitalisations sont, respectivement, de 78 % et de 85 %, les consultations représentant entre 6 % et 7 %. Cela s’explique par le fait qu’en France les patients ont essentiellement accès à des médicaments génériques, qui ne coûtent presque plus rien, mais pas accès aux thérapies très innovantes. C’est une différence importante par rapport aux autres pays européens ou développés, dans lesquels il existe une panoplie de solutions thérapeutiques très efficaces, y compris dans le repositionnement de médicaments. On place désormais des espoirs thérapeutiques considérables dans le traitement du syndrome métabolique pour améliorer non seulement les paramètres métaboliques – qui sont biologiquement à l’origine des dysfonctionnements –, mais aussi les symptômes psychiatriques et les addictions.
Les centres experts sont intégrés au sein des services hospitaliers, sectorisés et universitaires. Ce dispositif, qui propose une journée d’évaluation, est identique à celui pratiqué pour les autres pathologies. Dans les cas de cancer, de démence ou de maladie cardiovasculaire, il est possible de réaliser un bilan complet en hôpital de jour pour établir une photographie clinique de la pathologie et formuler des recommandations. Nous avons été sélectionnés après avoir répondu à un appel d’offres lancé par le ministère de la recherche pour les réseaux thématiques de recherche et de soins (RTRS). Nous avons reproduit le modèle existant pour les maladies rares : si la pathologie devient résistante, polypathologique ou trop complexe, le médecin traitant, le psychiatre, hospitalier ou libéral, ou le spécialiste peut demander une évaluation complète de la situation du patient, qui n’est pas possible au cours d’une consultation d’une demi-heure. Il recevra ensuite le compte rendu détaillé. Les centres experts disposent d’une équipe complète, formée spécifiquement à chaque pathologie, qui est en mesure d’effectuer cette photographie et de formuler des recommandations thérapeutiques spécialisées. L’impact est réel : à l’instar de ce qui se fait pour les autres disciplines médicales, ce bilan permet réellement d’améliorer le soin. En revanche, les centres n’ont pas pour mission d’assurer un suivi thérapeutique – ils n’en ont pas les moyens –, mais ils revoient les patients chaque année pendant trois ans pour mesurer l’évolution des pathologies et de l’application des recommandations thérapeutiques proposées. Leur rôle est donc très pointu et spécifique.
En tant que psychiatre pour adultes, je peux dire que si le diagnostic d’autisme a été considérablement amélioré pour les enfants, les adultes restent tardivement et insuffisamment diagnostiqués. Nous avons créé des centres experts pour les personnes atteintes d’autisme sans retard intellectuel – elles représentent plus de 60 % des autistes. Mais la demande est tellement énorme qu’il y a trois ans d’attente pour accéder à un bilan diagnostique. En France, les personnes concernées ne sont malheureusement pas diagnostiquées et n’ont, de ce fait, pas accès à toute une série de stratégies thérapeutiques qui pourraient pourtant les aider – je pense à la rééducation des habiletés sociales ou à une meilleure prise en considération de leurs compétences dans certains domaines, qui peuvent être utiles pour eux et la société.
M. Denis Raynaud. Dans une étude portant sur le système de santé allemand, publiée l’an dernier, l’Irdes a constaté des différences dans la prise en charge de la santé mentale, en particulier pour les problèmes modérés. Les Allemands s’appuient beaucoup sur les psychologues, dont la formation, très exigeante, est uniformisée à l’échelle du pays, alors qu’elle est assez hétérogène en France. L’Allemagne compte un peu plus de 30 000 psychologues libéraux, soit dix fois plus que de psychiatres libéraux, et leurs soins sont remboursés par l’assurance maladie. Cela a une conséquence sur la consommation de médicaments : pour certaines classes thérapeutiques, notamment les anxiolytiques, les écarts entre l’Allemagne et la France vont de 1 à 10, la France explosant tous les records en la matière. Ces médicaments ne sont pas forcément les plus coûteux, mais ils peuvent provoquer des phénomènes iatrogènes, de polymédication ou d’accoutumance. Il peut y avoir une forme de substitution entre la solution médicamenteuse et les psychologues.
La question sur les coûts évités est très intéressante. Cette notion apparaît un peu comme le Graal : il suffirait d’investir pour garantir des économies demain. Or il n’est pas si simple d’identifier ces dernières, car les temporalités sont différentes. Chacun comprend le lien entre prévention aujourd’hui et coûts évités à l’avenir, mais il faut regarder un peu plus en détail : cette approche est pertinente pour certaines pathologies, moins pour d’autres ; investir dans la prévention peut générer des économies mais aussi des dépenses supplémentaires – le dépistage du cancer de la prostate a ainsi conduit à du surdiagnostic et à du surtraitement. Le lien de causalité entre prévention et coût évités futurs est probablement réel, mais il comporte une incertitude sur la quantification et sur la temporalité.
De plus, si les difficultés d’accès aux soins ne sont pas satisfaisantes, elles permettent à court terme d’éviter des dépenses puisque les malades ne sont pas bien soignés. Il conviendrait d’en tenir compte dans le cadre d’une approche globale, mais cela s’avère compliqué. Nombre de politiques publiques, du fait de leur inefficacité, évitent des coûts ! Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale, en raison de leurs difficultés pour accéder au monde du travail et à des revenus, ont plus souvent recours à la complémentaire santé solidaire pour prendre en charge leurs dépenses. Or, en dépit d’une évaluation très positive puisqu’elle permet l’accès aux soins, cette politique publique enregistre un tiers de non-recours. Cela signifie certes que des coûts sont évités, mais un tel taux de non-recours constitue un grave échec.
Bref, intégrer les coûts évités dans les exercices budgétaires présente un intérêt intellectuel, mais ce n’est pas si simple. L’absence de pluriannualité dans la construction budgétaire est très critiquable. Nous faisons semblant d’avoir un Ondam pluriannuel, sur trois ans, mais en fait il n’est opposable que sur un an, ce qui n’est pas très contraignant. Or progresser vers plus de pluriannualité impliquerait mécaniquement d’intégrer les coûts évités.
Enfin, cela fait dix ans qu’on nous promet l’intégration des données des MDPH dans le SNDS. C’est en cours – je touche du bois !
Mme Maude Espagnacq. J’ai reçu un mail hier : ce sera en 2026.
Mme Coralie Gandré. Concernant la comparaison de nos dépenses de santé avec celles des autres pays, la France consacre 14 % des dépenses de l’assurance maladie à la santé mentale. Ce pourcentage est plus élevé que dans les autres pays, sans que l’on sache vraiment pourquoi. C’est probablement lié à la place de l’hospitalisation, qui est encore très grande dans notre pays.
Pourquoi les recommandations de bonnes pratiques ne sont-elles pas mises en œuvre ? Je n’aime pas qu’on réduise la psychiatrie à cela, mais il faut quand même l’évoquer : cette spécialité médicale se répartit entre différents courants de pensée dont certains voient ces recommandations de bonnes pratiques comme une menace sur la personnalisation des prises en charge. Ce fait est peut-être plus prégnant que dans d’autres spécialités médicales.
Je partage totalement votre constat, monsieur le rapporteur, sur le manque de données, l’adaptation de l’offre aux besoins et le pilotage de l’offre au niveau local. Nous allons encadrer une thèse sur ces questions pour essayer de créer une méthodologie reproductible dans le champ du handicap psychique, mais nous nous heurtons à ce manque de disponibilité des données. Même la Drees (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) nous a annoncé que son enquête sur l’offre en matière de handicap n’était représentative qu’au niveau national. Il est donc très difficile de mener des études à l’échelon des territoires.
Mme Maude Espagnacq. Il ne faut pas oublier que les troubles de la santé mentale et le handicap sont des pathologies au long cours : une fois le diagnostic posé, les soins s’avèrent complexes et durent souvent de nombreuses années. J’en reviens donc toujours au délai d’attente et à la complexité de la prise en charge.
Je m’inquiète également du développement du libéral. Le manque de places dans les structures et les délais d’attente poussent les personnes qui en ont les moyens à s’orienter vers le secteur libéral, où il n’existe aucun contrôle de la qualité. Lorsque l’on a besoin de soins pluridisciplinaires, piocher à droite et à gauche dans l’offre libérale peut se révéler complexe car cela demande du temps, des moyens et la capacité de les organiser à la place des structures. Celles-ci ont un rôle à jouer en la matière.
S’agissant des données, il ne faut pas oublier que les MDPH sont des GIP (groupements d’intérêt public). Entre la Cnam et les Cpam (caisses primaires d’assurance maladie), il existe un lien hiérarchique direct. À l’inverse, les MDPH étant des GIP, elles sont libres de leurs choix, notamment de logiciel. De plus, elles doivent s’occuper de leurs usagers ; c’est même leur priorité. Si elles avaient eu des personnels dédiés à cette tâche, nous aurions certainement gagné du temps. Ce travail leur a donc pris dix ans et nous espérons disposer des données l’année prochaine : remercions les nombreux acteurs qui ont œuvré en ce sens. Ces données seront appariées avec celles de l’assurance maladie, ce qui nous permettra de gagner en informations individuelles.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Concernant l’inclusion au travail, les données dont nous disposons concernent souvent les personnes en situation de handicap, une notion qui recouvre à la fois les troubles psychiques et les handicaps physiques. Nous ne sommes pas très bons en la matière : d’une part, peu d’entreprises atteignent le taux de 6 % de travailleurs handicapés ; d’autre part, on constate une augmentation du nombre et de la durée des arrêts de travail dus à des troubles psychologiques modérés – burn-out, etc. Existe-t-il un moyen de procéder à un repérage plus fin ?
Mme Maude Espagnacq. Quand les arrêts de travail sont longs, il est possible de déterminer leur origine à partir des données de l’assurance maladie. On ne peut en revanche connaître les éléments relatifs à l’emploi – la personne bénéficie-t-elle d’une RQTH (reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé) ? De quel dispositif relève-t-elle concernant son handicap ? Nous aurons ces éléments en 2026, quand les données des MDPH auront été appariées avec le SNDS.
Dans le cadre d’une étude sur la sclérose en plaques, nous nous sommes interrogés sur l’impact de la pathologie sur les carrières et sur les revenus. Une personne en invalidité ne peut pas toucher plus que ce qu’elle gagnait avant. Ainsi, si elle est atteinte précocement par une pathologie, elle se retrouve condamnée à gagner ce qu’elle gagnait à 20 ans, à 30 ans ou à 40 ans. Une réflexion doit donc être menée sur le rôle du dispositif de l’invalidité dans la poursuite de la carrière et sur son effet désincitatif. Plus une personne sera maintenue dans l’emploi, y compris à temps partiel, avec des compensations, moins il y aura de désinsertion professionnelle par la suite – je l’avais déjà constaté avec les tétraplégiques. Si les conditions ne sont pas réunies pour que la personne puisse continuer à travailler à temps plein, c’est vers ce type de mesures qu’il faut s’orienter. Les arrêts de travail longs sont nécessaires pour certaines pathologies, mais le maintien dans l’emploi passe par l’existence d’une allocation permettant de compléter les revenus du travail.
Mme Coralie Gandré. Nous avons travaillé sur le même sujet à propos de personnes en ALD (affection de longue durée) pour troubles bipolaires et pour troubles dépressifs. Nous sommes moins en mesure d’identifier les arrêts maladie temporaires pour burn-out, alors qu’il serait vraiment intéressant de creuser plus spécifiquement ce sujet. Par ailleurs, il manque des dispositifs d’aide au maintien dans l’emploi ou d’aide à l’accès à l’emploi intégré dans des services de prise en charge des troubles psychiques comme il en existe dans d’autres pays, notamment au Canada.
M. Denis Raynaud. L’augmentation préoccupante des arrêts maladie longs soulève la question du partage des coûts entre assurance maladie et prévoyance complémentaire, autrement dit de ce qui peut être pris en charge par les cotisations des entreprises. Tous les cinq ou six ans, l’Irdes réalise une étude sur la complémentaire santé ; sa dernière édition, en 2017, visait à évaluer la généralisation de la complémentaire santé d’entreprise. L’enquête de 2025 est focalisée sur la prévoyance complémentaire et étudie l’éventualité de la rendre obligatoire, sur le modèle de la complémentaire santé.
Il existe de très fortes inégalités en matière de prévoyance complémentaire entre les grandes et les petites entreprises et entre les secteurs d’activité. Les personnes souffrant de problèmes de santé mentale qui basculent en invalidité subissent une perte de revenus colossale. L’enjeu est donc, dans un premier temps, d’améliorer l’observation, parce que ce point est relativement mal documenté, et, dans un deuxième temps, sur la base de ces observations nouvelles, d’envisager des évolutions de la politique publique afin de mieux assurer contre le risque de tomber dans la pauvreté du fait de problèmes de santé mentale.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). Étant éducatrice spécialisée en pédopsychiatrie, je m’intéresse évidemment beaucoup au sujet qui nous occupe, pour lequel je me bats depuis que je suis élue.
Je suis un peu étonnée par certains de vos propos. Le terme « fardeau » me choque – il ne doit pas faire très plaisir aux personnes concernées qui nous écoutent. Cela étant, il est cohérent avec la vision du travail qui a cours dans notre société ultra-néolibérale, vision à laquelle sont liées les questions qui ont été posées sur les difficultés d’inclusion. Nous vivons dans une société de la productivité, qui ne s’adapte pas aux profils qui ne cochent pas les bonnes cases. La question du burn-out doit servir de levier pour remettre en cause les conditions de travail. Tout ce que j’ai entendu met l’accent sur la personne, sur la maladie, sur le trouble, dédouanant la collectivité.
Mes premières questions s’adressent à Mme Leboyer. Quelle est la nature des relations de la fondation FondaMental avec les pouvoirs publics, notamment le ministère de la santé et les parlementaires ? Pouvez-vous chiffrer le montant de vos dépenses en plaidoyer et lobbying, notamment auprès des parlementaires ?
Les études constituent un élément central de votre travail. Vous nous les avez fort bien présentées : plein de couleurs et de chiffres, des contenus en anglais – ce qui fait que je n’y comprends rien. Je veux bien vous faire confiance, mais j’ai quand même creusé un peu, et j’ai trouvé une étude du 28 mai 2025, publiée dans la revue Social Science Medicine – Mental Health, sur ce que les auteurs évaluent comme un usage discutable, voire trompeur, de données scientifiques à des fins de communication. Quelles mesures avez-vous prises pour garantir la validité et la solidité des données scientifiques présentées dans votre communication, notamment à l’intention des pouvoirs publics ? Le livre de François Gonon est assez éclairant sur les lacunes existant parfois dans des études dites scientifiques, par exemple l’absence de groupes témoins ou une faible cohorte. Vous évoquiez une étude sur l’efficacité des centres experts dans la baisse des hospitalisations. Y avez-vous tenu compte de la difficulté d’accès à l’hospitalisation en France à cause de la baisse du nombre de lits en psychiatrie ?
Plusieurs professionnels de la psychiatrie regrettent également une trop grande concentration de votre fondation sur les éléments neurobiologiques. Je n’ai rien contre les médicaments ni contre la recherche, mais la réduction de la pensée à ces seuls secteurs est en effet problématique, parce qu’elle ne permet pas de tenir compte des causes systémiques de ces maladies mentales, à savoir les conditions de vie, notamment la pauvreté. Les enfants pauvres sont trois fois plus nombreux que les autres à être hospitalisés pour des troubles psychiatriques ; que fait-on de ce chiffre ?
Vous comptez parmi vos mécènes des laboratoires pharmaceutiques, des start-up, des entreprises en biotechnologie et des groupes d’établissements de santé privés à but lucratif, qui n’ont pas forcément intérêt à ce que l’on développe la prévention en France. Comment pouvez-vous nous garantir l’absence de conflits d’intérêts ?
Ma dernière question s’adresse à l’Irdes. La contention est malheureusement très pratiquée en France. Quelles évolutions avez-vous constatées en la matière ? Avez-vous repéré des moments clés qui pourraient s’expliquer par des facteurs tels que la baisse de lits ou la baisse de moyens ?
M. David Magnier (RN). Sur le site de FondaMental, vous indiquez que les centres experts ont des effets positifs pour les patients, notamment une diminution des hospitalisations et des symptômes. L’étape la plus compliquée pour un patient n’est-elle pas de prendre conscience de sa propre vulnérabilité pour ensuite engager plus facilement un parcours de soins ?
Votre fondation a contribué à des avancées importantes. Vous jouez un rôle dans la structuration de la recherche, en lien avec d’autres équipes. Comment s’organisent vos collaborations européennes et internationales ? En France, la recherche est souvent décrite comme insuffisamment soutenue par rapport à d’autres pays. Dans ce contexte budgétaire contraint, quelles seraient vos préconisations pour l’améliorer ? Quels éléments doivent être préservés ?
Madame Gandré, vous avez consacré votre thèse en 2017 aux variations de pratique en psychiatrie publique et facteurs associés, une étude sur dix bases de données complémentaires à l’échelle nationale. Vous y préconisiez déjà le développement d’alternatives à l’hospitalisation complète dans un contexte de saturation du système. Les médecins généralistes sont-ils suffisamment formés à la prise en charge de la santé mentale et aux solutions alternatives à l’hospitalisation, le système psychiatrique étant saturé ? Estimez-vous qu’il existe une fracture générationnelle à ce sujet, les jeunes médecins pouvant être plus ouverts et mieux préparés que leurs aînés ? La psychiatrie est une spécialité médicale en crise. Son manque d’attractivité est-il dû à des préjugés, à une qualité de travail faible ou à des rémunérations insuffisantes ?
Ma question suivante s’adresse à tous les intervenants. Comment mieux structurer l’offre de soins ? Les difficultés actuelles ne sont-elles pas avant tout liées à un manque de lisibilité ?
L’inclusion scolaire des enfants souffrant d’un TSA (trouble du spectre autistique) ou d’une dysphasie connaît des difficultés. Comment se fait-il qu’ils ne bénéficient pas automatiquement à la fois d’un AESH (accompagnant d’élèves en situation de handicap) et d’une scolarisation en Ulis, puisqu’il est possible de jumeler les deux ?
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Il est vrai que le mot « fardeau » peut soulever des interrogations, mais il faut l’entendre au sens économique du terme.
Concernant la fatigabilité des personnes porteuses de troubles psychiques, les règles de l’AAH (allocation aux adultes handicapés), avec la RSDAE (restriction substantielle et durable pour l’accès à l’emploi) et les limitations du temps de travail, sont hallucinantes. L’individualisation doit être questionnée et les raisons de la souffrance au travail doivent être étudiées. Il faut adopter une vision globale, qui ne se cantonne pas aux données des arrêts maladie. Par ailleurs, sur le plan de l’économie de la santé, nous devons parvenir à mieux flécher l’argent dont nous disposons.
Je comprends vos propos sur le non-recours, monsieur Raynaud, mais personne ici ne se satisfera qu’il permette de faire des économies – cela vaut pour l’accès aux soins comme pour le revenu de solidarité active. C’est un constat de carence collective. L’approche économique de la santé est fondamentale, mais elle ne doit pas faire oublier que le bien-être passe par la santé mentale – être plus épanoui permet d’ailleurs d’être plus performant. Ces éléments ne sont pas tous mesurables en points de PIB. Je souhaitais le préciser, même si vous avez tout à fait raison sur le fait que le développement de la prévention peut entraîner une augmentation des dépenses – celles-ci étant, selon moi, particulièrement nécessaires.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Concernant les soins sans consentement, nous avons repéré lors de nos déplacements des inégalités terribles : dans certains établissements, ils sont entièrement absents tandis que d’autres y ont recours sur des durées très importantes. Ces disparités nous apparaissent superposables aux différences de nombre et de formation des professionnels en place. Avez-vous plus d’éléments sur ce sujet ?
Mme Marion Leboyer. La fondation FondaMental, fondation de coopération scientifique, a été créée par le ministère de la recherche et de l’enseignement en 2007 à l’issue d’un concours international. Elle a été créée en même temps que d’autres institutions – Institut du cerveau, Institut de la vision, Institut Imagine – pour soutenir la recherche et l’innovation, dans le domaine organisationnel comme dans d’autres domaines, et pour améliorer les financements de la recherche, qui sont les plus faibles de tous les domaines médicaux en France.
Je suis un peu étonnée par l’emploi du mot « lobbying ». Je suis ici parce que j’y ai été invitée : je ne considère pas que cela soit du lobbying. Quand je suis invitée par l’Assemblée nationale ou par le Sénat, c’est ma responsabilité de citoyen que de répondre à cette invitation. Vous avez dit qu’il était compliqué d’avoir accès aux publications internationales ; en nous mettant à la disposition des élus pour leur expliquer les résultats de nos recherches, nous contribuons à remédier au manque d’informations et à la stigmatisation de ces pathologies.
Concernant le papier de François Gonon critiquant une de nos publications, je rappelle que nous publions des milliers d’études à partir notamment des bases de données des centres experts. Nous en avons publié plus de 130 au niveau international, évaluées par des experts internationaux, comme pour toute publication. Cette étude du professeur Henry, parue en 2017 – nous en avons publié beaucoup d’autres depuis –, montrait que l’on observait une diminution du nombre de journées d’hospitalisation si un diagnostic complet de la pathologie était réalisé dans le cadre d’une journée d’évaluation. Dans la mesure où ce sont les hospitalisations qui coûtent le plus cher dans la prise en charge des patients, ce résultat permet de faire l’hypothèse qu’une réduction des coûts directs est envisageable.
J’ajoute que, dans cet article, nous avons mis en évidence les limites de nos résultats, comme nous le faisons toujours en pareil cas selon une démarche d’autocritique, notamment le fait que nous n’avions pas pu établir de comparaison avec des groupes témoin en raison de la difficulté d’accès aux données de la sécurité sociale. Après des années d’attente, une étude est en cours, menée avec le professeur Isabelle Durand-Zaleski et l’URC-Eco (unité de recherche clinique en économie) Île-de-France, pour comparer les patients suivis par nos centres experts avec des patients suivis dans le système et n’ayant donc pas bénéficié d’une évaluation diagnostique dans nos centres experts. Cette étude, financée par le ministère de la santé, a été retenue dans le cadre d’un protocole. Nous attendons toujours de pouvoir accéder aux données, mais c’est imminent. Nous devrions pouvoir commencer à travailler très rapidement, ce qui nous permettra de combler la lacune que représentait l’absence de groupes témoin et que nous avions, je le répète, parfaitement reconnue.
Ensuite, vous nous avez reproché notre très grand intérêt pour les marqueurs biologiques. Je confirme cet intérêt : il est important de pouvoir affiner la précision des diagnostics en utilisant tous les outils à notre disposition – marqueurs sanguins, imagerie cérébrale, électrophysiologie, outils digitaux. Je rappelle par ailleurs que nous travaillons dans beaucoup d’autres domaines. Par exemple, la fondation FondaMental a été la première à déployer un programme de psychoéducation. Celui-ci vient d’être testé dans le cadre de l’étude ayant démontré que l’accès à des thérapies de psychoéducation permettait d’améliorer la connaissance par les patients de leur pathologie, comme pour l’asthme, le diabète ou de nombreuses autres pathologies pour lesquelles il est important de former les patients. Nous avons aussi montré qu’après une évaluation par un centre expert, la prescription et la consommation de thérapies psycho-sociales augmentent, parce que nous les recommandons à des patients sévèrement atteints qui, souvent, n’y ont pas accès.
Nous travaillons sur bien d’autres facteurs de risque que les seuls facteurs biologiques et génétiques. Nous menons beaucoup d’études sur la mesure de l’impact de la pollution, en particulier dans le cadre du PEPR (programme et équipement prioritaire de recherche) Propsy. Nous allons ainsi, en région Île-de-France, équiper les patients de capteurs de pollution pour démontrer cet impact. Nous avons également beaucoup travaillé sur les conséquences des traumas, qui sont des facteurs de risque très importants – près d’un patient sur deux a subi des traumatismes et ceux-ci, souvent, ne sont pas diagnostiqués ni pris en charge, ce qui peut pourtant apporter une amélioration considérable.
S’agissant du financement de la recherche, nous avons publié beaucoup d’articles, qui sont à votre disposition. Nous avons fait partie de projets européens sur le financement de la recherche en France et à l’international, montrant que la France était le pays qui consacrait à la psychiatrie la plus faible part – 2 % à 4 % – du budget de la recherche dans le domaine biomédical alors que l’on connaît son impact sur les innovations, sur la compréhension des maladies, sur le développement d’outils diagnostiques plus précis et sur les innovations thérapeutiques – nous l’avons constaté pendant la pandémie de covid ou encore avec le cancer. Nous avons répété cette étude à plusieurs reprises et montré que notre pays était toujours quasiment le dernier de la classe.
Notre fondation participe à beaucoup de projets européens. Nous avons par exemple rédigé la feuille de route de la recherche en psychiatrie européenne ; elle a été publiée dans The Lancet, dans le cadre d’un projet européen baptisé Roamer. Nous participons à plusieurs projets européens sur la médecine de précision en psychiatrie et sur la construction des stratégies diagnostiques et thérapeutiques pour les troubles bipolaires ou la schizophrénie. Nous travaillons avec nos collègues anglais, dans le cadre d’un projet européen financé par le Wellcome Trust, sur la prise en charge de la dépression. Nous participons à de nombreuses études européennes parce que cela fait partie des moyens de soutenir la recherche et l’innovation que de répondre ensemble aux appels d’offres, qui sont très compétitifs.
Nous menons beaucoup d’actions internationales, en particulier dans le cadre du PEPR. Nous allons ainsi annoncer, le 27 octobre, la signature d’un accord entre le Royaume-Uni et la France visant à créer un consortium franco-britannique dédié aux biomarqueurs dans les maladies mentales, calqué sur ce qui s’est fait pour la démence – vous savez probablement que, grâce à ce type d’actions, des développements très importants sont intervenus dans l’identification de biomarqueurs très précoces de la maladie d’Alzheimer. Nous avons construit avec les Britanniques exactement le même protocole et le même projet de partenariat que pour les maladies neurodégénératives et les maladies psychiatriques.
Nous avons également monté un partenariat entre les centres d’excellence allemands et les centres experts français pour construire un ensemble d’évaluations. Celui qui existe en France sous une forme homogène sera partagé avec l’Allemagne afin de mettre en commun les données que nous recueillons et d’élaborer ensemble des bases de données beaucoup plus conséquentes.
Nous avons beaucoup d’autres projets avec la communauté internationale, en Europe et au-delà.
Mme Coralie Gandré. Je suis tout à fait d’accord avec le constat que la responsabilité dans les échecs de la politique de santé mentale est collective et non individuelle.
Les soins sans consentement et l’isolement sont des pratiques restrictives de liberté qui soulèvent de réelles questions. Nous constatons effectivement dans nos travaux des variations très importantes entre établissements. Le fait que quelques-uns arrivent à s’en passer totalement est tout de même positif. Certaines études qualitatives montrent que cette situation est plutôt liée à une vision du soin, à une culture et à un héritage historique. Sur le plan quantitatif, quand le ratio infirmier-patient est faible, il est plus difficile pour les équipes de ne pas recourir à ce type de pratiques.
Les jeunes générations de psychiatres sont particulièrement attentives à leur utilisation et n’en veulent plus. L’Association des jeunes psychiatres et des jeunes addictologues s’est prononcée en faveur de l’abolition de l’isolement et de la contention. Je fonde beaucoup d’espoir sur ces jeunes générations.
Enfin, le manque de lisibilité de l’offre et la formation des médecins généralistes constituent en effet une barrière importante à la prise en charge de la santé mentale en France.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie pour vos réponses à nos questions. Vous avez la possibilité de nous adresser par mail ou par courrier tout élément complémentaire que vous auriez oublié.
*
Puis, lors d’une table ronde sur l’état de la santé mentale et la prévention, la commission auditionne :
– M. Bruno Falissard, psychiatre, professeur universitaire à Paris Saclay, directeur du centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ;
– M. Sébastien Ponnou, psychanalyste et professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, responsable du laboratoire commun Eole – observatoire épidémiologique et clinique de l’enfant et de l’adolescent : psychiatrie, handicap, protection de l’enfance.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je souhaite la bienvenue à M. Bruno Falissard, psychiatre, professeur des universités à Paris-Saclay, directeur du centre de recherche en épidémiologie et santé des populations (CESP) de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), et à M. Sébastien Ponnou, psychanalyste et professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, responsable du laboratoire commun Eole – observatoire épidémiologique et clinique de l’enfant et de l’adolescent : psychiatrie, handicap, protection de l’enfance. Je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation.
Je vous rappelle que l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(MM. Bruno Falissard et Sébastien Ponnou prêtent successivement serment.)
M. Bruno Falissard, psychiatre, professeur des universités à Paris-Saclay, directeur du CESP de l’Inserm. Tout d’abord, pour déclarer mes liens d’intérêts, je suis consultant en statistique pour la plupart des firmes pharmaceutiques.
Je vais répondre aux questions écrites qui m’ont été envoyées, en m’appesantissant surtout sur les deux premières, qui me semblent très importantes.
Quel est l’état de la santé mentale en France ? Étant épidémiologiste, je suppose que je suis plus particulièrement destiné à répondre à cette question. Il faut savoir que la notion de santé mentale ne veut rien dire. Selon l’OMS – Organisation mondiale de la santé –, c’est le bien-être, la réalisation de soi et accomplir un travail productif. C’est à vous qu’il revient d’estimer si la population française accomplit un travail productif et si elle est dans un état de bien-être. Cela ne relève pas de mon travail de médecin, et encore moins de psychiatre.
Dans l’imaginaire collectif, la santé mentale est un euphémisme pour ne pas utiliser le mot psychiatrie. C’est déjà un premier symptôme. De mon point de vue la question devrait être : quels sont l’état de la psychiatrie et l’état psychiatrique de la population française ? La psychiatrie est en effet bien définie, elle est la spécialité médicale relative aux pathologies psychiatriques.
Deuxième point, un article sur la prévalence de la dépression chez les jeunes en France est récemment paru dans Le Figaro, me semble-t-il. Ces prévalences ne veulent rien dire. La dépression est un phénotype dimensionnel, comme la myopie ou l’arthrose du genou. On peut être un peu ou beaucoup myope. La prévalence de la myopie en France n’a aucun sens. C’est la prévalence de ceux qui ont besoin de porter des lunettes qui en a un. Il en est de même pour l’arthrose du genou : 40 % de la population âgée de plus 50 ans présentent des signes radiologiques cliniques d’arthrose du genou. Ça n’a aucun intérêt. Le principal, c’est de savoir à qui il faut prescrire des anti-inflammatoires non stéroïdiens ou des prothèses de genou. C’est ça qui compte.
La notion de prévalence peut avoir un sens pour certaines pathologies, comme la schizophrénie, par exemple. Mais, dans le cas de l’autisme, la prévalence a été multipliée par trente en l’espace de dix ans parce que les définitions et le seuil de tolérance de la société aux problèmes de relations sociales ont changé.
En revanche, l’évolution des prévalences au cours du temps peut être intéressante si l’on utilise le même indicateur. Si l’on considère que ce dernier est à biais constant, alors les augmentations et les baisses peuvent être interprétées. Pour répondre à la question de savoir quel est l’état de la santé psychiatrique en France, nous disposons de données, le nombre d’études ayant augmenté grâce au covid.
Il y a une quadruple interaction entre le temps, l’âge, le genre et la pathologie. C’est compliqué, mais on sait de quelle façon. Si vous considérez les suicides et les tentatives de suicide avec du recul, il faut dire que, depuis trente ans, cela va beaucoup mieux en France. Pourquoi globalement ? Parce que la société s’occupe mieux de nos concitoyens. Néanmoins, s’agissant des suicides, depuis 2017, cette amélioration s’est interrompue chez les jeunes. Et, pour les jeunes filles, les suicides remontent légèrement tandis que les tentatives de suicide augmentent de façon spectaculaire. On constate aussi une augmentation pour les jeunes hommes et les adolescents, mais bien moindre.
Il y a donc un effet temps, avec une décroissance – même si ce n’est plus le cas depuis 2017. Il y a un effet genre, avec des différences entre les filles et les garçons. Et il y a un effet âge, puisque tout s’améliore pour les personnes de mon âge ou ayant de 45 à 55 ans.
Lorsque l’on s’attache aux phénotypes subcliniques, c’est-à-dire au ressenti anxiodépressif tel qu’il est mesuré par Santé publique France (SPF) ou par la fondation qui vient de publier une enquête citée dans l’article que j’ai mentionné, il ne s’agit pas de dépression mais d’un vécu anxiodépressif. Vous voyez la différence. Ce n’est pas une maladie à soigner, c’est un vécu émotionnel, qui s’apparente à de la dépression et de l’anxiété. De ce point de vue, la situation de la population française se dégrade depuis vingt ans de façon homogène, quelles que soient les tranches d’âge et le genre. Le questionnaire ne demandait pas les raisons de ce phénomène, qui sont très compliquées.
Voilà pour l’état de la santé mentale en France.
Quelles sont les principales défaillances dans la prise en charge des troubles psychiques ? C’est la vraie question. Pour être honnête, je pense que tout le monde est responsable de la catastrophe actuelle. Je suis pédopsychiatre, président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent – c’est un autre lien d’intérêts. J’ai davantage de légitimité pour parler de la santé mentale des enfants et des adolescents. Je peux témoigner que c’est un désastre absolu. Dans certains départements, il n’y a plus aucun pédopsychiatre. Dans d’autres, l’agence régionale de santé (ARS) demande aux collègues d’organiser la permanence des soins alors qu’il y a seulement 1,8 équivalent temps plein (ETP) pour les différents sites de consultation.
Pourquoi cette situation ? C’est la faute de tout le monde.
Je commence par les psychiatres. À la fin du XXe siècle, ils ont eu le tort de penser qu’ils détenaient la vérité, en particulier avec la psychanalyse, et que tout allait être soigné grâce à elle. Cela a été un drame s’agissant de l’autisme. Dont acte, il est vrai que cette situation a causé du tort aux patients. Mais désormais ce n’est plus le cas : il faut arrêter de dire sans arrêt que les psychiatres français font seulement de la psychanalyse car c’est faux, y compris pour les pédopsychiatres.
Il faut aussi dire que plus aucune science n’a la prétention de pouvoir expliquer ce qui se passe dans la tête de M. Pelicot. En consultation, nous voyons des personnes – des parents, des enfants – qui sont aussi compliquées dans leur tête que M. Pelicot. Nous devons les soigner et nous devons le faire avec les savoirs dont nous disposons : les neurosciences, l’anthropologie, la sociologie et la psychanalyse. Chacun va utiliser son savoir pour faire face à la souffrance psychique de nos concitoyens, en particulier les plus jeunes.
Il y a bien eu un problème de théorie et d’épistémologie au XXe siècle. J’estime que 5 à 10 % de nos collègues continuent à agir comme à cette époque. Mais 90 % font bien leur travail. Il faut quand même le dire.
Ensuite, nous avons un ministère de la santé et une HAS – Haute Autorité de santé – qui ne nous aident pas. Ils nous flinguent.
Depuis le mois de juillet, les orthophonistes libéraux qui prennent en charge des enfants suivis dans des centres médico-psychologiques (CMP) ne peuvent plus être payés s’il n’existe pas une convention entre eux et le CMP. De ce fait, depuis la rentrée, ils ne prennent plus en charge les enfants suivis dans ces centres. Vous imaginez la difficulté d’établir une telle convention – sans compter que, dans le cas où elle aurait été conclue, le paiement n’interviendra qu’au bout d’un an. Du coup ces orthophonistes arrêtent, et ce alors que la santé mentale a été déclarée grande cause nationale. Dans la réalité, c’est le contraire, c’est du flingage.
Le délégué interministériel à la stratégie nationale pour les troubles du neurodéveloppement (TND), M. Pot, est anti-psychiatres. Je le dis en sachant que cette audition est enregistrée et diffusée en direct. Il nous empêche de construire des soins, avec une lubie scientiste – que l’on voit chez certains hommes et femmes politiques ou cadres supérieurs de l’administration – selon laquelle il y aurait une solution simple pour prendre en charge la santé mentale, en particulier des enfants et des adolescents. Ça n’est pas vrai. Il n’y a pas de solution simple. Encore une fois, M. Pelicot n’est pas quelqu’un de simple.
En pratique, nous faisons comme nous pouvons. Il faut nous laisser travailler et pas nous dire comment faire – je le dis en particulier pour les personnes qui nous expliquent comment travailler alors qu’elles n’ont jamais vu un patient de leur vie. On n’explique pas à un chirurgien qui pratique la chirurgie cardiothoracique comment on fait un pontage coronarien. Mais on nous explique comment prendre en charge un enfant qui a été abusé sexuellement par ses parents.
J’en viens aux directeurs d’hôpital. J’ai été chef de pôle dans un gros service en banlieue parisienne. S’il manque une infirmière psychiatrique le matin, le directeur va prendre une aide-soignante dans le service de chirurgie orthopédique pour l’affecter dans l’unité de crise pour adolescents – laquelle accueille des adolescents suicidaires arrivant des urgences. Avec ce remplacement, le tableau Excel est bien rempli et tout va bien : le directeur considère qu’il a fait son job. Sauf que l’unité de crise part en vrille. Il y a six mois, on a constaté des abus sexuels entre des adolescents et des soignants, car ces derniers n’avaient absolument pas été formés. Cette situation engendre des catastrophes. Telle est la réalité.
Enfin, les parents doivent bien entendu participer aux soins pédopsychiatriques. La Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent l’a écrit. Néanmoins, il faut aussi prendre conscience que les parents sont régulièrement une partie du problème. C’est la réalité quotidienne des juges pour enfants. Nous sommes donc dans une situation où l’on nous dit, d’un côté, qu’il faut protéger les enfants de leurs parents et, de l’autre, que les parents doivent faire partie du soin. Les deux sont certes vrais, mais vous conviendrez que ça n’est pas simple en pratique.
Vous m’avez interrogé sur l’offre actuelle en psychiatrie publique et privée. C’est une vraie question. En pédopsychiatrie, il n’existe quasiment pas d’offre dans le privé. Et quand elle existe, elle relève du secteur 2 – donc avec des dépassements d’honoraires et des inégalités colossales d’accès aux soins. Il n’y a rien d’autre à ajouter, sinon que l’offre privée fait défaut à ceux qui en ont le plus besoin.
Vous m’avez demandé si j’observais des ruptures fréquentes dans les parcours de soins. C’est un euphémisme, car il n’y a plus de parcours. La question de leur rupture ne se pose même plus.
Quels sont les freins à la prise en charge coordonnée continue ? C’est une très bonne question et, en l’occurrence, ça va mieux. Les CLSM – conseils locaux de santé mentale – et les PTSM – projets territoriaux de santé mentale – sont des initiatives politiques qui fonctionnent. Ils méritent d’être améliorés, car ils ne prennent pas en compte la pédopsychiatrie. Il faut aussi en finir avec le syndrome du costume-cravate – mon propos ne visant pas les personnes présentes dans cette salle. Les gens qui s’occupent des enfants et les adolescents ne portent pas de costume et de cravate. Or ceux qui décident des modalités de prise en charge dans les PTSM en portent tous. Il y a un problème. Si l’on veut que les gens travaillent ensemble, il faut quand même que ça soit crédible.
Quelles sont les conséquences de la situation pour les personnes ? Les conséquences humaines d’un diagnostic ou d’une prise en charge tardive sont aussi graves que lorsqu’il s’agit d’un cancer du sein. C’est une évidence.
J’en viens à votre question sur la stigmatisation. Là aussi, ça va mieux. Je suis un peu âgé et j’ai assisté, en trente ans, à une révolution si l’on considère la stigmatisation dont l’autisme et l’hyperactivité faisaient l’objet. Avant, c’était infiniment pire. Aujourd’hui, il y a Greta Thunberg. Cela nous permet de dire à des parents dont l’enfant souffre d’un trouble du spectre de l’autisme qu’il est comme Greta Thunberg. Je vous garantis que ça change la vie de pouvoir dire une telle chose – et ça change aussi celle des parents.
Quels sont les effets économiques d’un défaut de prise en charge psychiatrique ? C’est une question extrêmement pointue, qui concerne les économistes de la santé. Intuitivement, les effets sont majeurs, mais je ne peux pas vous en dire davantage.
Vous m’avez aussi interrogé sur la prévention. Elle est bien sûr nécessaire. Comme vous le savez, il y a la prévention primaire, secondaire et tertiaire. La prévention primaire consiste à éviter les abus sur les enfants – lesquels sont à l’origine de 50 % des problèmes psychiatriques rencontrés ensuite par les adolescents et les adultes. Là aussi, la société va mieux, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Avant, on n’en parlait pas. Désormais on en parle et, de ce fait, on a l’impression que ça va plus mal. Mais il n’en est rien. Je vous garantis qu’on assiste à une prise de conscience dans les familles, nous avons donc plus de leviers pour agir. Les gens savent ce qu’il ne faut pas faire : c’est mieux, même si beaucoup de chemin reste à faire sur ce phénomène sociétal. D’un autre côté, la prévention c’est aussi la prise en charge des enfants maltraités, qui relève de l’aide sociale à l’enfance (ASE), laquelle, comme vous le savez, est un désastre absolu.
La formation, la coordination et les outils numériques sont en effet des leviers pour renforcer la prévention en matière de santé mentale. Je suis sûr que, dans cinq ou dix ans, les grands modèles de langage comme ChatGPT fourniront des psychothérapies aux adolescents. Des essais randomisés montrent déjà leur efficacité. Nous n’avons pas de réticences vis-à-vis des technologies. Nous avons des patients qui sont connectés en permanence. Nous savons jouer aux jeux vidéo et nous savons quels sont ceux qui posent problème.
La formation est évidemment nécessaire. Auparavant, on formait des infirmiers psychiatriques, mais cela n’est plus le cas. Nous n’aurons jamais assez d’infirmiers en pratique avancée, pour des raisons salariales et de lourdeur de la formation ; nous proposons donc que, comme pour les infirmiers anesthésistes, une formation d’un an soit proposée après quatre ou cinq ans d’expérience. Elle doit être locale car, si l’on demande à quelqu’un de plus de 40 ans de se former à 200 kilomètres pendant deux ans alors qu’il a une famille, cela ne marchera pas. Cette formation nous permettrait d’avoir plus d’infirmiers pour faire de la prévention, puisque celle-ci est plus efficace quand elle n’est pas assurée par les médecins – et cette observation vaut pour la psychiatrie comme pour toutes les spécialités médicales.
M. Sébastien Ponnou, psychanalyste et professeur des universités en sciences de l’éducation à l’université Paris 8, responsable du laboratoire commun Eole. Merci pour votre invitation. Mon intervention s’appuiera sur ma position d’analyste ainsi que sur mon orientation clinique, théorique et éthique, mais aussi sur ma position de chercheur au sein du laboratoire commun Eole et sur mes fonctions de professeur d’université à Paris 8. Je me permets d’ajouter que je suis membre, en tant que personnalité qualifiée, du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du HCFEA, le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge.
Je n’ai pas de liens d’intérêts à déclarer puisque l’ensemble de mes travaux de recherche au sein de l’université Paris 8 sont financés par des organismes publics, tels que l’ANR – Agence nationale de la recherche – et le Feder – Fonds européen de développement régional.
J’essaierai de me tenir au plus près de la clinique – rien que la clinique –, des données – rien que les données – et des consensus scientifiques – et rien d’autre. Comme le temps est compté, je ne pourrai pas entrer dans le détail. Mais je laisserai à la commission un ensemble de documents que j’ai déjà envoyés par courriel au secrétariat. Il s’agit d’ouvrages et des documents de synthèse où vous trouverez l’ensemble des données auxquelles je vais me référer.
Premier point, sur lequel je rejoins le professeur Falissard : les données de prévalence sur les troubles mentaux manquent cruellement, en France comme au niveau international ; et quand elles existent, elles sont peu précises. En général, ce sont des enquêtes par questionnaire, qui n’ont aucune valeur clinique. Néanmoins, si l’on reprend l’ensemble des données, on peut estimer que 13 % de la population seraient concernés par des troubles mentaux. En France, cela représente 1,5 million d’enfants et à peu près 9 millions de personnes au sein de la population générale. Comme le disait le professeur Falissard, il faut distinguer le sujet de la prévalence de celui de la consommation de soins par les personnes qui ont besoin d’une prise en charge.
Deuxième point : la question très sensible de la mise à mal méthodique du système de soins, d’éducation et d’intervention sociale. L’offre de soins en psychiatrie et en pédopsychiatrie est très largement insuffisante, avec des délais d’attente insupportables de six à dix-huit mois pour des consultations spécialisées. Pour des enfants âgés de 3 à 6 ans cela équivaut à dire à un adulte qu’il aura un rendez-vous médical dans trois, cinq ou dix ans.
Les délais d’accueil et de prise en charge sont beaucoup trop longs dans les institutions spécialisées. Des enfants et des adolescents sont par conséquent laissés sans solution, ou alors avec des solutions à domicile, à l’école ou en institution, mais de manière extrêmement ponctuelle, avec trois heures d’accueil par semaine.
L’écart entre l’augmentation de la demande de soins et le déficit de l’offre crée un effet de ciseaux qui est tout à fait désastreux pour les enfants et pour les familles. Cela se traduit par une aggravation de l’état de santé de l’enfant et de l’adolescent – avec notamment une augmentation des hospitalisations en urgence –, des passages à l’acte suicidaire et des suicides chez les jeunes – principalement chez les adolescentes – et par une augmentation de la consommation de médicaments psychotropes au sein de la population pédiatrique. Cette consommation intervient largement hors des autorisations de mise sur le marché et hors des recommandations. Faute de soins adaptés, cela présente un risque d’utiliser seulement le médicament, en le substituant aux pratiques psychothérapeutiques, éducatives et sociales qui sont recommandées en première intention.
On assiste à une réduction de l’offre de soins aux seules approches biomédicales et standardisées, alors que les pratiques pluridisciplinaires et pluriprofessionnelles sont le gage du soin et de l’accompagnement psychiatriques.
Enfin, une « plateformisation » du soin psychique et une dégradation des dispositifs existants sont à l’œuvre. Ce problème ne concerne pas seulement la psychiatrie, mais aussi l’ensemble des structures scolaires, médico-sociales et hospitalières. On constate un report des problèmes de l’hôpital vers le médico-social, puis du médico-social vers le scolaire, avec pour conséquence une augmentation des situations sans solution.
Outre le déficit structurel de l’offre de soins, cet état de fait conduit à une perte de sens pour les professionnels et à une pénurie de candidats pour les formations et les métiers du soin, de l’éducation et du travail social. C’est un état des lieux qui n’est pas très réjouissant mais qui est très largement connu et documenté, dans la pratique, dans les médias et dans les alertes que peuvent lancer les associations de professionnels et de familles. Il est également décrit dans une multitude de rapports publiés depuis au moins dix ans, notamment par la Cour des comptes, le HCFEA ou le Défenseur des droits.
Ce n’est pas une découverte ni une surprise. Il s’agit d’une série de choix de stratégie, d’organisation et de planification faits par les pouvoirs publics au détriment du bien commun, de la qualité des services publics et des modalités d’accompagnement des enfants et des familles.
C’est mon troisième point : les erreurs stratégiques de gouvernance, le new public management et l’evidence-based medicine (EBM), la médecine fondée sur les faits, ou l’evidence-based practice, la pratique fondée sur les faits, dans le champ de la santé mentale.
De manière générale, deux phénomènes concourent aux difficultés. Le premier est le déploiement massif du new public management, qui vise à gérer les structures publiques et les institutions médico-sociales comme des entreprises. Exclusivement orienté par des logiques gestionnaires, ce nouveau mode de gestion substitue la rentabilité et le profit aux principes fondateurs des missions de service public. Il contraint les professionnels à des pratiques standardisées et réduit les dispositifs de soins et d’éducation à une série de protocoles évaluables d’un point de vue comptable, afin d’en accroître la rentabilité.
Le deuxième écueil réside dans l’utilisation de l’evidence-based medicine et de l’evidence-based practice pour produire une évaluation scientifique et statistique de la pédopsychiatrie et du handicap. La science est alors convoquée pour produire les savoirs systématiques et normés qui contribueraient à la rationalisation des pratiques professionnelles. D’où l’hégémonie de la psychiatrie biologique, exclusivement centrée sur la recherche de biomarqueurs et de traitements médicamenteux. Le problème, c’est que l’evidence-based medicine et l’evidence-based practice se sont révélées tout à fait inconsistantes dans le domaine de la santé mentale de l’enfant et n’ont produit aucune avancée en matière de diagnostic ou de traitement.
Il s’agit de difficultés structurelles et je me permets de vous citer quelques exemples scientifiquement documentés d’échecs des gouvernances publiques fondées sur les approches scientistes et managériales de la santé mentale. Premier exemple : le dispositif Mon psy, devenu Mon parcours psy puis Mon soutien psy. Deuxième exemple : la stratégie TND 2023-2027. Troisième exemple : le cas des centres experts de la fondation FondaMental. Ces exemples constituent l’archétype de ce qu’il ne faudrait pas faire si l’on veut retrouver les fondements des pratiques de soins, d’éducation et d’intervention sociale. Le temps qui m’est accordé ne me permet pas de développer les arguments, mais ils figurent tous dans les documents que je vous laisse.
Il convient aussi, c’est mon quatrième point, d’ouvrir des perspectives afin de mieux prévenir et de conforter les dispositifs institutionnels et les fondements des pratiques de soins dans le domaine de la santé mentale.
Premier aspect : la prévention. Pour les troubles mentaux, les facteurs de risques sont connus depuis des dizaines d’années et sont très largement documentés dans la littérature internationale. On peut agir contre ces facteurs en luttant contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion, mais aussi en luttant contre la maltraitance, en accompagnant les familles, en offrant un soutien à la parentalité et en développant la prévention en milieu scolaire. Les facteurs de risques présentent en effet l’intérêt d’être sensibles à des politiques et à des pratiques de prévention. Nous disposons donc de leviers puissants, à condition de considérer ces enjeux avec sérieux. Lorsque l’on propose une aide sociale à une famille en difficulté ou à un parent isolé, on prévient aussi un risque de santé mentale – et on économise donc un coût de santé.
Deuxième aspect : soutenir les institutions. C’est l’enjeu crucial. S’il ne fallait retenir qu’une chose, ce serait celle-ci. Il faut améliorer les conditions d’accueil, de compensation et d’accessibilité en milieu scolaire, réduire le nombre d’élèves par classe, favoriser les dispositifs d’encadrement pédagogique, quelle que soit la formule – plus de maîtres que de classes ; présence d’assistants pédagogiques, d’éducateurs spécialisés ou de psychologues en milieu scolaire. Il faut privilégier les dispositifs de remédiation scolaire, collectifs et institutionnels, plutôt que d’individualiser et de médicaliser l’échec scolaire. Enfin et surtout, il faut soutenir l’offre de soins publique et associative – qu’elle soit hospitalière, médico-sociale ou d’éducation spécialisée. Cela implique de rouvrir des places et des lits à l’hôpital, dans les services spécialisés, les CMP et les CMPP – centres médico-psycho-pédagogiques –, institutions médico-sociales qui ont été vigoureusement mises à mal.
Tout cela est destiné à soutenir les pratiques qui fonctionnent et qui constituent le socle des pratiques de soins. Il existe une grande diversité de pratiques psychothérapeutiques, éducatives et sociales qui ont fait leurs preuves cliniques et constituent une spécificité de la culture des soins psychiques en France : la psychanalyse, les psychothérapies dynamiques ou cliniques, la psychothérapie institutionnelle, l’ethnopsychiatrie, les médiations thérapeutiques, les pratiques d’atelier et les thérapies familiales ou de groupe – sans oublier l’ensemble des formes mixtes. Chacune de ces approches bénéficie d’un ancrage institutionnel, d’associations et de formations susceptibles d’en favoriser l’essor. Elles bénéficient également d’une reconnaissance scientifique et universitaire, qui permet leur soutien et leur développement par les pouvoirs publics.
J’ajoute à ces pratiques psychothérapeutiques l’ensemble des savoirs et des savoirs éducatifs inspirés des grandes figures de la pédagogie, de l’éducation populaire, des pédagogies nouvelles et alternatives, de l’éducation spécialisée et de l’intervention sociale.
Au-delà de la diversité de ces pratiques, je me permets d’appeler votre attention sur sept points qui me semblent tout à fait cruciaux quand on parle de psychiatrie, de pédopsychiatrie et de soins de l’enfant.
Le premier point tient à une conception de l’enfant sujet – sujet de parole et de droit, qui ne saurait se réduire à aucun déterminisme, biologique, psychologique ou social.
Deuxième point : des pratiques fondées sur la prise en compte de la relation thérapeutique ou éducative – ce que nous appelons le transfert. Cette prise en compte constitue un socle pour intervenir et accompagner.
Il faut recourir à des approches fondées sur des pratiques de parole et de médiation qui favorisent l’inscription du sujet dans la culture, les savoirs et le lien social.
Les pratiques doivent reposer sur une éthique de la singularité, du cas par cas et du sans commune mesure. On accueille les enfants un par un, y compris dans les accueils collectifs.
Les pratiques cliniques doivent être sensibles aux détails et fondées sur l’accueil du sujet, de sa parole, de ses objets, de ses énigmes et de ses symptômes – entendus au-delà de leur caractère dérangeant comme un mode de dire.
Enfin, il faut des pratiques qui tiennent compte de la situation familiale, sociale et environnementale, tout en reposant sur les trouvailles ou les inventions qui se font jour dans la rencontre. Ce que j’appelle invention, c’est ce qu’on nomme soin ou éducation dans la langue commune ; sauf que, en l’occurrence, on ne parle pas de prédicats ou d’attendus : on part de l’enfant, de la situation de l’enfant, de là où en est l’enfant.
Ce sont des points-clés, qui constituent autant de repères et de leviers. Ils légitiment d’abonder les moyens humains et matériels destinés à la prévention, à l’éducation et aux soins dans les structures scolaires, associatives et hospitalières spécialisées.
Je me permets d’évoquer un dernier point qui me semblait intéresser particulièrement votre commission d’enquête et qui concerne les scénarios de chiffrages plaidant pour une réorientation radicale des politiques de santé mentale. Évaluer les coûts de l’inaction des politiques publiques, c’est un métier à part. Je ne suis pas économiste de la santé, je suis psychanalyste et enseignant-chercheur. Mais j’ai joué le jeu pour la commission.
Tout d’abord, discuter des coûts de santé constitue une manière un peu particulière d’engager le débat, puisque le soutien et le soin aux personnes les plus vulnérables relèvent avant tout du pacte démocratique et social, mais aussi d’enjeux humanistes et éthiques. Le coût de la souffrance psychique pour un sujet est quant à lui radicalement incalculable.
L’intérêt majeur de votre question consiste à démontrer que le coût de l’inaction est beaucoup plus élevé que celui de politiques volontaires et cohérentes de soins, d’éducation, de travail social et de prévention, en particulier dans le domaine de l’enfance.
Si je devais plancher pour calculer le coût de l’inaction des pouvoirs publics en matière de santé mentale, je suivrais trois axes. Il s’agirait d’abord de calculer un coût moyen par an et par patient à partir des données disponibles dans le système national des données de santé (SNDS) et au sein des différents organismes publics – on sait, par exemple, qu’une journée d’hospitalisation coûte 800 euros, une consultation chez un pédopsychiatre, 70 euros, ou que le prix d’une année de redoublement se situe entre 10 000 et 12 000 euros. Rassembler ces données permettrait de caractériser un coût moyen par an et par patient.
Le deuxième axe, strictement politique, consiste à déterminer un objectif politique : comment réduire les coûts de l’inaction de 10 %, 20 % ou 30 % en améliorant les conditions de prévention et d’accueil ?
Le troisième axe consiste à ajuster les scénarios à partir des taux de prévalence. J’ai cité une prévalence globale de 13 %, soit 1,5 million d’enfants et 9 millions de personnes en France. À mon avis, le mieux serait d’ajuster les scénarios à partir des taux de prévalence par pathologie, de déterminer des coûts moyens par diagnostic et de les pondérer à partir des taux de prévalence des diagnostics dans la population. La formule, certes un peu vulgaire et grossière, serait la suivante : la réduction de X % des coûts cumulés de l’inaction pour une moyenne de Y euros par patient et par an, multipliée par 13 % de la population – soit donc 1,5 million d’enfants et 9 millions pour la population générale – permettrait une économie de coûts de santé de N euros par an. Par exemple, pour 10 000 euros de coûts de santé estimés par patient – chiffre assez conservateur, puisqu’il correspond à dix jours d’hospitalisation à 800 euros – et 20 % de réduction des coûts de santé liée à une meilleure prise en charge des patients, on obtiendrait une économie de 3,9 milliards d’euros en population pédiatrique et de 18 milliards en population générale.
Quels que soient le ou les scénarios choisis, toute tentative de réduction des coûts des défaillances des politiques publiques de prise en charge de la santé mentale et du handicap par la société se chiffre en centaines de millions, voire en milliards ou dizaines de milliards d’euros, qu’il devient alors possible d’allouer à des politiques, à des dispositifs institutionnels et à des pratiques de soins qui contribueraient à réduire l’incidence des troubles mentaux et leurs effets pour les individus comme pour la société. La question est la suivante : quelle politique de soins voulons-nous, pour nos enfants et pour les prochaines générations ?
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Cet état des lieux de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie, dressé dans nombre de rapports et par nombre de missions, fait consensus. Il est intéressant que vous nous disiez que nous avons des responsabilités partagées car tous les secteurs sont effectivement concernés par les difficultés que nous connaissons.
En revanche, au-delà du constat, des désaccords existent quant aux prises en charge, à l’usage des recommandations internationales ou aux hospitalisations, ce qui constitue une limite au travail que vous évoquez. De fait, s’il est possible de s’entendre sur le coût par enfant d’une prise en charge de soins, il n’est pas sûr que l’on tombe d’accord sur celui de la durée d’hospitalisation ou de la thérapeutique utilisée. Il y a là une difficulté.
Je suis également d’accord pour dire que, bien que la santé mentale ait été déclarée grande cause nationale cette année et malgré les rapports auxquels elle a donné lieu, aucune avancée significative n’a été accomplie – et je pèse mes mots – dans la mise en place d’un dispositif et d’une pluriannualisation des objectifs, dont nous aurions besoin pour nous projeter. Comment et en combien de temps pourrait-on y parvenir ? Des progrès seraient sans doute possibles en ce sens, car il est assez difficile d’estimer et d’intégrer les coûts évités, comme nous en avons eu un exemple tout à l’heure. Comment, donc, faire avancer une déclinaison plus opérationnelle et définir des objectifs plus réalistes et plus réalisables, en particulier pour ce qui concerne les enfants, qui sont votre spécialité et pour qui la situation et encore plus difficile que pour les adultes ?
M. Bruno Falissard. Il faut séparer le court terme du moyen terme. Sur le court terme, certains départements connaissent une situation de médecine de guerre et, dans ces cas-là, il ne faut plus raisonner en se demandant ce qui est prouvé et ce qui ne l’est pas. De la même manière, lorsque l’épidémie de covid est arrivée tout d’un coup, la question était de savoir comment faire pour qu’un chirurgien devienne réanimateur, parce qu’on manquait de réanimateurs et que les chirurgiens ne sont pas réanimateurs. Aujourd’hui le problème est que, puisque les soignants sont moins nombreux et la demande importante, certains endroits défavorisés ont de moins en moins de soignants. Or, au-dessous d’un certain seuil, lorsque les soignants sont très peu nombreux, ils partent tous parce que cela devient ingérable. Ainsi, même quand on a l’argent, on n’a personne à embaucher.
À ce stade, l’heure n’est plus aux discussions épistémologiques compliquées. L’objectif est d’avoir des professionnels qui soignent des enfants et qui tiennent au moins un an – parce que la plupart partent au bout d’un an. Nous sommes dans une situation de crise, de médecine de guerre, et il faut prendre ceux qui acceptent de venir soigner en tel endroit – mais jamais une personne seule, car elle s’en irait : il faut un groupe, capable d’affronter ce qui se passe et qu’on laisse faire, moyennant une supervision pour éviter les gros gags. En principe, si les gens sont formés – infirmiers, psychomotriciens, orthophonistes ou pédopsychiatres –, leur formation leur permet de tenir la route.
Cette situation d’urgence touche, selon moi, un tiers des départements français. Il faut donc arrêter les incantations selon lesquelles l’EBM va tout changer ! Nous n’en sommes pas du tout à ce stade.
Le discours des études scientifiques a changé dans les dix ou quinze dernières années, par exemple depuis le rapport de l’Inserm auquel j’avais participé voilà quinze ans sur l’évaluation des psychothérapies. Pendant longtemps, en effet, on a évalué les psychothérapies, qui sont le soin numéro un en pédopsychiatrie, comme les médicaments. Vingt milligrammes de fluoxétine étant égal à 20 milligrammes de fluoxétine, la statistique se prête très bien à évaluer les médicaments, à tel point qu’on en a oublié que les médicaments avaient une efficacité différente en fonction du médecin qui les prescrivait, or on sait maintenant que, selon que le médecin est une femme ou un homme, qu’il est vieux ou qu’il est jeune, l’efficacité moyenne du traitement n’est pas la même – ce qui est inévitable, puisque certains patients ne prendront pas le médicament. En appliquant à une psychothérapie le même paradigme qu’à des médicaments, on oublie donc que l’effet clinicien est colossal par rapport à ce qu’il est lors de la prescription d’un antibiotique pour une méningite. Les données dont nous disposons désormais sur l’effet clinicien dans les prises en charge non pharmacologiques montrent qu’il est largement supérieur à l’effet spécifique des thérapies.
Le problème n’est donc plus tellement de savoir si les uns et les autres sont d’accord sur les soins – ils le sont, bien sûr, à la marge, par exemple pour ne pas soigner une phobie des ascenseurs par une psychanalyse –, et quelle est la bonne thérapie, mais de savoir qui est un bon thérapeute, et donc comment bien former les thérapeutes. Or, en France, il n’y a pas de formation universitaire aux psychothérapies.
On pose mal les questions. On voudrait, par exemple, des thérapies EBM, mais il faut d’abord former des thérapeutes, puisque ce sont eux qui en font l’efficacité. Il existe à ce propos des données, comme les méta-analyses de Bruce Wampold et d’autres éléments publiés dans World Psychiatry et divers journaux, faisant apparaître un impact factor élevé et qui sont relativement consensuels. Entre nous, c’est même du bon sens ! Si vous allez voir un psychothérapeute, vous n’allez pas chez n’importe qui. Vous évoquez, dans vos questions, la formation et, de fait, certaines formations de psychanalyste ne valent rien. Cependant, ce n’est pas un problème de psychanalyse, mais de formation.
M. Sébastien Ponnou. Je répondrai à votre question du point de vue des pouvoirs publics. Le débat épistémologique que vous évoquez, qui est la question de la réponse – ou de la solution – est très précieux dans le champ de la psychiatrie et de la santé mentale. Il ne s’agit nullement de réduire la diversité des pratiques et des orientations, car toute tentative de réduction se paiera par moins de soins. Laisser au praticien et au patient le libre choix du soin qui lui semble le plus adapté est, pour moi, la solution d’un débat démocratique et épistémologique consistant en psychiatrie.
Pour les pouvoirs publics, toutefois, la question n’est pas là : elle est d’abonder les moyens de la démographie et des institutions de la psychiatrie. Pour soigner, il faut en effet un lien, comme je l’ai dit tout à l’heure, mais il faut aussi un lieu, et si on est sans cesse en quête de lieux pour accueillir les enfants, le débat épistémologique ne peut pas avoir lieu. Du reste, ce débat entre neurosciences, psychanalyse et sciences de l’éducation est certes intéressant d’un point de vue épistémologique, mais ce qui est précieux, c’est que chaque praticien puisse soutenir son orientation.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Nous souscrivons évidemment à plusieurs des points que vous avez évoqués. Notre première préoccupation est d’abord pour les enfants en souffrance et les familles impactées : nous ne perdons jamais cela de vue. Je suis aussi sensible à la question du dernier kilomètre des politiques publiques. Vous avez ainsi évoqué le cas des orthophonistes et la réalité pratique et opérationnelle en la matière, question que l’on pourrait dupliquer à l’infini en l’appliquant par exemple au déficit de prise en charge en ergothérapie ou en psychomotricité. Sans qu’il s’agisse nécessairement de grands débats théoriques ou philosophiques, se posent des problèmes très concrets pour la vie quotidienne de milliers de nos concitoyens.
Je voudrais toutefois tempérer votre propos et les critiques visant le new public management, car on a besoin aujourd’hui – et c’est ce qui a justifié la création de cette commission d’enquête – de démontrer encore plus fortement la nécessité d’investir davantage sur la prévention, sur l’accompagnement et sur la recherche de solutions, sous peine que, plus tard, les solutions ne coûtent beaucoup plus cher. C’est d’ailleurs ce que vous avez essayé de démontrer.
Dans une Assemblée nationale quelque peu fragmentée et pas toujours d’accord, nous pouvons aussi avoir besoin, à l’approche des débats budgétaires, d’aller plus loin dans cette réflexion et dans ces modes de calcul, qui ne sont pas seulement économiques car, comme cela a été évoqué au cours de la première table ronde que nous avons organisée, nous ne nous satisfaisons pas que l’on puisse par exemple, pour faire des économies, refuser l’accès aux droits ou aux soins – cela ne fait pas débat.
Nous observons toutefois un déficit de diagnostic et de périmétrage, que vous avez évoqué par exemple à propos des significations que revêt aujourd’hui le terme de santé mentale. Ce mot-valise a certes des avantages, car il permet de déstigmatiser un peu, notamment pour ce qui concerne l’enfance, et ce sont là des avancées intéressantes, mais il recouvre aussi bien les troubles bipolaires et la schizophrénie que, dans une certaine mesure, des troubles du spectre autistique et neurodéveloppementaux. Le paramétrage est donc discutable, mais il permet au moins de faire avancer le débat et la réflexion publics.
Ma question fait notamment écho à certaines critiques émises à l’encontre de la méthodologie fondamentale. En effet, ce qui me gêne n’est pas tant cette critique que la logique qui en sous-tend le raisonnement – sans éluder non plus le fait que l’on y fasse aussi la promotion des centres experts. Il y a en effet un coût, qui doit être évalué en tenant compte des coûts induits – et qui est, selon moi, insuffisamment pris en considération –, et des réponses reposant sur des effets de levier plus adaptés, face notamment au déficit territorial et à la médecine de guerre qui s’observent dans certains endroits et que vous avez évoqués. Certains départements auront peut-être comme première obligation, avant même de parler d’organisation, de disposer déjà d’une offre. Il faudrait en effet pouvoir se dire que, si on peut investir davantage sur les dispositifs susceptibles d’avoir un effet de levier – ce qui ne signifie pas pour autant que les centres experts soient la solution ! –, on fera des économies qui permettront d’optimiser la réaffectation des ressources. Faute de faire émerger ce discours, les réponses seront, comme c’est le cas dans l’éducation nationale, très insuffisantes par rapport à la réalité des besoins et on ne peut pas s’en satisfaire.
Je ne vois donc pas d’inconvénient à ce qu’on critique le new public management ou la médecine fondée sur des preuves, qui peuvent être sujets à discussion, mais ils n’en sont pas moins nécessaires à des choix budgétaires permettant de mieux prendre en considération la formation et d’améliorer l’affectation des moyens.
M. Bruno Falissard. Je n’ai rien contre l’EBM, que j’enseigne depuis trente ans en tant qu’enseignant de statistiques, et qui a changé notamment la cancérologie et la cardiologie.
Il faut séparer la psychiatrie d’adultes et la pédopsychiatrie. Les centres experts pourraient ainsi convenir, par exemple, pour le trouble bipolaire. De fait, pour certaines pathologies assez bien circonscrites en psychiatrie, comme la schizophrénie, le trouble bipolaire ou les dépressions résistantes, il existe une expertise locale et une complexité de schémas thérapeutiques. Le paradigme de FondaMental n’est donc pas à écarter systématiquement. Toutefois, on se rend compte aujourd’hui que les patients autistes, par exemple, sont beaucoup plus à risque de traumatismes et d’états dépressifs ; or, si un centre expert spécialisé pour les autistes pratiquera systématiquement des tests d’autisme, ses intervenants ne sont pas du tout formés à la prise en charge globale. En pédopsychiatrie, les pathologies sont beaucoup moins circonscrites – même l’autisme et l’hyperactivité. Au fond, qu’est-ce qu’un patient hyperactif ? Je risque de vous choquer, parce que vous attendez d’un médecin qu’il dise que, dans sa spécialité, il y a des maladies et qu’on fait de la recherche pour déterminer les soins les plus efficaces, mais ce n’est pas la réalité : en fait, l’hyperactivité est développementale – ce n’est pas la même chose à 3, 6, 8, 12 ou 17 ans, et il en va de même pour l’autisme, 10 % des enfants autistes parvenant à un optimal outcome, c’est-à-dire qu’ils ne le sont plus à 13 ou 14 ans. Il n’est donc pas vrai que cette pathologie soit neurologique et fixée au cours du temps. Je n’en donnerai qu’un exemple : les enfants nés en décembre accusent 40 % de plus de diagnostics d’hyperactivité que ceux qui sont nés en janvier, parce qu’ils ne sont pas dans la même classe : les enseignants les voient comme hyperactifs et on les envoie consulter des psychiatres, qui leur donnent des médicaments. Parce qu’ils sont nés en décembre !
Les choses sont donc beaucoup plus compliquées qu’on ne le penserait. Il n’est pas vrai d’imaginer qu’il en irait en pédopsychiatrie comme en cancérologie ou dans le traitement du VIH. Les maladies ne sont que des étiquettes que l’on met sur des allures d’enfants et qui nous permettent d’échanger entre nous et de faire de la recherche – et ce, dans une certaine mesure, très ténue. On constate d’ailleurs qu’en pédopsychiatrie, les maladies changent de nom au cours du temps, tous les dix ans : on passe de la psychose infantile à la schizophrénie infantile, puis aux troubles envahissants du développement, de l’autisme, du syndrome d’Asperger, aux troubles du spectre de l’autisme, et ce sera différent dans cinq ans, et encore dans quinze ans. Je me mets à votre place : vous voudriez disposer de choses carrées, qui permettent de discuter et d’organiser, mais, en réalité, ce n’est pas comme ça.
Je vais même être provocateur et, si mes collègues réécoutent un jour l’enregistrement de cette audition, ils seront fâchés : ce n’est même pas une question de moyens. Il est évident qu’on en manque aujourd’hui mais, bien que je défende mon métier, j’irai jusqu’à dire que nous pourrions faire beaucoup mieux avec la même quantité d’argent – mais il faut, pour cela, prendre du recul et en finir avec la pensée magique. Va pour l’inclusion, mais où est l’argent ? Dans les instituts médico-éducatifs (IME), dans les instituts médico-professionnels (Impro) ou dans les accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH) ? Certaines classes en comptent jusqu’à cinq ou dix. Cela coûte horriblement cher et, par comparaison, une psychothérapie ne coûte rien.
Il faut donc vraiment tout mettre sur la table, être raisonnables, oublier la pensée magique et les choses simplistes, et voir où est l’argent – car notre pays en consacre beaucoup à la psychiatrie, y compris à la pédopsychiatrie. Il faut voir comment optimiser cette dépense : qui doit soigner quoi ? Le psychiatre doit-il tout faire ? Bien sûr que non !
Il nous appartient aussi de dire, comme l’a écrit la Société française pédopsychiatrie dans un document que j’ai envoyé, que les pédopsychiatres ne doivent faire que marginalement des psychothérapies : nous ne sommes pas payés pour ça et les psychologues, qui sont bien moins payés que nous, le font aussi bien. Nous ne devons donc pas faire de psychothérapies, même si nous aimons ça – car tous les pédopsychiatres veulent en faire, et cela dans tous les pays du monde, comme je le sais pour avoir été président de l’Association internationale de la psychiatrie et des professions liées à la santé mentale chez les enfants et les adolescents, l’International Association for Child and Adolescent Psychiatry and Allied Professions (IACAPAP). Or, lorsqu’ils en font, ce n’est pas avec le même taux de remboursement, ou alors ils ne le font qu’une demi-journée ou une journée par semaine, et ils le font pour eux. De fait, les soignants ont besoin de retrouver parfois le sens du soin long et profond, parce que cela donne du sens à leur pratique.
Il faut que nous ayons des échanges francs, comme en thérapie. Une thérapie, c’est chaleur, empathie et honnêteté. Il doit en aller de même pour l’organisation du système de soins psychiatriques : nous devons nous réunir dans le même esprit, être empathiques les uns avec les autres et honnêtes en ce que nous disons – et être honnête, c’est dire que les choses ne sont pas comme on voudrait qu’elles soient.
M. Sébastien Ponnou. Pour répondre à votre interpellation, si je me permets une critique de l’evidence-based medicine, c’est parce que je suis formé à cette approche et qu’il fait partie de ma fonction d’avoir un regard critique sur ce que la science peut ou ne peut pas. Faire le constat qu’aujourd’hui, en matière d’evidence-based medicine en santé mentale, les résultats attendus ne sont pas au rendez-vous et qu’on se trouve plutôt du côté d’une rhétorique de la promesse, c’est ma fonction et ma mission de chercheur.
En matière de new public management, je suis moins pertinent, mais nous disposons d’une telle masse de travaux dans le champ du soin et du travail social, avec des critiques des effets de ces politiques publiques sur les institutions, qu’il fait aussi partie de ma fonction d’en faire état devant votre commission.
Je suis, en fait, ravi de votre question, qui est de savoir quel levier actionner. Pour moi, ce levier existe au moins depuis les années 1960-1970, sinon depuis la fin des années 1940 : c’est l’hôpital et les institutions médico-sociales. C’est ce levier-là qu’il faut activer – en fait, il n’y en a pas d’autre.
Si je me fâche contre les centres experts, c’est parce que ça ne va pas, tant dans la rhétorique que dans la preuve de A jusqu’à Z. Comme l’a rappelé le professeur Falissard, ces centres experts ne sont pas des entités naturelles et ne font pas de diagnostics fiables. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) et la classification internationale des maladies (CIM) peuvent avoir un intérêt ou un usage médico-administratif, mais ils ne sont pas une réalité en soi. D’emblée, donc, le problème est mal calibré et mal posé. Par exemple, un enfant qui entre dans les bases du SNDS avec un diagnostic de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) fera ensuite l’objet d’un diagnostic d’autisme, puis de psychose infantile et d’addiction, puis en sortira sans aucun diagnostic, et on ne sait pas pourquoi. En tout cas, il n’y a pas un diagnostic figé. C’était là, avec les apories diagnostiques, un premier point.
Le deuxième point porte sur la plateformisation des soins. En effet, les centres experts ne sont pas dédiés aux soins : on y envoie des patients déjà pris en charge dans des services de soins. Pour ma part, je préfère me fier au diagnostic posé par les soignants qui suivent l’enfant depuis longtemps plutôt qu’à celui de soignants qui le recevront ponctuellement. Par ailleurs, ils posent le diagnostic, mais ne soignent pas. C’est un problème crucial. On ne peut pas dissocier le diagnostic et le soin, a fortiori en psychiatrie. Imaginez la responsabilité d’un médecin qui dirait, même avec les recommandations d’usage : « Vous avez telle pathologie. Allez vous faire soigner » ! Cette plateformisation des soins n’est, de mon point de vue, pas acceptable.
Les centres experts ont pour vocation de recueillir des données de recherche pour produire des recherches, ce qu’ils font d’ailleurs à l’échelle industrielle, avec des publications de très haut niveau dans des revues prestigieuses au niveau international. Toutefois, le but est de trouver des marqueurs biologiques pour les troubles mentaux et des thérapeutiques biologiques adaptées, or il en ressort zéro marqueur et zéro thérapeutique. Ce n’est pas le fait des centres experts, car il s’agit là d’un consensus général depuis les années 2000 au niveau international, selon lequel, en l’état actuel des connaissances scientifiques, il n’existe pas de marqueurs neurobiologiques ni génétiques pour les troubles mentaux et, a priori, l’hypothèse de trouver ces marqueurs diminue à mesure que la qualité des études progresse. Il n’y a donc pas de données de recherche.
Le problème des centres experts tient aussi à ce qu’ils font la promotion d’un système en se fondant sur des données : les patients qui seraient entrés dans un centre expert auraient 50 % de moins de risque de réhospitalisation, mais cela pose problème car un article de Gonon, Falissard et Naudet publié cet été montre que cette étude, très largement relayée et médiatisée, et portée auprès de la représentation nationale, présente des biais et des distorsions scientifiques et souffre, in fine, d’une absence de données. La première chose que fait un chercheur devant un papier scientifique est de regarder la méthodologie et les données sur lesquelles reposeront l’orientation et l’interprétation du scientifique qui en est l’auteur. Or, ici, quand on demande les données, il n’y en a pas. C’est quand même très embêtant.
Le problème, j’en suis d’accord, n’est pas l’existence des centres experts, qui peuvent – pourquoi pas ? – avoir leur place en tant que tels à côté des dispositifs et des leviers centraux existants. Vous ne pouvez pas abonder les centres experts tout en déshabillant, de l’autre côté, les CMP et les CMPP. Si on utilise, dans les CMP et CMPP, la diversité des approches psychothérapeutiques et éducatives que j’ai citées tout à l’heure, c’est parce que ça marche, parce que c’est ce que les soignants ont trouvé de mieux face à la souffrance des enfants. L’enjeu est de repartir de la clinique, du terrain, pour produire les dispositifs et les politiques publiques les plus adaptés.
Enfin, les questions de psychiatrie et de santé mentale sont infiniment complexes. Dès que vous aurez une solution simple – un marqueur, un médicament, une problématique et sa réponse –, c’est que vous serez à côté du problème. Ce sont des questions complexes, qui appellent des réponses complexes.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je reviendrai sur les moyens disponibles. Comme vous l’avez dit, on peut parfois faire mieux avec la même chose.
En psychiatrie, parmi la complexité de dispositifs qui ont répondu à des appels à projets, qui ont un coût, qui sont plus ou moins pérennes, qui manquent parfois de lisibilité et dont on ne mesure pas toujours les bienfaits et l’efficacité, on pourrait considérer le centre expert comme une sorte de pavé dans le parcours de soins. De fait, ces centres n’assurent pas le suivi et orientent essentiellement leurs conclusions sur deux pathologies, qui donnent lieu à un plus grand nombre d’hospitalisations que le reste de la psychiatrie, laquelle intervient à 80 % en ambulatoire. Comment peut-on, dans ce contexte et face à cette multiplicité de dispositifs, améliorer la prise en charge, la graduation des soins et le parcours du patient ?
M. Bruno Falissard. Je suis d’accord avec vous : ça ne marche pas. L’Unafam, l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques, avait fait une liste des centaines d’acronymes utilisés en psychiatrie – il y en a même plus de mille, dont 90 % me sont inconnus, même en pédopsychiatrie. Vous imaginez bien que, pour les familles, c’est incompréhensible ! Mais c’est aussi un symptôme : historiquement, en France comme ailleurs, les acteurs qui ont revendiqué la légitimité pour s’occuper des enfants en souffrance – aussi bien les personnels de l’éducation nationale, que les juges, les policiers, les éducateurs et les médecins – ont des épistémologies et des façons de penser l’enfant différentes. Ils risquent donc de se tirer dans les pattes. Toutefois, dans les faits, ces acteurs s’entendent bien et leur pluralité est une plus-value.
Quand nous autres, psychiatres, discutons avec des juges, des enseignants, des psychologues ou même des policiers, nous constatons que nous faisons tous le même travail, même si nos formations et nos représentations de l’enfant sont différentes. Même si j’entends la demande d’une meilleure organisation, il faut comprendre que ce ne sera pas facile.
Le secteur est très fragmenté. Par exemple, le concept de médico-social n’existe qu’en France – dans d’autres pays, on utilise celui de special education. La structuration d’un système de soins dépend de son histoire, de la politique. Au début du XXe siècle, dans le contexte de l’obligation de scolarisation, quand Théodore Simon et Alfred Binet ont élaboré leur test pour dépister les élèves qui ne parvenaient pas à suivre une scolarité normale, une question s’est posée : les élèves vraiment en difficulté doivent-ils être placés dans des institutions particulières, les enfants en difficultés moindres dans des classes de perfectionnement – comme les Clis (classes pour l’inclusion scolaire) et les Ulis (unités localisées pour l’inclusion scolaire) – ou bien faut-il accueillir les enfants en grandes difficultés dans les écoles ? À l’époque, les acteurs ont tranché en faveur d’institutions particulières. S’ils avaient fait un autre choix, le système actuel serait complètement différent.
Il est des moments où la société est prête à faire bouger les choses. Dans le domaine de la prise en charge des enfants, nous connaissons un tel moment, parce que les choses vont très mal. Les acteurs sont prêts à se regrouper, à revoir la répartition des rôles et des prises en charge, la définition des priorités et des moyens. Actuellement, certains hôpitaux de semaine mettent huit jours à réaliser un bilan d’hyperactivité pour les enfants. Est-ce efficace ? Non ! C’est sympa, ça fait des data, mais c’est tout. Pour un diagnostic d’hyperactivité, trois consultations doivent suffire.
Par contraste, dans la moitié des cas, les patients accueillis aux urgences pour une tentative de suicide (TS) repartent chez eux sans rien. Il faut remettre les choses à plat, en sortant des prés carrés, des chapelles. Les universitaires préfèrent travailler dans des hôpitaux de semaine pour diagnostiquer des enfants hyperactifs. Les TS aux urgences, elles, renvoient à la misère sociale. Ceux qui veulent faire de la recherche scientifique trouvent ça moins sexy, moins classe. Non ! Ce n’est pas bien de raisonner ainsi.
Une réorganisation pourrait permettre des gains d’efficience colossaux. J’aurais envie de dire, pour provoquer, que nous n’avons pas besoin de davantage d’argent – même si ce ne serait pas vrai – car la priorité est de mieux s’organiser. Pour cela, les décisions doivent relever non pas d’hommes en costard-cravate, mais des acteurs qui sont sur place et prêts à travailler différemment, car le pays en a besoin.
M. Sébastien Saint-Pasteur, rapporteur. Nous nous inscrivons dans la même philosophie. Nous autres, députés, devons faire notre autocritique, au vu de notre incapacité à faire bouger les lignes – je le dis avec humilité, car je n’exerce ce mandat que depuis peu de temps. Songeons, à cet égard, aux délais d’attente dans les CMP et les CMPEA – centres médico-psychologiques pour enfants et adolescents.
Le niveau pertinent d’analyse est celui de la famille, des individus en difficulté qui se trouvent soudain face à une forêt d’acronymes, à un monde nouveau, sans obtenir de réponses. C’est donc au plus près du terrain qu’il faut trouver les marges de progrès.
Cependant, même si la question semble vulgaire et désagréable, il est fondamental de démontrer l’efficacité économique des prises en charge si nous voulons faire bouger les lignes. Nous entrerons bientôt dans la séquence budgétaire. Les tableaux Excel risquent de nous faire perdre de vue la question essentielle : celle de la réponse à apporter aux drames qui, même s’ils concernent plus souvent les populations en difficulté, touchent tout le monde.
Nous pouvons trouver des consensus. Les Françaises et les Français sont prêts aux efforts nécessaires, car le discours a évolué. Selon une enquête relayée hier dans Le Monde, un jeune Français sur quatre serait atteint de dépression – des territoires comme la Guyane sont particulièrement affectés. Ces questions touchent les parents, les proches des jeunes concernés et des mesures en la matière pourraient susciter l’adhésion – une condition qui n’est pas si simple à satisfaire aujourd’hui dans notre pays.
M. Bruno Falissard. Je respecte votre fonction, mais je n’y crois plus. Marion Leboyer, que vous avez auditionnée tout à l’heure, a mené des travaux pour montrer que la psychiatrie était sous-dotée. Même si je lui rends grâce pour ses études, qui reposent sur des données de bonne qualité, elles n’ont servi à rien.
J’ai été membre pendant six ans de la commission de la transparence, qui décide du remboursement des médicaments en France. Au nom de la solidarité nationale, nous remboursons les thérapies par cellules CAR-T pour l’amyotrophie spinale, alors qu’une injection coûte 2 millions d’euros, mais nous ne prévoyons même pas 3 000 euros pour prendre en charge une adolescente après une tentative de suicide. Cela n’a aucune rationalité économique. C’est un éléphant dans la pièce. Les données sont déjà là et il n’est pas nécessaire de faire des études supplémentaires.
Selon les maladies, les sommes d’argent accordées ne sont pas les mêmes. Il y a de l’argent pour ceux qui ont un cancer ou pour le VIH, mais pas pour ceux qui ont un problème psychiatrique. La nouvelle Prep – prophylaxie pré-exposition – coûte 30 000 euros par an. Je suis sûr que le financement passera, parce que ce traitement concerne le VIH. Je n’ai rien contre cette maladie ou contre le cancer, mais je défends les patients que j’ai en face de moi. Il n’y a pas de justice, dans notre pays, dans la prise en compte des pathologies.
Les Britanniques font mieux, grâce à un calcul médico-économique, le coût par Qaly – année de vie ajustée par la qualité. Ils financent le soin en fonction du nombre d’années de vie de qualité qu’il procure. Une vie coûte 3 millions d’euros ; un soin est remboursé quand son coût par année de vie de qualité est inférieur à 40 000 euros. Je vous garantis qu’avec un tel système, les financements de la santé mentale augmenteraient.
En France, la commission d’évaluation médico-économique de la HAS écrit régulièrement que nous payons des médicaments qui ne sont pas coût efficace. Pourtant, nous continuons de les payer. Il n’est pas vrai que le système français est économiquement rationnel. Même si le système de coût par Qaly a des limites – je suis le premier à le critiquer –, il met les pendules à l’heure.
M. Sébastien Ponnou. Selon moi, vous n’auriez pas trop de difficultés à calculer le coût de l’inaction, des défaillances des politiques publiques pour la santé mentale de l’enfant, à partir de quelques hypothèses. C’est une question que je veux bien soumettre à mes collègues du laboratoire commun.
Le soin des enfants a un coût. Il faut dix-huit, vingt ou vingt-cinq ans pour forger un citoyen. Cette durée est irréductible.
Je comprends l’intérêt stratégique de la question financière et je suis certain qu’avec les bonnes données, vous devriez pouvoir prouver des choses intéressantes. Mais il faut que cela serve à abonder les financements des pratiques et des institutions.
Toutefois, en lisant cette question économique dans votre questionnaire, en tant que chercheur, professeur en sciences de l’éducation, clinicien et parent, je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’elle était drôlement mal posée, ou étrange. Pourquoi ne pas considérer que les soins et l’éducation sont des choses qui n’ont pas de prix et qui relèvent de la solidarité nationale, ou qu’il est normal qu’elles coûtent très cher ? C’est à tout le moins ce que la société française doit à ses enfants.
Mme Élise Leboucher (LFI-NFP). En tant que professionnelle de psychiatrie – j’ai exercé en tant qu’éducatrice spécialisée en pédopsychiatrie et je continuerai à le faire après mon mandat – je me retrouve dans vos propos, qui me semblent essentiels. Je suis ravie de les entendre à l’Assemblée nationale, car ils vont à rebours des politiques publiques actuelles.
Vous demandez, monsieur le rapporteur, des données en prévision des discussions budgétaires, mais je ne crois pas qu’elles soient nécessaires. Tout renvoie à des choix politiques, par exemple la création de MonParcoursPsy : les crédits alloués à ce dispositif auraient pu servir à financer le recrutement de 3 000 postes de psychologues en CMP.
Je suis élue depuis trois ans, mais je dénonce la situation en psychiatrie depuis dix, quinze, vingt ans. Elle reste désastreuse, malgré tous les rapports. Pourquoi, alors que nous connaissons les leviers – notamment l’éducation et la prévention –, ne les actionnons-nous pas ? Peut-être faut-il écouter davantage les personnes sur le terrain ?
Enfin, au titre des coûts de l’inaction, il faudrait prendre en compte les effets des abus, des maltraitances et des incestes que subissent les enfants. Certes, la parole se libère, mais les abus commis sur les enfants ont un impact très fort ensuite et causent des troubles psy chez les adolescents et les adultes – tentatives de suicide, troubles des conduites alimentaires, et ainsi de suite. Il y aurait des choses à faire en matière de prévention, tant pour les personnes elles-mêmes, que pour des raisons économiques. C’est un gros trou dans la raquette.
M. Bruno Falissard. Je suis d’accord avec vous concernant l’efficacité coût de la prévention des maltraitances. Quant à savoir pourquoi on ne fait rien... La situation est la même dans de nombreux pays et nous avons mené une réflexion internationale pour le comprendre.
Un facteur est la persistance de l’antipsychiatrie. L’expression « santé mentale » est inscrite partout, mais le mot « psychiatrie » n’apparaît nulle part – même les psychiatres hésitent à l’utiliser. Des mots comme « âme » ou « esprit » dérangent dans notre société. Ils ne font pas sérieux, alors que les anthropologues ont montré que tous les êtres humains ont une intériorité, ce qui est un peu – quoique de moins en moins – un mystère.
Souffrir dans son intériorité est un tabou dans les pays occidentaux – ça l’est un peu moins en Asie. De même, la spiritualité est un tabou en psychiatrie et ces questions ne sont absolument pas enseignées dans les facultés de médecine, alors que beaucoup de nos concitoyens croient en quelque chose et que cela a un lien avec l’intériorité.
Un autre facteur est la peur des médicaments psychotropes. Alors que les Français aiment beaucoup le vin, qui est un psychotrope, et l’affichent, ils prennent plein de ces médicaments en cachette, tout en déclarant que c’est horrible. Un pédopsychiatre représente la quintessence de l’horreur, car il médicamente des enfants.
Et puis un psychiatre est supposé traiter les fous. Pourquoi traiterait-il des enfants qui ont encore l’âge de croire au Père Noël et ne peuvent être fous ? Je reçois régulièrement en consultation des politiques ou des neuroscientifiques qui, du jour au lendemain, changent complètement d’avis sur ma spécialité. Dès lors qu’ils sont touchés personnellement, ils cessent de penser en termes neurodéveloppementaux. Ils comprennent.
Le malaise est profond, structurel. Il se cristallise sur le mouvement antipsychanalytique. Pourtant, les lapsus de vos collègues dans l’hémicycle vous font rire, et vous vous rendez bien compte qu’ils ont du sens. Mais nous n’avons pas le droit de parler de cela dans le secteur du soin, car c’est réputé archaïque.
M. Sébastien Ponnou. Le dispositif Mon Psy est exemplaire de ce qu’il ne faut pas faire. Il a été présenté comme un nouvel outil – ce qu’il n’était pas. Il concerne des praticiens déjà installés. Certes, il a permis d’améliorer l’accessibilité des soins psychologiques dans le secteur libéral, grâce à la gratuité. Mais la gratuité des soins psychologiques existait déjà dans les CMPP et les CMP. Pourquoi créer un nouveau levier, un nouveau sigle, alors que ces centres existaient déjà ?
En outre, Mon Psy réduit les entrées épistémologiques, donc les chances pour les patients. Initialement, pour bénéficier du dispositif, ceux-ci devaient disposer d’une lettre d’adressage du médecin. C’était un problème fondamental, heureusement corrigé. Le soin thérapeutique doit pouvoir être orienté – quand le médecin conseille tel ou tel praticien, cela fonctionne très bien –, mais il ne peut aucunement être prescrit, car il doit reposer sur l’engagement et le désir du sujet.
Par ailleurs, comme le dispositif a été élaboré de manière très verticale, il a davantage suscité l’opposition que l’adhésion des soignants. Mais le principal camouflet est venu des patients. Le professeur Frank Bellivier indique que Mon Soutien Psy a permis des centaines de milliers de séances. Mais si l’on étudie le nombre de praticiens et de patients concernés, et la distribution des séances dans le temps, on s’aperçoit que le dispositif n’a concerné qu’une poignée de patients – quatre ou cinq – pour chaque praticien et que la persistance des patients dans le dispositif est nulle. Au tout début, quand le dispositif s’appelait encore Mon Psy, les patients ne se rendaient qu’à deux ou trois séances. Le socle que j’évoquais tout à l’heure, la relation thérapeutique, la possibilité d’un transfert, ne sont pas là. Le lieu et le lien nécessaires à l’accès aux soins sont absents.
Plutôt que ces dispositifs simplistes, il faut privilégier les dispositifs chevelus, complexes, intriqués, peu lisibles, mais qui font leur preuve dans la clinique.
M. David Magnier (RN). Je vous remercie pour cette présentation. Je suis d’accord avec vous concernant la mauvaise allocation de certaines ressources. Vous indiquez qu’il faut moins d’élèves par classe pour la santé mentale des enfants. Or, actuellement, ce ratio augmente – les élèves sont parfois vingt-huit ou vingt-neuf dans des espaces réduits. Les fermetures de classes liées aux coupes budgétaires n’engageront-elles pas un coût supplémentaire pour la santé mentale ?
La dégradation de la santé mentale chez les jeunes trouve sa source dans les années 2010 et s’est accélérée pendant la pandémie. Selon vous, n’est-elle pas partiellement liée à une libéralisation de la parole ?
Les réseaux sociaux, qui sont un fléau, peuvent contribuer à la détérioration de la santé mentale des jeunes. Estimez-vous que les parents disposent d’une information suffisamment claire sur les conséquences de l’utilisation excessive des écrans – téléphone, télévision, tablette, ordinateur, console de jeux –, en particulier pour les plus jeunes ?
M. Bruno Falissard. Nous commençons à avoir des pistes concernant les causes de cette dégradation de la santé mentale – il est beaucoup plus facile de quantifier les phénomènes que de les expliquer.
Les réseaux sociaux sont susceptibles d’expliquer à la fois l’effet genre et l’effet âge. Les adolescentes sont plus vulnérables au harcèlement sur les réseaux sociaux, à cause du poids de la normativité dans l’image de soi et du revenge porn – vengeance pornographique.
Selon moi, le mouvement MeToo – qui est une évolution sociétale indispensable – a également un effet collatéral, comme certains traitements en médecine. L’étude Pisa – Programme international pour le suivi des acquis des élèves – montre que le niveau de souffrance psychique des jeunes femmes est directement lié à l’importance de MeToo dans le pays où elles vivent.
Pendant l’adolescence, les femmes rencontrent la sexualité, en général hétérosexuelle ; or, pour les jeunes femmes, l’hétérosexualité est devenue un risque de violence et de maltraitance. Elles sont ainsi placées face à une injonction paradoxale, entre leur désir pour le corps masculin et le danger qui lui est associé. Cela peut accroître leur vulnérabilité. Mentionnons en outre le masculinisme et la transsexualité. La sexualité des adolescents et leur rapport au genre sont des vrais sujets mais ils sont mal appréhendés par la société, qui simplifie les choses à outrance, en s’arrêtant aux harceleurs. Il faudrait plutôt étudier anthropologiquement les évolutions extrêmement subtiles, à l’échelle des siècles, des rapports entre les hommes et les femmes, qui expliquent le patriarcat, sans l’excuser.
La famille est un lieu qui doit construire et protéger l’enfant, tout en lui permettant de prendre des risques – ce qui n’est pas facile, pour les parents. Il en va de même pour l’école. Bien sûr, en ce moment, celle-ci n’est pas au mieux de sa forme.
M. Sébastien Ponnou. Vos questions, centrales, permettent de démontrer la complexité de l’affaire. Il ne s’agit pas seulement de structures hospitalières ou médico‑sociales, mais de structures familiales, sociales, scolaires. Par-delà les débats épistémologiques entre les méthodes, dont aucune n’a d’effet miracle, les études montrent que si l’on veut que tous les élèves d’une génération apprennent à lire, à écrire et à compter correctement, il faut dix-sept élèves par classe. Je fais le pari qu’il en va de même pour la santé mentale des enfants.
Avec l’augmentation du nombre d’élèves par classe et la diminution du taux d’encadrement des adultes dans les structures scolaires, la santé mentale des enfants se dégrade. Diminuer le nombre d’élèves par classe et augmenter le nombre d’adultes, de psychologues, d’éducateurs au sein des structures scolaires constituerait donc un levier fondamental, tant pour les savoirs que pour la santé mentale.
Voilà la réponse complexe. La réponse simpliste serait de faire travailler chaque enfant à l’acquisition des bonnes compétences psycho-sociales, selon une approche evidence base – démontrée –, en partant du constat que l’État ne peut plus prendre en charge la santé mentale des enfants. Mais on sait que ce type d’approches ne marche pas. Les méta-analyses montrent en général des résultats faibles. Il faut simplement plus d’adultes auprès des enfants.
En général, la libération de la parole soulage le sujet – c’est l’analyste qui parle. Or nous avons l’impression qu’à l’inverse, actuellement, elle accroît les souffrances. C’est parce que la parole n’est pas entendue. Il faut que l’analyste, l’adulte, le pouvoir politique accueillent la parole, l’entendent, avec un dispositif socio-médico-éducatif de qualité, pour soulager les souffrances.
La question des réseaux sociaux et des écrans est sensible. L’enfant se développe toujours en interaction avec son environnement et en lien avec l’autre. Le problème n’est pas les écrans, mais l’usage qui en est fait. Si les parents, l’enseignant ou l’éducateur investissent l’objet, il ne pose aucun problème. En revanche, on ne peut laisser l’enfant seul face aux réseaux sociaux, aux applications de jeux massivement vendues et consommées. C’est une question de régulation – le pouvoir politique peut exercer une fonction très forte concernant la pornographie, la délinquance, les interdits de base –, mais aussi d’accompagnement. Les adultes doivent investir ces technologies utilisées par les plus jeunes – nous en revenons au soutien à la parentalité.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Des jeunes – parfois aussi des adultes – confient leurs problèmes à ChatGPT plutôt qu’à leurs parents. Or ce n’est pas un confident, mais un algorithme. C’est inquiétant.
M. Sébastien Ponnou. Les enfants sont dans l’imaginaire. Ils imaginent que ChatGPT est une personne qui leur répond, mais ils cessent de le faire dès que nous en discutons avec eux.
Ce qui m’inquiète davantage est le risque que des scientifiques, des praticiens et des pouvoirs politiques choisissent de remplacer la rencontre et la relation humaine par un algorithme, une IA de santé mentale – il suffirait au patient d’indiquer au logiciel ses symptômes pour obtenir une recommandation. Cette solution simpliste serait désastreuse pour la psychiatrie et la pédopsychiatrie – et je le dis en tant qu’utilisateur quotidien des IA, y compris pour mon travail de recherche. Rien, en psychiatrie, ne peut se substituer à la dimension humaine, à la rencontre, à la parole.
Mme la présidente Nicole Dubré-Chirat. Je vous remercie. Vous pourrez nous faire parvenir les compléments que vous souhaitez.
La séance s’achève à douze heures trente-cinq.
Présents. – M. José Beaurain, Mme Nicole Dubré-Chirat, Mme Élise Leboucher, M. David Magnier, M. Sébastien Saint-Pasteur
Excusés. – Mme Sandra Delannoy, M. Denis Fégné, Mme Sylvie Ferrer, M. Charles Fournier, Mme Camille Galliard-Minier, M. Daniel Labaronne, M. Éric Martineau, Mme Sophie Mette, Mme Joséphine Missoffe, Mme Anne-Cécile Violland, M. Stéphane Viry