Compte rendu
Commission de la défense nationale
et des forces armées
– Audition, ouverte à la presse, du général d’armée aérienne Fabien Mandon, chef d’état-major des Armées, sur le projet de loi de finances 2026 2
Mercredi
22 octobre 2025
Séance de 15 heures 30
Compte rendu n° 9
session ordinaire de 2025‑2026
Présidence
de M. Jean‑Michel Jacques,
Président
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La séance est ouverte à quinze heures quarante.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mon général, nous vous accueillons aujourd’hui pour la première fois au sein de notre commission en tant que chef d’état-major des armées (CEMA), une fonction que vous occupez depuis le 1er septembre dernier. Vous étiez auparavant chef de l’état-major particulier du président de la République et vous succédez au général Burkhard, auquel je tiens à rendre un hommage appuyé. Il s’est en effet attaché à renouveler la vision stratégique de l’armée française, notamment avec son célèbre triptyque « compétition-contestation-affrontement ». Il a également poursuivi l’ambition principale de transformer les armées, dans la perspective d’un engagement de haute intensité. Il a fortement contribué à ce que la France dispose aujourd’hui de l’armée la plus efficace et opérationnelle en Europe, une armée dont l’arme essentielle repose sur ses valeureux soldats.
Dans votre premier ordre du jour, vous avez appelé à l’initiative et la prise de risque, en précisant que l’immobilisme ou le relativisme ne seront pas acceptés, dans la perspective de combats contre des adversaires plus massifs. Vous notez également que nous devons être craints pour être respectés. Vous vous faites ainsi l’écho des propos du président de la République en juillet dernier, quand il affirmait avec une conviction forte : « Pour être libres dans ce monde, il faut être craints. Pour être craints, il faut être puissants ».
Nos armées constituent un élément déterminant de cette puissance. Depuis 2017, nous défendons cette ambition, qui consiste à garantir à la France son autonomie d’analyse, de décision et d’action, conserver une dissuasion nucléaire robuste et crédible, ainsi qu’un rôle de puissance d’équilibre et de nation cadre au sein d’une coalition. Le projet de loi de finances (PLF) pour 2026, qui prévoit un budget de la défense en hausse de 6,7 milliards d’euros par rapport à 2025, s’inscrit dans cette ambition et l’accélère.
Chacun doit être conscient que la préservation de la paix, de notre modèle de société et de notre liberté dépend plus que jamais du budget que la nation consacre à la défense de ses intérêts et à la protection de la démocratie. Mon général, comment envisagez-vous d’assurer l’application intégrale de la marche de la loi de programmation militaire (LPM) et de sa surmarche, en garantissant la transformation et la modernisation de nos armées ? En d’autres termes, comment sera utilisé le budget consacré à la préparation et l’emploi des forces, ainsi qu’à leur équipement, à travers deux programmes de la mission défense, le 178 dont vous êtes le responsable et le 146 dont vous êtes co-responsable ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon, chef d’état-major des armées. Je suis à la fois honoré d’effectuer ma première intervention devant votre commission, mais aussi conscient de la responsabilité qui est la vôtre et votre rôle de représentants de la nation. Il me paraît en effet fondamental de faire preuve d’une très grande transparence et de pédagogie auprès de nos concitoyens au sujet des enjeux de défense.
En prenant mes fonctions de chef d’état-major des armées, je mesure à quel point la responsabilité est immense, à la fois en raison du contexte, mais aussi parce que notre société consacre de grands efforts pour sa défense, depuis des années. Dès 2026, un effort supplémentaire est prévu. Je tiens ainsi à profiter de ce moment de présentation du projet de loi de finances pour 2026, pour partager avec vous les éléments qui m’ont conduit à donner un cap aux armées pour le très court terme, sans pour autant renoncer au temps long.
En effet, le constat d’urgence est aujourd’hui partagé. L’évolution du contexte a été parfaitement décrite dans les revues stratégiques successives. La guerre se poursuit sur notre continent. Le conflit déclenché par la Russie en Ukraine affecte l’Europe et notre sécurité, en raison de la grande proximité géographique et de la rivalité stratégique. On peut tous espérer que cette guerre s’arrête. Tout le monde s’efforce d’œuvrer à l’arrêt de la guerre. Mais s’il intervient, sera-t-il définitif ? En 2008, la Russie menait une première attaque en Géorgie, puis ciblait la Crimée en 2014, avant de procéder à une nouvelle attaque en 2022 contre l’Ukraine. Je ne peux pas penser que c’était la dernière.
Formuler le pari que de telles guerres n’interviendront plus sur notre continent revient à refuser de voir une partie du risque qui pèse sur nos sociétés. La mécanique est assez simple. L’Ukraine résiste aujourd’hui vaillamment face à une Russie qui poursuit consciencieusement, malgré les espoirs de dialogue, un effort de guerre sur le terrain. Celui-ci se manifeste par des bombardements massifs du territoire ukrainien, de ses populations, de ses villes. L’industrie russe fait l’objet de toutes les priorités du pouvoir pour se durcir. Aujourd’hui, la capacité de production industrielle russe est largement supérieure à celle des pays européens dans des domaines critiques, notamment ceux des munitions et des équipements clés.
Les Russes produisent très vite et profitent de l’expérience de trois ans de guerre. Ils ont appris et se réorganisent, dans l’objectif clair d’être capables d’affronter l’Otan. Même si un accord de paix intervient, la Russie continuera de s’armer pendant des années. Ensuite, pour la première fois, des alliés de l’Otan ont tiré sur des objets militaires russes qui avaient franchi les frontières de l’Otan. Des drones ont passé la frontière en Pologne et en Roumanie, ont survolé le Danemark, des MiG ont traversé l’espace aérien estonien. Nous assistons très clairement à une désinhibition du recours à la force, une désinhibition de l’intimidation. Des actions, notamment hybrides, sont menées pour essayer de fragiliser nos sociétés, de saper notre solidarité, notre unité.
Mais les menaces vont bien au-delà de la seule Russie. La menace terroriste reste présente et nous restons très attentifs aux évolutions en cours au Proche-Orient et au Moyen-Orient, où la Syrie tente de se stabiliser. Les groupes terroristes ont repris des forces, ont migré vers le continent africain, où des États sont aujourd’hui en grande difficulté pour contrôler leur territoire face à des groupes djihadistes ou inspirés de Daech.
Nous observons également un effet de contamination : les techniques utilisées sur le front entre l’Ukraine et la Russie sont reprises dans des luttes indirectes entre puissances. Des terroristes utilisent aujourd’hui des drones comme des combattants ukrainiens ou des combattants russes pourraient le faire sur le front.
Au Proche et Moyen-Orient, de nombreux fronts ont été ouverts après les terribles attentats dont a souffert Israël en octobre 2023. La riposte militaire a conduit à une situation humanitaire absolument catastrophique à Gaza et le Liban essaye de renforcer sa sécurité; nous sommes présents sur place. Ensuite, si les affrontements entre Israël et l’Iran se poursuivaient, ils pourraient déstabiliser la région. Le commerce maritime est également une cible dans la zone. Notre Marine nationale a ainsi ouvert le feu à de nombreuses reprises en mer Rouge, afin de pouvoir protéger des navires de commerce.
Plus à l’est, le grand défilé militaire organisé par la Chine début septembre a marqué les esprits par la discipline affichée et les matériels exposés, avec notamment des missiles de très longue portée, des drones de tous types. Ces équipements reflètent bien le passage du « Made in China » au « Made by China », reflétant une qualité de production d’équipements qu’il faut absolument prendre en compte. Dans cette rivalité entre les Etats-Unis, la question est de savoir à quel moment cette grande puissance démographique économique, qui affirme un leadership international différent, utilise sa puissance militaire et décide de passer à une autre approche du monde. Les Chinois font à la fois preuve d’un grand professionnalisme, mais également d’une volonté de redéfinir les règles internationales. La France, par son action militaire, rappelle en permanence son attachement au respect des règles internationales.
Nos Outre-mers sont encore plus affectés que l’Hexagone par les effets du changement climatique, les défis environnementaux. Ici aussi, l’action des armées est majeure. Nous l’avons démontré après le cyclone Chido à Mayotte, en acheminant très rapidement des soins et des produits de première nécessité pour la population. Sur le plan très concret, nous avons utilisé les capacités spatiales disponibles pour communiquer : elles n’étaient pas européennes.
En Afrique, si la France a changé son approche, les défis demeurent toujours aussi importants. Nous l’avons observé au Sahel, à travers les mouvements d’une jeunesse qui fait état d’autres aspirations.
En résumé, il existe un risque évident sur notre sécurité dans différents domaines. À ce titre, nos partenaires doivent jouer un rôle clé, au premier rang desquels figurent les États-Unis. Depuis mon arrivée en poste, j’ai eu l’occasion de discuter avec le chef d’état-major des armées américain, mais aussi avec le commandeur suprême pour l’Europe à l’Otan, qui est également le responsable des forces américaines en Europe. Ces partenaires font part de leur volonté de rester des alliés très proches, conscients des défis à l’échelle du monde, et conscients que leur sécurité dépend aussi d’une Europe forte. Ils estiment qu’il existe un alignement, déjà à l’œuvre, entre la Corée du Nord, la Chine, la Russie et l’Iran. Seuls, ils ne peuvent pas faire face à l’ensemble de cette puissance rassemblée.
Cependant, depuis la présidence d’Obama, une bascule vers d’autres priorités que l’Europe, en direction de l’Asie, est intervenue du côté américain. Les Américains nous demandent de prendre nos responsabilités, depuis plusieurs années. Dans le cadre de la discussion sur les garanties de sécurité pour l’Ukraine, les Européens ont ainsi montré qu’ils étaient capables de fournir des réponses par eux-mêmes. Telle est la dynamique que nous essayons d’établir autour de l’axe franco-britannique, dans le cadre de la « coalition des volontaires ». Un état-major réunit au Mont Valérien de nombreux pays européens qui réfléchissent ensemble à la manière de sécuriser l’Ukraine. Mais au-delà de l’Ukraine, c’est la sécurité de l’Europe qui est en jeu et cela se fait sans les Américains.
Simultanément, nous devons intégrer l’incertitude provoquée par le président américain, dans sa façon de gérer les affaires du monde. Je ne porte pas de jugement sur cela. Je constate néanmoins que les Américains nous demandent de prendre nos responsabilités, de constituer une Europe forte pour les aider face aux défis futurs. Aujourd’hui, la France est très écoutée en Europe, parce qu’elle possède une crédibilité militaire importante et qu’elle est attendue pour montrer l’exemple.
De fait, les outils de régulation internationaux ne fonctionnent plus efficacement. Environ 800 soldats font partie des casques bleus au sein de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). Cependant, lors des moments de tension intervenus entre Israël et le Liban, et surtout les bombardements sur les forces du Hezbollah, l’ONU n’a pas été très présente pour être capable d’apaiser la situation. Il en va de même en République démocratique du Congo. En tant que responsable militaire, je dois agir en étant conscient que l’ONU n’est plus une entité permettant de réguler les conflits.
De même, je constate l’effet « BRICS+ », ces dix pays majeurs qui ne reconnaissent plus l’ordre international qui a été établi sans eux en 1945 et qui ne leur accordait pas la même place, à l’époque. La Chine, le Brésil, l’Inde, les pays du Golfe sont des acteurs qui aspirent à plus de considération, dès la constitution des coalitions. Or en l’absence de ces outils de régulation, c’est la loi du plus fort qui prime. C’est à ce titre qu’il faut effectivement être craint. Le fort peut passer à l’action s’il estime avoir face à lui une entité faible. Je pense d’ailleurs qu’il s’agit là aujourd’hui du calcul de Moscou, qui nous considère aujourd’hui comme trop faibles.
Pour ma part, je sais à quel point nos armées sont fortes, à quel point la France veille à sa défense. Depuis 2017, un effort exceptionnel a été engagé pour notre défense, se traduisant par des résultats concrets. Le défilé du 14 juillet constituait à ce titre une illustration de cet effort, qui concerne toutes les armées. Et les armées sont très conscientes de cet environnement, très prêtes.Malgré tout, la perception de la Russie est que l’Europe, collectivement, est faible.
C’est pourquoi le premier objectif que j’ai assigné aux armées a consisté à leur demander de se tenir prêtes à un choc à une échéance de trois à quatre ans, qui serait une forme de test. Le test existe déjà sous des formes hybrides, mais il pourrait être plus violent. L’effort de réarmement est fondamental, en premier lieu dans les perceptions. Si nos potentiels adversaires perçoivent que nous consacrons un effort pour nous défendre et que nous faisons preuve de détermination, alors ils peuvent renoncer. S’il a le sentiment que nous ne sommes pas prêts à nous défendre, je ne vois pas ce qui peut l’arrêter.
Malgré la vaillance des soldats ukrainiens aujourd’hui, la Russie grignote toutes les semaines un peu de terrain, grâce à sa capacité de production industrielle et sa capacité humaine. Pourtant, nous disposons de tout ce qui est nécessaire pour être sûrs de nous. En termes démographiques, économiques, de savoir-faire technologique, de capacités de production industrielle, la Russie ne peut pas nous faire peur, si nous avons envie de nous défendre. Il s’agit du deuxième axe de mes priorités.
J’ai entendu certains s’émouvoir de la capacité de notre artillerie à tenir un front en raison du nombre de soldats dans les armées françaises. Je ne demande pas plus de soldats que ce qui est prévu dans la loi de programmation militaire. En revanche, je demande que nous soyons plus forts entre Européens. En effet, l’Europe constitue la bonne échelle pour faire face à nos défis. En travaillant ensemble, en étant forts ensemble, nous sommes capables de faire face à tous les défis. À ce titre, la France dispose d’un leadership capable d’entraîner les Européens, en nous concentrant sur les bonnes dépenses. Il s’agit notamment de réduire le nombre de standards, en achetant et en développant ensemble.
Ensuite, pour opérer quelque part, il est nécessaire de réduire le flux logistique et la complexité de la logistique. Aujourd’hui, nous nous interrogeons tous sur la capacité de produire, en grande quantité et à faible coût, dans le cadre de l’économie de guerre. Nous avons besoin de champions européens offrant des capacités d’adaptation bien plus élevées, grâce aux effets d’échelle. Le deuxième axe concerne donc l’Europe, la bonne échelle pour traiter les défis auxquels nous faisons face.
Le troisième élément a trait à notre nation de manière plus large avec un rôle plus important de la réserve, qui bénéficiera d’un effort particulier dès 2026, notamment à travers une remontée en puissance du volume des jours d’activité réalisés et des réponses à tous ceux qui voudront s’engager dans cette réserve. Cette réserve constitue pour moi le premier complément nécessaire à une armée professionnelle pour assurer la résilience de la nation.
Au-delà, figure l’enjeu de la résilience de la nation. À la demande du président de la République, nous travaillons actuellement sur un nouveau service. Selon moi, la nation est en capacité de se mobiliser et de tenir en cas de choc important, lors des années à venir. Aujourd’hui, il est hors de notre portée de posséder un système très professionnel, à la taille de tous nos adversaires et prêt à 100 %, tout le temps. Nous ne serons pas prêts à 100 % ; peut-être à 80 %, mais nous compterons sur la mobilisation de la nation, dans tous les domaines.
Nous réaliserons en 2026 l’important exercice Orion, qui permettra de tester nos capacités, par exemple dans le domaine de la santé. En effet, à l’occasion des exercices majeurs effectués, nous nous sommes aperçus que la capacité de combat peut être limitée par le soutien sanitaire et la capacité à gérer un grand nombre de morts et de blessés. C’est la raison pour laquelle nous allons exercer un effort budgétaire sur la santé militaire, la médecine des forces et, à plus long terme, l’amélioration des capacités d’hospitalisation pour nos soldats.
En conclusion, vous aurez compris que nous sommes confrontés à des défis très importants, mêlés à un sentiment d’urgence. La production des systèmes complexes qui équipent nos forces, les munitions qui font la différence sur le terrain, par exemple les missiles embarqués par nos frégates, qui permettent de lutter contre les missiles houthis, prend trois ans.
Il demeure encore un certain nombre de freins, héritages d’une Europe qui a vécu en paix, d’un pays qui a inscrit le principe de précaution dans sa Constitution, qui n’aime plus prendre des risques. Or il nous faut prendre des risques si nous voulons être à la hauteur. Cela implique d’envisager les normes avec un autre regard. À ce titre, j’ai besoin de vous, législateurs. Certaines normes uniformes, conçues pour nous protéger, en viennent parfois à nous freiner, et nous font dépenser inutilement l’argent du contribuable. Désormais, il importe d’introduire une approche par la maîtrise des risques. Nous savons le faire, collectivement.
M. le président Jean-Michel Jacques. Je donne la parole aux orateurs de groupe.
M. Frank Giletti (RN). Le groupe Rassemblement national et moi-même vous adressons toutes nos félicitations pour votre nomination et vous souhaitons de la réussite dans la tâche qui vous est confiée, tant nous savons qu’elle est difficile.
Permettez-moi, néanmoins, d’ouvrir mon propos avec gravité. La situation budgétaire de notre pays est certes dramatique, mais celle de notre défense, hélas, n’est pas plus encourageante. La France se découvre vulnérable, non pas faute de soldats courageux ou d’industriels talentueux, mais faute de vision claire, de sincérité budgétaire et de continuité dans l’effort de défense.
La LPM doit être ce cap, l’un des socles de notre souveraineté. Mais à la lecture des rapports parlementaires sur son exécution, une question s’impose. Cette LPM, déjà contestée dans sa conception, sera-t-elle seulement tenue ? Les signaux sont inquiétants, les articles comptables se multiplient, les engagements sont repoussés, les crédits reportés.
En clair, nous observons une LPM gonflée sur le papier, mais non exécutée dans les faits. Derrière les grands discours, les armées peinent à suivre le rythme, faute de financement réellement disponible. Il s’agit là d’un énième coup de communication de la part d’un gouvernement qui cumule les promesses non tenues. Ce dernier nous promettait une LPM de cohérence. Au RN, nous réclamions de la masse et de la cohérence, des effectifs suffisants, des moyens en nombre, des unités capables de tenir la haute intensité dans la durée, sur le terrain, de tenir les « cinq minutes de plus ». Or nous constatons aujourd’hui que nous n’aurons ni la cohérence annoncée, ni la masse nécessaire.
Simultanément, notre industrie de défense est plus que jamais plongée dans l’incertitude. Les hausses de cadence exigées sans commande ferme, les stocks promis mais jamais reconstitués minent la confiance. De nombreuses entreprises, des grands groupes jusqu’au PME, doutent désormais de la crédibilité de l’État et réalisent qu’elles ont investi à leurs frais sur la base de fausses promesses, ce qui menace bien souvent leur survie économique.
Pendant ce temps, la France continue à soutenir des programmes européens lourds, coûteux et bien souvent déconnectés de nos intérêts stratégiques, de nos besoins opérationnels et de l’impératif de souveraineté technologique. Mon général, vous êtes en première ligne pour constater les périls évidents de la situation actuelle. Pouvez-vous réellement nous affirmer que les armées françaises disposent aujourd’hui des moyens de tenir les ambitions affichées par la LPM ou bien devons-nous admettre que cette programmation, minée par l’insincérité budgétaire et l’absence de vision industrielle cohérente, s’éloigne peu à peu de sa vocation première, celle de garantir à la France une défense libre, indépendante et crédible ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Je ne partage pas votre constat, mais j’entends vos arguments. J’observe que depuis 2017, notre défense a connu des évolutions extrêmement positives. La première LPM était une LPM de réparation et nous vivons aujourd’hui une phase de modernisation, qui se traduit dans les faits.
Quand je discute avec nos soldats, je constate que leur moral est élevé, qu’ils s’engagent dans leurs missions, sont fiers de leurs équipements, en lesquels ils ont confiance. Ils sont en revanche attentifs à l’attention de l’État à l’endroit des militaires qui s’est notamment traduite par la revalorisation des grilles des militaires du rang, des sous-officiers, en attendant celle des officiers qui fonde beaucoup d’espoir. Beaucoup me parlent des questions de logement et d’hébergement, de l’emploi des conjoints. Le rapport 2025 du Haut comité d’évaluation de la condition militaire a effectivement montré une hausse des célibats géographiques en raison de l’emploi des conjoints, qui s’établissent aujourd’hui à hauteur de 10 %.
En revanche, je ne partage pas votre regard sur le côté négatif de la modernisation en cours. Nous conduisons un effort de cohérence, marqué par l’augmentation des entraînements, la hausse des munitions. De nouveaux drones s’ajouteront bientôt à notre équipement, des munitions ont été commandées, même si nous demeurons contraints par les délais de livraison. Il existe certainement quelques domaines critiques, mais la tendance favorable est bien établie. Nos armées sont aujourd’hui prêtes à mener les missions qui leur sont confiées. En 2026, nous bénéficierons de 31 milliards d’euros de commandes, et de 800 effectifs supplémentaires. Ce sont des sujets de long terme. Nous souhaiterions naturellement que tout aille plus vite, mais je pense que nous sommes dans le bon tempo, pour les trois années à venir.
M. Yannick Chenevard (EPR). Pendant trente-cinq ans, nos armées ont subi une déflation absolument irresponsable dans leurs effectifs. Un régiment sur deux avait fermé, de même que onze bases aériennes. La Marine nationale était passée de 135 à 85 bâtiments de combat. Heureusement, la situation s’est redressée depuis 2017, à travers deux LPM successives, une LPM de réparation et une LPM – actuellement en cours – de remontée en puissance.
La guerre en Ukraine retient évidemment notre attention, mais l’Asie et l’Indopacifique ne doivent pas pour autant être négligées. La mission Clémenceau 25 a permis de tirer des enseignements, notamment sur la place d’un groupe aéronaval dans la stratégie de puissance de la France.
Ma première question porte sur la permanence de l’alerte au sujet d’un groupe aéronaval, et la place du porte-avions. Peut-être sera-t-il utile de procéder à son lancement en réalisation dès cette année. Pouvez-vous nous en dire plus ?
La marche supplémentaire est légèrement supérieure à 3 milliards d’euros. Quelle précision pouvez-vous nous donner sur son usage ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Je vous rejoins ; j’aimerais pouvoir proposer une programmation permettant la permanence d’alerte d’un groupe aérien. En effet, la capacité à projeter des moyens aériens depuis la mer reste fondamentale dans notre stratégie. Les crises n’attendent pas le rythme des chantiers et des maintenances.
Un deuxième enjeu concerne la cohérence de notre modèle d’armée. Dans la capacité et les efforts qui sont consacrés par la Nation aujourd’hui, je ne peux pas rajouter un deuxième porte-avions comme cela. Donc nous allons déjà produire un bon porte-avions, ce qui est une très bonne nouvelle pour la France. La décision ne m’appartient pas, mais je recommande de lancer la réalisation du successeur du porte-avions Charles de Gaulle, mais dont la forme doit être réinterrogée car on ne peut pas se contenter de reproduire un outil qui a été conçu à la moitié du siècle dernier. La capacité à projeter de la puissance depuis la mer est essentielle mais la manière de le faire doit être revue pour intégrer l’évolution des technologies. Nous avons aujourd’hui besoin d’entretenir l’ensemble des secteurs de notre défense qui sont utiles face aux menaces auxquelles nous sommes confrontés.
M. Manuel Bompard (LFI-NFP). Mon général, le programme 178, dont vous avez la responsabilité, voit ses crédits de paiement augmenter de 1,2 milliard d’euros. Mais cette hausse est en grande partie artificielle, puisqu’elle intègre une augmentation du budget pour les opérations extérieures de près de 300 millions d’euros, un transfert de crédit issu du programme 212 lié à la création du commissariat du numérique de défense pour environ 250 millions d’euros, ainsi qu’une hausse de la contribution à l’Otan de plus de 200 millions d’euros.
Au total, l’augmentation réelle pour les forces représente donc environ 450 millions d’euros au sein de votre programme, sans même parler de l’effet de l’inflation. Or, le budget général qui nous est présenté contient à la fois la marche prévue par la loi de programmation militaire et la nouvelle sur-marche introduite dans ce projet de loi de finances. Pouvez-vous donc nous préciser ce qui, au sein des 450 millions d’augmentation réelle de votre programme 178, relève de la trajectoire initialement prévue par la LPM et ce qui découle de la nouvelle sur-marche ?
S’agissant maintenant d’une action plus précise de votre programme, l’élu marseillais que je suis s’étonne de constater la baisse des crédits et des engagements consacrés à la fonction santé, alors qu’un nouvel hôpital militaire doit être construit à Marseille. En effet, les autorisations d’engagement diminuent de 7,5 %, soit près de 20 millions d’euros, tandis que les crédits de paiement reculent de plus de 40 millions d’euros, soit une baisse de plus de 17 % par rapport au dernier budget. Pourquoi de telles diminutions interviennent-elles ? Elles semblent aller à l’encontre de tous les scénarios de préparation à un engagement majeur, objectifs pourtant affichés de cette loi de programmation militaire.
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Je souligne à mon tour l’augmentation de 1,2 milliard d’euros sur le programme 178 pour l’année 2026. Selon moi, la priorité porte effectivement sur la préparation des forces, d’abord qualitative en 2026, mais également quantitative en 2027 et 2028.
L’activité est très correcte dans certains secteurs, quand d’autres sont plus faibles, par exemple celui des unités blindées, dans lequel il est impératif de ré-augmenter les standards d’entraînement. Aujourd’hui, les déploiements réalisés sur le flanc Est de l’Otan, à vocation défensive, permettent de profiter de conditions d’entraînement avec nos alliés et de simuler des actions de combat de haute intensité, ce qu’on a beaucoup de mal à faire chez nous.
En Roumanie, j’ai par exemple assisté à des entraînements associant simultanément des opérations de reconnaissance, des drones, des chars Leclerc, des experts du génie qui brêchaient les obstacles, des démineurs. De la même manière, l’exercice Polaris constitue pour la Marine un événement important. En 2026, l’exercice Orion sera un entraînement militaire qui associera la nation, mais aussi de nombreux acteurs internationaux, dans le cadre de scénarios exigeants.
Si l’année 2026 ne nous permet pas d’atteindre immédiatement les niveaux d’entraînement que j’aimerais avoir, nous connaissons une phase de montée en puissance dans laquelle j’ai totalement confiance avec une amélioration qualitative et quantitative qui se développera jusqu’en 2029.
Enfin, 12 millions d’euros seront bien dévolus à l’hôpital Laveran et l’effort sera accentué en 2027. Ce projet, qui se poursuit, est majeur.
Mme Marie Récalde (SOC). Je partage le sentiment d’urgence que vous avez évoqué lors de votre propos liminaire.
Les acteurs de la supply chain souffrent et l’augmentation importante des restes à payer impacte très directement la BITD, car elle réduit la visibilité des grands ensembles et limite l’impact positif de la prise de commandes. Il est donc incontestable que la montée en puissance de la BITD est aussi importante que la montée en puissance de nos forces armées. Leurs deux destins sont liés. L’accélération budgétaire, qu’il faut noter et saluer, permettra-t-elle d’atteindre les objectifs pour 2035 sans retard ? Y aurait-il un autre modèle de commandes à imaginer pour enfin donner une meilleure visibilité à notre BITD ?
Ensuite, je tiens à évoquer la réserve. L’objectif affiché d’un réserviste pour un militaire a du sens, au vu des besoins d’un engagement de haute intensité. L’objectif de la fin de l’année 2025 sera-t-il atteint ? L’objectif de 100 000 réservistes est-il réaliste ? Du point de vue qualitatif, l’exercice budgétaire 2026 prend-il bien en compte certains besoins, en particulier le besoin de formateurs ? Qu’en est-il du contrat opérationnel de la réserve et quelles mesures peuvent-elles être prises pour améliorer l’intégration des réservistes dans les unités d’active ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Le nombre de réservistes s’établira à 47 000 à la fin de l’année ; il y aura 5 200 réservistes supplémentaires en 2026. Les objectifs qui ont été fixés seront tenus. J’attache une grande importance à la réserve grâce à laquelle les armées fonctionnent déjà aujourd’hui.
Vous avez par ailleurs souligné une thématique majeure pour nos armées ; celle de la masse. J’essaye d’être lucide ; il ne serait pas réaliste de proposer une armée professionnelle deux à trois plus grande que celle dont nous disposons actuellement. Je ne me vois pas demander à notre pays de produire un tel effort ; il nous faut donc obtenir la masse différemment. Le premier axe que j’ai fixé aux armées concerne l’Europe. L’union fait la force ; ensemble nous sommes plus forts.
Le deuxième axe consiste à obtenir la masse grâce au lien avec la nation, c’est-à-dire à travers les réservistes, qui apportent des compétences exceptionnelles dont nous avons besoin. Ils viennent contribuer à la défense, en en maîtrisant parfaitement les règles, le fonctionnement, les enjeux.De plus, notre jeunesse hyperconnectée sent bien qu’il se passe quelque chose, que des menaces pèsent sur le pays. Elle a envie de s’engager, aimerait apprendre un minimum de bases pour participer à sa défense. Les armées d’ailleurs sont très jeunes. En conséquence, la masse dont je parle est composée par la combinaison de cette réserve, de cette volonté d’engagement de la jeunesse et de notre capacité à mobiliser toute une nation pour fonctionner, en cas de grave problème.
Ensuite, sur le rythme de production de notre BITD, cela constitue effectivement un véritable enjeu, un domaine d’adaptation nécessaire de notre société. Mais je suis aussi lucide sur le passé récent : pendant des années, nous avons vécu une forte période de déflation dans les armées ; l’heure n’était alors pas à la commande massive. Cependant, je veux redire la chance que nous avons de posséder des industriels extraordinaires, dont les produits peuvent permettre aux armées françaises de remporter la victoire face à n’importe quel ennemi aujourd’hui.
Cette base industrielle, marquée par des années de faibles commandes, vit aujourd’hui un moment stratégique où on lui demande de produire vite et beaucoup. En tant que responsable des armées, j’ai besoin que les industriels puissent produire plus vite et en plus grande quantité, pas seulement des produits high tech, mais aussi des matériels, munitions et équipements rustiques, à bas coûts.
M. Jean-Louis Thiériot (DR). La Commission européenne a produit le document Defense Readiness Roadmap, qui insiste beaucoup sur le bouclier et assez peu sur l’épée. Je pense à l’European Space Shield Initiative, l’European Sky Shield Initiative et le Eastern Flank Watch. Dans cette dialectique de l’épée et du bouclier, ne craignez-vous pas que l’on construise une ligne Maginot à l’est ?
L’opération Toile d’araignée (Spiderweb) a montré qu’il était possible de faire décoller des drones d’à peu près partout. Quel est votre regard à ce sujet ? Pensez-vous qu’il faille établir une voie française qui intègre l’épée à travers la capacité de frappe dans la profondeur conventionnelle, pour placer l’adversaire devant un dilemme et être capable de lui causer des dommages sérieux ? Je pense notamment aux réflexions sur le missile balistique terrestre, soit de manière strictement nationale avec Ariane, soit dans le cadre de l’initiative European Long-range Strike Approach (Elsa).
Ensuite, les conflits hybrides peuvent susciter des enjeux de défense opérationnelle du territoire (DOT) majeurs. En tant que chef d’état-major des armées, quelles sont votre vision et vos ambitions pour la DOT ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Vous posez une question pertinente concernant le bon équilibre entre l’épée et le bouclier. En premier lieu, la défense relève d’une responsabilité nationale ; et en tant que chef d’état-major des armées, je viens rendre compte aux parlementaires de l’état de notre défense et de ce que nous proposons. Je ne le fais pas à Bruxelles. Je suis assez interloqué par les prises de parole qui laisseraient penser que les choix s’opèrent ailleurs qu’au niveau des nations, en matière militaire.
Ensuite, il est nocif de laisser penser à nos concitoyens qu’il existe un bouclier parfait. Miser sur une espèce de mur anti-drones reviendrait à établir une ligne Maginot au XXIe siècle, c’est-à-dire à perdre de l’argent.
S’agissant du missile balistique tactique, ce qui compte c’est la capacité à frapper dans la profondeur sur des centaines de kilomètres. Le moyen, il faut le définir. Il nous faut également renouveler nos lance-roquettes unitaires, qui constituent une priorité dans les réarmements. Tout est question de priorité. Je pense que dans le combat futur, la capacité à atteindre les postes de commandement, les centres logistiques, les centres de production, les centres énergétiques d’un ennemi demeurera essentielle.
Une fois cette priorité affirmée, il faut réfléchir aux moyens de mise en œuvre. L’aviation classique demeure pertinente, mais le conflit ukrainien est également très riche en enseignements sur l’utilisation de drones à faible coût. De même, le potentiel des missiles balistiques est intéressant. Cependant, je reste très prudent sur l’aspect stratégique qui laisserait penser que l’on dissuade une capitale, en particulier une puissance nucléaire, en la menaçant avec des missiles balistiques. Kiev a subi des tirs de missiles balistiques mais pourtant, les Ukrainiens tiennent plus que jamais. Londres avait été largement touchée par les bombardements allemands lors de la deuxième guerre mondiale, ce qui n’avait pas empêché la Grande-Bretagne de gagner la guerre.
M. Damien Girard (EcoS). Vous avez souligné les efforts des militaires français pour se préparer à la guerre de haute intensité. Le débat budgétaire constitue précisément l’occasion de vous fournir les moyens de cette préparation. L’un des principaux enjeux porte sur une organisation fluide proche du terrain. Nos armées s’adaptent, elles réutilisent les dispositifs de subsidiarité créés au départ pour des besoins de petite logistique, afin de compenser les déficits capacitaires plus sensibles, notamment en matière de drones.
Cet usage démontre leur inventivité et leur engagement, mais ces dispositifs ne suffisent plus à couvrir les besoins initiaux et ne permettent pas de doter nos unités de manière pleinement satisfaisante. En compagnie de mon collègue Thomas Gassilloud, nous avons proposé dans le rapport parlementaire « Masse et haute technologie » deux leviers d’action : déléguer des enveloppes en pilotage autonome à chacune des trois armées à hauteur d’environ 100 millions d’euros chacune ; et ensuite renforcer les enveloppes budgétaires de subsidiarité à hauteur de 100 000 euros par formation administrative, avec une distinction claire entre les usages logistiques et la dotation capacitaire légère.
Cette organisation financière permettrait d’augmenter les marges de manœuvre de nos forces, de faciliter le retour d’expérience avec les industriels et de faire confiance à nos militaires dans leur préparation au théâtre opérationnel. Je la porterai au nom du groupe Écologistes et Social, à travers des amendements au PLF pour 2026, au sein de notre commission. Quelle est votre appréciation de ces deux propositions ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Je partage totalement les principes que vous avez évoqués. Je souhaite davantage de subsidiarité, et je crois à la capacité des gens confrontés aux problèmes sur le terrain à trouver les bonnes solutions. Nous devons collectivement accepter l’erreur et l’idée que certaines initiatives seront peut-être à contretemps des évolutions perçues sur le terrain. Aujourd’hui, chaque régiment dispose d’une enveloppe de 150 000 euros lui permettant d’innover. Je pense par exemple au travail de sous-officiers de cavalerie, qui ont développé un kit pour la protection des chars doté d’une notice type « Ikea » permettant à chaque unité de le reconstituer. Les opérationnels ont de très bonnes idées
Je souhaite que les soldats soient accompagnés sur le terrain par l’expertise de la DGA, pour favoriser l’innovation, le bon dialogue avec toutes les entreprises qui apportent des solutions et permettre de reproduire ces solutions dans d’autres unités. Il faut accepter la disparité. Espérer disposer du même équipement dans toutes les unités est illusoire alors que l’informatique est révolutionnée tous les ans. C’est un changement de culture.
L’armée de l’air et de l’espace souffre aujourd’hui d’une difficulté, dans la mesure où elle n’a pas la capacité à passer des achats en propre. Cependant, l’armée de Terre et la Marine disposent déjà de flux financiers. Je veux poursuivre cette démarche, qui doit être réalisée en lien avec la DGA et l’Agence de l’innovation de défense (AID), qui a recensé toutes les pépinières de solutions. Simultanément, je ne veux pas perturber le modèle global des armées. Cette subsidiarité ne peut être absolue et doit s’intégrer dans un équilibre global à concevoir.
Mme Geneviève Darrieussecq (Dem). Général, au nom du groupe Les Démocrates, je vous félicite pour votre nomination à la direction de l’état-major des armées. Je partage entièrement vos réflexions, notamment sur l’effet de masse nécessaire et l’obligation d’y réfléchir à l’échelle européenne. À ce titre, quel est le point de vue de nos partenaires européens dans ce domaine ? Où en sont les réflexions sur la résilience de la population à l’échelle européenne ? Il est essentiel que les pays européens s’accordent sur une instance de coordination, afin de pouvoir développer l’ensemble de ces politiques.
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Mes premiers contacts avec mes homologues européens m’ont rassuré dans ce contexte d’extrême gravité. Je m’attendais à certaines postures, mais j’ai rencontré des responsables militaires soucieux de trouver des solutions ensemble, et qui acceptent de faire tomber un certain nombre de « lignes rouges » qui existaient au préalable. Tous perçoivent la nécessité de travailler ensemble. Je vois que l’Europe n’est pas encore mûre pour accueillir ces questions, mais d’indéniables progrès ont été accomplis, et Bruxelles s’acculture aux questions de sécurité et de défense.
Il existe désormais des budgets, des mécanismes qui encouragent la coopération à réaliser en matière de recherche et de développement, ensemble. La conscience collective n’est pas encore totalement imprégnée par ces questions de défense, qui manquent encore d’incarnation. Par exemple, je relève l’absence de forum bruxellois européen pour conduire une discussion organisée autour des questions de défense, comme il en existe un au sein de l’Otan.
À ce sujet, il faut se garder d’établir une concurrence entre l’Union européenne et l’Otan. L’Otan est le cadre de l’apprentissage de la « grammaire » des opérations à plusieurs, l’interopérabilité, mais pour nombre de mes partenaires européens, il s’agit également de la seule structure de réflexion, par exemple lorsqu’il n’existe pas d’état-major national. Il ne s’agit donc pas de rejeter l’OTAN et d’encourager nous-mêmes de nouvelles structures européennes parce que nous nous tromperions et susciterions un rejet de nos partenaires. En revanche, je relève avec satisfaction qu’il y a quinze jours, trente-trois chefs d’état-major des armées ont répondu positivement à l’invitation que nous leur avions lancée, en marge du Conseil européen qui s’est déroulé au Danemark. La capacité d’entraînement française est donc bien réelle.
En matière de défis européens il faut repartir des besoins opérationnels, dans la mesure où toutes les discussions intervenant aux niveaux industriel et politique intègrent naturellement une logique parfois trop imprégnée d’intérêts nationaux. Dès lors, la première étape doit émaner des « utilisateurs », qui disposent de besoins communs, par exemple sur le système de combat aérien du futur.
M. David Habib (LIOT). L’armée française est respectée ; il s’agit de l’armée la plus opérationnelle d’Europe. En revanche, le problème est d’ordre politique et les événements intervenus au Sahel ne conduisent pas un certain nombre de nos partenaires étrangers à considérer que la France est le bouclier de l’Europe. À ce titre, l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord conserve encore beaucoup de force, de résonance. Par ailleurs, la qualité du renseignement militaire pose également parfois question, par exemple à la lumière des diverses « expertises » qui nous ont été délivrées au fil du temps, mais se sont avérées fausses. Je pense par exemple au rang de superpuissances militaires attribué à l’Irak, puis à l’Iran, à la supposée conquête en quelques semaines du territoire ukrainien par la Russie.
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Nous poursuivons nos efforts en matière de renseignement militaire ; 600 millions d’euros supplémentaires seront consacrés à la fonction renseignement en 2026. Ensuite, le renseignement militaire aide à comprendre les mécaniques à l’œuvre, mais demeure confronté aux incertitudes d’un monde en perpétuelle évolution. Nous en sommes conscients et portons un modèle d’armées cohérent, qui ne délaissent aucun pan de leur capacité d’action, particulièrement face à une surprise stratégique. Les services de renseignement israéliens, aussi performants soient-ils, ont pu eux aussi se faire surprendre par l’attaque du 7 octobre 2023.
Aujourd’hui, la France possède une capacité d’analyse autonome, qu’il importe de préserver à tout prix. Même s’il faut accepter de ne pas tout savoir, les échanges avec les partenaires permettent également de croiser les analyses et réduire les incertitudes
M. le président Jean-Michel Jacques.Nous passons maintenant à une séquence de questions complémentaires.
M. Laurent Jacobelli (RN). Mon général donc je vous poserai une question en bon Français et vous serez libre de me répondre en Européen si vous le souhaitez. Nos armées sont confrontées à un défi majeur ; la fidélisation. En 2023, le taux de dénonciation des contrats avant leur échéance a atteint pratiquement un tiers. Mais c’est surtout la hausse des non-renouvellements qui doit nous alerter. Leur nombre est passé de 1 680 en 2019 à 2 920 en 2023, soit une augmentation de 70 %.
Le plan de fidélisation lancé en mars 2024 commence certes à produire quelques effets, mais il reste très en deçà des ambitions fixées par la LPM. Le rapport parlementaire de mes chers collègues sur l’exécution de cette même LPM évoque 265 000 équivalents temps plein (ETP), très loin de la cible fixée pour 2024, un écart de 4 576 personnels. Dans ces conditions, les objectifs de création de 6 300 postes nets d’ici 2030 paraissent hors de portée.
Mon général, pouvez-vous nous fournir les chiffres actualisés concernant les taux de dénonciation, de non-renouvellement et de désertion ? Surtout, estimez-vous que de nouvelles mesures sont nécessaires pour permettre de respecter les objectifs de la LPM ?
M. le président Jean-Michel Jacques. Je suis persuadé que le général répondra en très bon Français ; le chef d’état-major des armées ne peut être qu’un très bon Français.
Mme Natalia Pouzyreff (EPR). Nous vous félicitons pour votre nomination. Comme vous l’avez souligné, la masse proviendra de la coopération entre les armées européennes ; j’y inclurai d’ailleurs les Britanniques.
Notre défense collective dépend essentiellement des facilitateurs stratégiques américains. Un journal a même chiffré à 1 000 milliards d’euros leur coût de remplacement. Si nous devions à plus court ou moyen terme réagir à une attaque venant de l’est et exprimer notre solidarité vis-à-vis des pays frontaliers, nous devrions faire sans ces facilitateurs. Comment nous y préparer ? En particulier sur quel système de C2 Single Air Picture pourrions-nous nous appuyer ?
Mme Catherine Rimbert (RN). Le PLF pour 2026 traduit la poursuite de la trajectoire ambitieuse de la LPM, avec une augmentation de plus de 6 milliards d’euros des crédits de la mission Défense. Mais derrière cette progression globale, de nombreuses inquiétudes demeurent concernant la disponibilité des matériels, le maintien en condition opérationnelle, la formation et la fidélisation des personnels. Nos armées font face à une érosion de la disponibilité des équipements liée aux coûts croissants du MCO et à la tension sur les chaînes industrielles. Dans ce contexte, comment garantir que les crédits nouveaux du PLF pour 2026 se traduisent par une amélioration concrète de la préparation opérationnelle et non pas par un simple rattrapage des surcoûts et des retards accumulés ? En d’autres termes, avons-nous les moyens humains et industriels de nos ambitions capacitaires ?
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. La question de la fidélisation représente effectivement un enjeu, mais elle constitue un sujet de société, qui concerne tous les secteurs et toutes les organisations. Les armées sont un échantillon de la nation. Notre jeunesse est extrêmement motivée, effectue bien son travail, mais elle est également plus volatile et, bien que satisfaite, peut décider de partir après quelques années, parfois sans préavis. Nous vivons tous les mêmes défis mais il y a des réponses.
A cet égard, la revalorisation des grilles indiciaires a eu un effet positif en matière de fidélisation des militaires du rang et des sous-officiers. Nos jeunes nous placent en concurrence et s’ils estiment avoir fait leur part d’engagement après quelques années, ils peuvent décider de partir pour avoir mieux ailleurs. Le recrutement reste un défi permanent, mais les objectifs sont atteints grâce à un engagement collectif. Les années Covid ont été difficiles, mais en 2025, nous aurions pu recruter au-delà de l’objectif que nous nous étions fixé. Je n’ai donc pas d’inquiétude.
Ensuite, concernant le leadership américain, je ne souhaite surtout pas porter une dynamique de rupture avec les États-Unis. Je souligne à nouveau la qualité des discussions avec les responsables militaires américains et peux témoigner de l’intensité de la coopération avec les États-Unis, qui s’est notamment matérialisée durant les Jeux olympiques. Les Américains restent un acteur majeur.
Il serait erroné de laisser croire que nous sommes capables de retirer l’ensemble des équipements américains aujourd’hui à la disposition des Européens. En revanche, en ce moment même, une équipe d’officiers et de sous-officiers européens, notamment français, travaillent ensemble au Mont Valérien, sur un système de planification et de commandement franco-britannique. Cet exemple illustre notre faculté à établir des solutions européennes. Il n’en demeure pas moins que nous avons toujours besoin des Américains, qui demeurent des alliés.
Madame Rimbert, vous m’avez interrogé sur la cohérence entre les moyens et notre ambition. La France a pris les décisions qui nous permettent de faire face aux défis imposés par notre environnement stratégique. En conséquence, je ne me place pas dans une logique de peur ou d’insatisfaction. D’année en année, notre défense progresse et en 2026, nous proposons des améliorations très concrètes, afin d’être capables d’affronter un choc éventuel, dans trois à quatre ans.
Aujourd’hui, nos soldats sont bons ; ils sont forts. Les femmes et les hommes qui œuvrent dans les armées disposent de moyens extraordinaires pour accomplir leurs missions. L’armée française constitue une référence en Europe, et la France appartient aux grandes puissances. Il est toujours possible de se faire peur, mais je ne partage pas cet état d’esprit. J’ai confiance dans nos armées. Elles sont certes à la mesure de la taille de notre pays, mais elles sont solides. Il faut redire à nos concitoyens que les efforts paient.
M. le président Jean-Michel Jacques. Permettez-moi d’ajouter un commentaire. Parmi les jeunes qui quittent nos armées, un grand nombre d’eux reviennent en tant que réservistes.
Mme Catherine Hervieu (EcoS). Le 11 juillet dernier, votre prédécesseur, le général Burkhard, avait pointé le réchauffement climatique comme un facteur de déstabilisation, « catalyseur de chaos ». Inondations, incendies, cyclones ; chaque catastrophe met l’État sous pression et alimente le discours de défiance, notamment vis-à-vis des politiques publiques et sans doute vis-à-vis de la défense. De quelle manière vous saisissez-vous de ces enjeux ?
M. Laurent Jacobelli (RN). Ma question demeure la même ; j’attends une réponse à ma précédente intervention. La LPM prévoit 275 000 ETP, à l’horizon 2030. Allons-nous renoncer à cet objectif ? Comment faire si ces effectifs ne sont pas atteints ? En effet, j’ose espérer que ceux qui ont élaboré cette LPM imaginaient une cohérence entre le matériel, les hommes et la stratégie. En conséquence, si l’un des trois piliers ne correspond pas à l’objectif, j’imagine qu’il sera nécessaire de revoir les deux autres.
M. le général d’armée aérienne Fabien Mandon. Madame Hervieu, je vous remercie pour vos mots et souscris entièrement aux propos tenus par le général Burkhard au mois de juillet dernier. Le changement climatique constitue effectivement un catalyseur de crises. Nous avons pu le constater à Mayotte, mais également en Nouvelle-Calédonie. L’évolution de notre environnement génère des catastrophes, que nous devons intégrer dans nos analyses militaires d’anticipation. J’ajoute que cette préoccupation est également partagée par nos soldats, aujourd’hui.
Nous menons à ce titre diverses études, dans différents domaines, afin de préparer nos armées à s’adapter à l’évolution du climat. Dans la mesure où il s’agit de recherches du registre de l’anticipation, je ne les développerai pas plus devant vous aujourd’hui. Mais quoi qu’il en soit, je partage vos propos : nous devons nous préparer aux différences de température dans tous les milieux et faire preuve d’une hauteur de vue, dans le temps long. Je rappelle en effet que les grandes capacités s’anticipent à un horizon de vingt ans.
Monsieur Jacobelli, vous m’avez interrogé sur la cohérence des programmes en matière d’effectifs, d’infrastructures ou d’équipements. Soyez persuadé que ces sujets font l’objet d’une attention permanente. Je maintiens les propos déjà énoncés : l’objectif de notre format demeure à 275 000 soldats, ainsi que cela a été établi dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030.
Les éléments sur lesquels je peux aujourd’hui m’exprimer concernent nos capacités de recrutement et de formation, qui me permettent d’atteindre cet objectif. Si demain, nous devions affronter un choc de type Covid, je serais peut-être contraint de revenir vers vous pour une réévaluation de la cible. Mais à l’heure actuelle, je sais pouvoir atteindre cet objectif. Le facteur humain ne me contraint pas pour atteindre la capacité militaire nécessaire à la France.
M. le président Jean-Michel Jacques. Mon général, je vous remercie de nous avoir répondu aussi longuement.
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La séance est levée à dix-sept heures quinze.
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Membres présents ou excusés
Présents. – Mme Delphine Batho, M. Frédéric Boccaletti, M. Manuel Bompard, M. Yannick Chenevard, Mme Geneviève Darrieussecq, Mme Sophie Errante, M. Yannick Favennec-Bécot, M. Frank Giletti, M. Damien Girard, M. José Gonzalez, Mme Florence Goulet, M. David Habib, Mme Catherine Hervieu, M. Laurent Jacobelli, M. Jean-Michel Jacques, M. Pascal Jenft, M. Loïc Kervran, M. Abdelkader Lahmar, Mme Nadine Lechon, Mme Lise Magnier, M. Thibaut Monnier, Mme Josy Poueyto, Mme Marie Récalde, Mme Catherine Rimbert, M. Jean-Louis Thiériot, M. Romain Tonussi, M. Éric Woerth
Excusés. - M. Christophe Bex, Mme Anne-Laure Blin, M. Matthieu Bloch, M. Hubert Brigand, Mme Cyrielle Chatelain, Mme Caroline Colombier, Mme Alma Dufour, M. Moerani Frébault, M. Thomas Gassilloud, Mme Emmanuelle Hoffman, Mme Alexandra Martin, M. Marcellin Nadeau, Mme Mereana Reid Arbelot, Mme Marie‑Pierre Rixain, M. Aurélien Rousseau, M. Sébastien Saint-Pasteur, M. Mikaele Seo, M. Boris Vallaud
Assistaient également à la réunion. – Mme Anna Pic, Mme Natalia Pouzyreff, Mme Sabine Thillaye