Compte rendu

Commission
des affaires étrangères

– Table ronde, ouverte à la presse, sur les dangers pesant sur le multilatéralisme et les nouvelles configurations de la gouvernance mondiale dans l’ordre international, avec la participation de Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l’homme et de la francophonie au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, M. Guillaume Devin, politologue et professeur émérite des universités à Sciences Po, et M. Marc Hecker, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI).              2


Mercredi
8 octobre 2025

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 2

session ordinaire 2025-2026

Présidence
de M. Bruno Fuchs, Président


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La commission auditionne, dans le cadre d’une table ronde ouverte à la presse sur les dangers pesant sur le multilatéralisme et les nouvelles configurations de la gouvernance mondiale dans l’ordre international, Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l’homme et de la francophonie au ministère de l’Europe et des affaires étrangères, M. Guillaume Devin, politologue et professeur émérite des universités à Sciences Po, et M. Marc Hecker, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

La séance est ouverte à 9 h 00.

Présidence de M. Bruno Fuchs, président.

M. le président Bruno Fuchs. Alors que les crises se multiplient, la gouvernance du monde issue de l’après-guerre est mise à mal. Je me réjouis donc de la tenue de notre table ronde sur le multilatéralisme.

La reconnaissance par la France de l’État de Palestine, à l’Assemblée générale des Nations unies à laquelle j’ai participé, a eu des vertus immédiates, en mettant une pression forte sur le président Trump. La déclaration de New York a été adoptée par 142 États. Les conditions d’un cessez-le-feu et d’une paix commencent à émerger. L’Assemblée générale des Nations unies a également confirmé l’étendue des fractures de la communauté internationale, béantes depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine.

Pour réfléchir aux évolutions du monde et à la manière dont nous pourrions gouverner les uns avec les autres – et non les uns contre les autres –, j’ai le plaisir d’accueillir trois intervenants.

Madame Estival-Broadhurst, vous venez de prendre vos fonctions, après avoir été pendant un an directrice des Amériques et des Caraïbes. Vous avez aussi occupé le poste de représentante permanente adjointe de la France auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU), à New York. Si vous connaissez parfaitement le fonctionnement du système multilatéral, vous êtes également une observatrice avisée de ses changements, notamment depuis l’élection du président Trump.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst, directrice des Nations unies, des organisations internationales, des droits de l’homme et de la francophonie au ministère de l’Europe et des affaires étrangères. C’est un plaisir et un grand honneur d’être devant vous ce matin pour parler d’un sujet qui me tient à cœur.

Je commencerai en vous citant le début d’une tribune qui me semble très révélatrice : « Le système multilatéral tel qu’il a été conçu au lendemain de la seconde guerre mondiale traverse ce qui est sans doute l’une des crises les plus graves de son existence. L’idée qu’un système international fondé sur des règles est le meilleur garant de notre sécurité et de notre prospérité n’est plus évidente pour tous. » Ces mots, qui auraient pu être écrits ce matin, datent du 14 février 2019, à la veille de la Conférence de Munich sur la sécurité, dans une tribune cosignée par Jean-Yves Le Drian et Heiko Maas pour annoncer le lancement de l’Alliance pour le multilatéralisme – la grande initiative de la France en réponse à la première administration Trump.

Les interrogations, récurrentes, sur le multilatéralisme connaissent une acuité nouvelle. Il ne faut pas oublier que, au lendemain de la première élection de Donald Trump, nous avions été plongés dans une sidération aux ressorts semblables : crise de confiance dans l’efficacité du règlement des crises internationales, dans les enjeux de développement, de solidarité internationale et de protection des droits de l’homme face aux crises humanitaires ; interrogations sur l’opportunité de continuer à déléguer ou à faire confiance à des organisations internationales. Pour créer l’Organisation des Nations unies, les pays avaient essayé d’apprendre de l’échec de la Société des nations. Désormais, l’idée que l’on puisse progresser dans la gestion des crises internationales, par la coopération, la concertation, la négociation, l’adoption de règles communes, leur reconnaissance et leur respect, est profondément ébranlée.

La seconde administration du président Trump nous oblige à réfléchir une nouvelle fois sur notre attachement à ce système et notre capacité à le défendre, à démontrer son intérêt ainsi que notre détermination à le réinventer pour le faire survivre face aux critiques dont il est l’objet, pour ne pas retomber dans ce que les auteurs de la tribune appelaient le « monde d’hier », en référence à Stefan Zweig. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette administration Trump : en exposant certains instincts profonds de la puissance américaine, qui ne sont ni nouveaux ni propres aux Républicains, elle nous contraint à ouvrir les yeux, à réagir, à nous positionner et à prendre la défense de structures que nous avons nous-mêmes tendance à critiquer un peu facilement, parce qu’elles sont loin d’être parfaites – les instances multilatérales sont d’abord ce qu’en font chacun des États qui les composent.

Lors de la 80e Assemblée générale des Nations unies, en critiquant ouvertement tout ce que les Nations unies et la collectivité internationale avaient fait et s’efforçaient de faire en matière de lutte contre le changement climatique ou de gestion des migrations internationales, le président Trump a souligné, plus que jamais, son absence totale de confiance dans l’idée même d’un collectif, d’intérêts collectifs, d’une sécurité collective. Cette approche transactionnelle, d’instrumentalisation à ses fins, est extrêmement dangereuse. Si une puissance telle que les États-Unis cherche à utiliser n’importe quelle enceinte internationale pour servir ses seuls intérêts nationaux, c’est évidemment la fin du multilatéralisme.

On peut certes s’interroger sur la valeur ajoutée du système multilatéral en termes d’intérêts nationaux. Mais on doit quand même se rappeler que le multilatéralisme n’est pas seulement une manière plus efficace de régler les affaires du monde grâce à la coopération des États, c’est avant tout une certaine idée de l’ordre mondial et de l’humanité, fondée sur l’héritage des Lumières. C’est faire le choix de la rationalité plutôt que la violence, du respect de la règle de droit, de la recherche du progrès commun. Ce n’est donc pas qu’une méthode de travail. Ce ne sont pas seulement des organisations auxquelles on délèguerait, pour s’en débarrasser un peu vite, des questions qui seraient mieux réglées au niveau international, même si c’est aussi cela.

C’est ce double aspect même – les valeurs propres à ces organisations, les principes de la Charte des Nations unies et du droit international public, et la valeur ajoutée pour les enjeux globaux que sont le changement climatique ou les migrations internationales – qui constitue, pour nous, un bien commun à préserver. Nous ne sommes pas seuls dans ce cas. Quand certains se désengagent en voulant instrumentaliser les organisations internationales à leurs fins, les Européens voient là une régression. Cette vision est un point de rencontre fondamental entre la France et un très grand nombre de pays du Sud. Investir dans les enceintes internationales nous permet de continuer à tisser des relations transrégionales Nord-Sud uniques.

La crise que traversent les Nations unies et les instances multilatérales est triple. C’est d’abord une crise de légitimité et de confiance. Les pays du Sud doutent que ces enceintes représentent vraiment leurs intérêts – accusations de doubles standards, de diplomatie de club, que l’on pense au G7 ou au G20, constitution de groupes alternatifs comme les BRICS – autour des Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Les équilibres qui semblaient avoir émergé après la guerre froide, qu’il s’agisse du monde unipolaire annoncé un peu rapidement ou du G2, quand on pensait que les États-Unis et la Chine étaient les deux seuls véritables décideurs, ont volé en éclats pour donner l’impression d’un chaos assez généralisé. Le Conseil de sécurité concentre un grand nombre des critiques portées aux Nations unies ; il ne représente pas un monde qui a évolué depuis 1945.

C’est aussi une crise d’efficacité. On a l’impression que toutes ces instances sont peu ou prou paralysées et que le retour aux négociations bilatérales serait la panacée – on le voit avec l’imposition des droits de douane par l’administration Trump.

Enfin, la crise est financière, puisque le premier contributeur des Nations unies, les États-Unis, qui représentaient à peu près 28 % de leur budget, a annoncé qu’il allait placer ses contributions dans un fonds qui ne serait activé qu’en fonction des intérêts nationaux, sans la moindre prévisibilité. Les budgets pour l’humanitaire, à Genève, ont été amputés de 40 %. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), le Bureau pour la coordination des affaires humanitaires et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont vu leurs budgets et leurs effectifs réduits de plus de 30 %. Cette année, l’OIM a supprimé 7 000 postes.

Dans ce contexte particulièrement pressant, les Nations unies tentent, une fois de plus, de se réformer, avec l’initiative ONU80, quinze ans après One UN, qui visait déjà les mêmes objectifs. Malgré les obstacles, la France, comme d’autres partenaires, essaie de soutenir cette réforme budgétaire contrainte, les moyens ayant diminué d’environ 15 % et les effectifs d’environ 20 %. Elle réfléchit aussi à réduire les doublons et mène une revue stratégique afin de proposer des réformes structurelles.

Face à une crise multiforme, la France continue à investir dans le multilatéralisme. Nous y avons des intérêts offensifs et défensifs. À la tribune de la semaine de haut niveau, ce sont le Brésil et la Chine qui se sont présentés comme les plus grands défenseurs des Nations unies. Je ne laisserai pas aux BRICS le champ libre pour continuer à imprimer leur marque dans les langages des Nations unies, dans ses structures, ses personnels et ses budgets. La Chine, qui est aujourd’hui leur deuxième contributeur et représente pas loin de 25 % du budget, pourra à juste titre réclamer sa part en matière de représentation, d’impact et de puissance. Nous devons réagir et nous mettre en position de défense, non seulement pour servir une méthode qui serait plus efficace sur le terrain mais aussi pour continuer à faire croître et à habiter une maison que nous avons bâtie, au lendemain de la seconde guerre mondiale, sur des valeurs fondamentales et universelles.

M. le président Bruno Fuchs. Il se pose deux problèmes majeurs qui sont liés. Le premier, c’est la volonté de certains pays de sortir de ce type de gouvernance pour revenir à des pratiques plus souverainistes centrées sur leurs intérêts. De façon unilatérale, le président Trump est sorti de l’accord de Vienne, de l’accord de Paris et de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le Brexit en est un autre exemple. Le deuxième problème, c’est celui de l’efficacité de ces dispositifs. En juin 2024, notre commission a adopté un rapport d’information, signé par Jean-Paul Lecoq et Laurence Vichnievsky, sur la crise de l’Organisation des Nations unies et les perspectives de réforme.

Monsieur Devin, vous êtes politologue et professeur émérite des universités à Sciences Po, spécialiste de la sociologie des relations internationales, associé au Centre de recherches internationales. Un numéro thématique de la revue Études internationales intitulé Repenser l’international(isme) : variations sur les travaux de Guillaume Devin vous a rendu hommage en 2022. Vous êtes un expert reconnu de la question et vos réflexions susciteront assurément le plus grand intérêt de tous.

M. Guillaume Devin, politologue et professeur émérite des universités à Sciences Po. Nous allons tous revenir sur les mêmes points ; je les présenterai seulement d’une manière un peu différente. À une question aussi générale que celle que vous vous posez, on ne peut apporter qu’une réponse également générale. Pour rappel, le multilatéralisme, c’est à la fois un projet et une méthode. Le projet, politique, consiste à trouver des solutions communes grâce à des organisations internationales dédiées, dans des situations où les intérêts sont à la fois complémentaires et conflictuels. La méthode, c’est en gros la négociation itérative, c’est-à-dire des rencontres sans cesse répétées, des négociations sans cesse recommencées. Ce qui est en danger, pour reprendre le titre de la table ronde, c’est le projet, la méthode et les résultats.

Le projet est en danger, compte tenu de la très forte hétérogénéité du système international, au sens aronien – des régimes politiques qui partagent des valeurs très différentes –, mais aussi eu à égard aux capacités, du fait de très fortes inégalités. Il est même paralysé dans plusieurs organes ou institutions internationales, comme le Conseil de sécurité.

La méthode est également en danger, à cause du polycentrisme du système international : ce ne sont plus simplement les États qui dictent l’agenda mais également les sociétés – j’entends par là toute une galaxie d’acteurs non étatiques qui jouent un rôle informel plus ou moins clandestin. Elle est aussi largement parasitée par le fait que les acteurs sont de plus en plus nombreux, ce qui rend les négociations extrêmement difficiles.

Les résultats sont donc particulièrement laborieux. Il y a trop à faire avec trop peu. Le secrétaire général des Nations unies rappelait que l’Organisation a été chargée d’environ 3 600 mandats, avec un budget sans cesse en diminution. La totalité des entités onusiennes représente entre 55 et 60 milliards de dollars, soit moins de 3 % des dépenses d’armement dans le monde. Les traités et les conventions sont aujourd’hui atteints d’une variabilité normative : ce n’est plus le droit dur, comme les juristes l’appellent, qui caractérise les textes internationaux adoptés.

Votre interrogation sur la gouvernance peut s’entendre de deux façons : le sens qu’elle prend et celle que nous voulons. Cette gouvernance évolue vers une balkanisation et une désaffection. La balkanisation, c’est la multiplication d’enceintes multilatérales peu coordonnées entre elles, ajoutée à la volonté de certains acteurs d’aller chercher les organisations internationales ou les clubs qui leur conviennent. La désaffection, c’est le fait qu’un certain nombre d’États commencent à pratiquer le forum shopping : ils s’intéressent aux enceintes qui leur conviennent le plus. On le voit très bien avec la Cour pénale internationale (CPI) ou la Cour internationale de justice (CIJ) : dès que cela devient trop contraignant, on s’en va ou on ne reconnaît pas les décisions adoptées.

Quant à savoir la gouvernance que nous souhaitons, les perspectives sont un peu plus subjectives. Il me semble qu’il faut préserver la centralité onusienne, à partir de laquelle la gouvernance doit être orientée de trois manières : systémique, intégrative et légitime.

Une gouvernance systémique, c’est penser de manière intersectorielle, relationnelle et transversale. On ne peut plus penser problème par problème, silo par silo. Il faut, dans la mesure du possible, lier les problèmes, comme dans le projet One Health, où sont combinées la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale. De même, il faut orienter la gouvernance vers le concept de sécurité humaine, dans lequel il n’est plus question de séparer la sécurité politico-militaire de la sécurité sociale, alimentaire ou encore sanitaire. Cela implique de favoriser les coalitions d’organisations internationales plutôt que les isoler. Cela suppose également de choisir clairement l’orientation d’une paix positive, c’est-à-dire d’une paix qui n’est pas seulement la non-guerre mais qui va vers la réalisation de ce que David Mitrany appelait, il y a bien longtemps, la sécurité sociale mondiale. Cela impose de réfléchir à des modes de gouvernement.

Deuxièmement, une gouvernance intégrative consiste à contenir le multilatéralisme à la carte, c’est-à-dire le développement d’enceintes multilatérales en veux-tu en voilà. À chaque fois qu’il y a un problème, on crée une nouvelle organisation. Il faut au contraire essayer de réinvestir les enceintes les plus inclusives, en travaillant pour les réformer et leur donner plus d’autorité.

Mon propos pourra peut-être paraître incongru, mais il serait bienvenu que les diplomaties s’investissent de nouveau dans le Conseil économique et social des Nations unies plutôt que de multiplier les enceintes. Il s’agit tout de même de l’organe qui est censé coordonner les actions pour faire face aux problèmes économiques et sociaux. Comme le disait l’ambassadeur Alain Dejammet – qui fut un grand acteur de notre politique étrangère –, si les chefs d’État et de gouvernement venaient au Conseil économique et social et prenaient au sérieux les questions traitées dans cette enceinte, les choses changeraient très probablement. C’est une initiative qui pourrait être prise.

Dans le cadre de la gouvernance inclusive, il convient d’associer les programmes à quelques grandes feuilles de route. C’est d’ailleurs ce qu’a proposé le secrétaire général António Guterres dans Notre programme commun en 2021. Il proposait d’articuler les domaines d’action autour d’un certain nombre de politiques. Cette méthode est connue, puisqu’elle a été utilisée pour définir les objectifs de développement durable.

Enfin, la gouvernance doit être légitime – c’est la grande affaire. La légitimité renvoie à ce que j’appelle le triangle de la fonctionnalité des organisations internationales : légitimité, représentativité, efficacité. Il n’y a pas d’efficacité sans légitimité, ni de légitimité sans représentativité.

La question de la représentativité concerne particulièrement le Conseil de sécurité et paraît inextricable. Dans son rapport d’information, Jean-Paul Lecoq a exploré toutes les pistes de réforme et montré qu’elles sont toutes extrêmement difficiles.

La question de l’efficacité nous ramène à celle du financement. Il faut que les contributions soient pérennes. Or, actuellement, les trois quarts d’entre elles sont volontaires, la part des contributions obligatoires ayant connu une très forte diminution depuis les années 1970.

Enfin, la légitimité suppose d’ouvrir aux sociétés les enceintes multilatérales – qui sont actuellement purement interétatiques – en réfléchissant à des dispositifs qui permettent une telle association.

M. le président Bruno Fuchs. Merci d’avoir proposé des pistes, notamment à propos de l’association des sociétés civiles, dont tout le monde parle mais sans savoir comment faire.

Nous reviendrons aussi probablement sur le sujet de l’efficacité et de la capacité à résoudre des situations de crise sur lesquelles nous n’avons eu que peu de prise jusqu’à présent.

M. Marc Hecker, directeur exécutif de l’Institut français des relations internationales et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère. Contrairement aux deux précédents orateurs, je ne suis pas spécialiste des arcanes de l’ONU. Mais il se trouve que l’IFRI a publié récemment un numéro de Politique étrangère intitulé Multilatéralismes : survivre ou renaître ? et que le rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies pour 2026 (Ramses 2026) comporte une partie intitulée Qui gouverne le monde ? J’ai pioché certaines des idées que je vais vous exposer dans ces publications.

Les sujets de la crise du multilatéralisme et du désordre international reviennent régulièrement dans l’actualité médiatique et éditoriale depuis la fin de la guerre froide.

En 1992, peu après l’effondrement de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), l’historien Pierre Milza signe un ouvrage intitulé Le nouveau désordre mondial. Dix ans plus tard, dans le contexte de la guerre en Irak de 2003, Tzvetan Todorov écrit Le nouveau désordre international : réflexions d’un Européen. Encore une décennie plus tard, la revue Esprit consacre un numéro au nouveau désordre mondial, quelques temps après l’annexion de la Crimée par la Russie. Et l’on pourrait continuer, notamment avec la parution, en 2022, d’un ouvrage de Julian Fernandez et Jean-Vincent Holeindre intitulé Nations désunies ? À chaque décennie son lot de livres et d’articles qui font le constat d’un nouveau désordre international, d’une multiplication des menaces et d’une absence d’architecture globale permettant de gérer les crises.

Pour le dire de manière plus triviale, on a beaucoup crié au loup et il pourrait être tentant aujourd’hui de relativiser la gravité de la situation. Toutefois, prenons garde au relativisme, pour reprendre une formule à la mode depuis qu’elle a été employée par le général Fabien Mandon, nouveau chef d’état-major des armées. En effet, comme l’ont bien décrit les précédents orateurs, en 2025 la crise du multilatéralisme et de la gouvernance globale paraît particulièrement grave, tandis que la brutalisation du monde se confirme de jour en jour.

Le fait que tant d’ouvrages et d’articles aient été écrits depuis trente-cinq ans sur le désordre international permet de nuancer l’idée selon laquelle un ordre international stable aurait émergé après la guerre froide. On peut néanmoins postuler qu’un tel « ordre » reposait sur trois piliers, comme le rappelle Thierry de Montbrial dans le Ramses 2026.

Le premier pilier, c’est la supériorité militaire des États-Unis et la décision de maintenir puis d’élargir l’Otan en dépit de la disparition de l’URSS. La supériorité militaire américaine est bien sûr toujours d’actualité, mais d’autres pays montent nettement en puissance. Une caractéristique majeure du premier quart du XXIe siècle est une forme de course aux armements. L’institut international de recherches sur la paix de Stockholm – le SIPRI –, qui fait référence en la matière, relevait au printemps 2025 que les dépenses militaires mondiales avaient atteint 2 700 milliards de dollars en 2024, soit une hausse de près de 10 % par rapport à l’année précédente. Ces dépenses se situaient aux alentours de 1 000 milliards il y a vingt-cinq ans et la barre des 2 000 milliards a été franchie aux alentours de 2020. On voit donc que cette course aux armements tend à s’accélérer depuis quelques années.

Une autre caractéristique de ce premier pilier est le foisonnement des innovations technologiques, nourri en particulier par les progrès en matière de robotique et d’intelligence artificielle. Ces évolutions technologiques, jusqu’alors très peu régulées au niveau international et que l’on voit à l’œuvre sur les champs de bataille, en Ukraine et à Gaza, laissent entrevoir des perspectives effrayantes en cas de conflit ouvert entre grandes puissances.

Le deuxième pilier de cet ordre mondial relatif est le caractère structurant de la dissuasion nucléaire, avec pour corollaire la volonté de limiter les risques à la fois de confrontation et de prolifération nucléaires. De ce point de vue, l’affaiblissement des mécanismes de maîtrise des armements ne manque pas d’inquiéter, qu’il s’agisse de la fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, de la révocation par la Russie de sa ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires et de l’incertitude sur l’avenir du traité New Start de réduction des armes stratégiques. En parallèle, la Chine poursuit sa montée en puissance. Le nombre de ses armes nucléaires serait passé de 250 en 2021 à 600 aujourd’hui. Quant à l’Iran, le sort de ses plus de 400 kilogrammes d’uranium enrichi est toujours inconnu, près de quatre mois après les frappes américaines sur ses installations nucléaires.

Enfin, le troisième pilier de l’ordre mondial post-guerre froide est l’absence de compétiteur stratégique majeur pour les États-Unis. C’est ce qui a conduit nombre d’analystes, dans les années 1990, à parler de monde unipolaire. Au fur et à mesure de l’émergence progressive d’autres puissances, on a évoqué un monde multipolaire. Puis, la Chine a émergé et elle est devenue une seconde superpuissance. On a alors de plus en plus parlé de monde bipolaire.

Dans ce contexte, il s’agit notamment pour les puissances moyennes de déterminer comment ne pas avoir à s’aligner totalement sur l’une ou l’autre des superpuissances. On peut appeler ça le multi-alignement ou le pluri-alignement en Inde, l’équilibre stratégique en Égypte – qui a d’ailleurs rejoint les BRICS+ en 2024 – ou encore le hedging en Asie du Sud-Est, mais l’idée est toujours la même.

Il faut noter qu’avec la montée en puissance de la Chine, beaucoup de pays sont devenus de plus en plus dépendants de Pékin pour leur prospérité, tandis qu’ils continuent à se reposer sur Washington pour leur sécurité. Cette situation de découplage se révèle de plus en plus périlleuse au fur et à mesure de la montée des tensions sino-américaines.

On constate donc que les trois piliers sont érodés. Mais quels sont les symptômes les plus tangibles de la crise de l’ordre international ? On peut en mentionner quatre.

Le premier – qui est d’ailleurs à la fois une cause et un symptôme – est le retour de la compétition entre les puissances, que l’on sent monter en réalité depuis une dizaine d’années et qui est devenu particulièrement tangible depuis la crise du Covid et l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. L’ordre libéral international est considéré par le Sud global et par les puissances dites révisionnistes comme un ordre occidental, déséquilibré et injuste. Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai à Tianjin, il y a un peu plus d’un mois, a constitué une démonstration d’unité et de force d’une partie de ce Sud global.

Deuxième symptôme : la contestation croissante de la démocratie libérale dont certains, dans le monde unipolaire des années 1990, imaginaient qu’elle se répandrait sur tous les continents et pacifierait en quelque sorte les relations internationales. Or ce n’est pas ce qui s’est passé. La légitimité et l’efficacité du système démocratique sont non seulement contestées par des puissances non démocratiques, mais on constate de surcroît que la démocratie est aussi menacée de l’intérieur. Le thème de la crise de la démocratie est sans doute plus ancien encore que celle de la crise du multilatéralisme. Toutefois, la situation est aujourd’hui particulièrement inquiétante et il n’est nul besoin de développer ce point dans cette enceinte, compte tenu de l’instabilité politique qui touche actuellement notre pays.

Le troisième symptôme réside dans la crise du droit international public. Certains États membres du Conseil de sécurité violent ouvertement ce droit ou protègent des États qui en bafouent les principes.

Quatrième et dernier symptôme : la crise du système commercial international. Depuis plusieurs années, le blocage de l’Organe d’appel du mécanisme de règlement des différends symbolisait la paralysie de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais la politique des droits de douane mise en place par l’administration Trump est décrite par certains comme le clou final dans le cercueil de l’OMC. Je ne reprends pas nécessairement à mon compte cette expression médiatique, mais il faut constater en tout cas que cette politique viole de manière flagrante notamment le principe de la clause de la nation la plus favorisée, qui figure dans l’article 1er de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT).

Alors que l’ordre libéral international faisait déjà l’objet d’attaques de la part d’États illibéraux ou autoritaires, la principale nouveauté depuis moins d’un an est la bascule des États-Unis. Le tournant de la deuxième administration Trump a engendré ce qu’il est désormais convenu d’appeler une forme de schisme transatlantique, illustré notamment par le discours du vice-président J. D. Vance à la conférence de sécurité de Munich ou, plus récemment, par celui de Donald Trump lui-même lors de l’Assemblée générale des Nations unies.

Le retrait des Américains de l’accord de Paris sur le climat, de l’OMS, ou encore celui, annoncé, de l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), contribuent à saper le système multilatéral qui, malgré tout, résiste. Notons par exemple que, dans le domaine de la santé, un accord mondial sur les pandémies a été adopté au printemps. La posture américaine a en réalité fluctué au cours de l’année 2025, ce qui a maintenu les autres États – y compris les alliés traditionnels de Washington – dans l’incertitude. Dans les premiers mois de la présidence Trump, le rapprochement avec Vladimir Poutine, les critiques acerbes à l’égard des Européens ou encore les déclarations sur le Groenland ont fait craindre une forme de collusion entre grandes puissances, qui se diviseraient le monde en sphères d’influence. Depuis le sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en juin, à La Haye, et avec la mise en place de nouveaux mécanismes de livraisons d’armes américaines à l’Ukraine – mais payées cette fois par les Européens –, le thème de la compétition entre grandes puissances l’emporte sur celui de leur collusion. Mais dans tous les cas, une forme de marginalisation ou de provincialisation de l’Europe se dessine.

Je conclurai par trois points. Tout d’abord, le système onusien est sous forte pression, qu’il s’agisse d’une pression financière ou d’une exigence de réformes. Mais il remplit tout de même des fonctions utiles, voire indispensables. D’une part, l’ONU est le lieu où les représentants de tous les États peuvent se rencontrer et échanger. D’autre part, les agences onusiennes fournissent une aide souvent vitale aux populations les plus vulnérables. Le HCR s’occupe de 130 millions de personnes déplacées, le Programme alimentaire mondial (PAM) a apporté de la nourriture à 120 millions de personnes l’an dernier et près de la moitié des enfants dans le monde ont été vaccinés dans le cadre de programmes onusiens – et l’on pourrait multiplier les exemples.

Ensuite, le multilatéralisme a des formes variées, qui dépassent très largement le cadre onusien. Certains forums multilatéraux, comme les sommets des BRICS, sont des outils de puissance. Ainsi, il ne me paraît pas exagéré de parler à la fois d’une archipélisation et d’une arsenalisation des multilatéralismes – Guillaume Devin a parlé d’une balkanisation, ce qui revient à souligner une forme d’éclatement.

Pour terminer, ces constats sombres doivent nous amener à œuvrer à notre propre renforcement, en particulier dans les domaines économiques, diplomatiques et militaires. Cela vaut évidemment pour la France et vous, députés, avez un rôle essentiel à jouer dans le redressement de notre pays Mais cela vaut aussi plus largement pour l’Europe, dont le réveil géopolitique a été brutal et qui doit maintenant se donner les moyens de l’autonomie stratégique pour pouvoir continuer à défendre ses intérêts sans renier ses valeurs.

M. le président Bruno Fuchs. Nous en venons aux interventions des orateurs des groupes.

M. Michel Guiniot (RN). Le principe de gouvernance mondiale suppose une régulation mondiale pour que les sociétés puissent coexister dans un multilatéralisme à l’échelle planétaire. Diverses institutions sont destinées à permettre la représentation de tous les pays dans les instances de régulation. Mais on constate que les gouvernances nationales sont aussi fortement contestées que la gouvernance mondiale issue des accords signés après la seconde guerre mondiale.

Les principes sur lesquels reposent cette gouvernance ont été définis au cours du Forum pour une nouvelle gouvernance mondiale de 2008. Au premier rang figure la légitimité de l’exercice du pouvoir. Il était d’ailleurs expliqué qu’il faut un assentiment profond des peuples à la manière dont ils sont gouvernés.

Pourtant, cet assentiment ne semble pas se manifester à l’échelle nationale. D’un côté, on trouve les mouvements de la génération Z, acteurs majeurs de la contestation au Maroc, à Madagascar, au Népal, en Indonésie, aux Philippines ou encore au Pérou. Ils se révoltent contre les gouvernances traditionnelles de leur pays et contre les injustices dont ils disent être victimes. De l’autre, on assiste à la montée des souverainismes, qui défendent l’identité de leur pays face à des gouvernances déracinées.

Comment repenser une juste coopération dans les institutions internationales quand un nombre croissant de gouvernances nationales sont de moins en moins légitimes aux yeux de leurs propres populations ? Les instances internationales doivent être au service des nations et ne pas devenir une machine à harmoniser et à effacer des particularités historiques, géographiques ou même juridiques.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Je suis entièrement d’accord sur le constat de la crise de la représentation, qui se manifeste tant au niveau national qu’international.

Il s’agit aussi pour les enceintes internationales de démontrer leur utilité dans la vie quotidienne des populations. La distance rend cette relation encore plus difficile à établir.

Encore une fois, les instances multilatérales ne sont jamais que ce que les États veulent bien en faire. La volonté nationale prime. La paralysie de ces instances est souvent le fruit d’une absence de volonté de compromis et d’action. C’est d’ordinaire l’instrumentalisation par l’échelon national qui aboutit à l’impuissance que nous pouvons tous déplorer.

Les médias parlent beaucoup des difficultés rencontrées au sein du Conseil de sécurité ou pour gérer les grandes crises internationales, mais il existe sous ces radars de nombreuses instances multilatérales qui produisent des normes pour le bienfait des populations, souvent sans que ces dernières en soient conscientes. C’est notamment le cas de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), de l’Organisation internationale du travail (OIT), de l’OMS ou encore de l’Union postale universelle (UPU).

M. Guillaume Devin. Référons-nous à l’histoire : l’article 71 de la Charte des Nations unies constitue la première invitation adressée à des acteurs non étatiques pour participer à une organisation internationale. Il leur accorde un statut consultatif au sein du Conseil économique et social. On comptait 40 organisations non gouvernementales dans ce Conseil en 1946 ; elles sont désormais plus de 6 000. Il faut aller plus loin.

Comment pourrait-on mieux associer les sociétés aux enceintes multilatérales ? Des avancées ont déjà été obtenues, avec la « formule Arria » pour le Conseil de sécurité et grâce à une association – certes laborieuse – aux travaux de l’Assemblée générale des Nations unies. Mais il faut inventer des dispositifs plus ouverts et plus audacieux.

Nous avons déjà des modèles, avec le programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) et le comité de la sécurité alimentaire mondiale de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), où des intérêts collectifs organisés qui défendent le bien commun – ce que j’appelle « les sociétés » – commencent à faire des émules.

Mme Liliana Tanguy (EPR). Depuis 1945, le multilatéralisme a permis de préserver la paix, de favoriser la coopération et de relever ensemble de grands défis. Mais il doit désormais s’adapter à un monde en mutation, caractérisé par de nouvelles puissances, des rivalités géopolitiques et des attentes citoyennes plus fortes. Face aux défis globaux que sont le climat, la santé, le numérique et les inégalités, aucune nation ne peut agir seule. De nouvelles formes de coopération émergent grâce à des coalitions régionales, à des partenariats thématiques et à la participation accrue de la société civile.

Il ne s’agit donc pas de regretter un système en crise, mais de construire un multilatéralisme rénové, plus inclusif, plus agile et plus efficace, capable de répondre aux réalités du XXIe siècle.

Pour cela, la France défend un multilatéralisme fondé sur la règle de droit, essentiel pour la paix, la sécurité, le climat et les droits humains. Le président de la République a d’ailleurs souligné la nécessité de renforcer et de réformer les institutions internationales – et notamment le Conseil de sécurité des Nations unies – pour qu’elles soient plus efficaces et plus représentatives.

Face à l’émergence de nouvelles configurations, comme les BRICS, qui remettent en question le système multilatéral traditionnel, doit-on envisager une véritable remise à plat de ce dernier ? Le cas échéant, de quelle manière pourrait-on renouveler et renforcer l’architecture de la gouvernance mondiale ?

L’ONU, qui a été créée pour garantir la paix et la sécurité internationale, est régulièrement critiquée pour son incapacité à prévenir et à résoudre certains conflits majeurs. Ses échecs tiennent-ils à des contraintes structurelles, comme le droit de veto, ou à des facteurs conjoncturels, tels que le manque de volonté politique des États membres ?

M. Marc Hecker. L’ONU n’est pas un gouvernement du monde ; en réalité, peu de choses s’imposent aux États. L’ONU a certes pour objet de préserver la paix, le bien commun et la règle de droit. Mais l’une des difficultés actuelles est précisément que tout cela est attaqué et remis en cause, certains États faisant prévaloir la puissance et l’unilatéralisme sur le dialogue international, le multilatéralisme et la règle de droit.

Des puissances développent également des forums alternatifs. Mais il est intéressant de voir qu’elles ne délaissent pas pour autant le système onusien. Au contraire, elles ont plutôt tendance à le réinvestir alors que les États-Unis s’en désengagent. En 2020-2021, plusieurs rapports alarmistes avaient été publiés sur la manière dont la Chine plaçait ses pions dans le système onusien. À l’époque, quatre Chinois dirigeaient des agences onusiennes. Ces rapports soulignaient qu’ils faisaient venir une partie de leurs équipes de Pékin, mais aussi que les stagiaires chinois étaient extrêmement présents dans les différentes institutions.

Qu’avons-nous fait face à cela ? La France continue d’être présente à l’ONU, mais les États-Unis, qui sont l’autre grande puissance, poursuivent leur désengagement. On laisse donc en quelque sorte la place aux puissances qui veulent remettre en cause le système de l’intérieur tout en créant des forums alternatifs.

Certaines puissances militent aussi pour une réforme. Pour nous, Français, la situation est compliquée du fait de l’avantage historique que nous confère notre statut de membre permanent du Conseil de sécurité. Nous sommes attaqués directement lorsque des États, notamment du Sud, expliquent que des puissances n’ont plus le rang qu’elles avaient auparavant – et on ne peut pas entièrement leur donner tort quand on regarde objectivement la situation.

Quelle est la solution ? Nous n’allons pas prôner une solution qui reviendrait à nous tirer une balle dans le pied. J’en reviens plutôt à la conclusion de mon intervention liminaire, c’est-à-dire qu’il faut essayer de se redresser et de redevenir une puissance plus importante – sans nécessairement revenir au fantasme de l’époque gaullienne.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Malgré les difficultés et les échecs successifs des discussions intergouvernementales et des différents processus, le ministre Jean-Noël Barrot souhaite remettre la réforme du Conseil de sécurité sur le devant de la scène. Lors de la semaine de haut niveau qui s’est tenue il y a quinze jours, il a présidé un petit-déjeuner de travail avec l’ensemble des groupes – tels que le Groupe des quatre et le L69 – qui réfléchissent à différentes solutions pour élargir ce conseil et le rendre plus représentatif.

Pour sa part, la France soutient depuis des années les membres du Groupe des quatre, en estimant qu’il faut prévoir plus de membres permanents mais aussi augmenter le nombre des membres non permanents. Le Conseil de sécurité compte actuellement quinze membres et il pourrait en avoir au moins vingt-cinq. On ne peut pas aller tellement au-delà, parce que c’est déjà assez difficile à gérer et que le Conseil doit conserver sa capacité à prendre des décisions.

Au retour de New York, le ministre m’a donné une feuille de route : il veut absolument que nous puissions proposer un projet de résolution sur ce sujet lors de la prochaine Assemblée générale des Nations unies, en septembre prochain. Si un texte était alors adopté à la majorité des deux tiers, il serait probablement très difficile aux membres permanents du Conseil de sécurité d’y mettre leur veto.

Davantage que la France et le Royaume-Uni, qui sont les deux puissances visées, c’est surtout la Chine qui a bloqué toute réforme, notamment en convainquant les Africains qu’ils pourraient obtenir toujours plus. Ces derniers ont de ce fait adopté le consensus d’Ezulwini, dans lequel ils exigent d’avoir cinq membres de plus au Conseil de sécurité, dont deux permanents. Cette position maximaliste les dessert et ces États sont très embarrassés pour revenir à des demandes moins ambitieuses que celles qu’ils ont défendues depuis des années.

Quoi qu’il en soit, nous sommes à la manœuvre, au point d’être considérés comme les plus actifs dans ce domaine. Nous avons aussi lancé, vous le savez, une initiative visant à encadrer le droit de veto. En cas d’atrocités de masse, les membres permanents devraient s’abstenir de l’utiliser, dans un esprit de responsabilité. Nous menons maintenant avec le Mexique cette initiative, qui a déjà recueilli plus de 110 soutiens. Les autres membres permanents, qui bénéficient également du droit de veto, ne nous ont pas encore rejoints, mais l’initiative est très consensuelle. Nous sommes vus comme un partenaire qui essaie de faire bouger un peu les lignes.

Par ailleurs, une des priorités du président de la République pour la présidence française du G7, l’année prochaine, est de mener une réflexion sur la manière d’armer la gouvernance internationale face aux nouveaux déséquilibres.

M. Aurélien Taché (LFI-NFP). René Cassin, un des principaux auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, disait que le droit international était la plus grande conquête politique de l’humanité depuis la démocratie. Je me demande ce qu’il penserait du rôle actuel des démocraties dans les menaces qui pèsent sur le multilatéralisme et l’ordre international. Les guerres déclenchées par les États-Unis en violation du droit international sont, par exemple, trop nombreuses pour être toutes citées – invasion de l’Afghanistan et de l’Irak, bombardements au Kosovo, au Yémen, en Somalie, en Syrie, mais aussi en Libye, avec la France de Nicolas Sarkozy comme chef de file. Un nouveau cap a été franchi lors du déclenchement du génocide à Gaza après les attentats du 7 octobre. Pour justifier les bombardements de civils, d’enfants, d’hôpitaux et même d’humanitaires procédant à des distributions alimentaires, l’argument de Benyamin Netanyahou et de tous ses soutiens, y compris français jusque dans cette assemblée, est qu’Israël est une démocratie et peut donc s’affranchir du droit international.

C’est cette manière d’avoir deux poids et deux mesures qui aujourd’hui, selon moi, met le plus en péril la grande conquête politique pour l’humanité dont parlait René Cassin, et qui permet à des tyrans comme Poutine d’avoir un écho toujours plus grand au sein de ce qu’on appelle le Sud global, auquel les pays occidentaux qui laissent le génocide à Gaza se poursuivre n’ont désormais plus aucune leçon à donner. À cela s’ajoute l’attitude de Donald Trump à la tribune de la dernière Assemblée générale de l’ONU, dont nous fêtons les quatre-vingts ans. « Les deux seules choses que j’ai eues à l’ONU, ce sont un escalier mécanique et un téléprompteur défaillants », a dit Trump, qui par ailleurs a accusé l’institution d’encourager une invasion migratoire dans son pays. Jamais un président américain n’avait attaqué l’ONU avec une telle violence, et le reste de son discours a été consacré à une apologie d’un monde dans lequel les ventes d’armes, de gaz et de pétrole devenaient l’alpha et l’oméga des relations internationales, à un moment où la paix et le climat devraient pourtant être les deux priorités absolues de l’humanité.

Heureusement, d’autres grandes puissances s’engagent concrètement en faveur du multilatéralisme. Sans multiplier les exemples, on pourrait citer le Brésil, où se tiendra prochainement la 30e conférence des parties sur le climat – la COP30 – et qui fait beaucoup de propositions absolument déterminantes, comme la création d’un conseil international pour le climat, afin que chacun respecte les engagements pris lors des différentes COP. Je pense aussi à la Chine, qui soutient la création d’une organisation mondiale pour la régulation de l’intelligence artificielle. Que dit la France de ces propositions ? Plus généralement, au-delà de la question de la réforme du Conseil de sécurité, qui vient d’être évoquée, quel écho la France donne-t-elle aux idées des puissances qui contestent un ordre libéral devenu essentiellement occidental ?

S’agissant de la réforme du Conseil de sécurité, la France a toujours été en pointe, en tout cas formellement, sur la question de la représentation de l’Afrique, mais que fait-elle concrètement pour que ce chantier avance et quelle vision a-t-elle sur ce point ?

M. Guillaume Devin. Le droit international est effectivement en danger, parce que ses normes, je l’ai dit, sont de moins en moins du droit dur et qu’il est violé. Mais ce qui est très paradoxal dans la vie internationale, c’est que même ceux qui violent le droit s’en revendiquent. Dans le contentieux devant la Cour internationale de justice à propos de l’invasion de l’Ukraine, par exemple, l’argumentation de la Russie consiste à dire qu’elle est intervenue sur le fondement de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour prévenir un génocide de russophones. Il en est de même dans l’affaire de Gaza et dans tous les conflits : les violateurs du droit international sont les premiers à s’en revendiquer. C’est un point important : la légitimité internationale passe par la revendication du respect du droit, alors même qu’on ne le respecte pas, en réalité.

M. Trump a effectivement fustigé les Nations unies durant leur Assemblée générale mais il a demandé quelques jours plus tard, dans son soi-disant plan de paix pour Gaza, que les agences onusiennes reviennent sur le terrain pour assurer la distribution de l’aide humanitaire. M. Trump n’aime pas beaucoup les collectifs, sauf quand il les préside. Il se réconcilierait facilement avec les Nations unies s’il les présidait.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Le ministre est allé à la rencontre, cette année, du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, avec lequel il a eu des échanges assez approfondis, ce qui a un peu fait bouger la position française. Elle consistait jusque-là à dire que nous souhaitions accueillir au moins deux nouveaux membres africains au Conseil de sécurité, dont au moins un en tant que membre permanent, mais nous ne parlions pas du veto. Nous ajoutons maintenant que nous comprendrions que les nouveaux membres permanents exigent les mêmes attributs que les autres. C’est l’une des questions qui se posent dans les différents modèles envisagés : de nouveaux membres permanents auraient-ils tout de suite le droit de veto, ou y aurait-il au contraire une période de transition ou d’essai ?

Nous sommes allés beaucoup plus loin que d’autres. Le groupe des pays africains du C10 était représenté lors des échanges que nous avons eus à New York, et notre ministre délégué avait assisté à leurs propres échanges la veille. Nous essayons d’aller de l’avant et d’engager le dialogue, notamment pour éviter qu’une position maximaliste des pays africains paralyse les discussions. Je pense que nous avons déjà marqué des points et réalisé des progrès. Nous allons nous efforcer d’avancer d’ici à notre propre présidence du Conseil de sécurité en proposant un texte, au lieu de continuer à chercher le consensus, ce qui a joué un rôle paralysant jusque-là.

Les Africains ne souhaitent pas avoir à choisir entre le Nigéria, l’Éthiopie ou l’Afrique du Sud. Aucun des grands pays d’Afrique ne souhaite être remisé à un rôle de puissance moyenne : chacun voudrait au contraire accéder au rôle de membre permanent. Néanmoins, les réflexions sur une rotation des sièges ne sont pas très abouties et posent toutes des problèmes. Nous sommes très soucieux d’accompagner nos partenaires dans ces discussions.

M. Pierre Pribetich (SOC). « J’ai mis fin aux guerres à la place des Nations unies », a déclaré Donald Trump, le 23 septembre. Comment pourrait-on mieux souligner la crise profonde du multilatéralisme que traverse l’ONU ? Créée en 1945 pour préserver la paix et favoriser la coopération entre les États, cette organisation semble affaiblie, bloquée et parfois même dépassée face aux grands défis mondiaux. L’ONU regarde bien souvent ailleurs sans agir. Le symbole le plus visible de cette crise est le Conseil de sécurité : le droit de veto des grandes puissances paralyse souvent toute action collective, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de la Syrie, de Gaza ou du Soudan. Pendant ce temps, de nouvelles puissances comme l’Inde, la Chine ou le Brésil réclament avec raison une place plus juste dans la gouvernance mondiale. L’ordre international de 1945 ne correspond plus à la réalité, qui est celle d’un monde multipolaire.

Mais la crise n’est pas seulement institutionnelle : elle est aussi politique et surtout morale. Les États se replient sur leurs intérêts nationaux, les logiques de puissance l’emportent sur la coopération et la confiance s’effrite. Pourtant, les grands défis actuels, le climat, les pandémies, la biodiversité ou encore l’intelligence artificielle, exigent plus que jamais une action collective.

Quelles sont les solutions ? Il faut réformer le Conseil de sécurité en limitant le droit de veto et en ouvrant la porte aux pays du Sud. Il faut rendre l’ONU plus efficace et plus transparente, en assurant un financement plus stable et une meilleure coordination entre les agences. On doit également rendre le multilatéralisme plus inclusif en associant non seulement les États mais aussi la société civile, les organisations non gouvernementales, les entreprises et les citoyens. En somme, il ne s’agit pas d’abandonner l’ONU mais de la réinventer, de la refonder, pour redonner du sens au multilatéralisme, si l’on croit à la possibilité d’un monde dans lequel la coopération l’emporterait sur la confrontation.

Stefan Zweig a été cité ; il écrivait aussi que là où l’on dresse les frontières, on enterre l’esprit. À l’heure où le multilatéralisme vacille et où certains prônent le repli comme solution, il faut se souvenir que le multilatéralisme n’est pas qu’une affaire de diplomatie : c’est une vision du monde, celle du dialogue et de la culture de la paix entre les nations. C’est sans doute le combat de notre siècle, un « combat culturel », pour citer cette fois Gramsci.

M. Marc Hecker. Quand on vous écoute, on perçoit bien l’idéal que constituait l’émergence d’un monde multilatéral après les horreurs de la deuxième guerre mondiale, dont le souvenir tend peut-être à s’effacer chez les plus jeunes. Vous avez raison : il faut essayer de ranimer cette vision, mais cela reste un rêve, d’autant que certaines puissances ne suivent pas la même logique. Le système est attaqué. Comment le défendre et comment le réformer ?

Je me suis peut-être mal exprimé : il est vrai que des velléités de réforme existent et que la France aide, cependant elle doit défendre non seulement des valeurs mais aussi ses intérêts. Comment réformer l’ONU sans se tirer une balle dans le pied ? C’est une vraie question.

Par ailleurs, comment accepter de nouveaux membres permanents qui seraient dotés d’un droit de veto, comme certains le souhaitent, sans paralyser davantage le système ? On a parfois l’impression de ne pas parvenir à trouver une solution tout simplement viable, comme l’a montré le rapport d’information précédemment évoqué. Des aspirations existent, mais la réalité est brutale.

L’Afrique est constituée d’une cinquantaine d’États, dont les intérêts peuvent être divergents. Un candidat africain a certes été élu à la tête de l’UNESCO, mais l’autre finaliste était également africain et les échanges en coulisses n’ont pas forcément été tendres.

M. Michel Barnier (DR). On voit bien que le multilatéralisme est en train de flancher. Il faut néanmoins continuer à se battre sur tous les fronts pour le préserver. Nous avons des raisons de ne pas désespérer au regard, par exemple, de ce qui s’est passé au sujet du changement climatique et des enjeux environnementaux ou, plus récemment, à New York, en ce qui concerne le conflit au Proche-Orient.

L’Union européenne a-t-elle, en tant que telle, une chance de jouer un rôle ? La puissance de chaque nation devient, en effet, relativement plus faible. Plus le temps passe, plus les empires se développent. Voyez-vous, dès lors, une place pour une action diplomatique commune ?

Je n’ai pas bien compris, monsieur Hecker, ce que vous appelez le « fantasme » de la période gaulliste ; j’aurais préféré que vous parliez d’ambition. Je n’éprouve pas de nostalgie, et j’ai toujours été européen et patriote. Je suis donc convaincu qu’une action européenne permet de peser davantage dans le jeu multilatéral.

Existe-t-il des outils pour évaluer l’action des organismes multilatéraux, notamment ceux de l’ONU, et l’efficacité de l’argent public qui est investi au niveau mondial ? Faudrait-il mettre en place de nouveaux instruments ?

M. Guillaume Devin. L’Union européenne occupe déjà une place relativement importante aux Nations unies. Elle a le statut, tout à fait particulier et exceptionnel pour une organisation régionale, de membre observateur. Si elle avait davantage de prérogatives dans ce cadre, les autres organisations régionales ne manqueraient pas d’en demander autant. C’est toute la question, traitée par le chapitre VIII de la Charte des Nations unies, de l’articulation avec les organisations régionales. Je trouve qu’elle se fait assez bien, tant pour les opérations de maintien de la paix, avec l’Union africaine par exemple, qu’en ce qui concerne la coopération en matière économique et sociale avec l’Union européenne. Par ailleurs, vous êtes mieux placé que moi pour savoir que les membres de l’Union européenne s’accordent, s’entendent entre eux. En général, leurs positions sont relativement bien calibrées, en particulier dans les commissions de l’Assemblée générale des Nations unies.

M. Marc Hecker. Il est toujours délicat de ne pas faire amende honorable face à un ancien premier ministre… La différence entre l’ambition et le fantasme tient à la réalité : la réalité de nos moyens et de ceux des autres, alliés, compétiteurs et adversaires, et la réalité de l’état du monde. Quand on compare notre situation avec celle qui prévalait il y a plus d’un demi-siècle, on ne peut que faire le constat d’un déclassement de la France. On peut conserver une ambition, ce que je souhaite évidemment. Néanmoins, si elle est trop forte, décalée par rapport à la réalité des moyens et de l’état du monde, on risque de passer l’ambition au fantasme. C’était le sens de ma pensée. Je souhaite qu’on reste dans le domaine des ambitions.

J’ai cru comprendre qu’un des trois piliers du projet de réforme – je ne sais pas si c’est vraiment le bon terme – ONU80 est plus ou moins consacré à la question de l’évaluation. Plusieurs milliers de mandats ont été confiés à l’ONU. La volonté exprimée par l’Organisation elle-même est d’utiliser des outils d’intelligence artificielle pour faire un bilan aussi objectif que possible de l’efficacité de ces mandats, afin d’en tirer des leçons.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. La question de l’efficacité, qui est au cœur des réflexions sur l’aide au développement bilatérale et son impact sur le terrain, est aussi très largement débattue dans le cadre des conseils exécutifs des différentes agences. Même si les données sont parfois difficiles à exploiter, par manque de personnel ou d’intérêt de la part des États membres, il existe des outils en la matière. La réforme ONU80 met en particulier l’accent sur l’impact de l’aide et la manière d’éviter les duplicatas et la fragmentation. Le prisme de lecture est, bien sûr, qu’il faut aller vers plus d’efficacité sur le terrain.

Il existe déjà de nombreux rapports et indicateurs, mais on n’est pas toujours beaucoup plus éclairé pour autant. Nos postes ont parfois un peu de mal à évaluer l’action du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et les appréciations peuvent être un peu variables. Il est vrai aussi que nous avions parfois du mal, lorsque j’étais sous-directrice du développement, à mesurer concrètement l’impact de notre action car, dans un grand nombre de cas, elle s’inscrit dans le temps long. L’amélioration de l’éducation des jeunes femmes dans telle partie de l’Afrique, par exemple, ne peut pas se mesurer année par année. Il faudrait plutôt se placer dans une perspective pluriannuelle, mais cela peut être difficile à concilier avec le principe de l’annualité budgétaire selon lequel nous comptabilisons et affectons notre aide, bilatérale et multilatérale.

Mme Maud Petit (Dem). L’ordre mondial conçu au sortir de la seconde guerre mondiale est sur le point de basculer. Les institutions qui en sont les garantes paraissent de plus en plus fragilisées. Le Conseil de sécurité des Nations unis est affaibli : il peine à faire appliquer ses décisions. L’architecture financière internationale, issue des accords de Bretton Woods, est de plus en plus contestée. Les traités internationaux, notamment ceux de non-prolifération, sont moins respectés. Par ailleurs, la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump tend à imposer une vision transactionnelle des relations internationales, qui remet en cause les rapports d’alliance avec l’Union européenne. C’est une stratégie à risque, en ce qu’elle pousse des puissances rivales à chercher de nouveaux partenariats stratégiques et à se revendiquer d’un ordre mondial alternatif. En témoigne le dernier sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, qui s’est tenu en présence des présidents russe, iranien, turc et biélorusse ainsi que des premiers ministres indien et pakistanais, le 1er septembre.

Les conflits, à la fois causes et conséquences de cette recomposition, se multiplient. Je pense à la guerre en Ukraine, à l’aggravation du conflit israélo-palestinien après les attaques du 7 octobre 2023 et à des conflits moins médiatisés mais tout aussi dramatiques, comme celui au Soudan, plus grave crise humanitaire au monde selon l’ONU, et la guerre entre la république démocratique du Congo et le Rwanda.

Le multilatéralisme traverse une crise profonde, non seulement en raison des tensions géopolitiques mais aussi parce que ses fondements normatifs sont contestés, comme vous l’avez rappelé. La montée en puissance des États civilisations – Chine, Russie, Inde – et d’une diplomatie fonctionnant par clubs, d’une façon bilatérale plutôt que collective, remet en cause l’universalité du modèle libéral. La gouvernance mondiale ne peut donc plus se penser comme un ordre unique, mais comme une négociation permanente entre des visions divergentes du monde.

Quelles initiatives concrètes le ministère des affaires étrangères soutient-il en vue de renforcer la gouvernance dans des domaines émergents tels que l’intelligence artificielle et le cyberespace ? Le multilatéralisme pourra-t-il survivre sans une redéfinition de ses principes fondateurs ? Enfin, dans la recomposition multipolaire à laquelle nous assistons, comment les territoires d’outremer peuvent-ils contribuer au renforcement de l’influence géopolitique de l’Union européenne, notamment dans ces zones clés que sont l’Indopacifique et les Caraïbes ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. S’agissant du renforcement de la coopération dans le cyberespace, la France est à la manœuvre depuis des années, en concurrence directe avec des initiatives russes, au sein de la première commission de l’Assemblée générale. Nous sommes arrivés à obtenir un certain nombre d’avancées au sujet du texte sur la cybersécurité, qui devrait voir le jour cette année ou l’année prochaine.

À la suite du sommet sur l’intelligence artificielle, que nous avons organisé en début d’année, nous avons systématiquement poussé, dans le cadre des travaux des commissions de l’Assemblée générale, à l’adoption de références et de textes portant sur la notion de protection des droits individuels dans l’espace numérique. Par ailleurs, nous avons activement contribué à l’élaboration du Pacte numérique mondial, qui a été adopté dans le cadre du Sommet de l’avenir, et nous travaillons en étroite collaboration avec l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies, Amandeep Singh Gil, pour les questions liées au numérique. Son équipe compte une Franco-syrienne spécialiste des questions d’intelligence artificielle, qui est extrêmement dynamique, et nous essayons de contribuer au maximum à la réflexion collective.

M. Guillaume Devin. Les enceintes multilatérales n’ont jamais été autant managérialisées. C’est plutôt de la politique qu’il faudrait réintroduire en matière de suivi, c’est-à-dire des évaluations réalisées avec les personnes concernées et les sociétés. Les managers et les experts, avec leurs batteries d’indicateurs, ont envahi absolument tout l’espace de l’action collective internationale depuis l’offensive néolibérale de Reagan et de Thatcher dans les années 1980.

Je pense avoir déjà répondu à la question portant sur la survie du multilatéralisme. Elle passe par la centralité onusienne et une gouvernance systémique, intégrative et légitime.

M. Marc Hecker. La revue Politique étrangère a consacré en 2025 un numéro aux outremers, sous l’angle de la compétition de puissance plutôt que du développement du multilatéralisme, malgré l’existence d’enceintes multilatérales régionales.

Il existe aujourd’hui une cinquantaine d’organisations régionales dans le monde, dont à peu près la moitié a été créée après la guerre froide. Selon moi, ce n’est donc pas à la fin du multilatéralisme que nous assistons mais plutôt à son archipélisation.

Au niveau français, nous avons vu que les outremers étaient des lieux de contestation de puissance, notamment au moment de la crise calédonienne – des puissances étrangères se sont alors ingérées dans les affaires nationales. La question de la souveraineté est essentielle. Un des points clés est de savoir comment la France peut défendre la souveraineté de ses outremers, la même question se posant par ailleurs pour les autres États de l’Union européenne qui ont des territoires semblables. La France, après s’être dotée d’une stratégie indopacifique, a joué un rôle moteur dans l’adoption d’une stratégie du même type par l’Union européenne.

M. Bertrand Bouyx (HOR). La composition actuelle du Conseil de sécurité, reflet de l’équilibre de 1945, ne traduit pas, ou plus, les rapports de force ni les enjeux géopolitiques du monde contemporain. La multipolarité du XXIe siècle doit gagner en représentativité permanente. De grandes nations comme l’Inde, le Brésil, l’Allemagne, le Japon ou encore l’Afrique du Sud revendiquent à juste titre une place permanente autour de la table.

Dans un contexte international où les crises se multiplient – conflits régionaux, changement climatique, menaces hybrides, instabilité économique –, cette représentativité n’est plus un simple enjeu institutionnel : elle est devenue une condition essentielle au maintien de l’autorité morale du Conseil de sécurité et de sa capacité à agir efficacement au service de la paix mondiale.

Une réflexion sur l’usage du droit de veto est un préalable à l’instauration d’une meilleure représentativité. Depuis 2013, la France défend l’encadrement volontaire de ce droit, encadrement qu’elle considère comme un levier important pour accroître la crédibilité et la cohérence de l’action du Conseil, notamment face aux atrocités de masse et aux violations graves du droit international.

Dans cette perspective, quelles initiatives la France pourrait-elle soutenir pour faire avancer une réforme du Conseil de sécurité fondée sur une représentativité légitime face aux défis pressants du multilatéralisme contemporain ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Depuis plusieurs années, nous nous efforçons de promouvoir nos idées, en particulier notre initiative visant à encadrer le droit de veto, dans le cadre de nos interventions dans les négociations intergouvernementales sur la réforme du Conseil de sécurité. Nous avons pour but d’élaborer un premier texte regroupant nos idées, afin d’entamer une négociation. Nous n’avons pas été inactifs et nous avons continuellement tendu la main aux différents groupes régionaux.

Certains de ces groupes se sentent liés par des consensus établis – parfois de haute lutte – entre eux ; chacun campe sur ses positions et le débat s’en trouve quelque peu paralysé. J’ai évoqué le consensus d’Ezulwini, défendu par les pays membres de l’Union africaine ; d’autres groupes sont formellement opposés à l’intégration de nouveaux membres permanents du Conseil de sécurité. Ainsi, des puissances intermédiaires comme l’Italie craignent d’être reléguées au rang de puissances moyennes – c’est aussi le cas du Mexique si le Brésil, par exemple, était le seul État d’Amérique latine à devenir membre permanent. Les enjeux de puissance au sein des groupes régionaux paralysent cette réflexion.

La France cherche avant tout à élaborer un texte suffisamment consensuel au niveau transrégional. Elle est le membre permanent le plus actif en matière de réforme du Conseil de sécurité.

Quant à la Chine, elle cache à peine son soutien aux revendications maximalistes de certains pays africains. Elle est le membre permanent le plus opposé à toute réforme : elle ne veut surtout pas voir le Japon et encore moins l’Inde devenir membres permanents du Conseil de sécurité. En paralysant d’autres groupes, elle s’efforce d’œuvrer contre l’élaboration d’un texte de réforme du Conseil de sécurité.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir eu la décence de dissimuler la carte placée derrière vous, qui est contraire au droit international et aux décisions de l’ONU. Nos trois invités auraient sans doute été choqués par cette carte présidentielle rattachant le Sahara occidental au Maroc.

Je manque de temps pour revenir sur le contenu du rapport que Laurence Vichnievsky et moi-même avons établi sur l’ONU, mais permettez-moi de remarquer qu’avant d’envisager sa plus grande ouverture aux sociétés civiles, il conviendrait de l’ouvrir aux parlementaires des pays membres. Les positions de la France à l’ONU sont-elles débattues à l’Assemblée nationale ? Non, nous ne sommes pas exemplaires en la matière. Cela soulève une question constitutionnelle.

Au début de nos travaux pour ce rapport, nous pensions que l’ONU ne fonctionnait pas, parce que nous étions concentrés sur la dimension politique de l’institution. Mais l’ONU n’est pas seulement politique et ses agences fonctionnent très bien. Il est vrai cependant que les escalators ne fonctionnent plus, ni à New York ni à Genève ; ils ont été parmi les premiers postes à pâtir des réductions budgétaires.

Le fonctionnement de l’ONU repose sur le principe « un pays, une voix », à ceci près que chaque voix n’a pas la même valeur financière. Le débat sur la réforme de l’ONU doit tenir compte de la réduction de l’espace démocratique induite par la puissance financière.

Nous n’avons pas la même lecture des événements internationaux. Pour ma part, je considère le 25e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui s’est tenu à Tianjin, comme une chance potentielle pour l’ONU.

Lorsque nous avons rendu public notre rapport, de nombreux commentateurs ont estimé que la chute de l’URSS avait créé un déséquilibre, isolant certaines puissances et mettant en difficulté le multilatéralisme. Les dynamiques de réorganisation de l’ONU pourraient rétablir un équilibre, ce qui permettrait de faire progresser le droit international. Je ne partage pas nécessairement les projets visés par ces dynamiques, mais c’est la notion d’équilibre qui importe.

Enfin, rappelons que notre commission a produit des rapports consacrés au désarmement, à l’arme nucléaire, aux enjeux spatiaux et aux enjeux numériques.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Vous avez raison, la Constitution encadre très strictement l’action du Parlement en matière diplomatique. Néanmoins, la diplomatie parlementaire existe : l’un des récents succès de la diplomatie onusienne est l’accord Biodiversity Beyond National Jurisdiction (BBNJ) sur la protection de la haute mer, dont la ratification par les Parlements nationaux a constitué une étape cruciale. Nous avions recommandé à tous nos postes de s’adresser aux parlementaires ; dans ce cas de figure, la diplomatie parlementaire a été très active et efficace, puisque cet accord entrera en vigueur le 1er janvier 2026.

Les auditions que vous menez, les rapports que vous publiez et les visites que vous effectuez sont des moyens très concrets de faire vivre la diplomatie parlementaire et de la maintenir au contact de l’opinion publique.

M. Guillaume Devin. Je loue la qualité de votre travail : ce rapport est très substantiel et j’invite tout le monde à le lire et à y réfléchir. Toutefois, il aurait pu aller plus loin et faire davantage de place à la notion d’ouverture aux sociétés, qui est une piste de réforme importante pour le renouvellement du multilatéralisme.

M. Marc Hecker. Nous avons parlé de l’ONU mais certaines enceintes multilatérales, comme l’OTAN ou le Conseil de l’Europe, abritent des assemblées parlementaires.

Vous avez évoqué le principe de fonctionnement de l’ONU, dans lequel chaque pays dispose d’une voix : rappelons que le nombre de pays membres a été multiplié par quatre en quatre-vingts ans, ce qui rend cette institution plus compliquée à gérer.

Enfin, vous avez raison de convoquer la notion d’équilibre plutôt que celle d’efficacité ou de fonctionnement optimal. Pendant la guerre froide, le Conseil de sécurité a été bloqué sur toutes les questions qui concernaient les deux grands rivaux. L’émergence d’un nouveau bloc n’est pas nécessairement le gage d’une plus grande efficience.

M. le président Bruno Fuchs. Vont à présent s’exprimer les collègues qui désirent le faire à titre individuel.

M. Pierre-Yves Cadalen (LFI-NFP). Permettez-moi de commencer par remercier nos trois interlocuteurs – en particulier mon ancien professeur Guillaume Devin –, dont l’éclairage est précieux au moment où les attaques contre le droit international et les institutions multilatérales prolifèrent. Nous considérons que la France a un rôle singulier à jouer dans leur défense.

L’offensive contre l’ONU s’appuie notamment sur la défense d’un « ordre » fondé sur des règles, lequel laisse libre cours à tous les aléas de la puissance, notamment états-unienne. Contrairement au droit international, d’une relative stabilité, ces règles sont définies au gré de ceux qui prétendent les édicter au fil du temps. Selon les États-Unis, par exemple, elles reposent surtout sur le principe de primauté de leur puissance ou la variabilité de leurs alliances stratégiques.

Cette expression, répandue dans les discours des pays dits occidentaux, suscite de nombreuses critiques dans les États du Sud, qui y voient un moyen, pour ceux qui l’emploient, de s’émanciper du droit international. Refusant la distinction entre Nord et Sud, le ministre Barrot disait par exemple : « La vraie ligne de fracture, c’est celle qui sépare ceux qui soutiennent l’ordre international fondé sur les règles et les autres. »

L’usage de ce concept qui fragilise le droit international affaiblit le multilatéralisme et je souhaitais verser cet élément au débat.

M. Guillaume Devin. Nous n’en avons pas beaucoup parlé, mais une crise de la normativité dure depuis une trentaine d’années – bien avant la crise du multilatéralisme.

Le droit est désormais étiré entre un droit très mou – le soft law –, un droit dur et un droit très dur – le jus cogens. Or il est difficile de déterminer si certaines conventions, en particulier celles issues du droit environnemental, s’inscrivent dans le droit mou ou le droit dur, dans des principes ou des lignes directrices. Cette situation introduit de nombreuses incertitudes dans la pratique de l’activité multilatérale.

M. Frédéric Petit (Dem). Monsieur Devin, les Balkans sont pour moi l’exemple de la culture de la diversité et je conteste le terme de balkanisation. Élu de cette circonscription, je ne nie pas les problèmes qui y existent, mais je préfère les termes d’archipélisation ou d’éclatement. J’ai la conviction que les futurs hommes et femmes d’État qui nous aideront à sortir le multilatéralisme des imbroglios dans lesquels il se trouve seront issus de cette région.

La majorité qualifiée appliquée dans l’Union européenne est en réalité un veto élargi ; cette solution, qui prend en considération la représentation des sociétés, est-elle étudiée afin d’assouplir les règles de fonctionnement du Conseil de sécurité ?

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. Des résolutions simples peuvent être adoptées par le Conseil de sécurité, dès lors qu’elles recueillent neuf voix sur quinze ; ce fonctionnement ressemble à celui de la majorité élargie que vous avez évoquée. Le Conseil adopte ainsi chaque mois de nombreuses résolutions, à l’issue de négociations souvent difficiles, par exemple sur le Soudan du Sud, la Somalie, Chypre, etc. Ces adoptions ne sont guère relayées par les médias et l’opinion publique n’en a pas toujours connaissance.

Le sentiment de paralysie est alimenté par les sujets dans lesquels les membres permanents – notamment les États-Unis, la Russie et la Chine – considèrent que leurs intérêts vitaux sont engagés ; il s’agit essentiellement des conflits en Ukraine et à Gaza.

M. le président Bruno Fuchs. Les constats ayant été posés, pourriez-vous nous présenter, en guise de conclusion, des pistes visant à défendre le système multilatéral dans un monde où les acteurs les plus puissants le combattent ou jouent sur les deux tableaux ?

M. Guillaume Devin. Tous les acteurs étatiques ne jouent pas avec le multilatéralisme de manière identique. Les grandes puissances, qui disposent d’autres atouts, l’utilisent à la carte. En revanche, il est l’atout majeur de la politique étrangère des puissances moyennes, qui ne peuvent agir seules malgré leur relative influence. Quant aux puissances faibles, elles en ont besoin pour exister.

L’avenir du multilatéralisme dépend donc essentiellement des puissances moyennes, en particulier de celles qui sont démocratiques. L’hétérogénéité du système international me paraît cruciale pour expliquer le blocage de la coopération internationale.

Nous sommes dans une phase régressive : alors que dans les années 1990 nous étions passés de la coexistence à la coopération, nous prenons désormais le chemin inverse.

Les puissances moyennes démocratiques ont un rôle fondamental à jouer dans le maintien et la rénovation de la dynamique multilatérale, notamment en suivant les pistes que nous avons évoquées.

M. Marc Hecker. Nous ne pourrons renforcer le système multilatéral qu’en nous renforçant nous-mêmes. Les crises qui l’ont affaibli sont telles que l’on voit mal comment peser pour sauver un système menacé de toutes parts. Nous comptons sur la représentation nationale pour œuvrer à ce redressement et renforcer le pays.

Mme Nathalie Estival-Broadhurst. De nombreuses idées ont été évoquées ce matin, au cours de cette discussion très intéressante. Dans ce moment de crise plus que jamais, nous avons l’occasion non seulement de défendre le système multilatéral, mais aussi de formuler des propositions pour contribuer à le réformer et à répondre aux critiques – l’absence de représentativité du Conseil de sécurité, notamment.

Nous devons également tendre la main aux puissances moyennes et aux partenaires du Sud, afin de désamorcer la critique centrale du double standard, qui effrite la légitimité du système multilatéral plus qu’aucune autre.

Un travail misant sur les groupes transrégionaux et les réflexions Nord-Sud sera le plus efficace pour renforcer la légitimité de ce système ; le multilatéralisme n’est pas un club de pays privilégiés isolés au milieu de pays en développement. Il nous faut absolument poursuivre ce travail de longue haleine.

M. Jean-Paul Lecoq (GDR). Certes, les positions de la France manquent d’une ligne politique mais je souhaite conclure d’un mot sur les diplomates et les fonctionnaires de la représentation française à l’ONU, dont les compétences et le travail sont reconnus internationalement.

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La séance est levée à 10 h 55.

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Membres présents ou excusés

 

Présents. - M. Michel Barnier, M. Guillaume Bigot, M. Bertrand Bouyx, M. Jérôme Buisson, M. Pierre-Yves Cadalen, Mme Eléonore Caroit, Mme Sophia Chikirou, M. Alain David, Mme Dieynaba Diop, M. Bruno Fuchs, M. Michel Guiniot, M. Michel Herbillon, M. Xavier Lacombe, M. Jean-Paul Lecoq, M. Christophe Naegelen, M. Frédéric Petit, Mme Maud Petit, M. Kévin Pfeffer, M. Jean-François Portarrieu, M. Pierre Pribetich, M. Stéphane Rambaud, M. Jean-Louis Roumégas, Mme Laetitia Saint-Paul, M. Aurélien Taché, Mme Liliana Tanguy, M. Lionel Vuibert

 

Excusés. - Mme Nadège Abomangoli, Mme Clémentine Autain, M. Hervé Berville, Mme Christelle D'Intorni, M. Olivier Faure, M. Marc Fesneau, M. Perceval Gaillard, Mme Clémence Guetté, Mme Marine Hamelet, M. Alexis Jolly, Mme Brigitte Klinkert, Mme Amélia Lakrafi, Mme Marine Le Pen, M. Laurent Mazaury, Mme Nathalie Oziol, Mme Mathilde Panot, M. Davy Rimane, Mme Laurence Robert-Dehault, Mme Sabrina Sebaihi, Mme Michèle Tabarot, M. Laurent Wauquiez, Mme Caroline Yadan, Mme Estelle Youssouffa

 

Assistait également à la réunion. - Mme Justine Gruet