Compte rendu
Mission d'information
de la Conférence des présidents
sur les causes et conséquences de la baisse de la natalité en France
– Audition, ouverte à la presse, de M. Maxime Sbaihi, essayiste.......2
– Présences en réunion.................................13
Jeudi
23 octobre 2025
Séance de 9 heures
Compte rendu n° 11
session ordinaire 2025-2026
Présidence de
Mme Anne Bergantz, Vice-présidente de la mission d’information
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La séance est ouverte à neuf heures.
Mme Anne Bergantz, présidente. Nous accueillons M. Maxime Sbaihi, chercheur et essayiste, que nous remercions d’avoir répondu à notre invitation.
Monsieur Sbaihi, vous avez publié au début de cette année un ouvrage intitulé Les balançoires vides – le piège de la dénatalité, dans lequel vous analysez la baisse durable de la natalité dans les pays développés, soulignant le péril qui menace les pays autrefois à forte natalité dont les taux s’effondrent désormais, et plaidez pour un « natalisme libéral ». Vous êtes également l’auteur d’une étude réalisée pour le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, « Des écoles au marché du travail : la marée descendant de la dénatalité », que nous avons évoquée avec le haut-commissaire, M. Clément Beaune, lors d’une précédente audition.
M. Maxime Sbaihi, essayiste. Permettez-moi en préambule de souligner que je ne suis pas un démographe, mais un économiste qui, au fil du temps, s’est spécialisé dans la démographie et a orienté ses travaux vers cette thématique trop souvent considérée comme secondaire par la science économique. En tant que directeur stratégique du Club Landoy, je traite du retournement démographique à l’échelle des entreprises ; en tant qu’expert associé à l’Institut Montaigne, je le fais au niveau macro-économique ; et en tant qu’essayiste, je m’efforce de l’aborder également sous un angle sociétal.
La dénatalité – et son corollaire : le vieillissement de la population – est une méga‑tendance qu’il importe de considérer dans toutes ses dimensions. Elle impacte le système éducatif, le modèle social, les grandes variables macroéconomiques, le marché immobilier, nos comptes publics et l’aménagement du territoire. J’irai jusqu’à dire qu’elle change l’état d’esprit d’un pays. La France d’aujourd’hui, où les moins de 20 ans sont pour la première fois de notre histoire mis en minorité par les plus de 60 ans, n’a plus rien à voir avec la France des Trente Glorieuses, qui était encore une cour de récréation grouillante d’enfants. Je m’adresse à vous également en tant que jeune père de famille, en tant que citoyen soucieux de l’avenir de son pays et du manque d’intérêt criant pour les questions démographiques.
Nous sommes dans une forme de déni démographique en France. Nous sommes devenus, si vous me permettez l’expression, un pays de vieux qui se prend encore pour un pays de jeunes. Nous risquons de payer cher ce déni, car la démographie est une botte souveraine et têtue – « si fondamentaux sont les problèmes de population qu’ils prennent de terribles revanches sur ceux qui les ignorent » écrivait Alfred Sauvy dans La France ridée, en 1986. C’est d’autant plus vrai en France que notre modèle social par répartition est entièrement dépendant de la structure de la population. Avec l’inversion de la pyramide des âges, dont le bas maigrit par dénatalité et le haut grossit par vieillissement, le ciment de notre modèle social et de la solidarité intergénérationnelle est menacé. C’est pourquoi la tentation de nous rassurer en nous comparant avec des pays beaucoup plus avancés avec nous sur la pente glissante de la dénatalité est déplacée. Le niveau importe moins que la tendance. En France celle-ci est claire et nous expose davantage que d’autres pays.
La dénatalité est une tendance mondiale à l’œuvre dans quasiment tous les pays développés et dans les pays en développement, à une vitesse qui a pris de court tous les démographes. Nous avons passé le pic mondial d’enfants, le nombre d’humains sur Terre va commencer à décliner au cours des prochaines décennies ; la population européenne vieillit comme jamais et l’on enregistre désormais davantage de décès que de naissances depuis une bonne dizaine d’années. La France a longtemps cru pouvoir échapper à cette tendance mondiale, mais depuis une quinzaine d’années l’exception démographique française se meurt. En quinze ans, notre indicateur conjoncturel de fécondité est passé de 2 à 1,6, le nombre de nos naissances a diminué de plus de 20 %, notre solde naturel est devenu négatif, nous avons fermé 6 000 écoles et perdu un demi-million d’écoliers. Il est grand temps de prendre conscience de cette réalité, et je salue à cet égard l’initiative de votre mission d’information sur les causes et conséquences de la baisse de la natalité en France.
Les conséquences de la baisse de la natalité sont déjà sensibles dans les maternités, mais aussi dans les écoles, les collèges, les lycées, bientôt dans les universités et sur le marché du travail. Il s’agit d’une marée descendante aux nombreux effets à retardement. Je me tiens à votre disposition pour revenir sur la note que j’ai rédigée pour le Haut-Commissariat à la stratégie et au plan.
Quant à ses causes, elles sont multiples et difficiles à saisir. La décision de faire ou ne pas faire un enfant est l’une des plus engageantes dans une vie, et l’une des plus mystérieuses. On fait des enfants pour des raisons que la raison ignore. C’est une décision multifactorielle, qui dépend du soutien des parents, des modes de garde, de la fiscalité, des infrastructures, des institutions, du marché immobilier, de la conjoncture, des mœurs, de la confiance en l’avenir, de la culture et des traditions. C’est tout un contexte qui est en jeu.
La courbe des naissances ne réagit pas aux incitations classiques de politique publique, au contraire elle échappe aux décideurs publics, de Rome à Tokyo, en passant par Pékin. La fécondité ne s’achète pas par des chèques de l’État et personne ne naît d’une incitation fiscale. En matière de dénatalité, il y a beaucoup d’interrogations, très peu de certitudes et aucune solution magique.
La chute des naissances en France interpelle parce que notre pays offre, sur le papier, le meilleur modèle pour faire des enfants : une politique familiale dite nataliste plus généreuse qu’ailleurs, une culture pro-famille, une éducation gratuite dès trois ans, des mœurs libérales avec une majorité d’enfants nés hors mariage. Nous comptons aussi parmi les pays les plus avancés en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, même s’il reste beaucoup de chemin à parcourir. Aucun autre pays ne peut se vanter de cocher autant de cases pour aider ses habitants à réaliser leur désir d’enfant, et pourtant la dénatalité sévit chez nous aussi.
Derrière les multiples facteurs de la dénatalité, n’oublions pas la toile de fond intergénérationnelle, qui dessine un appauvrissement relatif et un long déclassement de la jeunesse. La promesse de mieux vivre que ses parents et de pouvoir se loger dignement est rompue pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. La pauvreté a changé d’âge : les actifs d’aujourd’hui subissent une pression fiscale inédite pour financer une solidarité intergénérationnelle devenue asphyxiante par la force d’une démographie vieillissante comme jamais. Le creusement des disparités intergénérationnelles n’est pas sans rapport avec la baisse des naissances.
Si la politique publique ne peut entrer dans les chambres à coucher, elle dispose d’une légitimité pour faciliter la réalisation d’un désir d’enfant, lorsqu’il existe. La politique publique n’est pas en mesure d’inverser à elle seule la tendance de la dénatalité, mais elle peut contribuer à enrayer la chute des naissances afin d’éviter que nous ne tombions, comme certains de nos voisins, dans le funeste piège de la basse fécondité, un piège extrêmement dangereux.
Il est possible d’éviter ce piège, et même d’espérer un rebond précaire des naissances au cours de la prochaine décennie car le nombre de femmes en âge de procréer recommence à augmenter. Si l’indice conjoncturel de fécondité cesse de baisser, les naissances augmenteront en conséquence de manière temporaire. Cette opportunité ne nous permettra pas d’inverser la tendance à la dénatalité, mais au moins de ralentir son rythme et ainsi d’amortir certains de ses effets néfastes.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Cette mission d’information est née en partie de la lecture de votre ouvrage, monsieur Sbaihi, parce que l’Assemblée nationale est en prise avec les évolutions de notre société et que les chercheurs, par leurs travaux, contribuent à alerter la représentation nationale sur des phénomènes parfois passés sous silence.
Vous avez dit que la démographie française s’alignait sur une tendance mondiale. Existe-t-il toutefois des caractéristiques de la baisse de natalité proprement françaises ? Il apparaît que la baisse de natalité en France est davantage due au nombre de deuxièmes ou de troisièmes enfants qu’au nombre de premiers enfants. Ce point est important dans la mesure où, bien qu’il n’existe aucune solution miracle, mettre en place une politique du premier enfant n’est pas la même chose que de lever les obstacles qui se dressent devant le deuxième ou le troisième enfant.
Vous relevez dans votre ouvrage que la jeunesse dure dix ans de plus qu’autrefois, qu’elle est précarisée et qu’elle intègre plus tardivement le marché du travail. Cela soulève diverses questions que les politiques familiales souvent n’appréhendent pas : devrait-on raccourcir la durée des études ? faut-il réduire les modes d’attribution des logements ? est-il nécessaire, finalement, de réduire la durée durant laquelle on est considéré comme un jeune dans notre pays ? J’aimerais particulièrement entendre vos recommandations sur le logement et les modes de garde, parce qu’il ressort de votre ouvrage qu’en ces domaines des réponses fortes pourraient être apportées.
Je souhaite également revenir sur vos propos relatifs à ce que vous nommez une culture pro-famille française – elle possède une politique familiale généreuse, elle est au rendez-vous de l’égalité hommes-femmes… J’ai le sentiment que les familles, malgré tout, ont été quelque peu occultées dans le débat public en tant que catégorie – les femmes, par exemple, ont remplacé des mères. Dès lors, j’aimerais savoir sur quels éléments vous fondez votre affirmation.
Quant à la politique nataliste de la France, vous la jugez généreuse et cela paraît évident. Toutefois, il convient de se demander si elle est suffisamment visible et lisible. En effet, si, comme vous le soulignez, aucun enfant ne naît d’une une incitation fiscale, encore faut-il que cette incitation soit compréhensible et stable sur une le long terme. Or il me semble que nous disposons en France d’un maquis d’aides et de dispositifs peu lisibles. Pensez-vous qu’une allocation familiale unique, regroupant toutes les aides à destination des familles, serait susceptible de générer une sorte de choc d’attractivité ?
Enfin, j’aimerais connaître votre avis sur les congés de naissance, envisagés sous l’angle d’une incitation à relancer la natalité.
M. Maxime Sbaihi. Déterminer si l’effort des politiques publiques doit porter sur le premier enfant, ou plutôt sur le deuxième ou troisième enfant, est un débat éternel. Nous avons longtemps cru – et la politique familiale française a été bâtie sur cette conviction – que le premier enfant arrivait tout seul, si j’ose dire, et que l’effort devait porter sur le deuxième avec l’allocation familiale, puis sur le troisième avec un quotient familial qui monte en puissance grâce à une part fiscale entière. Cette vision est en décalage avec la réalité sociologique des familles, dont la taille se réduit au fil du temps. Nous assistons en effet à un fort tassement des familles. Aujourd’hui, 80 % des familles comptent deux enfants mineurs ou moins au sein du foyer. Les familles nombreuses, c’est-à-dire les familles comportant trois enfants et plus, représentent 16 % des familles, contre un quart dans les années 1970. Le logement constitue un frein majeur au premier enfant, alors que la question du mode de garde se pose avec davantage d’acuité dans la perspective du deuxième enfant.
Je suis pour ma part très favorable à l’idée d’une allocation familiale unique, telle qu’elle est défendue par le sociologue Julien Damon. J’estime, en effet, que la complexité du système des allocations et la multiplicité des seuils, des conditions, des critères, sont de nature antisociale. Plus les aides de l’État sont lisibles, visibles et automatiques, plus on favorise leur compréhension et plus on permet aux familles d’anticiper leur budget.
J’ai emprunté la phrase sur la jeunesse qui dure dix ans de plus qu’autrefois à Jean Viard. Elle exprime l’idée que la jeunesse est devenue l’antichambre de la vie adulte. Pourtant, certains mythes sur l’enseignement supérieur et les études longues s’effondrent. On remet ainsi en question la conviction que les diplômes protègent du chômage et que les études les plus longues garantissent les meilleures carrières. On en revient parce que l’intelligence artificielle bouleverse le monde du travail et qu’un manque de main-d’œuvre dans les métiers moins qualifiés se fait sentir. La distinction entre ingénieurs et techniciens illustre cette évolution : longtemps on a fait croire aux techniciens qu’il fallait devenir ingénieur pour mieux gagner sa vie, alors le besoin de techniciens est si criant aujourd’hui que ce métier est presque davantage valorisé que celui d’ingénieur.
Par ailleurs, le marché de l’immobilier constitue un frein à l’émancipation des plus jeunes. Selon l’OCDE, 47 % des 20-29 ans en France vivent encore chez leurs parents. Cette proportion était de 30 % il y a deux décennies. Ces jeunes sont des « Tanguy » par contrainte, parce qu’ils n’ont pas accès au logement, en tant qu’étudiants ou jeunes actifs dans les grandes villes où la pression immobilière est la plus forte et où la population jeune est plus à même de mener des études longues.
L’impact du logement sur la natalité est très important, et à cet égard je déplore le manque d’études en France sur le lien entre fécondité et logement. De telles études existent aux États-Unis ou au Royaume-Uni, qui nous enseignent qu’une hausse de 10 % du prix des logements entraîne une baisse de 4 % des naissances à l’horizon d’un ou deux ans, avec un effet différencié entre les propriétaires et les locataires. En effet, la hausse des prix du logement tend à retarder la décision des locataires d’avoir un enfant, tandis qu’elle augmente les naissances chez les propriétaires, dont la valeur du patrimoine s’accroît.
Il convient de rapprocher ces constatations de la baisse du nombre de jeunes propriétaires. En France, le taux de propriétaires est relativement stable, autour de 60 %. Mais il apparaît que les trentenaires sont aujourd’hui moins souvent propriétaires que les trentenaires de la génération précédente. À l’inverse, les plus de 60 ans sont plus souvent propriétaires que les plus de 60 ans des générations précédentes. Ainsi l’effet générationnel se superpose à un effet âge qui s’explique par la plus grande facilité d’accès à la propriété des baby-boomers, jusqu’à l’envolée des prix de l’immobilier dans les années 2000.
Il est également intéressant de comparer le prix des logements avec le revenu disponible des ménages. Le pouvoir d’achat immobilier a été divisé par deux depuis les années 2000, ce qui cause des cassures très nettes et permet d’avancer que la crise du logement n’est pas seulement une crise sectorielle et économique, mais aussi une crise sociale, une crise de la jeunesse, dont l’impact sociétal est considérable.
Il me semble que nous n’avons pas encore pris toute la mesure de ces bouleversements. Dans les grandes villes françaises, un jeune percevant un salaire médian a perdu 35 m2 de surface habitable en vingt-cinq ans. Et 35 m2 de surface habitable, ce sont deux chambres d’enfants. Lors de la sortie de mon livre, j’ai recueilli de nombreux témoignages de jeunes parents qui souhaiteraient avoir davantage d’enfants mais y renoncent faute de place pour les loger. Ainsi le désir d’enfant est frustré, l’enfant devenant la variable d’ajustement du marché immobilier. Ce phénomène n’est pas propre à la France, il se rapporte à des processus d’urbanisation, de métropolisation et d’envolée des prix de l’immobilier liés aux politiques monétaires non conventionnelles des banques centrales issues de la crise financière de 2008.
Concernant les modes de garde, la France n’est pas trop mal classée en qui concerne les capacités d’accueil, même si nous n’avons que 1,3 million de places, soit six places pour dix enfants de moins de trois ans. Le nombre d’assistantes maternelles, qui sont le premier mode de garde externe, a chuté d’un quart depuis 2012, et un tiers d’entre elles partiront à la retraite au cours de la décennie 2020-2030. Cette évolution illustre la manière dont le vieillissement de la population percute la natalité, puisque ces départs massifs à la retraite entraveront les efforts de lutte contre la dénatalité, dessinant ainsi un cercle vicieux.
Les modes de garde permettent d’externaliser le coût en temps que représente la garde d’enfant, notamment pour les femmes. Selon la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), 18 % des enfants de moins de cinq ans sont gardés par l’un des parents faute de mode de garde à l’extérieur. Dans 38 % de ces couples, la mère est sans emploi et le père travaille à temps complet, une proportion qui chute à 7 % pour les couples ayant trouvé un mode de garde à l’extérieur. En d’autres termes, ce sont majoritairement les femmes qui se retirent du marché de travail lorsqu’aucun mode de garde à l’extérieur n’est disponible. C’est inacceptable pour un pays comme le nôtre. Il convient également de souligner qu’un quart des communes françaises ne proposent aucun mode de garde, et je ne vois guère comment la réforme du service public de la petite enfance pourrait résoudre ce problème.
Vous vous interrogez, monsieur le rapporteur, sur la culture pro-famille en France. Je crois pour ma part qu’il s’agit d’une réalité par comparaison avec d’autres pays, notamment les pays du Sud-Est asiatique. La France reste un pays relativement accueillant d’un point de vue culturel pour les enfants, notamment dans l’espace public. Certes, quelques faits divers émergent dans l’actualité, avec des plaintes contre les nuisances sonores des cours d’écoles et des assistantes maternelles, mais ils sont heureusement rares.
La Corée du Sud subit une perte extrêmement brutale de population. Le taux de fécondité y atteint 0,7, ce qui signifie que si cent élèves se trouvent dans une école aujourd’hui, ils ne seront plus que seize dans deux générations. Et ce pays connaît un véritable problème culturel, sociétal, d’acceptation des enfants, qu’illustre le déploiement des espaces « no kids ». Cette forme d’intolérance envers les enfants est un symptôme de la dénatalité : moins on fait d’enfants, plus on s’habitue à leur disparition et plus on devient intolérant au bruit et à la fureur des enfants. Un pays où les maternités et les écoles sont pleines n’a pas le même état d’esprit qu’un pays où les maternités se vident et les maisons de retraite se remplissent.
Le congé de naissance – qui consisterait, si j’ai bien compris, en deux mois interchangeables entre hommes et femmes à égalité – serait mieux rémunéré que le congé parental existant, lequel demeure trop compliqué à prendre pour les femmes si leur compagnon ne dispose pas d’un revenu suffisant pour compenser le manque à gagner. Je me réjouis que les paroles se traduisent enfin en actes. Toutefois, cette mesure ne doit pas être dissociée de la question des modes de garde. Un congé parental plus long et mieux rémunéré n’a d’intérêt que si des solutions de garde sont accessibles. Sans cela, une telle mesure est davantage symbolique que pratique. La dénatalité est un sujet si structurel qu’il ne faut pas imaginer qu’un meilleur dispositif de congé parental fera repartir les naissances à la hausse. Il s’agirait d’une illusion. Dans toutes les politiques publiques mises en place, c’est bien la disponibilité des modes de garde qui a eu l’incidence la plus significative sur le taux de fécondité, bien plus que le congé parental, dont la durée est d’ailleurs moins efficace que sa générosité. En synthèse, on peut dire que la disponibilité des modes de garde est le premier critère de conciliation entre carrière et famille, désir d’enfant et désir de carrière.
Mme Anne Bergantz, présidente. J’ai moi-même écrit une proposition de loi, inspirée des travaux de Julien Damon, sur une allocation universelle de 70 euros, quel que soit le rang de l’enfant. Cette proposition a suscité un vif débat sur les potentiels perdants d’une telle réforme. Aujourd’hui, notre système est universel mais il est modulé en fonction des revenus. Pensez-vous que les allocations familiales devraient ne plus être socialisées et que d’autres prestations devraient prendre le relais pour soutenir les familles les plus modestes ?
Le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2026 prévoit un décalage de 14 à 18 ans du seuil de majoration des allocations familiales. Quel est votre avis sur ce sujet ? Ce système frappe en tout cas par sa complexité, à tel point qu’il est extrêmement difficile aux familles de prévoir si elles pourront compter sur des aides. Le décalage proposé s’appuie sur une étude de la DREES qui estime que le seuil de 14 ans n’est pas forcément pertinent.
Vous avez dit que la baisse de natalité change l’état d’esprit d’un pays, et rappelé que nous constatons déjà les prémices d’un changement du niveau d’acceptation des enfants, qui sont parfois perçus comme des troubles à la quiétude. Voyez-vous d’autres signes avant-coureurs de ce changement d’état d’esprit dans les réflexions politiques actuelles ? En vous posant cette question, je pense à l’importance prise par les débats sur les retraites ou la fin de vie.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. En complément de la question posée par Mme la présidente, j’aimerais aussi vous entendre sur l’hypothèse d’une réforme plus disruptive encore que l’allocation familiale unique, qui consisterait à supprimer le quotient familial, le complément de garde, le système complexe des allocations, au profit d’une somme unique allouée aux familles pour chaque enfant.
Mme Anne Bergantz, présidente. D’autres pays ont-ils mis en place un tel système simplifié ?
M. Maxime Sbaihi. La politique des allocations familiales et du quotient suit une courbe en U : les allocations familiales à partir de deuxième enfant profitent surtout aux petits revenus, tandis que le quotient familial profite surtout aux plus hauts revenus. Entre ces deux catégories, la classe moyenne est trop riche pour bénéficier des allocations familiales et trop pauvre pour profiter du quotient familial. Je pense que le principe d’universalité est en mesure de combler ces disparités. J’irais même plus loin en vous invitant à réfléchir à la mise en place d’une part fiscale entière dès le premier enfant. On ne fait pas d’économies sur la politique familiale avec la démographie qui est la nôtre. Les économies, il faut les réaliser ailleurs.
Mettre en place une allocation familiale unique et une part fiscale dès le premier enfant réclame toutefois une totale lisibilité, une grande cohérence, une véritable continuité : il ne faut pas que cela change tous les six mois ! Les pays qui tendent vers l’universalité de l’allocation familiale ont su trouver un consensus et une stabilité, ce qui offre aux parents une indispensable visibilité. Notre système, au contraire, est devenu une usine à gaz. À l’origine, il répond à une logique de solidarité horizontale consistant à compenser la charge que représente un enfant. Ensuite, on a voulu en faire un instrument de lutte contre les inégalités, un instrument de lutte contre la pauvreté, d’aide au retour des femmes sur le marché du travail, et aujourd’hui nous ne savons plus très bien à quoi sert la politique familiale parce que chacun en a une définition différente.
Introduire une forme d’universalité redonnerait du sens à la politique familiale, et mettre en place une allocation dès le premier enfant, couplée à un quotient familial, ne fera que des gagnants. Financer cette mesure qui coûtera plusieurs milliards d’euros me semble possible en puisant dans les droits familiaux à la retraite. Je rappelle que chaque année une dizaine de milliards d’euros passe de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV). Ces droits familiaux pourraient utilement être réinvestis dans une allocation familiale unique, en compensant le manque à gagner avec, par exemple, une contribution sociale généralisée (CSG) plus élevée pour les retraités, la suppression de l’abattement de 10 % sur l’impôt sur le revenu et une solidarité intragénérationnelle auprès des retraités. L’effet d’une telle réforme sur la natalité sera plus significatif que quelques trimestres gagnés au moment de la retraite, et je pense qu’en ce domaine il convient de tester, d’expérimenter, sans craindre d’opérer des changements radicaux.
Je m’interroge sur la logique ayant conduit au décalage de la majoration des allocations familiales – mais je n’ai pas eu l’étude de la DREES –, une mesure qui me semble envoyer un signal contradictoire au moment où nous réfléchissons à l’amélioration du congé parental.
Vous me demandez, madame la présidente, si certains pays ont mis en place un système simple. La Hongrie nous fournit un exemple intéressant, puisque le pouvoir en place déploie un arsenal très lourd pour inverser la tendance de la dénatalité, notamment en exonérant d’impôts toutes les mères de deux enfants et plus. Dans le cas hongrois, cette stratégie a échoué, puisque le taux de fécondité est en baisse et que le pays a perdu un demi-million d’habitants depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán, en raison d’une émigration massive de la jeunesse qui réduit d’autant le nombre de femmes en âge de procréer. Nous ne sommes pas encore tombés dans le piège de la basse fécondité, mais la Hongrie est tombée dedans, tout comme l’Italie et la Corée du Sud, et il n’est plus possible d’en sortir tant les mécanismes à l’œuvre sont puissants. Il serait toutefois instructif de mesurer l’impact d’une politique d’exonération fiscale sur le taux de fécondité dans un autre contexte politique.
Enfin, le changement d’état d’esprit induit par la dénatalité s’exprime davantage à travers la question du vieillissement qu’à travers la question de la dénatalité, dont nous ne percevons pas encore nettement les effets. Le vieillissement de la population, lui, produit déjà des effets très concrets sur le plan économique, en exerçant une pression sur les comptes publics et les comptes sociaux.
La prééminence du débat sur les retraites au détriment de tous les autres sujets s’explique par la démographie de l’électorat français : pour la première fois dans notre histoire, les plus de 50 ans sont en majorité absolue dans l’électorat, où les plus de 60 ans sont deux fois plus nombreux que les moins de 30 ans. Sans même introduire la variable de la participation aux élections, les moins de 30 ans ne représentent plus que 17 % de l’électorat. En d’autres termes, le poids électoral de la jeunesse est marginal, pour ne pas dire négligeable. La sociologie du corps électoral influe naturellement sur la conversation politique, en particulier lorsqu’il s’agit de contenir la dépense publique sur les retraites, de supprimer l’abattement de 10 % et de demander aux retraités un effort supplémentaire pour redresser les comptes publics.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Vous avez montré, en vous appuyant sur l’exemple hongrois, que les effets d’une exonération fiscale, a priori très incitative, restent incertains. Il est dès lors permis de s’interroger sur l’efficacité de l’introduction d’une part fiscale dès le premier enfant. Une allocation familiale substantielle, intégrant tous les dispositifs, du quotient familial à la part fiscale, ne serait-elle pas davantage pertinente ? Quelle incitation financière pourrions-nous imaginer pour relancer la natalité dans les classes moyennes ? Et quels sont, selon vous, les dispositifs de la politique familiale qu’il conviendrait de conserver ?
Le débat sur la solidarité intergénérationnelle lancé par François Bayrou lorsqu’il était Premier ministre a mis en évidence que notre pays consacre davantage d’efforts à ses retraités qu’à sa jeunesse. Comment, selon vous, réorienter une partie du financement de notre modèle social vers la jeunesse, vers les familles, sans tomber dans un conflit entre les générations ?
M. Maxime Sbaihi. Je ne saurais vous apporter des réponses définitives à propos du paramétrage de l’universalité de l’allocation familiale : je pense que seule l’expérimentation permettra de l’ajuster convenablement. Nous manquons de références et de comparaisons internationales, puisque rares sont les pays disposant d’un quotient familial.
Le principe d’une allocation familiale universelle dès le premier enfant a au moins le mérite de la clarté et de la simplicité. On pourrait reprocher à ce principe de favoriser certaines catégories sociales, mais il me semble essentiel d’envisager un tel dispositif en l’attachant à l’enfant et non à la famille. L’enfant doit être lui seul la cible de l’allocation, quels que soient sa famille, son milieu, ses origines, les revenus de ses parents. La réduction des inégalités sociales doit être l’affaire d’autres dispositifs. Comme je l’ai fait observer précédemment, il n’est pas pertinent de recourir à un instrument de politique familiale pour résoudre des problèmes qui ne relèvent pas de la politique familiale.
Par ailleurs, j’insiste à nouveau sur l’importance des modes de garde. J’estime qu’il est nécessaire d’en faire un droit opposable, dont la mise en œuvre, certes, ne va pas sans difficultés. Les Allemands ont franchi ce pas en mettant en place le Kinderförderungsgesetz il y a une dizaine d’années, avec succès puisque ce droit opposable a forcé les pouvoirs publics, notamment à l’échelle locale, à passer à la vitesse supérieure. Sans cette menace juridique, des blocages sont à craindre. Bien entendu, cela suppose un effort de financement et d’organisation, mais le droit opposable nous permettrait certainement de changer d’échelle en termes de mode de garde, notamment au niveau territorial.
Aujourd’hui, de nombreuses collectivités locales sont tiraillées : faut-il investir dans la crèche ou investir dans l’Ehpad ? Faut-il investir dans le sens de la tendance démographique, ce qui est d’ailleurs plus payant sur le plan électoral, ou bien investir contre cette tendance démographique ? Un village doit-il rester en vie en investissant dans une crèche et en conservant son école, ou bien doit-il prendre acte du déclin démographique et fusionner son école dans le cadre de l’intercommunalité ? À cet égard, il me semble que faire du mode de garde un droit opposable peut aider les collectivités locales à arbitrer leurs investissements dans le sens d’une politique nataliste.
Vous me demandez, monsieur le rapporteur, quels sont les dispositifs à conserver impérativement. L’instruction gratuite à trois ans en est un, justement par son caractère obligatoire qui en fait un droit opposable. Ce principe n’est certes pas remis en cause, mais il convient de se montrer vigilant à l’égard des stratégies d’évitement de l’école publique que l’on observe de plus en plus dans les classes moyennes. La dégradation de la qualité de l’enseignement public conduit de plus en plus de parents à se tourner vers l’école privée, ce qui amplifie la charge financière liée à l’enfant : offrir un certain niveau d’éducation à son enfant suppose un investissement plus élevé, dès lors que l’on juge que l’école publique ne le garantit plus.
Enfin, je ne crois pas à la guerre des générations. Michel Rocard, dans une préface à un livre blanc sur les retraites en 1991, écrivait que c’est en niant le problème que l’on provoquerait une guerre des générations. Ne pas évoquer la démographie accroît les tensions entre les âges, et je crois au contraire qu’il est nécessaire d’en faire un sujet de débat à l’échelle du pays, mais aussi au sein des familles, des communautés.
Comment réorienter le modèle social vers la jeunesse ? J’ai évoqué tout à l’heure la dizaine de milliards d’euros des droits familiaux à la retraite qui serait sans doute beaucoup mieux investie dans la petite enfance. Dans la France des années 1960, les dépenses pour la famille étaient approximativement équivalentes à celles destinées à la vieillesse. Aujourd’hui, nous dépensons cinq fois plus pour la vieillesse que pour la famille, simplement parce que nos aînés ont pour eux la force du nombre, et la force de l’évolution démographique.
À l’échelle nationale, j’estime qu’il est nécessaire de passer d’une logique intergénérationnelle à une logique intragénérationnelle pour financer le vieillissement de la population. Aujourd’hui la question des retraites occupe les esprits, mais il convient de ne pas perdre de vue l’autre bombe pour les finances publiques que constitue la dépendance. Nous sommes incapables, à ce jour, de financer la perte d’autonomie des baby-boomers, qui est imminente. C’est pourquoi je plaide pour une solidarité intragénérationnelle, c’est-à-dire une solidarité entre retraités. La solidarité intergénérationnelle est quant à elle à bout de forces puisque, pour la première de notre histoire, le niveau de vie des actifs est équivalent à celui des retraités.
À l’échelle locale, certaines initiatives pallient la décohabitation des familles, c’est-à-dire le fait que les différentes générations d’une famille n’habitent plus au même endroit. Dans certains villages, des retraités se mobilisent et consacrent du temps à aider les petits-enfants qu’ils n’ont pas en développant des modes de garde. La France est un pays rempli de grands-parents sans petits-enfants, et nombre d’entre eux en sont frustrés. J’y vois là un levier pour aborder les questions de vieillissement et de dénatalité, pour encourager et valoriser les solutions innovantes.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Nous n’avons pas évoqué la question des droits de succession, qui se pose avec acuité compte tenu du vieillissement de la population et du report de la naissance du premier enfant. Notre fiscalité sur les successions et les donations est centrée sur la transmission de parents à enfants et les dispositifs incitatifs pour les grands-parents demeurent marginaux. Ne faudrait-il pas revoir ce système en favorisant les donations et successions entre grands-parents et petits-enfants, quitte à être moins généreux sur les transmissions parents-enfants.
M. Maxime Sbaihi. Il convient d’envisager ensemble les questions de dénatalité et de vieillissement, et d’appréhender toutes leurs dimensions. L’héritage en est une puisque l’âge moyen de l’héritage se situe désormais au-delà de 50 ans, quand il se situait à 30-35 ans au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cela signifie que la courroie de transmission patrimoniale est cassée : aujourd’hui, de plus en plus de retraités héritent de retraités, ce qui accentue la concentration du patrimoine chez les plus âgés. Actuellement, les plus de 60 ans, qui représentent 25 % de la population, détiennent 60 % du patrimoine immobilier et 60 % du patrimoine financier, ce qui est inédit.
Je milite pour que les successions et les donations puissent sauter une génération. Les études macroéconomiques montrent que plus le donataire est jeune, plus la probabilité qu’il crée une entreprise ou achète un bien immobilier est élevée – et, même si nous manquons de données pour le confirmer, il est probable également qu’une telle disposition influerait positivement sur le taux de fécondité.
Sauter une génération suppose toutefois de s’affranchir de la réserve héréditaire. Ce dispositif a été conçu lors de la Révolution française dans le but de garantir l’égalité totale entre les héritiers en ligne directe et de briser le principe de la primogéniture mâle. Cette ambition d’égalité a perduré dans le code civil, et, si elle a fait l’objet de nombreux débats, elle n’est plus guère interrogée aujourd’hui. Supprimer la réserve héréditaire implique de laisser au donateur la liberté totale quant au donataire de son patrimoine, qu’il s’agisse de ses petits-enfants, d’une association ou autre. Le droit anglo-saxon garantit une liberté testamentaire totale, ce qui conduit, par exemple, le milliardaire Warren Buffett à affirmer que 95 % de sa richesse n’ira pas à ses enfants. En France, un tel acte serait interdit car la loi oblige à transmettre en ligne directe – ce qui constitue d’ailleurs le meilleur outil de reproduction sociale qu’on ait jamais inventé.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Ne serait-il pas possible d’accorder aux petits-enfants le même statut d’héritiers réservataires qu’aux enfants ?
M. Maxime Sbaihi. Oui, mais j’estime qu’il est nécessaire d’être plus radical, plus ambitieux, et de supprimer tout simplement la réserve héréditaire, qui constitue un verrou juridique empêchant d’anticiper la transmission du patrimoine. La génération des baby-boomers est la plus riche de l’histoire de notre pays, et la transmission de richesse qui arrive doit être accompagnée et anticipée de manière à accélérer son écoulement jusqu’à la génération suivante. Il convient de porter dans le débat public cette question de la réserve héréditaire, qui me semble plus pertinente que celle du niveau de taxation des successions. La réserve héréditaire est une règle quelque peu dépassée, poussiéreuse qui ne correspond plus à la réalité de la démographie française actuelle.
M. Jérémie Patrier-Leitus, rapporteur. Serait-il possible d’imaginer, selon vous, des donations avec exonération des droits de succession pour les petits-enfants en fixant une tranche d’âge, par exemple entre 20 et 30 ans, de la même manière que l’on fixe un âge pour le déblocage de la participation et de l’intéressement ? Ou bien imaginer un système dans lequel les donations sont exonérées de droits de succession à la naissance d’un enfant ? Comment mettre à profit les possibilités liées à l’héritage pour relancer la natalité ?
M. Maxime Sbaihi. Il est possible d’imaginer de telles dispositions, mais elles risquent d’accroître encore la complexité administrative liée à la transmission. Déshériter ses enfants est permis en France, mais cela suppose un long et sinueux parcours administratif. Aussi j’irais plus loin que ce type d’aménagement. Les Irlandais ont la possibilité de détenir un compte patrimonial personnel où la fiscalité repose sur le donataire, lequel paie des impôts à mesure de ce qu’il perçoit en donation ou en héritage. Cela permet une transmission libre du patrimoine, indépendante de la lignée. On pourrait imaginer un tel système en y introduisant un abattement en fonction de l’âge, par exemple en exonérant le donataire jusqu’à 30 ans, et un taux marginal décroissant afin de garantir un minimum d’équité et d’orienter le patrimoine vers les plus jeunes, c’est-à-dire ceux qui en ont plus besoin.
Mme Anne Bergantz, présidente. Nous vous remercions, monsieur Sbaihi, pour vos propositions passionnantes et parfois disruptives.
La séance s’achève à dix heures.
Présents. – Mme Anne Bergantz, Mme Joséphine Missoffe, M. Jérémie Patrier-Leitus, Mme Constance de Pélichy
Excusé. – M. Thibault Bazin