Description : LOGO

N° 516

_____

ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 20 décembre 2017.

PROPOSITION DE LOI

sur le burnout visant à faire reconnaître comme maladies professionnelles les pathologies psychiques résultant
de lépuisement professionnel,

(Renvoyée à la commission des affaires sociales, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

MM. François RUFFIN, Adrien QUATENNENS,
et les membres du groupe La France insoumise (1)

députés.

____________________________________

(1) Ce groupe est composé de Mesdames et Messieurs : Clémentine Autain, Ugo Bernalicis, Éric Coquerel, Alexis Corbière, Caroline Fiat, Bastien Lachaud, Michel Larive, Jean‑Luc Mélenchon, Danièle Obono, Mathilde Panot, Loïc Prud’homme, Adrien Quatennens, Jean‑Hugues Ratenon, Muriel Ressiguier, Sabine Rubin, François Ruffin, Bénédicte Taurine.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Mardi 5 décembre, David L., ancien directeur d’un magasin Lidl à Longueau (Somme) était entendu à l’Assemblée nationale :

« Jai travaillé dixhuit ans chez Lidl. Après six mois seulement, je suis passé chef de magasin, et durant seize années, ça sest bien passé. Et puis, ils ont voulu abandonner le harddiscount, attaquer les supermarchés. On devait monter en gamme, améliorer la présentation, que notre magasin soit au carré, mais sans aucun personnel en plus. Entre midi et 14h, on était deux dans le magasin pour gérer le pain, la caisse, les commandes, la mise en rayon. Cest un moment daffluence, les gens viennent acheter deux trois bricoles. Moi je devais courir à droite et à gauche, et même le reste de la journée. Je ramenais du travail chez moi parce que, pendant les heures, je narrivais plus à faire la facturation du magasin, les plannings, je faisais ça le soir.

Avec le responsable de réseau, au début, ça se passait très bien. Et puis, on a changé de directeur régional, estce quil avait lordre de dégager les anciens ? Je ne sais pas. Moi, quand jai lâché en 2015, on est six à partir, dont trois en burnout, et trois qui nont pas voulu aller plus loin, qui ont demandé une rupture conventionnelle. Dont mon frère, dailleurs, qui a fait un malaise en magasin, un AVC. Jai une collègue pareil, gros souci. Jai une cheffe caissière, elle ne sen sortait plus en magasin, elle était harcelée par le chef de magasin, par la responsable de réseau, cétait invivable pour elle. Je lui ai dit :Surtout, ne pars pas comme ça, sans rien, mais elle a craqué, elle est partie avec 6 000 €.

Ils vous écrasent, vous détruisent le cerveau. Moi, avant dabandonner, durant trois ou quatre mois, je ne dormais plus la nuit, javais la boule au ventre pour aller au travail. Ma responsable de réseau ne me parlait plus, elle me faisait des listes de tâches, des pages entières, je ne pouvais même pas réussir. Enfin, ils mont convoqué pour un “mauvais résultat inventaire, ils mont sanctionné, une journée de mise à pied. Je ne respectais pas, daprès eux, le plan antidémarque, cestàdire plein de procédures à faire, contrôler que les filles jetaient bien tout à la poubelle, jusquaux poireaux, jusquà la carotte, que je pèse tout, vraiment que je vérifie tout. Avec mon manque de personnel ! Donc, jai pris une journée de mise à pied. Là, je ne pouvais plus. Je ne pouvais plus.

Mon médecin ma mis un mois en arrêt, avec un traitement, mais tous les mois jallais la voir parce que ça nallait pas. Après, jai rendu visite à la médecine du travail, pour constater mes arrêts, pour savoir si cétait réel. La médecine du travail ma dit daller voir un psychiatre, qui a confirmé mon malêtre. Après, jai été suivi par une psychologue de la médecine du travail. Quand je me voyais devant les psychiatres, je me disais : Mais cest pas possible ! Cest pas possible! Comment je suis tombé aussi bas ? Questce quil mest arrivé là ?  Et la médecine du travail me disait : Vous savez il faut vraiment un bon dossier pour prouver votre inaptitude, on peut pas vous mettre inapte, donc elle ma envoyé dans une unité du CHU dAmiens, consacrée à la souffrance du travail. Eux ont confirmé les dires de la psychiatre et de la psychologue, et avec ça, on ma mis inapte définitif au poste de travail. Le 6 janvier 2016.

Mais quand jai arrêté, en même temps que moi, on était six à partir, dont trois en burnout et trois qui, lassés, épuisés, ont demandé une rupture conventionnelle. Moi, jai porté plainte aux prudhommes, on était deux, avec Sabine. On a gagné en première instance, 13 mois de salaire, et là, ils font appel. Mais même ça, 26 000 €, cest quoi pour eux ? Ça ne leur coûte presque rien, alors ils peuvent continuer. Alors que moi, là, je suis broyé. Ça va un peu mieux, mais ce sont des cachets, toujours, jarrive au bout de mon chômage... Et vous trouvez ça normal que ce soient la collectivité, la sécurité sociale, les Assedic, qui paient les dégâts de Lidl ? Dans le reportage de Cash investigation, il y a une phrase très juste : “Cest une machine à fabriquer des chômeurs de longue durée”, alors je nai toujours pas compris cette difficulté, cette impossibilité, à me faire reconnaître en maladie professionnelle. Pour que ce soit Lidl qui paie. Mais tous les médecins mont dit : “Ne vous lancez pas làdedans, cest hors tableau, ça va être très très compliqué.” Et mon avocate pareil. Donc, aujourdhui, se faire reconnaître, cest mission quasiimpossible. »

David L. était accompagné de Christophe P., camionneur et délégué CGT au Lidl de Rousset (Bouches‑du‑Rhône), qui a connu des situations encore plus dramatiques :

« Yannick, on la vu descendre, descendre, ils étaient sur son dos, tout le temps, des humiliations. Le jeudi, encore, je lui parlais, mais cétait quelquun qui ne montrait pas ses émotions, qui ne se plaignait pas... Et puis, le vendredi, il est mort dans la nuit de vendredi, son frère ma appelé, on le cherchait partout, on la retrouvé dans latelier frigorifique. Mais je vais vous dire, le pire, le pire, cest que ça na rien changé. Yannick est mort, et ça na rien changé. Ca ne les a pas affolés. Le grand directeur, le jour de lenterrement, alors quon montait dans les cars pour la cérémonie, il est venu nous prévenir, nous menacer : “Vous reprenez le travail demain, ou sinon…”

Un directeur régional avait déjà craqué, un historique, qui avait tout monté pour Lidl dans le sudest. Un AVC, il est paralysé, le pauvre. Et trois cadres, pas bien. Là, il y a deux mois une collègue a voulu se jeter du toit. Cest presque devenu banal. Le jour où on a fait notre grève, y avait tous les journalistes autour de nous. À un moment, un mec regarde sur son portable, il sarrête : Putain! Y a mec qui vient de simmoler sur son lieu de travail! Un agent dentretien, devant son supérieur hiérarchique... En Charente Maritime... Sur le coup, ça choque, et puis tout le monde passe à autre chose. Y a quatre mois, on a oublié, cétait une caissière chez Carrefour...

Donc moi, je suis là, cest pour Yannick. Son frère et moi, on lutte pour lui. On veut la reconnaissance du burnout en maladie professionnelle, quune loi porte son nom, la loi Sansonnetti. »

À leurs côtés, lors de cette audition, se trouvait Flore C., directrice des ressources humaines passée par la grande distribution, un centre d’appels, l’industrie. Elle témoignait ainsi :

« Cet épuisement professionnel, jai pu le voir chez des employés, des ouvriers, des agents de maîtrise, des cadres. Je lai rencontré dans tous mes postes. Mais cest tellement tabou dans les entreprises, aujourdhui. Cest le sujet interdit. Nous, en tant que RH, on na même pas le droit de prononcer le mot stress. Quand, chaque année, avec les syndicats, on fait le point sur les risques psychosociaux, on ne doit pas prononcer ce genre de mots. Jai mis en place une formation à ces risques, pour accompagner les managers, aider au retour à lemploi, la partie RPS, on ma demandé de lui trouver un autre nom. On me disait que, sinon, ça pouvait tout dun coup devenir réel ! Comme si ça ne létait pas ! Clairement, les directions font tout pour que ces choses ne soient pas reconnues.

À mon tour, jai connu lépuisement professionnel. Parce que jétais en constant conflit de valeurs. Moi je suis arrivée en ressources humaines, entre ce quon mavait appris à lécole et la réalité, jai bien compris quil y avait un fossé, et quon était là pour, on va dire, défendre quasiment toujours les intérêts du patron. On utilisait un langage qui était très policé, et on ne pouvait pas traiter, justement, de la souffrance au travail. Quand vous êtes quelquun qui aime bien les gens, cest compliqué.

Jai vu des DRH qui avaient une éthique, des valeurs humaines, qui essaient de mettre en place des choses. Ils vont le faire comme ils peuvent, et parfois même ne pas en parler à leur direction, pour que les salariés souffrent moins, même sils ne peuvent pas changer les choses en grand. Et puis, il y a des DRH qui font carrière, qui en oublient leur humanité. Parce que comment gérer un plateau téléphonique, remplir des objectifs doptimisation financière, et en même temps respecter lhumain ? Donc, le premier niveau dencadrement en souffre, ils ont du mal à porter des messages en contradiction avec leur vécu. Et le niveau dencadrement du dessus, donc le comité de direction, là où je me trouvais, une partie sen fout, et lautre le vit très mal, mais se tait. Parce que vous ne pouvez rien dire, en fait. Et là, jai vu des gens sous cachetons mais qui ne le disent pas, et dailleurs il ne vaut mieux pas le dire parce quil y a une suspicion vous finissez à la médecine du travail. Moi, avant de quitter mon boulot, je me levais, javais mal au dos, javais mal à la tête, enfin jétais crevée, je faisais des cauchemars, je ne vous dis pas le nombre de dimanche où, à partir de 15 h, je me disais mon dieu il va falloir y retourner demain, il va falloir mentir, et le nombre dencadrants, douvriers ou demployés qui mont raconté ça, cest phénoménal.

Enfin, voilà, il y a vraiment pas mal de choses et cest pour ça que, quand je vois le tabou autour de ça, le manque dengagement réel des directions, je me dis : à part mettre en place des sanctions financières lourdes, je ne vois pas ce qui pourrait motiver les boîtes. Parce que, pour linstant, ça tient, elles se font le pognon quil faut, elles ne sont pas pénalisées. Et souvent, je me suis demandé mais pourquoi les risques psychosociaux ne sont pas reconnus en maladie professionnelle ? Pourquoi les RPS sont hors tableau ? Pourquoi les entreprises nont pas à payer la rente ?  ».

Ces salariés, nous les avons cités longuement car ils exposent eux‑mêmes très clairement le drame qu’ils vivent dans leur chair, ou plutôt dans leur esprit : la non reconnaissance de leur épuisement professionnel.

Si le sujet est « interdit », voire « tabou » pour les directions d’entreprises, il ne doit pas l’être pour la représentation nationale.

Cela fait des décennies que ce syndrome est identifié. Dès 1975, le psychiatre américain Herbert J. Freudenberger étudie les soignants d’une clinique, en mal‑être. Et il démontre que leur souffrance est liée à une surcharge de travail, à un sentiment d’inefficacité, bref, à des contraintes professionnelles.

Au fil des années, la recherche en psychiatrie et en psychologie a montré que tous les secteurs sont touchés, en particulier les métiers de services : la santé toujours, mais aussi la grande distribution, les assurances, les banques, la téléphonie, la police, l’éducation, les associations…

Ce phénomène est également mesurable. Notamment par le biais de questionnaires adressés aux travailleurs, le plus solide étant le Maslach burnout inventory (MBI), que l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) juge particulièrement fiable.

Les maladies que produit cet épuisement professionnel sont connues de tous les médecins, de tous les médecins du travail en particulier, elles sont nommées, classées : la dépression, le trouble anxieux généralisé et le stress post‑traumatique.

Des pathologies identifiées, donc, étudiées, mesurées, classées, nommées, et pourtant déniées. Connues, parfaitement connues, et pourtant non‑reconnues.

Voilà le paradoxe d’où le législateur doit sortir.

D’autant que l’inscription des risques psychosociaux au tableau des maladies professionnelles présente de nombreux intérêts, pas seulement pour les salariés, également pour la collectivité.

Pour le salarié :

Aujourd’hui, cette reconnaissance n’est possible que « hors tableau », via les « comités régionaux de reconnaissance », en déployant force preuves. Alors que la victime est bien souvent en lambeaux, fragile mentalement, ce parcours du combattant est plus que dissuasif : seuls deux cents à trois cents cas sont reconnus chaque année.

La création de ce tableau créerait, à l’inverse, une « présomption d’imputabilité » de ces pathologies à une organisation du travail, avec instruction par la caisse d’assurance‑maladie.

Le salarié épuisé, déclaré « inapte », ne bénéficie, aujourd’hui, que d’un simple chômage. Comme « maladie professionnelle », les indemnités journalières seront prises en charge à 90 % pendant un mois, puis à 80 % ensuite, tous les soins seront couverts, une rente sera versée, proportionnelle au dommage causé. Le travailleur sera protégé contre le licenciement, et en cas de licenciement pour inaptitude, son indemnité sera doublée. À l’égal, simplement, d’un salarié subissant un accident du travail.

Surtout, pour le salarié, la souffrance qu’on lui a infligée sera reconnue, officiellement reconnue. Et cela fait partie, justement, du processus de guérison. Alors que le déni public, ajouté à celui de l’employeur, enfonce dans la culpabilité, dans la honte, dans la solitude, dans le « cest de ma faute ».

Pour la collectivité :

Est‑il normal que les Assedic, ou la sécurité sociale, supportent le coût des défaillances managériales ? Comme le disait très justement la ministre de la santé Agnès Buzyn : « Concernant les arrêts de travail, le montant des indemnités journalières, de courte et de longue durée, ne cesse daugmenter, de lordre de 5 % lannée dernière. Jusquà quand lassurancemaladie pallieratelle les défaillances du management au travail ? » (Journal du Dimanche, 22 octobre 2017).

Qu’on reconnaisse ces pathologies comme maladies professionnelles, et elles seront prises en charge par la branche « Accident du Travail ‑ Maladie Professionnelle », financée à 97 % par les cotisations des employeurs. Les entreprises aux pratiques néfastes se verront pénalisées, leurs taux de cotisations AT/MP augmentant. Sera ainsi appliqué le principe, de bon sens, du « pollueur‑payeur ».

Et ce sera le bénéfice le plus important, au final : frappées aux portefeuilles, les entreprises seront très concrètement incitées à améliorer leur management, leurs conditions de travail, à protéger la santé de leurs salariés. Ainsi, nous n’opposons pas la sanction à la prévention : la sanction est une prévention. Sur la route, radars et amendes n’ont‑ils pas fait leurs preuves face aux chauffards ?

Jusqu’alors, les chauffards sont tranquilles.

On l’a dit : en France, seuls 200 à 300 épuisements sont, chaque année, reconnus comme « maladies professionnelles », au terme d’un véritable parcours du combattant pour les salariés.

Que l’on compare avec la Belgique, où les risques psychosociaux apparaissent dans les tableaux officiels : selon l’Institut national d’assurance maladie invalidité (l’assurance‑maladie belge), 83 155 cas ont été reconnus en 2014.

Rapporté à la population, ce sont plus 400 000 cas qui pourraient être reconnus, chaque année, en France. C’est dire l’ampleur du déni. C’est dire, aussi, l’intérêt pour certains de maintenir le sujet « tabou », « interdit ».

Résumé des articles

L’article premier demande au Gouvernement la création d’un nouveau tableau de maladie professionnelle permettant la reconnaissance des pathologies psychiques consécutives au syndrome d’épuisement professionnel.

Le pouvoir réglementaire pourrait concevoir un tableau de reconnaissance ainsi :

Désignation des maladies

Délai de prise en charge

Liste limitative des travaux susceptibles
de provoquer ces maladies

Dépression

 

Anxiété généralisée

 

Stress Post‑Traumatique

Six mois

Exposition à une organisation pathogène du travail pouvant comporter :

‑ Des exigences liées au travail trop importantes (surcharge de travail, rythme de travail, travail dans l’urgence, contraintes de délais, objectifs flous ou irréalisables, déséquilibre entre les objectifs et les moyens donnés) ;

‑ Exigences émotionnelles importantes ;

‑ Manque d’autonomie dans son travail ;

‑ Mauvais rapports sociaux et mauvaises relations de travail ;

‑ Conflits de valeur et travail empêché ;

‑ L’insécurité de la situation de travail (changements organisationnels, déménagements, incertitudes sur l’avenir, précarité du contrat) ;

‑ Engagement individuel poussé à l’extrême ;

‑ Harcèlement moral.

(Source : Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser : Rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la demande du Ministre du travail, de l’emploi et de la santé, 11 avril 2011).

 

L’article 2 comporte la date d’entrée en vigueur de la présente loi.

L’article 3 gage les charges qu’elle crée sur les taxes sur le tabac.


proposition de loi

Article 1er

Après le troisième alinéa de l’article L. 461‑2 du code de la sécurité sociale, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« Un tableau spécial énumère les pathologies psychiques relevant de l’épuisement professionnel et les conditions dans lesquelles elles sont présumées avoir une origine professionnelle lorsque les victimes ont été exposées d’une façon habituelle à des facteurs limitativement énumérés par ce tableau. »

Article 2

Les dispositions de la présente loi entrent en vigueur le 1er janvier 2019.

Article 3

I. – La charge de l’application de la présente loi pour l’État est compensée à due concurrence par la création de taxes additionnelles aux droits visés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.

II. – La charge qui pourrait résulter de l’application de la présente loi pour les organismes de sécurité sociale est compensée à due concurrence par la majoration des droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.