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N° 1747

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 6 mars 2019.

PROPOSITION DE LOI

visant à instaurer une taxe sur les bénéfices détournés hors de France,

(Renvoyée à la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, à défaut
de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Frédérique DUMAS, Jean‑Christophe LAGARDE, Sophie AUCONIE, Olivier BECHT, Thierry BENOIT, Guy BRICOUT, Stéphane DEMILLY, Agnès FIRMIN LE BODO, Pierre MOREL‑À‑L’HUISSIER, Christophe NAEGELEN, Nicole SANQUER, Michel ZUMKELLER,

députés.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Nous n’échangeons plus comme avant, nous ne produisons plus comme avant, nous ne partageons plus les informations comme avant. Le monde du numérique n’a plus de frontières physiques et encore moins de limites.

C’est ainsi que la nouvelle économie se définit.

Le lien entre l’État et le contribuable adapté à l’économie de l’ère industrielle, fondé sur la présence matérielle des sociétés est mis à mal par la virtualité des activités numériques.

Les acteurs du numérique naviguent ainsi en zone grise. Une zone que l’impôt ne connaît pas mais que l’état des normes fiscales actuelles protège pourtant, lui permettant ainsi de prospérer.

En effet, les règles du jeu qui permettaient de prétendre à une concurrence saine et loyale sont totalement bousculées. Les conventions fiscales bilatérales et multilatérales, qui reposaient sur la présence physique des activités commerciales dans un pays, constituaient, il y a encore peu de temps, de véritables outils de régulation qui permettaient de garantir le respect des règles du jeu au niveau mondial.

Or, paradoxalement, ce sont aujourd’hui leurs existences même qui sont devenues les principaux obstacles pour adapter les règles du jeu au nouveau monde, puisqu’elles ne tiennent pas compte de la dématérialisation des activités et des services.

C’est donc bien en « toute légalité » que les stratégies d’évitement de l’impôt des acteurs de l’économie numérique peuvent se déployer sans complexe du fait de cette fameuse zone grise où est mis à mal le lien qui lie l’État et le contribuable.

Délestés de toute contrainte liée à une nécessaire « présence physique », les flux sont organisés de telle sorte que chaque type de revenus soit perçu dans l’État qui l’impose le moins possible avec des montages d’une simplicité souvent redoutable.

L’avantage considérable qui résulte de la combinaison d’une zone grise d’un côté dont se prévalent les géants du numérique et de stratégies d’optimisation fiscale agressives de l’autre, offrent aux sociétés qui en bénéficient une position dominante au niveau mondial qui donnent naissance à des distorsions de concurrence inégalées.

Ce sont de véritables machines de guerre qui se déploient sans obstacle avec un risque d’éviction majeure pour les entreprises françaises et européennes.

Ce phénomène est amplifié par le fait qu’en l’absence d’harmonisation fiscale, celle‑ci étant rendue impossible du fait de la règle de l’unanimité, l’Europe devient le terrain de jeu privilégié de cette guerre sans merci.

En effet c’est bien entre pays européens que se livre cette compétition fiscale qui met à mal les fondements mêmes de la construction européenne, éloignant à jamais, il faut avoir le courage de l’avouer, toute possibilité d’harmonisation à 27.

Les citoyens l’ont bien pressenti et compris. Leur parole est souvent instrumentalisée par les uns ou démonétisée par les autres. Mais pourtant c’est bien face aux conséquences de ces phénomènes que leurs voix s’élèvent partout dans le monde : l’injustice fiscale produit de l’injustice économique et sociale.

Car face à leur impuissance à faire changer les règles du jeu au niveau mondial et au niveau européen, c’est bien vers les citoyens et les petites et moyennes entreprises, les artisans, les commerçants, les agriculteurs, les professions libérales, ceux qui sont les seuls à conserver ce lien physique avec leur pays, les seuls à rester loyaux, c’est bien vers ceux qui n’ont ni les moyens ni l’envie de quitter leur pays que les gouvernements ont tendance à se retourner. En tentant dans un premier temps de faire peser sur eux toujours plus d’impôts sans assurer en retour des services publics accessibles et efficients ou dans un deuxième temps, sous le prétexte de pointer leurs contradictions, en leurs promettant moins d’impôts mais en contrepartie de moins de services publics.

Or l’activité des sociétés du numérique concernées est bien trop inscrite dans notre quotidien pour que les États se permettent de laisser se répandre sans ciller cette hégémonie obtenue, dans ce moment particulier où le droit est en retard sur son temps concernant tout particulièrement l’adaptation des règles de l’impôt.

Cet état d’une grâce accordée au titre d’une invisibilité fiscale, n’a que trop duré et menace par ailleurs aujourd’hui des sujets relatifs à la souveraineté des États et à l’utilisation des données personnelles.

Alors même que ces acteurs jouent un rôle considérable au sein de la société française, leur faible contribution aux charges publiques révèle ainsi une radicale inadéquation entre leur rôle et leur participation au financement des services publics constituant à terme un véritable risque pour la cohérence de notre modèle et pour le contrat social qui lie l’État aux citoyens.

Car sans financement, sans le temps long, on ne peut ni transformer nos services publics en profondeur pour les rendre plus efficients, ni accompagner la transition.

Enfin, en éclipsant une partie des acteurs du devoir de solidarité, nous mettons en danger les grands principes de l’impôt : l’égalité devant la loi et devant les charges publiques, pour s’arrêter aux fondements constitutionnels les plus évidents.

Il est donc urgent de tout faire pour se donner les moyens de commencer à rétablir la balance de la justice fiscale dans la réalité et pas seulement avec les mots.

Il n’y a pas de formule magique mais il nous faut être transparent, trouver un chemin et livrer le juste combat.

La première décision à prendre est de sanctionner lourdement le détournement des profits comme ont su le faire les Américains et les Anglais, que les activités soient numériques ou physiques. C’est l’objet de cette proposition de loi.

La deuxième décision à prendre est de définir la « présence numérique » des activités qui fait l’objet d’une proposition de loi complémentaire et de convaincre un par un les États de modifier les conventions bilatérales qui nous lient à eux en tenant compte de cette nouvelle définition, à commencer par les pays qui ont accueilli favorablement la proposition de directive européenne similaire. Ce qui est présenté comme un obstacle par les détracteurs d’une telle proposition est pourtant paradoxalement le seul chemin réaliste.

Car nous pensons par ailleurs qu’une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaire dite « taxe GAFAM » telle que portée par le Gouvernement français ne fera que renforcer le mal que l’on prétend soigner.

Contre‑productive, à contre‑courant de son objectif initial elle contribuera à renforcer la distorsion de concurrence vis‑à‑vis des entreprises françaises car les GAFAM continueront à éviter l’impôt sur les sociétés alors que les entreprises françaises paieront toutes, à un moment donné de leur développement souhaitable et souhaité, et la taxe et l’impôt, quelques soient les « franchises » imaginées. De par leur position hyper dominante les GAFAM pourront répercuter sans problèmes la taxe sur leur client final quand les entreprises européennes, elles, risqueront en le faisant de se faire distancer sur les prix et perdre des parts de marché. Enfin, la taxe GAFAM ne concerne ni la vente en ligne de biens matériels comme le propose par exemple Amazon ni la fourniture de services numériques par abonnement comme le propose par exemple Netflix. C’est avant tout une taxe Google/Facebook.

Mais comme la problématique de l’impôt concernant les sociétés du numérique ne doit pas s’arrêter au seul constat de l’inadaptation des règles de l’impôt à cette nouvelle économie, cette proposition de loi vise donc à la création d’une taxe visant à contrer les schémas de détournement des bénéfices mis en place par les sociétés étrangères, en créant un impôt nouveau, sui generis. Ce dernier serait hors du champ de l’impôt sur les sociétés. Cette subtilité permettrait de sortir cette taxe nouvelle du champ des conventions fiscales. L’objectif est clair : dissuader n’importe quel contribuable d’user de montages juridiques et fiscaux agressifs qui ne correspondent pas à la logique économique mais ont pour objectif d’obtenir un avantage fiscal en France.

Lutter contre les GAFAM c’est combattre leurs montages fiscaux, critiquables pour leur absence de substance économique. À cet égard d’autres groupes américains Starbucks ou McDonald’s ont utilisé les mêmes types de montages. Le combat doit être ainsi porté sous l’angle de l’abus pour absence de substance.

C’est pourquoi elle vous propose un article unique rédigé comme suit :


proposition de loi

Article unique

Le chapitre III du titre premier de la première partie du livre premier du code général des impôts est ainsi modifié :

1° La section XXII du chapitre III du titre Ier de la première partie est complétée par un article 235 ter ZG ainsi rédigé :

« Art. 235 ter ZG. – I. – 1. – Une taxe s’applique sur les revenus réalisés par une personne morale domiciliée ou établie hors de France, lorsqu’une entreprise ou entité juridique, établie ou non en France, y conduit une activité consistant en la vente ou la fourniture de produits ou de services appartenant à cette personne morale ou que celle‑ci a le droit d’utiliser, et que :

« 1° Soit cette personne morale détient, directement ou indirectement, plus de 50 % des actions, parts, droits financiers ou droits de vote de l’entreprise ou de l’entité juridique ;

« 2° Soit l’entreprise ou l’entité juridique est placée sous le contrôle de la personne morale, au sens de l’article L. 233‑3 du code de commerce ;

« 3° Soit l’entreprise ou l’entité juridique et la personne morale sont détenues, directement ou indirectement, à plus de 50 % des actions, parts, droits financiers ou droits de vote par une même personne morale ou physique.

« 2. – Le présent article s’applique si une personne morale ou physique, domiciliée ou non en France, y conduit une activité en lien avec la vente de biens ou la fourniture de services par la personne morale domiciliée ou établie hors de France mentionnée au 1 et qu’il existe des raisons sérieuses de considérer que l’activité de cette personne morale ou physique a pour principal objectif et principal effet d’échapper à l’impôt qui serait dû en France ou d’atténuer son montant en application du même 1.

« Relève, lorsque la condition mentionnée au premier alinéa du présent 2 est remplie, du champ défini au présent 2 :

« 1° Toute personne agissant pour le compte de la personne morale domiciliée ou établie hors de France et qui, à ce titre et de façon habituelle, conclut des contrats ou intervient à titre principal dans le processus menant à la conclusion de contrats :

« a) Conclus au nom de la personne morale précédemment mentionnée ;

« b) ou portant sur le transfert de la propriété de biens, la concession du droit d’utilisation de biens appartenant à cette personne morale ou sur lesquels cette dernière possède une licence d’exploitation ;

« c) ou portant sur la vente ou la fourniture de biens ou de services par la personne morale précédemment mentionnée.

« Le c ne s’applique pas si la personne exerce son activité à titre indépendant et que l’activité réalisée avec la personne morale domiciliée ou établie hors de France relève du cadre ordinaire de cette activité. L’activité n’est pas considérée comme exercée à titre indépendant :

« – si la personne agit exclusivement pour la personne morale domiciliée ou établie hors de France ;

« – si la personne agit exclusivement pour des entreprises ou entités juridiques placées sous le contrôle ou la dépendance de la personne morale domiciliée hors de France au sens du 1 du présent I ;

« 2° Toute personne ayant une présence digitale significative en France. Un site internet, une application, ou tout autre support digital est qualifié de présence digitale significative en France dès lors que l’une des conditions suivantes est remplie :

« a) un nombre significatif de contrats pour la mise à disposition, directe ou indirecte, des services proposés est signé avec des résidents français ;

« b) un nombre important de clients français utilisent les services proposés à titre gratuit ou à titre onéreux ;

« c) les services proposés sont adaptés pour une utilisation en France ;

« d) la bande de trafic utilisée par des clients français est importante ;

« e) une corrélation existe entre les montants payés par la société étrangère propriétaire du support à une autre société et le niveau d’utilisation en France.

« Pour l’application du 2°, lorsque le site numérique n’est pas exclusivement lié à une personne morale domiciliée ou établie hors de France ou à une ou plusieurs personnes placées sous le contrôle de celle‑ci, au sens du 1 du présent I, seule l’activité réalisée pour la personne morale domiciliée ou établie hors de France définie au 1 est prise en compte pour l’application du présent article.

« 3. Les revenus réputés soumis à la taxe au titre du 1 du présent I correspondent au bénéfice qui aurait résulté des activités réalisées en France en l’absence de montage artificiel destiné à détourner des bénéfices dans des pays étrangers aux fins de contourner la législation fiscale. Pour la détermination des charges déductibles du résultat fiscal, l’article 238 A est applicable.

« 4. L’impôt acquitté localement par la personne morale domiciliée ou établie hors de France est imputable sur la taxe établie en France, à condition d’être comparable à l’impôt sur les sociétés et, s’il s’agit d’une entité juridique, dans la proportion des actions, parts ou droits financiers détenus par la personne morale domiciliée ou établie hors de France.

« 5. Lorsque la personne morale domiciliée ou établie hors de France mentionnée au 1 du présent I est soumise à un régime fiscal privilégié, au sens du deuxième alinéa de l’article 238 A, ou qu’elle se trouve dans un territoire non coopératif, au sens de l’article 238‑0 A, la condition de dépendance ou de contrôle prévue aux 1, 2 et 3 du présent I n’est pas exigée.

« II. – Le I ne s’applique pas :

« 1° Si la personne morale domiciliée ou établie hors de France démontre que les activités mentionnées aux1 et 2 du même I ont principalement un objet et un effet autres que celui de se soustraire à tout ou partie de l’imposition en France, en apportant la preuve du caractère réel, normal, non exagéré et non dépourvu de substance économique des opérations réalisées ;

« 2° Si la personne morale est établie ou constituée dans un État membre de l’Union européenne et si les activités mentionnées aux 1 et 2 dudit I ne peuvent être regardées comme constitutives d’un montage artificiel dont le but est de contourner la législation fiscale française.

« III. – Lorsqu’il est fait application du I du présent article, le bénéfice défini au 3 du même I est imposé au taux de 35 % pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018 et au taux de 30 % à partir du 1er janvier 2020.

« IV. – Le présent article ne fait pas obstacle à l’application de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales et du b de l’article 1729 du présent code.

« V. – Les dispositions du présent article sont applicables dans les mêmes conditions aux entreprises mentionnées au I de l’article 242 bis lorsque le vendeur ou le fournisseur du bien ou de la prestation est domicilié en France.

« VI. – La mise en œuvre de la taxe définie au présent article relève de la procédure de taxation d’office prévue aux articles L. 65 et suivants du livre des procédures fiscales. »

2° Après l’article 235 ter ZG, il est inséré un article 235 ter ZG bis ainsi rédigé :

« Art. 235 ter ZG bis. – I. – 1. La taxe mentionnée à l’article 235 ter ZG du présent code s’applique aux revenus qui ont été déduits de l’assiette de l’impôt sur les sociétés par des transactions de toute nature sans qu’elles ne puissent être justifiées par l’existence d’une substance économique et dès lors que ces transactions ont eu principalement pour objet et effet d’obtenir un avantage fiscal.

« 2. Les revenus réputés soumis à la taxe au titre du 1 du présent I correspondent à la différence entre le profit qui aurait été réalisé sans la déduction mentionnée au présent 1 et le profit réellement déclaré au titre de l’impôt sur les sociétés.

« II. – Le I ne s’applique pas :

« 1° Si la personne morale domiciliée ou établie hors de France démontre que les transactions mentionnées aux 1 du I ont principalement un objet et un effet autres que celui de se soustraire à tout ou partie de l’imposition en France, en apportant la preuve du caractère réel, normal, non exagéré et non dépourvu de substance économique des opérations réalisées ;

« 2° Si la personne morale est établie ou constituée dans un État membre de l’Union européenne et si les transactions mentionnées au 1 dudit I ne peuvent être regardées comme constitutives d’un montage artificiel dont le but est de contourner la législation fiscale française.

« III. – Lorsqu’il est fait application du I du présent article, le bénéfice défini au 2 du même I est imposé au taux de 35 % pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018 et au taux de 30 % à partir du 1er janvier 2020. »

« VI. – La mise en œuvre de la taxe définie au présent article relève de la procédure de taxation d’office prévue aux articles L. 65 et suivants du livre des procédures fiscales. »

3° L’article L. 66 du livre des procédures fiscales est complété par un 6° ainsi rédigé :

« 6° À la taxe prévue aux articles 235 ter ZG et 235 ter ZG bis. »