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N° 3846

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ASSEMBLÉE  NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUINZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 9 février 2021.

PROPOSITION DE LOI

tendant à la reconnaissance de l’empoisonnement humain
au chlordécone comme crime contre l’humanité
et à son imprescriptibilité,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par

M. Olivier SERVA,

député.

 


1

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La présente proposition de loi a pour objet de reconnaître la pollution environnementale et l’empoisonnement humain au chlordécone comme un crime contre l’humanité et tend à l’imprescriptibilité de ces crimes.

Elle ambitionne également de fixer dans le marbre de la loi les responsabilités qui entourent le scandale du chlordécone afin d’autoriser les réparations judiciaires des dommages sanitaires, économiques et environnementaux de cette utilisation.

Pour mémoire, il sera rappelé que le chlordécone est un insecticide breveté aux États‑Unis en 1952, utilisé pour les cultures des bananes, du tabac et des agrumes.

Il est ensuite interdit dans ce pays dès l’année 1977 suite au constat de défaillances dans le dispositif de production et à l’observation d’une importante pollution à proximité de l’usine et d’effets toxiques sur les personnes employées à sa production. La même année, dès 1977, le rapport Snegaroff, publié à la suite d’une mission de l’INRA, avait établi en Guadeloupe « l’existence d’une pollution des sols des bananeraies et des milieux aquatiques environnants par les organochlorés ».

Contre toutes attentes, son utilisation est autorisée dans les bananeraies de Martinique et de Guadeloupe à partir de 1981. L’objectif poursuivi par les autorités de l’époque motivé par les planteurs était de lutter contre le charançon du bananier.

Ce n’est que le 1er février 1990 qu’une décision retire finalement l’autorisation de vente du chlordécone sur le territoire hexagonal de la France.

Pourtant, à la demande des planteurs de bananes, la vente et l’utilisation du chlordécone ont tout de même continué pendant deux ans, conformément à une disposition prévue par la loi. Puis, par une décision du 6 mars 1992, le ministre de l’agriculture, M. Louis Mermaz, autorise à titre dérogatoire un délai supplémentaire d’un an.

De nombreux témoignages évoquent une utilisation du produit au‑delà de 1993, année à laquelle s’est terminée l’autorisation de vente sur le territoire dans le but d’écouler les stocks qu’il restait à écouler.

À ce propos d’ailleurs, l’usage régulier de ce pesticide sera révélé au milieu des années 2000 dans un champ de patates douces en Guadeloupe.

En 1999, une première campagne d’analyse des cours d’eau est menée en Guadeloupe et en Martinique par la Direction de la santé et du développement social (DSDS) et fait état d’une importante pollution de ceux‑ci par des pesticides organochlorés interdits, dont le chlordécone.

Entre 2002 et 2004, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), aujourd’hui Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), est saisie du sujet et publie en 2003 deux valeurs toxicologiques de références (VTR) :

– Une limite tolérable d’exposition répétée chronique de 0,5 μg/kg p.c./j ;

– Une limite d’exposition aigue de 10 μg/kg p.c./ j.

De nouveau à l’étude en 2007, ces valeurs ne sont pas modifiées.

Depuis, plusieurs études se sont intéressées aux conséquences de la contamination et de l’exposition au chlordécone dans les Antilles. Elles mettent notamment en évidence :

– Une augmentation significative du risque de développer un cancer de la prostate chez : les hommes les plus exposés au chlordécone (étude Karuprostate 2004, Multigner etal. 2010, pilotée par l’INSERM) ;

– Une exposition chronique au chlordecone associée à une diminution de la durée de gestation (étude Timoun 2005, Kadhel et al. 2014, pilotée par l’INSERM) ;

– L’association d’une exposition pré et post natale au chlordecone a des effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des enfants de 7 mois (étude Timoun 2012, Dallaire et al. 2012, pilotée par l’INSERM) ;

– La forte contamination des produits de la mer et d’eau douce, que l’on peut trouver dans les circuits de commercialisation malgré les interdictions de pécher applicables dans certaines zones (études RESO Martinique 2005 et RESO Guadeloupe 2006, pilotées par le CIRE).

Dans le cadre du troisième plan national d’action chlordécone (PNAC) établi par le Gouvernement pour la période 2014‑2020, l’ANSES a finalisé en 2017 l’étude « Kannari : sante, nutrition et exposition au chlordécone aux Antilles » mise en place en 2011.

De 2011 à 2017, l’ANSES a conduit cette étude conjointement avec l’Institut de veille sanitaire (actuel Sante publique France), la Cellule inter‑régionale d’épidémiologie d’Antilles‑Guyane (CIRE‑AG), les Agences régionales de sante de Guadeloupe et de Martinique (ARS), et les Observatoires régionaux de sante de Guadeloupe et de Martinique (ORSAG et OSM). Cette étude se décline en quatre volets généraux portant sur : l’exposition alimentaire, la sante, l’imprégnation et la nutrition.

Les conclusions du rapport sont les suivantes : « l’approvisionnement alimentaire dans les circuits non contrôlés (autoproduction, dons, bords de route) peut entraîner une exposition au chlordécone supérieure à celle liée aux modes d’approvisionnement en circuits contrôlés (grandes et moyennes surfaces, marchés, épiceries) ». Or ces circuits de commercialisation informels et non contrôlés (ventes en bords de route, dons, étals informels, marchands ambulants, Autoconsommation) sont traditionnels et spécifiques aux Antilles, même si le constat peut être nuancé entre les deux territoires. En effet, l’ANSES souligne que, « si les circuits courts dominent largement les approvisionnements en Guadeloupe, les GMS représentent plus de la moitié des approvisionnements en Martinique. Ainsi, selon l’ANSES, les individus les plus exposés s’approvisionnent pour moitié (Martinique) et en majorité (Guadeloupe) via les circuits courts et informels, alors que cette tendance d’approvisionnement est moins marquée chez les individus les moins exposés.

L’ANSES rappelle que la consommation de produits issus de circuits contrôlés (grandes et moyennes surfaces, marches, épiceries) garantit le respect des limites maximales de résidus (LMR) qu’elle reconnaît comme suffisamment protectrices contre les risques résultant de la présence de chlordécone dans les denrées alimentaires d’origine animale. L’Agence assure qu’il est pertinent d’agir en poursuivant la diffusion de recommandations de consommation auprès des populations des Antilles.

Toutefois, les préconisations et autres recommandations de consommation destinée à réduire l’exposition des populations antillaises à la molécule ne doivent pas aboutir pour autant à brouiller les rôles.

En effet, les guadeloupéens et les martiniquais sont les victimes de l’intoxication au chlordécone.

De sorte que si l’action des pouvoirs publics, notamment au travers des plans chlordécone, est d’abord et prioritairement orientée vers la sensibilisation et la protection, elle ne peut ignorer l’obligation de reconnaître la violation de droits humains élémentaires.

À ce propos, il sera rappelé que l’article 1er de la Charte de l’environnement qui fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité prévoit que : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » tandis que l’article 3 de cette même charte dispose que : « Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu’elle est susceptible de porter à l’environnement ou, à défaut, en limiter les conséquence ».

Enfin, cette charte dispose dans son article 4 que « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ».

Par ailleurs, la négligence fautive qui a contribué à un usage massif du produit dans un contexte international ou la prohibition devenait la norme, confine à une véritable intention de détruire, en tout ou en partie les populations résidant en Guadeloupe ou en Martinique dans le sens ou ces populations sont soumises à des conditions d’existence qui entraînent leur destruction physique et à des mesures qui entravent les naissances au sein du groupe. Ce qui contribue, en sus de la qualification de crime contre l’humanité, à placer la pollution au chlordécone sous la qualification de crime de génocide au sens de l’article 6 du statut de Rome.

Au regard de tous ces éléments, la présente proposition de loi vise à faire reconnaître l’empoisonnement humain et la pollution environnementale comme un crime contre l’humanité dans le sens ou l’utilisation forcenée du chlordécone dans les Antilles françaises constituent des actes inhumains qui ont causé intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves a l’intégrité physique ou à la sante physique ou mentale des martiniquais et des guadeloupéens au sens de l’article 7 alinéa 12 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale.

Cette proposition de loi s’inscrit dans le prolongement du combat mené par les avocats Guadeloupéens et Martiniquais, au premier rang desquels figure, Maitre Harry DURIMEL, qui dès 2004 ont déposé une plainte qui est désormais instruite par devant le pôle santé du tribunal judiciaire de Paris.

Dans ce dossier, une approche surprenante a été retenue par les juges d’instruction qui évoquent une éventuelle prescription dans cette affaire.

Outre les observations qui seront présentées dans le cadre de la procédure judiciaire par les avocats des parties civiles, considérer leur plainte comme prescrite serait une indignité nationale.

Cette approche de la prescription est restrictive au regard des caractéristiques de cette infraction qui est à la fois continue et dont les éléments constitutifs ont longtemps été dissimules par ses protagonistes.

La gravite du traitement judiciaire de ce dossier est d’autant plus intriguant que les magistrats évoquent un risque de disparition d’actes de procédure dans ce dossier au parquet de Fort‑de‑ France et de Paris. Des disparitions qui ne peuvent que renforcer les suspicions dans ce dossier.

Tous ces éléments contraignent le Parlement, dans le respect de la séparation entre le pouvoir législatif et l’autorité judiciaire a contrôlé la mise en œuvre de l’action publique d’une part et d’autre part à légiféré lorsque celle‑ci faillit.

Cette proposition de loi s’inscrit également dans le prolongement d’une précédente déposée par le même auteur en juillet 2018 visant à la réparation des préjudices des victimes de ces produits.

En conséquence, le dispositif actuel va plus loin que la proposition de loi suscitée en tirant les conséquences environnementales de la pollution des terres guadeloupéennes et martiniquaises au chlordécone, en le qualifiant conformément au statut de Rome de la Cour Pénale Internationale de crime contre l’humanité (article 1er) et en consacrant son imprescriptibilité (article 2).


PROPOSITION DE LOI

Article 1er

I. – La République française reconnaît que l’empoisonnement humain causé par l’utilisation du chlordécone dans l’agriculture en Guadeloupe et en Martinique constitue un crime contre l’humanité.

II. – La République française reconnaît à ce titre le préjudice subi par les populations des Collectivités de la Guadeloupe et de la Martinique tiré des dommages sanitaires, environnementaux et économiques de la pollution des terres provoqué par l’usage comme insecticide agricole de la molécule organochlorée persistante qu’est le chlordécone.

Article 2

L’empoisonnement humain causé par l’utilisation du chlordécone dans l’agriculture en Guadeloupe et en Martinique comme crime contre l’humanité soumet ledit crime au régime d’imprescriptibilité prévu par l’article unique de la loi n°64‑1326 du 26 décembre 1964 tendant à constater l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité.

Article 3

Une requête en reconnaissance de la pollution environnementale et de l’empoisonnement humain causés par l’utilisation du chlordécone et des autres pesticides dans l’agriculture en Guadeloupe et en Martinique comme crime contre l’humanité sera introduite auprès du Conseil de l’Europe, des organisations internationales et de l’Organisation des Nations unies. Cette requête visera également la recherche d’une date commune au plan international pour commémorer les victimes de l’empoisonnement massif au chlordécone dans les deux départements.

Article 4

Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la pollution environnementale et à l’empoisonnement humain causés par l’utilisation du chlordécone dans l’agriculture en Guadeloupe et en Martinique la place conséquente qu’ils méritent.