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N° 327
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
SEIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 octobre 2022.
PROPOSITION DE LOI
visant à mettre fin à la concentration dans les médias
et l’industrie culturelle,
(Renvoyée à la commission des affaires culturelles et de l’éducation, à défaut de constitution d’une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.),
présentée par Mesdames et Messieurs
Clémentine AUTAIN, Sarah LEGRAIN, Thomas PORTES, Aurélien SAINTOUL, Mathilde PANOT, Nadège ABOMANGOLI, Laurent ALEXANDRE, Gabriel AMARD, Ségolène AMIOT Farida AMRANI, Rodrigo ARENAS, Ugo BERNALICIS, Christophe BEX, Carlos Martens BILONGO, Manuel BOMPARD, Idir BOUMERTIT, Louis BOYARD, Aymeric CARON, Sylvain CARRIÈRE, Florian CHAUCHE, Sophia CHIKIROU, Hadrien CLOUET, Éric COQUEREL, Alexis CORBIÈRE, Jean‑François COULOMME, Catherine COUTURIER, Hendrik DAVI, Sébastien DELOGU, Alma DUFOUR, Karen ERODI, Martine ETIENNE, Emmanuel FERNANDES, Sylvie FERRER, Caroline FIAT, Perceval GAILLARD, Raquel GARRIDO, Clémence GUETTÉ, David GUIRAUD, Mathilde HIGNET, Rachel KEKE, Andy KERBRAT, Bastien LACHAUD, Maxime LAISNEY, Antoine LÉAUMENT, Arnaud LE GALL, Élise LEBOUCHER, Charlotte LEDUC, Jérôme LEGAVRE, Murielle LEPVRAUD, Élisa MARTIN, Pascale MARTIN, William MARTINET, Frédéric MATHIEU, Damien MAUDET, Marianne MAXIMI, Manon MEUNIER, Jean‑Philippe NILOR, Danièle OBONO, Nathalie OZIOL, François PIQUEMAL, Loïc PRUD’HOMME, Adrien QUATENNENS, Jean‑Hugues RATENON, Sébastien ROME, François RUFFIN, Michel SALA, Danielle SIMONNET, Ersilia SOUDAIS, Anne STAMBACH‑TERRENOIR, Bénédicte TAURINE, Andrée TAURINYA, Matthias TAVEL, Aurélie TROUVÉ, Paul VANNIER, Léo WALTER,
Député·es.
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EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
L’information est un bien public fondamental. Or elle se trouve aujourd’hui profondément abîmée et menacée. Le baromètre 2022 des médias ([1]) a révélé un niveau de défiance jamais atteint entre les Français et leurs médias. Seules 44 % des personnes interrogées aujourd’hui estiment « que les médias fournissent des informations fiables et vérifiées » et 62 % des sondés croient savoir que « les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique ». Fait saillant de ce baromètre : les Français et françaises interrogés estiment à 91 % qu’il est « important » ou « essentiel » que les médias conservent leur indépendance des milieux économiques. Devant les alertes répétées et le constat de cette critique unanime, il est urgent d’agir pour nouer un lien de confiance, indispensable à la vitalité démocratique de notre pays. C’est aussi tout le sens des appels des professionnels des médias à légiférer contre un phénomène de concentration qu’ils sont les premiers à subir ([2]). Et pour cause : la loi de 1986 sur la liberté de communication est devenue totalement obsolète.
Si cette préoccupation ne cesse de progresser, c’est que l’essentiel du paysage médiatique est aujourd’hui concentré dans les mains de quelques actionnaires. 8 milliardaires et 2 millionnaires possèdent 81 % de la diffusion des quotidiens nationaux et 95 % de celle des hebdomadaires nationaux généralistes. Cette concentration se constate également dans les autres canaux : 40 % des cinquante premiers sites d’information générale sont détenus par des milliardaires, et sur les huit radios nationales généralistes, la moitié d’entre elles appartiennent à cinq milliardaires ([3]). Ces circonstances, associées à une législation extrêmement lacunaire en la matière, favorisent l’émergence d’empires médiatiques qui menacent durablement les principes du pluralisme, et avec eux les fondements de notre démocratie.
L’exemple du cas Bolloré est emblématique de ces dérives. Vincent Bolloré, par le truchement de son groupe, leader mondial dans le transport et la logistique, et de ses filiales, a multiplié les acquisitions de médias ces dernières années. Il a ainsi mis la main sur la station Europe 1 et sur le groupe Canal + (qui intègre en plus de la chaine éponyme les chaines C8, CNews et CStar, toutes dans l’offre TNT). Mais il possède désormais également Prisma Media (numéro un de la presse magazine avec des titres comme Capital, Femme actuelle, Geo, Gala ou encore Télé Loisirs), le Journal du Dimanche (JDD) et Paris Match. Le voici qui lorgne désormais sur l’édition : après avoir pris le contrôle de Editis (numéro 1 du marché français), il est en train de s’emparer de son plus grand concurrent : Hachette Livres. Et ce n’est pas tout puisqu’il faut ajouter ses parts dans la publicité (via Havas, l’un des plus grands groupes de communication au monde), les jeux vidéo (Gameloft), le monde du spectacle (l’Olympia et un système de billetterie mondial), le streaming (Dailymotion).
Face au phénomène connu de concentration horizontale, qui consiste à s’emparer de ses concurrents afin de gagner des parts de marché, on observe donc également progresser une concentration verticale qui permet à un seul groupe de maîtriser toute la chaine de production et de consommation. C’est le cas par exemple de quasiment tous les fournisseurs d’accès à Internet qui possèdent à fois les « réseaux » et le contenu diffusé : SFR fait partie du groupe Altice qui possède également BFM et RMC. Orange possède un bouquet de chaîne OCS, et Bouygues le groupe TF1.
Il serait extrêmement trompeur de penser que les milliardaires qui se partagent nos médias et notre industrie culturelle le font par seul goût pour le mécénat, par passion pour le journalisme ou par pur intérêt économique. Les batailles qui se mènent pour gagner des parts d’audience ont des conséquences directes et considérables sur la situation démocratique et politique de notre pays. Cela appelle à une vigilance renouvelée et à un changement de régime pour un secteur qui, au regard de son importance, ne peut être laissé aux mains de quelques‑uns.
Démantèlement de la rédaction, reprise en main idéologique, auto‑censure, surreprésentation d’un courant politique… Les exemples d’atteintes au pluralisme et à la liberté de la presse sont légion. Déjà, en janvier 2018, 26 associations, 23 médias et de nombreux journalistes publiaient une tribune intitulée « Face aux poursuites‑bâillons de Bolloré : nous ne nous tairons pas ! » ([4]) et dénonçaient les « entraves à la liberté de la presse dont est désormais coutumier le groupe Bolloré ». Ils expliquaient que « plus d’une quarantaine de journalistes, d’avocats, de photographes, de responsables d’ONG et de directeurs de médias, ont été visés par Bolloré et ses partenaires. (…) Ces poursuites systématiques visent à faire pression, à fragiliser financièrement, à isoler tout journaliste, lanceur d’alerte ou organisation qui mettrait en lumière les activités et pratiques contestables de géants économiques comme le groupe Bolloré ». Plus récemment, le Collectif StopBolloré dénonce « l’empire Bolloré » ([5]), une « entreprise visant à utiliser le pouvoir économique, pour asservir l’information, en vue d’acquérir le pouvoir politique et d’instaurer une hégémonie liberticide et antidémocratique. Le collectif StopBolloré, né de la volonté d’un front de la société civile, en défense de la démocratie et de l’État de droit, est déterminé à dénoncer et à entraver ce processus ». Ce phénomène gagne désormais le milieu de l’édition avec l’annulation de la parution du dernier ouvrage de Guillaume Meurice, ou encore celle d’une biographie critique d’Éric Zemmour par les éditions Plon en 2021. Ces choix politiques prennent une importance toute particulière en période électorale et l’Arcom a rappelé à l’ordre le groupe Bolloré à de multiples reprises pendant la campagne présidentielle sur la programmation de ses chaines de télévision et de radio, en vain. Face à cette situation, de nombreuses voix s’élèvent, dont celle de Julia Cagé, spécialiste de l’économie des médias : « Aujourd’hui, les médias en France sont possédés par un tout petit nombre d’industriels, ce qui pose énormément de questions en termes de conflit d’intérêt, de censure et d’auto‑censure des journalistes (la France ne fait d’ailleurs malheureusement pas exception). Il me semble donc urgent de repenser les règles qui encadrent aujourd’hui la propriété des médias en France. » ([6])
L’information est un sujet d’intérêt général : une presse libre et indépendante constitue un pilier de la citoyenneté en République. Notre Constitution, dans son article 34, stipule que la loi fixe les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ». Il est donc temps de légiférer pour mettre fin à ces mastodontes industriels, faire vivre le pluralisme, assurer une indépendance de l’information et de la création.
Dans les articles 1, 2 et 3, nous proposons de limiter l’accès d’un actionnaire de contrôle au capital des médias les plus significatifs. Cela se fera par le biais d’un droit d’agrément par le Comité Économique et Social qui concernera toutes les entreprises de plus de 11 salariés qui touchent un certain niveau d’audience - le seuil sera défini ultérieurement par décret. Si l’article 1 vise spécifiquement les entreprises de la presse, l’article 2 vise celles éditrices d’un service de communication audiovisuelle, donc les chaînes de télévision et de radio, et l’article 3 les maisons d’édition, les entreprises de distribution et d’importation de livres. Cette première mesure permettra aux représentants des personnels de se protéger contre toute acquisition prédatrice en leur octroyant un droit de validation.
Dans l’article 4, nous allons plus loin et interdisons toute prise de contrôle de plus de 20 % du capital dans les médias les plus significatifs. Cela concernera les entreprises à partir d’un certain niveau d’audience - le seuil sera également défini ultérieurement par décret. Les entreprises concernées sont celles des secteurs de la presse papier ou en ligne, de télévision, radio ou encore de plateforme de partage de contenu, de fournisseur d’accès à internet, du secteur de l’édition ou de la distribution de livres, du secteur de la publicité qui toucherait plus d’un certain nombre de personnes dans l’exercice de l’une de ces activités.
proposition de loi
Article 1er
Après l’article 4 de la loi n° 86‑897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, il est inséré un article 4‑1 ainsi rédigé :
« Art. 4‑1. – Tout transfert ou cession de titres à titre onéreux entraînant un changement de contrôle au sens de l’article L. 233 3 du code de commerce d’une entreprise éditrice d’au moins onze salariés dont les publications de presse ou les services de presse en ligne sont mis à la disposition d’un nombre moyen de personnes défini par décret doit être préalablement approuvé, à peine de nullité, par le comité social et économique.
« En cas de refus du comité social et économique, celui‑ci peut agréer, dans les douze mois, un autre cessionnaire qui se substitue alors, aux mêmes conditions, au cessionnaire envisagé. À défaut, et dans le même délai de douze mois, l’entreprise doit racheter et annuler les titres dont la cession était envisagée dans les conditions prévues à l’article 1843‑4 du code civil. À l’expiration du délai de douze mois, si les titres n’ont pas été rachetés, la cession initialement envisagée est réputée acceptée. »
Article 2
Après l’article 43‑1‑1 de la loi n° 86‑1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, il est inséré un article 43‑1‑2 ainsi rédigé :
« Art. 43‑1‑2. –Tout transfert ou cession de titres à titre onéreux entraînant un changement de contrôle au sens de l’article L. 233 3 du code de commerce d’une entreprise, d’au moins onze salariés, éditrice d’un service de communication audiovisuelle dont l’audience moyenne quotidienne est définie par décret, doit être préalablement approuvé, à peine de nullité, par le comité social et économique.
« En cas de refus du comité social et économique, celui‑ci peut agréer, dans les douze mois, un autre cessionnaire qui se substitue alors, aux mêmes conditions, au cessionnaire envisagé. À défaut, et dans le même délai de douze mois, l’entreprise doit racheter et annuler les titres dont la cession était envisagée dans les conditions prévues à l’article 1843‑4 du code civil. À l’expiration du délai de douze mois, si les titres n’ont pas été rachetés, la cession initialement envisagée est réputée acceptée. »
Article 3
Après l’article 1er de la loi n° 81‑766 du 10 août 1981 relative au prix du livre, il est inséré un article 1‑1 ainsi rédigé :
« Art. 1‑1. – Tout transfert ou cession de titres à titre onéreux entraînant un changement de contrôle au sens de l’article L. 233 3 du code de commerce d’une entreprise, d’au moins onze salariés, qui édite, distribue ou importe des livres dont la diffusion totale annuelle est définie par décret, doit être préalablement approuvé, à peine de nullité, par le comité social et économique.
« En cas de refus du comité social et économique, celui‑ci peut agréer, dans les douze mois, un autre cessionnaire qui se substitue alors, aux mêmes conditions, au cessionnaire envisagé. À défaut, et dans le même délai de douze mois, l’entreprise doit racheter et annuler les titres dont la cession était envisagée dans les conditions prévues à l’article 1843‑4 du code civil. À l’expiration du délai de douze mois, si les titres n’ont pas été rachetés, la cession initialement envisagée est réputée acceptée. »
Article 4
Dès lors qu’une même personne physique ou morale détient, directement ou indirectement, une fraction du capital de plus d’une des sociétés mentionnées ci‑après, cette fraction ne peut excéder 20 % du capital de chacune de ces sociétés :
1° une entreprise, de plus de onze salariés, éditrice au sens de l’article 2 de la loi n° 86‑897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse et dont les publications de presse ou les services de presse en ligne sont mis à la disposition d’un nombre moyen de personnes défini par décret ;
2° une entreprise, de plus de onze salariés, exerçant l’une des activités mentionnées à l’article 2 de la loi n° 86‑1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et dont l’audience moyenne quotidienne est supérieure ou égale un seuil défini par décret ;
3° une entreprise, de plus de onze salariés, qui édite, distribue ou importe des livres et dont la diffusion totale annuelle est supérieure ou égale à un nombre d’exemplaires défini par décret ;
4° une agence de publicité, de plus de onze salariés, dont les services sont diffusés auprès d’un nombre de moyen défini par décret.
([1]) Réalisé par La Croix et Kantar, accessible ici : https://www.kantar.com/fr/inspirations/politique-et-opinion/2022-barometre-de-la-confiance-des-francais-dans-les-media.
([2]) Un exemple avec cette tribune de décembre 2021, signée par 250 professionnels de la presse, de la télévision et de la radio : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/15/250-professionnels-de-la-presse-de-la-television-et-de-la-radio-alertent-l-hyperconcentration-des-medias-est-un-fleau-mediatique-social-et-democratique_6106076_3232.html
([3]) Données issues de l’article du journal Libération intitulé « CheckNews : Est-il vrai que « 90% des grands médias appartiennent à neuf milliardaires » ? » publié le 27 février 2022.